dimanche 19 juin 2022

Sayume Tachibana, le peintre fantôme

Me documentant sur les renardes magiques au Japon, je découvre le peintre Sayume Tachibana et son érotisme vénéneux. 


(1933)

La période allant de l’ère Taisho jusqu’aux premières années de l’ère Showa est l’un des berceaux de l’art fantastique japonais. On connait bien sûr l’ero-guro mené par Edogawa Ranpo, mais à côté de ce genre d’avant-garde faisait aussi flores un style plus traditionnel, folkloriste, revenant aux récits légendaires des ères Edo et Meiji. C’est à ce courant qu’appartient par exemple le dramaturge Kyoka Izumi dont Seijun Suzuki filma une vie imaginaire dans Brumes de chaleur (1981) et dont Shinoda adapta L’Etang du démon (1979) – voir ici



Les héritiers de Lafcadio Earn et ses Kaidan (ou Kwaidan) revisitent les récits de fantômes et de yokaï, et leur donnent une dimension décadente typique des années folles japonaises. L’un des plus célèbres illustrateurs du genre est Sayume Tachibana (1892-1970) qui débute en 1915, d’abord dans le style des femmes mélancoliques, aux longs cous, de Yumeji, puis s’affirme dans des ambiances lunaires et mystiques. Sans qu’on en connaisse la raison exacte, il signe ses travaux « Komu ». 

(1917)
(1916)

La femme chez Tachibana est envoûtante et maléfique : des yeux qui ne sont que des fentes, un visage effilé et une petite bouche rouge et carnassière. Son modèle est la femme-renard, geisha tentatrice appartenant à la mythologie du kami Inari et toujours prête à ensorceler les voyageurs égarés. 

(1933)





On raconte que son goût du fantastique lui vint de son enfance passée dans le sanctuaire Suwa de Rokugo-machi, dans le comté de Senboku. Atteint d’un problème cardiaque, il y est envoyé à l’âge de six ans après la mort de sa mère et de sa sœur. Autant dire que l’enfant fit très tôt la connaissance de la mort et des spectres, ce qui plus tard lui valut le surnom de « peintre fantôme ».  


Madame Butterfly (1934)

Tachibana illustra dans un registre plus classique Madame Butterfly, et fut très prisé par les journaux, les fournissant en koma-e, des images n'ayant aucun lien avec les articles qui les entourent. Takehisa Yumeji était également un des chefs de file de ce domaine. Créant des décors et costumes de théâtre, et même des kimonos, Tachibana peut être considéré comme un équivalent japonais d’Aubrey Beardsley, et son art s’il est délicat peut également verser dans l’horreur comme ce dessin pour la nouvelle Le Tatouage de Tanizaki. 

(1934)


Rompant avec son style folklorique il a également illustré la nouvelle Mirage de Ranpo  révélant un trait moderne rappelant  celui du mangaka Kazuichi Hanawa, sans aucun doute un de ses admirateurs. 

(1935)


Kazuichi Hanawa c.a. 1970


La production de Tachibana se ralentit pendant la militarisation et la guerre, son style féminin et décadent ne collant pas avec le Japon impérialiste de 1936 et plusieurs de ses travaux furent censurés. Après-guerre, il continue de peindre jusqu'à l'âge de 60 ans, mais sa maladie cardiaque lui imposant de longues périodes de convalescence, il cesse peu à peu de travailler dans les secteurs de l'édition et du théâtre. En 1970, il décède à l'âge de 77 ans, entouré par sa famille. 




(1935)


samedi 4 juin 2022

Le printemps des yakuzas 2

18 avril 

Kanto Wanderer / Kantō mushuku (1963) de Seijun Suzuki

Madame Iwata la joueuse tient contre sa poitrine un chat qu’elle caresse. On reconnait une célèbre peinture de Yumeji, l’artiste dont Suzuki tournera la biographie fantasmée en 1991. L’histoire de Kanto Wanderer est semblable à celle d’un grand nombre de Ninkyo-eiga, mais il semble que Suzuki prenne encore un malin plaisir à la perdre en digression, l’embrouiller et surtout, la priver de scènes d’action. Suzuki est d’abord un peintre et sans doute avec Mario Bava et Godard le plus grand expérimentateur de couleurs des années 60. Il faut voir les touches de couleur sur une simple scène d’auberge. 

