Les images de ce billet sont extraites du panfleto de Ring d'Hideo Nakata et Ring Spiral de Joji Iida*. La présence des deux films dans un même livret s'explique par leur sortie conjointe le 31 janvier 1998. L'insuccès de Spiral entraînera la production de Ring 2 de Nakata, sur une histoire originale et non l'adaptation d'un livre de Koji Suzuki. Ring 2 sortira le 23 janvier 1999.
mardi 19 avril 2022
Le printemps des fantômes : Ring + Ring Spiral (panfleto)
dimanche 17 avril 2022
Cinq fleurs secrètes du cinéma japonais
Sayuri strip-teaseuse
Tatsumi Kumashiro s’inscrit dans une veine néo-réaliste, explorant les marges d’une société de plus en plus capitaliste et américanisée. Ses personnages en sont les laissés pour compte : ouvriers de chantiers, femmes à la dérive, ou danseuses de clubs érotiques.
Dans La Femme aux cheveux rouges (1978), à la frénésie consumériste du Japon répond celle, sexuelle et dévastatrice, d’un couple prolétaire, dénué de tout. Même leur appartement délabré semble accorder ses matières à leurs ébats, suintant d’humidité et la pluie gouttant du plafond se mêlant à la sueur de leurs corps. La Femme aux cheveux rouge est aussi le rôle de référence de Junko Miyashita, la plus grande actrice de mélodrame pink, qui donne littéralement l’impression de consumer pendant les scènes d’amour. Le néo-réalisme de Kumashiro emprunte un ton plus léger dans Sayuri strip-teaseuse (1972). Le titre exploite la réputation d’une célébrité de l’époque jouant son propre rôle : Sayuri, danseuse burlesque terminant son spectacle en nu intégral, ce qui lui valut de fréquentes interpellations pour obscénité. Exceptés quelques numéros et une sidérante séquence sur un plateau tournant où elle raconte sa vie à des quinquagénaires transis, elle n’est qu’un personnage secondaire.
Il s’agit surtout pour Kumashiro de se faire le chroniqueur malicieux d’un petit monde interlope peuplé de strip-teaseuses sentimentales, de yakuzas amoureux et de flics ne sachant comment contenir leurs débordements sexuels. Le domaine de Kumashiro est la vie des quartiers populaires et les histoires du coin de la rue. S’il est un peu le Scorsese, période Mean Streets, du Roman Porno, son collègue Konuma, avec ses scénarios sexuels baroques, en serait le De Palma.
Fleur secrète
Fleur secrète (1974) de Masaru Konuma, est une date dans l’histoire de ces productions puisqu’il rendit célèbre Naomi Tani, vraie « monstresse » du Roman Porno. Grâce à son physique sans âge, Tani se coule à la perfection dans les rôles de japonaises traditionnelles en kimono.
Cependant, dans l’acte sexuel, elle est capable de révéler un effrayant visage de démon. Fleur secrète, dont le ton de comédie anarchiste peut surprendre, est le catalogue exhaustif des rapports de dominations à l’œuvre autant dans la famille que dans le monde du travail. Pour dévergonder son épouse frigide, un chef d’entreprise l’offre à un jeune employé lui-même infantilisé par sa mère, photographe SM.
Comme si ça ne suffisait pas, le garçon est également inhibé par le souvenir de l’amant de sa mère, un gigantesque soldat noir américain. La domination est donc aussi politique, pointant le complexe d’infériorité du Japon envers les Etats-Unis.
La Vie secrète de Madame Yoshino
La Vie secrète de Madame Yoshino (1976) de Konuma est encore plus délirant puisque Naomi Tani y noue une relation violente avec le fils de l’acteur de kabuki, spécialisé dans les rôle de femmes, l’ayant violée adolescente. Loin du réalisme de Kumashiro, le décor de ce roman porno « noir », est minimaliste et ténébreux comme la scène d’un théâtre mental. Tous les travestissements, même les plus dérangeants sont possibles, comme cette scène ahurissante où Tani se métamorphose en son agresseur alors quelle couche avec le fils de ce dernier.
Pour Konuma, les identités sont des masques que l’on s’échange et le monde n’est jamais qu’un décor, secrètement manipulé par des monstres sournois comme le patron et la mère de Fleur secrète ou le mari sadique de Femme à sacrifier (1974). Ses films érotiques sont d’abord des contes de terreur.
