vendredi 22 janvier 2016

Fukushima et les spectres de la zone interdite

La rumeur s'est alors répandue qu'il y aurait dans la Zone un endroit où tous vos vœux se réalisent.
Andreï Tarkovski, Stalker (1979)




Le 11 mars 2011, le tremblement de terre puis le tsunami qui frappèrent le nord du Japon provoquèrent d’abord un affolement du visible. Qu’il s’agisse des images, presque en temps réel, de la vague s’abattant sur les côtes ou des villes instantanément réduites en miettes, elles relevaient d’une terreur dépassant la raison. Impossible ces maisons brisées comme des allumettes, ces avions échoués sur les parkings, ces voitures flottant dans la mer, ce chalutier projeté au cœur de la ville. Certaines informations allaient mêmes au-delà de la représentation : quinze milles habitants d’un village portés disparus ; on pouvait se répéter ces mots et tenter de leur trouver un sens, mais on n’y parvenait pas.
Telles les « répliques » qui secouaient encore Tokyo des semaines après le séisme, la catastrophe continuait de produire des événements insensés et des images de terreur.
Le 24 mars 2012, les Américains coulaient un chalutier japonais fantôme qui dérivait sans personne à bord depuis plus d’un an. On n’était pas non plus étonné d’apprendre que les survivants étaient frappés d’états oniroïdes, d’hallucinations. Ils voyaient apparaitre des fantômes dans les villages détruits. Ils voyaient cent spectres courir sur l’eau pour échapper à la vague.
La seconde catastrophe, l’accident de la centrale de Fukushima, releva au contraire de l’invisible. Le réel restait le même – en apparence – mais secrètement infecté. Le 25 mars, pour circonscrire la radioactivé, on dessina autour de la centrale un périmètre de trente kilomètres dont la population fut évacuée. Cette frontière était bien sûr arbitraire puisque la radioactivité s’étendait bien au-delà. Elle créa même une inégalité cruelle parmi les survivants. Les habitants vivant au-delà des trente kilomètres n’étaient pas moins touchés, et leur production agricole tout autant sinistré ; rien ne fut fait pour les reloger ou les indemniser. Ainsi, la zone interdite, qui s’étend sur vingt kilomètres, et où nul civil ne peut circuler, servit d’abord d’écran aux approximations (pour ne pas dire aux mensonges) de TEPCO et à son incapacité à gérer la crise. Devant la menace de fusion du réacteur n°4, la zone devînt peu à peu un territoire opaque, gouverné par les intérêts nucléaires mondiaux, bien plus que par TEPCO ou par le Japon. 




Si les médias, en grand partie par leur silence, devinrent le canal du mensonge, des vidéos firent leur apparition sur des réseaux tels que Youtube. Ces artefacts audiovisuels, ne relevant ni de la fiction ni du documentaire, et s’inscrivant dans la geste situationniste, pourraient être définis comme des films d’infiltration et d’occupation d’espaces sous contrôle.
Ainsi, quelques mois à peine après la catastrophe, deux étonnantes vidéos se mirent à circuler : Inside report from Fukushima nuclear reactor evacuation zone, qui se présente comme un voyage dans la zone interdite jusqu’à la centrale ; et Fukushima worker pointing and making signals to camera, qui met en scène une figure appartenant désormais à la mythologie de Fukushima : « L’homme qui pointe du doigt ».
Inside report fut mis en ligne le 6 avril 2011 par le média internet japonais Videonews. Fukushima Worker apparu sur Youtube le 28 août 2011. Elle est issue d’un enregistrement de la  fuku1live TEPCO webcam (ici), destinée à retransmettre en direct sur Internet les images officielles de la centrale. On notera évidemment la littéralité des titres, se présentant comme des « rapports » ou des documents scientifiques. Nous n'avons bien sûr pas les moyens de juger de la validité de ces deux vidéos. Ce qui nous intéresse est la façon dont leurs auteurs s'emparent d'une réalité falsifiée, avec les moyens mêmes de son contrôle : pour la première, un compteur Geiger, pour la seconde, la webcam officielle de la centrale.
 La majeure partie de Inside report est filmée depuis la voiture du journaliste Tetsuo Jimbo : sur le tableau de bord, deux compteurs Geiger indiquent le taux de radioactivité. 



Pour commencer le voyage, le journaliste emprunte un tunnel, dont il connait sans doute la valeur symbolique d’échange entre les mondes. Sur la route de campagne, se succèdent les villages, les champs et les forêts. C’est une belle après-midi de printemps, au ciel pur, sans l’ombre d’un nuage. L’angoisse est tout entière contenue dans les pulsations du compteur qui s’emballe à l’approche de la centrale. Ces pulsations, comme le sonar d’une chauve-souris, ne relèvent pas seulement le taux de radioactivité, mais dessinent également un paysage négatif, contaminé. Elles mesurent ce qui a été effacé de l’image : la présence humaine. Tetsuo Jimbo est un homme sans visage, à peine l’apercevons-nous dans le rétroviseur dissimulé sous un masque anti-bactérie : un être sans identité qui n’est déjà plus qu’un reflet. Inside report devient alors un grand film de terreur moderne, celle que l’on retrouve chez Aoyama et Kiyoshi Kurosawa. La catastrophe, si elle débute par un événement spectaculaire, relève en fait du remplacement graduel, presque invisible d’un monde par un autre, où l’homme n’aurait plus sa place.

