mercredi 6 janvier 2016

Noboru Iguchi, l’ogre du cinéma japonais

Mutant Girls Squad 
Iguchi est le réalisateur vedette de Nishimura-eizo, le studio créé par Yoshihiro Nishimura, réalisateur du fameux Tokyo Gore Police. Si les deux cinéastes partagent un même amour du surréalisme gore, on ne les confondra cependant pas. Alors que les films de Nishimura foncent à 100 à l’heure dans un joyeux chaos, ceux d’Iguchi sont plus posés et d’une certaine façon plus secrets. Provocateur et rabelaisien, il est l’héritier de l’eroguro, cet érotisme grotesque (au sens de monstrueux) qui est le fondement de la contre-culture japonaise. Enfant, Iguchi était fasciné par les spectacles de phénomènes appelés Misemono Goya. « Les affiches nous promettaient des filles sexy, à moitié nues, s’enroulant d’énormes boas autour du corps, se souvient Iguchi. Mais en réalité, derrière le rideau de la tente, il y avait une vieille dame qui se contentait de jouer avec des serpents minuscules. Des légendes urbaines circulaient aussi : des jeunes japonaises étaient enlevées et envoyées à Hong-Kong où on les mutilait pour les transformer en monstres de cirques. »
On retrouve cet esprit forain chez ses geishas robotisées, laissant tomber leurs kimonos pour révéler des seins fusils, des mâchoires scies circulaires ou des lames surgissant des fesses. A la différence de Nishimura, Iguchi ne découpe pas son action en montage frénétique : il dresse de petites scènes théâtrales où il exhibe frontalement ses créatures.  
Tout en participant au théâtre expérimental de Matsuo Suzuki (réalisateur du film culte Otaku’s in Love), Iguchi débute comme réalisateur au début des années 90 dans l’enfer des Adult Videos. Son registre, très particulier, est celui du porno scatologique. Dans ces productions, les lycéennes rougissantes, parfaites victimes sadiennes, sont torturées par leur propre monstruosité intérieure. Il faut évidemment avoir le cœur bien accroché pour se plonger dans cette partie de la filmographie d’Iguchi, on en recherchera plutôt les occurrences dans ses films traditionnels. Ainsi dans F for Fart, sketch de l’anthologie américaine ABC’s of Death (2012), deux amantes, une lycéenne et sa professeur, plutôt que de mourir des radiations de Fukushima préfèrent s’asphyxier avec leurs propres gaz. En une fin bien plus enchantée qu’écœurante on les voit flotter, nues, dans un nuage mordoré. 
F for Fart
Diptyque sur la phobie de la nourriture et de ses métamorphoses,  Zombie Ass (2001) et Dead Sushi (2012) font d’Iguchi une version otaku de Roland Topor. « Ce que tu manges reviendra se venger », nous dit-il : les sushis ressuscitent et, dotées de petites dents acérées, attaquent les vivants. Zombie Ass se situe à l’autre bout de la chaîne digestive et montre des ténias mutants posséder leurs hôtes. C’est une étrange chimère qui apparaît lorsque le ver, émergeant des fesses des humains, les fait marcher à quatre pattes. Chez Iguchi le corps humain ne s’épuise jamais, ne cesse de se démonter et de s’hybrider en dehors de tout tabou. « Enfant, j’ai vu une jeune fille se faire renverser par une moto, se souvient-il, j’étais terrifié mais je ne pouvais m’empêcher de la regarder. » Si on meure dans les films d’Iguchi et de son compère Nishimura c’est toujours de façon extatique, dans des geysers de sang éclatant sur fond de ciel bleu. Que signifie d’ailleurs la mort pour ces personnages ayant le pouvoir de se régénérer sans cesse ?  Dans Tomie Unlimited (2011), dernier avatar d’une série de J-Horror, une adolescente fantôme a le pouvoir de se reconstituer après les plus extrêmes démembrements.  Comme le dit bien le titre, elle devient « illimitée », non seulement dans son cycle de réincarnations mais aussi en changeant de proportion, en dépassant la forme humaine et en envahissant l’image.