La Maison des perversités
Noboru Tanaka s'inscrit lui aussi dans le versant «noir» du roman porno mais avec plus de retenue que Konuma. La Maison des perversités (1976), adapté de l’écrivain des délirants romans policiers Edogawa Rampo, surprend par sa mélancolie rêveuse. Il y a bien sûr des monstres qui hantent la pension bourgeoise comme ce meurtrier qui, entre les lattes du plancher d’un grenier, verse des gouttes de poison dans la bouche du dormeur de la chambre d’en-dessous. Il y a aussi un clown pervers et un homme qui accepte de devenir le fauteuil de la femme qu’il aime.
Ces créatures pourtant sont déjà les fantômes d’un monde disparu, celui du Japon 1920 qui connaissait sa première libération culturelle sous l’influence de l’Europe des années folles. Le genre « ero-guro » (érotique grotesque) popularisé par Ranpo équivaut à notre surréalisme, et les crimes et perversions ne sont que les fantaisies d’une société se libérant du féodalisme. Cet élan optimiste allait être brisé par des catastrophes comme le séisme de Kantô en 1923 et le développement sanguinaire du nationalisme. Une des images les plus belles du film est cette femme dans les décombres actionnant une pompe et tirant du sol du sang au lieu de l’eau.
Bondage
La mélancolie est encore plus douloureuse dans ce grand poème glacé qu’est Bondage (1977). Situé également dans les années 1920, le film revient sur la vie et les amours de Seiu Ito, pionnier de la photographie SM. Ito se remémore ses relations avec deux femmes, compagnes et modèles ayant partagé sa passion du sadomasochisme. Bloqué dans ses obsessions, Ito reproduit les mêmes rituels et les mêmes expériences avec chacune de ses maîtresses, qui se confondent jusqu’à posséder un seul visage, celui encore une fois bouleversant de Junko Miyashita. Les séances SM semblent pour Ito et ses compagnes d’abord des exorcismes pour supporter la douleur de leur existence. Quittant les pièces closes, elles prennent alors pour décor un immense paysage de neige comme pour signifier que la souffrance trouve d’abord son origine dans le monde.
Devant une œuvre aussi accomplie, digne de figurer aux côtés de certains films de Masumura comme L’Ange rouge ou La Femme de Seisaku, la question du genre ou de l’origine de la production fini par ne plus se poser. Peut-être faudrait-il libérer Konuma, Kumashiro et Tanaka du Roman Porno lui-même, pour affirmer qu’ils furent simplement parmi les plus grands cinéastes japonais des années 70.
samedi 16 avril 2022
Le printemps des fantômes : La vengeance du Bakeneko
Le chat démon est le grand oublié de la vague de J-horror contemporaine. Pourtant ce monstre féminin fut l'un des plus célèbres du répertoire classique.
« Le déroulement est toujours le même: un homme est assassiné. Le chat, témoin du meurtre, fait entrer son esprit dans le corps d’une femme – et là, quelle que soit la version, il y a toujours une scène prodigieuse, celle où la femme commence à mêler, dans ses gestes, le comportement du chat au sien, quand elle se met à griffer lentement l’air avec sa… patte, quand elle se met à laper au lieu de boire. Cette femme va devenir l’instrument de la vengeance, et les meurtriers, elle va leur faire passer le goût du saké. » Chris Marker, Le Dépays (1982)
Les films de femmes chats Sans Soleil (1982) de Chris Marker |
Les félins surnaturels, espiègles ou démoniaques, sont des motifs familiers des estampes japonaises . La première fonction des chats, arrivés avec les navires chinois en l’an 1000, fut de protéger les rouleaux sacrés des temples contre les rongeurs. Rien d’étonnant alors à ce qu’ils soient dotés d’une certaine dimension spirituelle et ce que leur place dans les cimetières, mais aussi dans les vieux quartiers de Tokyo, soit acquise. S’ils devinrent de parfaits animaux domestiques, leur nature mystérieuse et parfois cruelle donna naissance à une catégorie plus inquiétante, le bakeneko (chat démon), également appelé kaibyo (chat surnaturel).
Ghost Cat of The Cursed Swamp (1968) de Yoshihiro Ishikawa |
La légende la plus connue attachée au bakeneko se nomme «la rébellion du chat démon de Nabeshima». Le seigneur Nabeshima Mitsushige (1632-1700) emploie un jeune homme pour lui servir d’adversaire au go. Celui-ci commet l’imprudence de ne pas laisser gagner son maître, qui, fou de rage, l’assassine. La mécanique fatale est alors enclenchée, menant au suicide de la mère du jeune homme et à la métamorphose du chat de la maison qui, lapant son sang, donne naissance au bakeneko.