De mystérieux filtres rouges passant sur le visage d’Akira Kobayashi, suivis d’un paysage de pilotis dans un doux crépuscule. 


A ma connaissance, Kanto Wanderer est le seul film de yakuza à couvrir son héros de fleurs jaunes. 


C’est aussi cette dimension picturale qui lui fit magnifier des acteurs aussi graphiques que Jo Shishido et Akira Kobayashi, à qui il rajoute une cicatrice qui est comme un trait de pinceau. 

La devise du clan est aussi comprise entre deux couleurs : « Un homme ne peut porter que du rouge ou du blanc. » Le rouge est le costume des prisonniers, le blanc celui des funérailles. 


Lorsqu’il s’agit d’accomplir la vengeance, Suzuki la découpe en une série de tableaux qui sont comme des scènes de kabuki. Il peut bien neiger alors que le film se déroule en été puisque Suzuki a besoin qu'un blanc de funéraillles recouvre le paysage.  


8 mai

A Legend of Turmoil / Shura no densetsu (1992) de Seiji Izumi

Un excellent ninkyo de 1992 avec un Akira Kobayashi âgé de 54 ans, imposant, fier et brutal, défendant son clan contre le fils d’un ancien allié. Le film retrace l’histoire classique de l’ancienne classe des yakuzas et leurs petites affaires provinciales, bientôt défaite par une nouvelle caste associée aux promoteurs et aux politiciens. Au début du film, un loup solitaire, envoyé par un clan ennemi pour tuer le vieil oyabun, se fait capturer et torturer. Il refuse de lâcher la moindre information, et finit par se suicider. Akira Kobayashi est admiratif de cette endurance et de ce sens du sacrifice. 

Les valeurs du ninkyo sont ainsi posées, raisons de vivre mais surtout de mourir des yakuzas à l’ancienne. A Legend of Turmoil fait revenir des figures iconiques comme la « femme de yakuza » Shima Iwashita (d’ailleurs non créditée) ou Hideo Murota, habitué des films de Fukasaku, mais n’oublie pas la nouvelle génération, offrant un rôle de jeune chef à Takeshi Kitano et d’ange de la vengeance à Ruby Moreno. 

Le respect des scènes canoniques (sortie de prison d’un ancien adversaire qui deviendra le plus fidèle allié) touche presque au sublime lors de la « marche vers le destin » de Kobayashi. 




Avec une élégance qui fera toujours défaut aux sinistres politiciens en costards-cravates, Kobayashi traverse sous la neige un paysage de néons et interprète l’éternelle enka des yakuzas. Nul doute que les vieux gangsters et les mémères ont pleuré devant ce spectacle poignant. 


19 mai

Massacre Gun / Minagoroshi no kenjû (1967) de Yasuharu Hasebe

Merveille de la Nikkatsu et un de ses plus beaux yakuza-eiga. Un film de yakuza tendance "noir" où Joe Shishido, Tatsuya Fuji et Jiro Okazaki interprètent trois frères luttant contre un clan. Le film est empreint du style Nikkatsu "cool" lui donnant un léger parfum existentialiste et mélancolique : jazz, bars sombres et élégants, belles patronnes aux cheveux courts à la parisienne…

Cette mythologie est aussi celle construite autour de Joe Shishido par Seijun Suzuki. Tout cela explose la même année avec La Marque du tueur mais certains éléments du grandiose dynamitage de Suzuki  sont également présents dans  Massacre Gun : final sur un tronçon d’autoroute désert où Shishido abat ses ennemis au fusil à lunette, la photo en clair-obscur fascinante et des gunfights dans le noir où les pistolets semblent tirer des feux d’artifice. 

Massacre Gun peut ainsi apparaître comme le frère assagi de La Marque du tueur mais il n’en demeure pas moins d’une élégance folle.  

A côté du « rebelle » Jiro Okazaki qui semble sorti d’une adaptation d’Ishihara, Tatusya Fuji est particulièrement magnifique, et l’on est toujours sidéré de réaliser que c’est le même acteur qui neuf ans plus tard se donnera totalement à la caméra d’Oshima dans L’Empire des sens. 