Zombie Ass
On ne réduira pourtant pas les films d’Iguchi à des délires visuels ou organiques. Bien plus écrits qu’on ne le supposerait, ils mettent toujours en scène des rapports familiaux violents. La famille parasitée par Tomie rejette sa propre fille ; la rivalité des deux sœurs de Robo Geisha (2009) gagne en violence lorsqu’elles perdent forme humaine et deviennent des machines à tuer ; ce sont les expériences que le Pr. Tanaka pratique sur sa propre fille qui donnent naissance aux ténias mutants ; ce sont encore des figures paternelles écrasantes qui motivent l’apprenti cuisinière de Dead Sushi et le motard de Karate Robo Zaborgar (2011). 
Ce dernier film repose sur une formidable idée de structure, Iguchi l’ayant scindé en deux parties. La première est l’adaptation, avec une grande fidélité, d’un feuilleton japonais des années 70. On y retrouve ce qui faisait le charme des X-Or de notre enfance : ces villes seulement peuplées par les personnages (par manque d’argent pour la figuration) et ces combats dans des entrepôts ou chantiers (en fait les alentours des studios), comme si super-héros et extraterrestres, dans leur grande politesse, ne voulaient surtout pas déranger les citadins. 


Dans la seconde partie, se situant de nos jours, on retrouve le héros, âgé maintenant d’une cinquantaine d’année. Le jeune playboy est devenu un loser un peu ridicule, dont tout le monde a oublié qu’il avait autrefois sauvé le Japon. « J’ai fait vieillir le personnage en même temps que ses spectateurs, déclare Iguchi. J’ai voulu aussi montrer la difficulté des personnes âgées qui au Japon se retrouvent sans emploi. »
Même si, et c’est tant mieux, Noboru Iguchi ne réfléchit pas en termes de carrière (il fait un retour au porno en 2009 avec l’hallucinant Hypertrophy Genitals Girl mettant en scène une futanari, soit une jeune fille avec un pénis gigantesque), nul doute qu’un de ces jours la notoriété cinéphilique lui tombera dessus.

Avec Rina Takeda sur le tournage de Dead Sushi. Photo Norman England. Copyright 2012 Office Walker


Propos de Noboru Iguchi recueillis à Tokyo en janvier 2012
Les films de Noburo Iguchi sont disponibles chez Elephant Films

(paru dans Chronicart n°81, 2013 )



Yoshihiro Nishimura : Z pour Zetsumetsu



ABC’s of Death (2012)les 26 lettres de l’alphabet pour 26 façons de mourir par 26 cinéastes d’horreur. A côté de Cattet & Forzani, Ti West, Ben Wheatley ou Adam Wingard, le cinéaste kamikaze Yoshihiro  Nishimura (Tokyo Gore Police, Helldriver) signe avec un pamphlet de 5mn50 : « Z » pour Zetsumetsu (destruction totale). Ici, Nishimura filme le post Fukushima comme un mélange de théâtre underground et de manga hentaï, avec un sens du grotesque que n’égalent que les mensonges de TEPCO sur les fuites radioactives. Dans les sous-sols d’un Tokyo irradié, on croise des versions nippones de Dr. Folamour et d’Ilsa, l’héroïne d’une série scandaleuse des 70’s. L’infâme « louve des SS », arbore toujours son uniforme nazi mais devint une poupée blonde (la délicieuse "Je$$ica") dotée d’un pénis démesuré (nos amis otakus connaissent bien les futanari, ces femmes super-phalliques). La croix gammée, qui orne la casquette d’Ilsa-chan, se métamorphose pour former l’idéogramme du riz, désignant également les américains, confondant ainsi les deux alliances maudites du Japon : le nazisme et l’impérialisme dont Fukushima est la conséquence. "Je$$ica", mutante décérébrée de l’industrie nucléaire, éjacule du riz contaminé que dévorent des cobayes humains affamés. Dr. Folamour, alors pris d’une érection incontrôlable en guise de salut nazi, se dresse de son fauteuil roulant et, prêtant serment à l’Empereur, déclare que le Japon souverain se relèvera ! Que les amateurs de subversion carabinée se rassurent, le professeur Choron va bien et vit à Tokyo. Hara-kiri !