Yôko Higashi dans le rôle d'une femme chat pour l'exposition Enfers et fantômes d'Asie |
La créature, apparaissant aussi bien sous la forme d’un chat géant que sous celle d’une vieille femme, s’introduit dans le palais pour tourmenter Nabeshima. La défaite du chat contre le collecteur d’impôts du palais est accessoire, le but de la légende étant de dénoncer la cruauté de Nabeshima. La légende devint une pièce kabuki en 1840, Hana Sagano Nekoma Ishibumi Shi (Histoire du monument de pierre du chat démon de Sagano), donnant lieu à une série d’estampes où l’on reconnaît l’imposante perruque blanche de l’acteur.
Ume no Haru Gojūsantsugi par Utagawa Kuniyoshi |
La majorité des films de femmes chats seront des variations sur la pièce. La mère est souvent remplacée par l’épouse du jeune homme, qui, violée par le seigneur qui la convoitait, se suicide. Les scénarios ont pour particularité de ne pas faire du kaibyo le fantôme de l’épouse ni une métamorphose du chat domestique. En léchant le sang de sa maîtresse, le félin établit un relais entre le monde des hommes et celui des esprits et convoque la créature.
Chat démon par Kuniyoshi Utagawa |
Les plus anciens films à nous être parvenus sont Le Chat d’Arima (Shigeru Mokutô, 1937) et Le Mystère du shamisen hanté (Kiyoniko Ushihara, 1938) et son instrument de musique dont les cordes sont des boyaux de chat. Dans les années 1940 et 1950 suivront une multitude de petites productions telles que Ghost Cat of the Yonaki Swamp (Katsuhiko Tasaka, 1957), Ghost Cat of the 53 Stations (Bin Kato, 1954), Ghost Cat of Arima Palace (1953) ou Ghost of Saga Mansion (1953), tous deux dirigés par Ryohei Arai et qui firent de Takako Irie la première star japonaise du cinéma d’épouvante. La femme chat permet au cinéma japonais de combler un manque, celui de ne pas pouvoir intégrer des créatures ne relevant pas de son folklore telles que les vampires ou les loupsgarous.
Ghost Cat of Yonaki Swamp (1957) de Katsuhiko Tasaka |
L'attraction principale de ces films, moins sérieux que ceux consacrés à Oiwa, sont les métamorphoses du monstre, ses acrobaties et sa souplesse. La kaibyo possède aussi des pouvoirs particuliers comme celui de manipuler les humains à distance comme des marionnettes dont elle tirerait les fils. Les fantômes de la J-horror n’oublieront pas ces gestuelles étranges proches de la danse moderne. En 1958, un an avant Histoire de fantômes japonais, Nakagawa signe Le Manoir du chat fantôme. Dans le prologue en noir et blanc, qui se déroule à l’époque moderne, un médecin et sa femme emménagent à la campagne, à l’endroit même où se dressait le palais d’un seigneur. L’épouse devient la proie de cauchemars dans lesquels une vieille femme à la longue chevelure blanche se penche au-dessus de son lit et tente de l’étrangler. Nakagawa va retracer l’origine de la hantise en un long flashback en couleurs mélangeant Le Chat démon de Sagano et Le Chat noir d’Edgar Poe. Ainsi, le seigneur ne se contente pas de tuer l’infortuné joueur de go, mais l’emmure dans son palais. Nakagawa, dont c’est le premier film en couleurs, ébauche les expérimentations d’Histoire de fantôme japonais et de L’Enfer. Le méchant seigneur se débat dans un maelstrom d’ombres, de taches colorées abstraites et de visages géants flottant en surimpression. La femme chat, moins séduisante que ses prédécesseures, est cependant davantage conforme au kabuki avec sa grande chevelure blanche, son maquillage outrancier et ses oreilles félines.
Ghost Cat Of The Okazaki Upheaval (Kaibyo Okazaki Sodo, 1954) de Bin Kato |
Le
personnage n’a pas vraiment survécu aux années 1960, du fait de scénarios
répétitifs et d’une figure devenue plus comique qu’effrayante. On en retrouve
cependant des traces dans la J-horror comme Toshio, l’enfant fantôme de la
série des Ju-on (2002) de Takashi Shimizu, qui pousse des miaulements et commande à une
tribu de félins. Cependant, c’est en Occident, dans Batman, le défi (1992) de Tim Burton, que naîtra une kaibyo inspirée de la tradition
japonaise, la célèbre Catwoman interprété par Michelle Pfeiffer. Défenestrée
par son patron, l’homme d’affaires Max Schreck (équivalent du méchant
seigneur), Selina Kyle est ramenée à la vie par une meute de chats. La scène où
les félins, attroupés autour de son cadavre écrasé dans la neige, la raniment à
coups de canines et de langue rappelle par sa poésie funèbre et son allure de
cérémonie magique le Kwaidan de Kobayashi. Selina est désormais mue par une âme
féline et vengeresse. Pourtant, ce n’est pas seulement pour réclamer justice
qu’elle revient d’entre les morts mais pour attaquer à coups de fouet et de
griffes l’imaginaire des super-héros et leur apologie de la virilité. En
puisant dans l’imaginaire japonais, Burton insuffle une dimension féministe à
sa créature tout en vinyle couturé et rapiécé.