20 mai

A Colt Is My Passport / Koruto wa Ore no Pasupōto (1967) de Takashi Nomura

Rien de mieux, par un soir d’été caniculaire que de regarder, après quelques verres de saké, un film avec Joe Shishido. A colt… fait partie d’une trilogie informelle de 1967, en noir et blanc, comprenant Massacre Gun et La Marque du tueur. Bien davantage qu’au yakuza-eiga, ces films relève de la mythologie des « hitmen », les tireurs d’élite, dont on peut imaginer qu’ils prennent la suite des samouraïs dans la précision du geste et une forme de zen. Le plus célèbre des tireurs d’élite est Golgo 13 (1968), le héros des mangas de Takao Saito, interprété au cinéma par Ken Takakura et Sonny Chiba. 


A colt… parait le moins flamboyant des trois films. Après un contrat parfaitement exécuté (la mort frappe un chef de gang dans un jardin où chantent les oiseaux), le tueur et son bras droit se réfugient dans une auberge de Yokohama où transitent chauffeurs routiers et marins. Une nouvelle alliance des clans fait se retourner contre eux leur commanditaire et les deux hommes se retrouvent prisonniers de ce petit territoire.  

S’il ne possède pas l’atmosphère ténébreuse des deux autres films, A colt.. reste un trépident western moderne, rythmé et plein d’action. La musique avec ses sonorités espagnoles et son thème sifflé rappelle Morricone et le gunfight final avec ses travelings à toute vitesse sur une plaine déserte est d’une sidérante modernité. 



Le plaisir de cette trilogie est évidemment de replacer La Marque du tueur dans une continuité visuelle et scénaristique et mesurer ainsi sa dimension révolutionnaire.  


22 mai

Black Panther Bitch M / Kuroi Mehyô M (1974) de Koretsugu Kurahara


Un petit film d’action distrayant (et incohérent) aux couleurs saturées qui vaut pour Reiko Ike et des scènes de combat expérimentales. Reiko interprète M, une tueuse à gage qui se sert d’aiguilles comme armes. Les combats en vue subjective s’expliquent surtout parce que ses adversaires sont des karatékas et que Reiko est vraiment très loin d’avoir le niveau des actrices de Hong Kong. A noter aussi des scènes étrangement étirées, sans raison particulière sinon d’atteindre un métrage suffisant (le film ne dure que 1h14).




27 mai

The Blossom and the Sword / Nihon kyôka den (1974) de Tai Kato


Œuvre luxueuse et monumentale de Tai Kato sur le destin de Mine (Yôko Maki), une femme dans les années 10, de modeste vendeuse de manuel scolaire à la sauvette dans des trains, à cheffe de dockers luttant contre les yakuzas. 



Plus que le ninkyo comme ensemble de règles, Tai Kato glorifie le courage, la dignité, la justice à travers le portrait de Mine mais aussi des hommes qui l’entoure : le patron des dockers, qu’elle épouse, et un yakuza faisant passer sa morale avant le devoir et se retournant contre un clan opprimant le peuple.



Placer l’action du côté des travailleurs pauvres et dans le contexte très particulier des émeutes du riz de 1918, permet à Kato de tourner sans ambigüité un ninkyo eiga de gauche. Le film est très précisément documentaire, avec la grogne montant du côté du peuple voyant le riz augmenter et des cargaisons entières partir approvisionner les troupes en Mandchourie.





Tai Kato est un grand lyrique : sublime rencontre entre Mine et le yakuza Seijiro dans un train, leurs deux visages balayés par des clignotements lumineux ; de même que le retour de Seijiro dans les éclairs, une carabine dans une main et un révolver dans l’autre, en pure icone Ninkyo. 



Seijiro est d’ailleurs interprété par Tatsuya Watari, le mythique Vagabond de Tokyo de Suzuki et le yakuza fou du Cimetière de la morale. Ombrageux, romantique et d’une beauté à peine entamée, il s’affirme incontestablement comme un des plus grands acteurs du genre. Particularité de Tai Kato : le film est exclusivement tourné en plans fixes, avec un montage dans la profondeur de champ. Une seule exception : les plans furieux sur les jambes d’un cheval, la caméra étant accrochée sous une cariole. Image de la vie tumultueuse et chaotique de Mine qui vaut bien les marches vers le destin sentencieuses de Ken Takakura et Koji Tsuruta. 