(paru dans Chronicart n°8, janvier 2013 )

mardi 5 janvier 2016

Toshio Saeki par Shuji Terayama




L'homme qui construit son tombeau avec sa plume,
c'est Toshio Saeki.
Le vampire de la vieille école,
c'est Toshio Saeki
Le descendant de Hinomaruhatanosuke (* 1 ), faisant l'amour au cadavre de sa petite sœur en costume marin,
c'est Toshio Saeki.
Le bossu de l'hymne scolaire, compositeur du secret de la petite chambre (*2),
c'est Toshio Saeki.
Les Réflexions sur la vie humaine de Kiyoshi Miki (*3), silencieusement, se masturbant sans cesse derrière un autel bouddhique,
c'est Toshio Saeki.
L'âme possédée du jeune aviateur, membre du centre d'étude sur la sodomie, section des gouailleurs patriotes,
c'est Toshio Saeki.
Le chouchou à sa grand-mère, au bain, son sexe allant et venant entre des fausses dents,
c'est Toshio Saeki.
Le vendeur d'enfant montrant l'enfer en soulevant la couette de ses parents dans un théâtre de papier,
c'est Toshio Saeki.
L'enseignant en érection des représentants de commerce de manuels d'éducation civique baignant dans les pilules,
c'est Toshio Saeki.
Le jardinier aux pivoines se lavant le visage du sang des règles de sa défunte grand-mère,
c'est Toshio Saeki.
La berceuse pour le fils unique de Sentarô-le-branleur jouant du luth, son ombre derrière la porte coulissante,
c'est Toshio Saeki.
L'amant de sa mère, pendu avec les pans de son pagne, vêtu d'un kimono funèbre aux emblèmes de sa maison,
c'est Toshio Saeki.
Le sourd d'art lyrique qui compte les fleurs d'acacia rouge et or dans son cercueil,
c'est Toshio Saeki.
Le Don Juan (*5) pitoyable aux socques de chez Fukusuke, qui a jeté les estampes d'automne, d'été et d'hiver (*4),
c'est Toshio Saeki.

 TERAYAMAShûji (*6)


(*1) Héros d'une bande dessinée pour garçons, de Nakajima Kikuo, datant de 1937. Son nom qui donne son titre à la série, désigne le drapeau national.
(*2) Roman attribué à Nagai Kafû (1879-1959), publié en 1947 et interdit en 1948 à cause de son caractère licencieux. On peut le lire en français : Le Secrel de
la petite chambre. Récits érotiques traduits par Elisabeth Suetsugu et Jacques Lalioz, Ed. Philippe Picquier. 1994.
L'histoire de ce texte est détaillée en introduction.
(*3) Kiyoshi Miki (1897-1945) est un philosophe, auteur de Jmsei-mn nota (Réflexions sur la vie humaine), 1947.
(*4) Shunga littéralement dessin de printemps, désigne des dessins érotiques. Les estampes des autres saisons ne correspondent pas à une appellation générique.
(*5) Titre d'un roman de 1682 écrit par lhara Saikaku (1642-1693), poète et romancier. On peut le lire en français :
L'homme qui ne vécu! que pour aimer, lhara Saikaku, traduit par Nakajima-Siary Mieko et Siary Gérard, Ed. Philippe Picquier, 2001.
(*6) Terayama Shûji est un poète, écrivain, dramaturge, chroniqueur sportif, photographe, scénariste et réalisateur japonais, né le 10 décembre 1935 à Hirosaki
et mort le 4 mai 1983 à TOkyO.
Texte traduit par Béatrice Maréchal.




dimanche 3 janvier 2016

Trois anniversaires de Sono Sion



Le temps et les anniversaires sont des obsessions pour les personnages de Sono Sion. La jeune épouse de Guilty of Romance, quelques jours avant l’anniversaire de ses trente ans, dérive vers le quartier des love hotels de Shibuya et la prostitution. Le cinéma de Sono Sion est existentialiste, si tant est qu’on veuille encore donner à ce mot un sens et qu’on soit préoccupé par la seule chose qui nous soit léguée à la naissance.