Ce monde où l’humanité apparaît en voie d’extinction est abandonné aux bêtes, comme dernière manifestation – temporaire – du vivant. Une bande de chiens errants, un troupeau de vaches dans un village et un autre chien, un bouledogue qui vient joyeusement à la rencontre du journaliste. Ces animaux irradiés vont mourir d’un mal créé par l’homme, mais ils l’ignorent. Ces troupeaux et ces meutes inscrivent la frontière réelle entre l’homme et sa disparition. Face à eux, il n’est déjà plus qu’une ombre, celle que le journaliste projette sur la route. Elle rappelle les silhouettes noires, laissées par les habitants d’Hiroshima sur les murs des maisons comme dernière trace de leur présence. À l’approche de la centrale, le paysage, qui jusqu’alors gardait malgré tout sa cohésion, commence à se déstructurer : les routes sont fracturées, les maisons effondrées, les champs jonchés d’épaves de voitures. Tetsuo Jimbo sort de la voiture et escalade une bute. Il tient le compteur devant la caméra : 94.2µsv/h... 98µ... 112µ ... un zoom cadre alors la centrale. Nous sommes parvenus au bout du monde. En douze minutes, Inside report nous a raconté la fin de l’humanité et l’avancée jusqu’au cœur brûlant du mal. On ne saurait imaginer plus mythologique.
À l’ombre noire de Inside report succède le spectre blanc de Fukushima Worker reprenant le geste classique de l’accusateur. S’il y a un montage dans Inside report, Fukushima Worker est en revanche un plan-séquence sans coupe de vingt minutes. 


Sur certaines vidéos circulant sur Youtube, les internautes ont procédé à des accélérations ou à des zooms cadrant l’homme à la taille, mais l’original est un plan fixe. L’homme se place d’abord à une dizaine de mètres de la caméra, tend le bras vers sa droite et, décrivant un arc de cercle, pointe le doigt devant lui. Au bout de dix-huit minutes et cinquante secondes, il sort du champ et réapparaît en gros plan devant la caméra, le doigt toujours pointé. Cette vidéo créa un événement car il s’agissait des premières images non maîtrisées par TEPCO, filmées depuis l’intérieur de la centrale. Elle fut à l’origine de bien des spéculations : l’homme était-il un activiste parvenu à s’introduire sur le site ? Un artiste contemporain réalisant une performance ? D’autres théories, d’inspiration plus fantastique, n’étaient pas moins intéressantes : l’homme en scaphandre aurait été une créature de l’au-delà ou un voyageur du futur. Un spectre, le Fukushima worker l’était assurément, dans sa combinaison blanche comme un suaire. Il rappelait une figure de la vidéo maudite de Ring d’Hideo Nakata (1997) : un homme à la tête couverte d’un tissu blanc, au doigt tendu, désignant un peuple de damnés rampant sur une roche volcanique probablement irradiée. Le Fukushima worker, par sa position de sentinelle adressant un énigmatique message, évoquait aussi le maître des fantômes de Kairo de Kiyoshi Kurosawa (2000) nébuleuse noire à forme humaine qui signifie aux derniers survivants que ce monde n’est plus le leur.  L’hypothèse d’un voyageur temporel, venu d’un monde détruit livrer un message énigmatique, évoquait évidemment La Jetée de Chris Marker.
Le 8 septembre 2011, l’homme révéla la vérité sur son blog (ici). Il était en fait un ouvrier de TEPCO. Sa vidéo n’accusait pas – selon lui – la politique nucléaire japonaise, ni d’ailleurs directement TEPCO, mais mettait en cause les conditions de travail des ouvriers de la centrale. Il révélait la loi du silence régnant à Fukushima. « Certains jours, je ne peux pas dormir convenablement pendant la journée bien que j’ai travaillé très tard dans la nuit, car les horaires des ouvriers de notre dortoir sont différents. Il y a une règle qui veut que les travailleurs doivent déclarer leurs conditions de santé par des formulaires. J’écrivais : quatre heures de sommeil, mais je m’apercevais que les contremaîtres avaient marqué : six, lorsque j’avais le dos tourné.” L’homme dévoile ainsi un lumpenprolétariat de l’ère nucléaire : des hommes en combinaison, ses doubles, comme lui dénués de visage, hantent des intérieurs bâchés, des vestiaires et des rangées de casiers.