Cet article est un extrait du catalogue de l’exposition Enfers et fantômes d’Asie.
Il fait partie de l’ensemble Trois femmes surnaturelles.
vendredi 15 avril 2022
Du beau et du terrible en chaque chose (Entretien pour Seul le cinéma)
Morgane Pozo Olivera m’a interviewé pour la revue Seul le cinéma. L’entretien retraçant l’évolution de mon rapport au Japon et sa culture au fil des années, elle m'a donné la permission de le reproduire sur Jours étranges à Tokyo.
Vous pouvez également le lire sur le site de la revue ici.
Du beau et du terrible en chaque chose
The Little Girl Who Conquered Time (1983) de Nobuhiko Ôbayashi
Cet entretien porte un regard sur les spécificités de la culture japonaise — dans ce qu’elle a, disons, de plus éloigné de la nôtre —, à travers différents films, principalement L’Empire des sens (1976) de Nagisa Ōshima, dont l’histoire reprend une partie de celle de la célèbre geisha meurtrière des années 30, Abe Sada. L’auteur a particulièrement étudié cette dernière, au-delà du film, dans son ouvrage Cérémonies, au cœur de L’Empire des sens, paru en 2021. La conversation qui suit propose donc un voyage autour d’expériences singulières du Japon, de ses films, dans leurs capacités d’hybridations d’extrêmes, particulières à sa culture, passant par des questionnements à propos des figures féminines et de leurs dérivés (que l’auteur étudie notamment dans son ouvrage L’adolescente japonaise), à des réflexions sur le genre ; cet entretien concerne aussi le film House (1977) et son réalisateur Nobuhiko Ōbayashi, qui rassemble et détourne, en son œuvre, de nombreuses caractéristiques de ce que l’on pourrait peut-être nommer un « esprit japonais ».
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au cinéma japonais, en particulier à ses formes fantastiques et horrifiques ?
Je regardais des films japonais au même titre que d’autres films, dans une cinéphilie plus globale. J’avais vu des Kurosawa, quelques Ozu… mais il n’y avait pas un intérêt précis pour le cinéma japonais au départ. Il est venu dans les années 90, lorsqu’il y a eu une sorte d’appel d’air du cinéma asiatique, à la fois avec les premiers films de Wong Kar-Wai, les films de John Woo et ceux de Takeshi Kitano. Avec l’arrivée de ces films contemporains, il y a forcément eu un intérêt, et particulièrement avec Ring (Hideo Nakata, 2001). Je travaillais déjà dans le domaine du fantastique, avec la revue L’Écran Fantastique à l’époque. Et lorsqu’arrive ce film, qui est un film d’horreur, ses logiques et son style visuel sont totalement différents de ce que l’on a l’habitude de voir ; et en même temps arrivaient aussi les films de Kiyoshi Kurosawa. Je me suis mis à faire des recherches à partir de Ring et de la figure de Sadako, qui m’a énormément intrigué, car elle n’avait pas de référent : elle n’avait rien à voir avec Freddy ou des serial killers, par exemple. C’était une figure assez neuve, singulière ; je me suis demandé d’où elle venait et je me suis rendu compte qu’elle avait vraiment une origine traditionnelle au Japon. J’ai pu y raccorder certaines choses que je connaissais, comme les apparences des princesses-fantômes, dans Les Contes de la lune vague après la pluie (Kenji Mizoguchi, 1953) ou Kwaïdan (Masaki Kobayashi, 1964). Avec les premiers téléchargements à l’époque, j’ai commencé à ramasser tout ce que je pouvais, de manière assez aléatoire, avec la tentation d’aller vers tout ce qui était bizarre et décalé, dont les films pink de Kōji Wakamatsu, mais aussi des films politiques ou d’avant-gardes. L’intérêt est venu d’un appétit pour un cinéma que je ne connaissais pas du tout, et qui était encore très peu connu dans les années 2000, y compris les films d’Ōshima, dont peu étaient sortis en France.