28 mai

Gambling den Heist / Shikingen godatsu (1975) de Kinji Fukasaku

Une comédie d’action/yakuza amorale et jouissive. Un trio de yakuza fait un braquage pendant un de ces fameux tournois où les chefs de clans viennent parier des sommes faramineuses. Le butin s’élève environ à 400 millions de yens. Engagé par les clans, un policier peu scrupuleux (mais amoureux fou d’une jeune fille à qui il veut offrir un appartement) va rapidement retrouver les coupables mais finira par s’allier avec eux pour gruger ses employeurs. 


 Tout le film repose sur la personnalité du playboy replet Tatsuo Umemiya dans le rôle du flic, et de Kinya Kitaohgi en jeune yakuza « cool », sans le moindre scrupule, et semblant calqué sur Steve McQueen. L’argent change plusieurs fois de mains, et les différentes combines s’enchaînent à un rythme frénétique. Sans doute l’un des meilleurs scénarios du yakuza-eiga des années 70, et distraction bienvenue de Fukasaku au milieu de ses Combats sans code d’honneur.


2 juin

Tokyo Vice (2022) de J.T. Rogers


Le livre de Jake Adelstein aurait pu donner lieu à une passionnante série documentaire sur la pègre du Tokyo des années 90. C’est le parti-pris de la fiction et de l’adaptation libre qui ont été choisis. Le livre très fragmenté est fictionnalisé, des situations sont inventées ainsi que de nouveaux personnages : Sato le jeune yakuza qui commence son ascension dans le crime en même que Jake dans le journalisme, et Samantha l’hôtesse de club. 



Ce triangle, qui se croise, s’allie ou parfois s’affronte permet de mesurer leurs espoirs et désillusions dans le Tokyo hypnotique de l'aube des années 2000. L'exaltation d’un garçon ayant trouvé l’endroit où vivre pleinement sa jeunesse rend la série très attachante. 


Le blond Ansel Elgort ne ressemble en rien à Adelstein mais restitue bien le côté arrogant, fouille-merde mais aussi candide que l’on percevait dans les pages de Tokyo Vice. 

Pourtant la véritable révélation pourrait bien être son alter-ego japonais Kasamatsu Sho, entre l’adolescent presque innocent et le reptile dangereux. C’est évidemment la peinture du milieu yakuza qui fait aussi l’intérêt de Tokyo Vice. Les Oyabuns sont des hommes d’affaires intelligents et sans pitié, et les jeunes pousses de stupides voyous en survêtements passant leur vie à glander au QG et raconter des conneries. 


Supervision du projet par Adelstein oblige, l’économie yakuza est très bien décrite entre le « mizu shoba » ou « commerce de l’eau » (la prostitution), le trafic de drogue (toujours tabou entre les clans), et les arnaques aux crédits poussant des clients endettés au suicide pour empocher les assurances vies. Malgré tout Tokyo Vice, classique et un peu lisse, n’est pas le Miami Vice japonais auquel on aurait pu s’attendre avec Michael Mann à la réalisation du premier épisode.




Si on doit à sa participation quelques beaux plans de la série, affleure à peine ce qu’il aurait pu apporter : la peinture d’un univers corrompu dissimulé derière des surfaces tentatrices. Cela Ridley Scott y était parvenu avec Black Rain. 



3 juin

Eighteen years in Prison / Choeki juhachinen (1967) de Tai Kato

Le film de prison est un sous-genre prolixe du yakuza-eiga (voir la série Abashiri Prison), s’expliquant par le nombre d’années que la plupart des malfrats passent derrière les verrous, souvent équivalente à celles à l’air libre. Le scénario a été ici utilisé bien des fois : deux amis, compagnons de bataillon, braquent un entrepôt de l’armée américaine. Leur but est d’ouvrir un grand marché pour tirer la population de la misère et du marché noir. Le plan échouant, l’un (Noboru Ando) accepte de se livrer, laissant les rennes du projet à son compagnon (Asao Koike). Ce dernier deviendra un chef de clan infame ayant vite fait d’escroquer les pauvres lui ayant confié leurs terrains et couvrant le territoire de bordels. Donc : évasion, vengeance, sacrifice et rétablissement de la morale yakuza. 

Outre la présence toujours spectaculaire du « vrai » yakuza Noboru Ando et du toujours parfait Asao Koike, l’intérêt réside dans la mise en scène toujours surprenante de Tai Kato : sa découpe rigoureuse de l’action en plans fixes, et ses cadres à l’intérieur du cadre morcelant les visages. 



Très beau dernier plan où le « fin » en rouge balafre une nouvelle fois le visage de Noboru Ando.