Le blog, outre de présenter un tracé du parcours du Fukushima Worker, éclaircit une énigme : quel objet tient-il à la main pendant son action ? On a cru qu’il s’agissait d’une caméra et qu’il filmait à son tour le site. Il s’agissait en réalité d’un téléphone portable branché sur la fuku1live TEPCO webcam. Ainsi qu’il le revendique, ce n’est pas seulement TEPCO ou les spectateurs de la vidéo qu’il désigne, mais lui-même. 


L’homme crée une boucle d’image et observe en temps réel le personnage qu’il enverra hanter les réseaux internet. L’idée d’un artiste contemporain activiste n’est alors pas si fantaisiste. Le Fukushima worker admet s’être inspiré de Centers, une performance vidéo de Vito Acconci datant de 1969, dont la scénographie et la durée sont analogues. 



Il considère son action comme le remake de Centers à l’âge d’Internet et du désastre nucléaire. Il apparaît donc certain qu’il voulut aussi détourner la fonction de ces caméras allumées en permanence mais ne diffusant en définitive aucune information.
L’homme de Fukushima n’est pas un voyageur du temps, pourtant son film nous glace comme s’il s’agissait déjà d’une vidéo fossile : un témoignage, projeté dans le futur de l’humanité, sur sa propre disparition.

Publié dans Vertigo n°43. Fin de mondes. Eté 2012.




jeudi 21 janvier 2016

Belladonna des tristesses, japanese psychedelica



Le 6 février, je présente à la Cinémathèque française, Belladonna des tristesses (Kanashimi no Belladonna, 1973) d’Eiichi Yamamoto, adaptation érotique et psychédélique de La Sorcière de Michelet. 
Produite par Osamu Tezuka, le père du Roi Léo et d’Astro Boy, il s’agit du dernier opus d’une trilogie de dessins animés pour adultes comprenant Les Milles et une nuit (1969) et Cléopâtre (1970). Ce véritable opéra-rock à la folle imagination s’inscrit dans la culture underground et érotique de l’époque, proche autant du baroque de Shuji Terayama que du cinéma pink du révolutionnaire Koji Wakamatsu. Comme chez l’auteur de La Vierge violente, les tortures dont est l’objet la sorcière ne servent pas une apologie de la soumission mais au contraire de la libération féminine.
Si on reconnait le style de Tezuka dans les deux premiers films de la trilogie, Eiichi Yamamoto conçoit Belladonna comme une aventure graphique inédite : parfois seulement crayonnés, aucun dessin n’est lisse et les encres et aquarelles produisent des matières mouvantes et inattendues. Empruntant à l’Art Nouveau, Gustav Klimt, Aubrey Beardsley mais aussi au Yellow Submarine de George Dunning, il s’agit davantage d’une série d’illustrations à l’animation parfois succincte mais hypnotique.
Sa beauté réside dans ses transformations symbolistes : le corps de Belladonna se fend en deux à partir du sexe dans un geyser de sang qui se transforme en vol de chauves-souris. Autre scène folle : la jouissance éperdue de la sorcière nue, engloutie dans l’ombre gigantesque du prince des ténèbres (auquel le mythique Tatsuya Nakadai prête sa voix) qui se dilate, et se contracte autour de son corps et blanc. Avec sa cohorte de femmes brûlées, torturées ou crucifiées de peur que leur jouissance ne dévore le monde, Belladonna respecte à la lettre le caractère visionnaire et féministe du livre de Michelet.


Le 24 septembre 2011, j’avais trouvé à la foire du cinéma d’Argenteuil, ce jeu complet de photos d’exploitation françaises, accompagnant sa sortie en 1976.


On a peu d’informations sur Kuni Fukai, le directeur artistique de Belladonna, sinon qu’il s’agit d’un illustrateur né en 1935, et qu’il serait encore vivant. Une autre de ses collaborations, moins flamboyante visuelle est Hoshi no Orpheus (1978) de Takashi d’après les métamorphoses d’Ovide. Une collecte d’image permet de constater que Belladonna est l’application directe de son style et de ses techniques telle que l’aquarelle. Jeanne la sorcière apparaît comme l’idéal féminin de Kuni Fukai.

Si Beardsley et Klimt sont les influences revendiquées de Kuni Fuka, on peut déceler des correspondances avec le travail du dessinateur allemand Alastair (Baron Hans Henning Voigt, 1887 – 1969), pendant germanique d’Aubrey Beardsley. Ce grand décadent habillé de satin blanc, est surtout connu pour ses illustrations du Sphinx d’Oscar Wilde et de Carmen de Mérimée.

Autre influence perceptible : l'univeres moyenâgeux de l’irlandais Harry Clarke (1889-1931), grand illustrateur de Poe et d’Andersen. 


avec Eiichi Yamamoto en octobre 2013



Pour la séance de la Cinémathèque française, voir ici