Anniversaire 1. Je suis Sono Sion (Ore Wa Sono Sion da !, 1985)
Un de ses premiers court métrages, tourné en école de cinéma, Je suis Sono Sion relate les derniers jours du cinéaste avant son anniversaire. Une série de saynètes parfois cocasses (il taquine une amie en imitant sa voix aigüe), drôles et angoissantes (un punk, tendance new wave japonaise, lui rase la tête malgré ses supplications), classiquement surréalistes (il embrasse des statues) et une symbolique que l’on retrouvera dans ses futurs films (pantomime dans un appartement vide)... mais le fond du film est cette affirmation : je suis Sion Sono.




L’anniversaire de Sion marque la fin du film, et donc sa naissance comme cinéaste : le 6 décembre à 21h30 et 30 secondes. C’est son anniversaire mais ses images sont noires, sa pellicule n’étant pas assez sensible... pas complètement noire bien sûr, mais remplies d’accidents, de taches, de floutés colorés et, par l’usure du temps, de rayures expérimentales. Ces images défectueuses ne sont pas une fin, mais contiennent toute une potentialité tumultueuse.

Anniversaire 2. Bicycle Sigh (Jintensha toiki, 1990)
Un personnage, à tête de gorille, s’introduit dans la chambre d’un apprenti cinéaste. Il déclenche le projecteur super-8, mais la pellicule, sortie de la bobine, se déverse sur le radiateur et fond en même temps que se déroule la projection. Sur le mur, une jeune fille court dans un pré, et puis s’éloigne au fond de l’image. Elle disparaît en même temps que se désagrège la pellicule.



Le film du souvenir passe dans une chambre vide, pour personne (car le gorille n’existe pas, bien sûr), et s’efface peu à peu. C’est une des belles idées du premier long métrage de Sono Sion, sur la vie fantaisiste, mais solitaire et mélancolique, de deux adolescents.
Ils croient qu’une société secrète veut faire disparaître les habitants de «10 chi street, Nakamachi,Toyokawa» ; un acteur fantôme, avec un masque de Godzilla, apparaît dans leurs films ; Shiro (Sono Sion) se déguise en super-héros (goût du travestissement que l’on retrouve dans ses futurs films) pour sortir son ami de l’hôpital.



Le 1er janvier Shiro passe son anniversaire, ivre mort, écroulé dans le couloir d’un métro désert. Quant à au cinéaste, il gâche la rencontre avec la famille de la fille qu’il aime.
Par la progression de leur imagination, les deux amis (en fait les deux doubles de Sono Sion) parviendront pourtant à s’évader de Toyokawa. Dans le court métrage qu’ils tentent de finir, une des bases d’un terrain de base-ball quitte sa trajectoire, se poursuit sur la route, jusqu’à l’océan. Il faut entrer dans le film - devenir cinéaste - pour sortir du quotidien.

Anniversaire 3. Keiko desu kedo (1997)

Keiko, prise aussi dans le décompte des jours jusqu’à ses 28 ans, est également obsédée par le temps et les réveils. 



Elle invente des comptines, disant "bonjour" et "au revoir" aux secondes. Elle filme des bulletins d’informations (Keiko’s News Today), jouant une présentatrice surexcitée commentant sa journée. Mais qu’a-t-elle fait à part marcher dans la rue, prendre le métro et boire un café ? 



Et tout se brise lorsqu’elle apparait sans maquillage ni perruque, et regarde tristement la caméra. Aujourd’hui, elle n’a rien fait, il ne s’est rien passé, elle a à peine existé. Elle n’a fait que vieillir imperceptiblement. Dans un autre plan, un des plus beaux, Keiko est immobile, d’une fixité photographique, sans même un battement de cil. Seul mouvement dans l’image : la trotteuse du réveil poursuivant sa révolution obstinée... et la faisant vieillir, de seconde en seconde.
Keiko finira pourtant par s’évader de son monde d’objets et de solitude. Comme plus tard la policière de Guilty of Romance courant après le camion à ordures avec ses sacs poubelles, elle traverse son quartier, puis atteint un paysage de neige, aussi blanc que sa maison étaient emplie d’objets colorés.
Love exposure, le chef d’œuvre de Sono Sion est surtout une suite de recommencements et de nouveaux départs...
Il n’y a jamais de fatalité dans les films de Sono Sion. Pas même celle du temps. Tout est toujours possible.