Vous avez commencé à faire des recherches à propos de la culture japonaise après avoir vu Ring et, dans votre ouvrage, Cérémonies à propos de L’Empire des Sens (Nagisa Ōshima, 1976), vous consacrez une grande partie à l’histoire de Sada Abe, avant même de parler du film. Pensez-vous qu’il faut particulièrement s’ancrer dans cette culture, qui est singulière, pour parler de sa cinématographie ?
Oui, bien sûr. Quand les premiers films japonais sont arrivés en France dans les années 50 (quelques Mizoguchi ou Kurosawa), ce n’était pas une question de langue, mais les gens ne comprenaient pas : ils ne comprenaient pas pourquoi les personnages devaient passer par des séries de rituels avant un duel par exemple, ils ne comprenaient pas les rapports entre les hommes et les femmes… Il y a tout une culture qui a dû être acquise, une connaissance du Japon qui est très différente de celle que l’on peut voir quand on voit un film d’une autre origine. Mais je pense qu’il faut toujours, en tout cas pour les cinémas asiatiques, re-contextualiser les choses. Ça marche pour d’autres cultures. C’est un petit effort qu’il faut faire ; et un gros effort pour le cinéma japonais. Mais c’est aussi un vrai plaisir de recherche.
Vous avez voyagé au Japon. Est-ce qu’une manière différente de voir le pays et son cinéma s’est imposée au-delà des a priori et des connaissances, lorsque vous étiez là-bas ?
J’y suis allé principalement pour faire des interviews, c’était un peu le prétexte. Je ne savais pas du tout ce que j’allais trouver, parce qu’on me disait « tu vas voir, c’est terrifiant, les immeubles, le monde… », j’avais l’impression que j’allais me retrouver dans Blade Runner, ou un truc qui allait me dépasser complètement. Et puis finalement non, je m’y suis senti bien quasiment une heure après avoir débarqué à Shinjuku. C’était complètement fascinant, mais beaucoup moins violent que ce que je pensais. J’ai compris que c’est lorsqu’on y est que l’on saisit beaucoup de choses. Par exemple, comme je travaillais sur les fantômes à l’époque, je suis allé dans des cimetières, et ils n’ont pas de murs. Il y a une continuité du quartier, du monde des vivants à la nécropole. On voit les lycéennes qui traversent le cimetière pour aller à l’école. Ce sont des choses visuelles qui sont un peu étonnantes, que je n’aurais pas pu comprendre sans les vivre. Et puis il y a aussi tout ce qui est ultramoderne, évidemment : les écrans géants, les chanteuses de J-Pop qui surgissent à la télévision, les chansons qu’on a dans la tête parce qu’elles passent à chaque coin de rue, comme celles des AKB48… Toute cette modernité me plaisait beaucoup, mais on en fait vite le tour. Je suis allé vers plus de choses traditionnelles que ce que j’imaginais : je me méfiais beaucoup de la figure de la geisha, par exemple, que je trouvais être une figure trop ressassée ; et finalement, avec le samurai et le yakuza, ces figures m’intéressent beaucoup plus que les idols , ou le monde otaku.
On parle souvent du fait que les villes japonaises allient des aspects très traditionnels à des aspects ultra modernes, voire futuristes. Comme vous le disiez avec l’exemple du cimetière, il y a une sorte d’hybridation d’éléments qui s’opposent dans les extrêmes, pour nous en Occident, et qui se fait tout naturellement au Japon. C’est quelque chose d’assez fascinant, dont vous parlez dans votre ouvrage L’adolescente Japonaise, mais aussi dans Cérémonies, via ces figures féminines que vous décrivez comme très versatiles.
C’est vrai. Le mélange des catégories, des genres, on le voit depuis très longtemps ; au moins depuis l’ère Edo, qui était véritablement une société transgenre, de par une fluidité des genres et des pratiques… J’adore le quartier de Kabukichō à Shinjuku, où l’on peut voir tous ces mélanges, au travers des figures du monde la nuit, qui vont prier au temple avant de rejoindre un club, par exemple.
Pour ce qui est de l’adolescente, difficile de décrire l’occidentale, tandis que l’on peut facilement décrire la japonaise : il y a des signes, des attributs, des choses qui permettent de dresser un portrait très rapide, et de la faire exister. C’est peut être le pays où elle a le plus d’incarnations, à travers les médias, les époques, les films, de la tradition à l’érotisme, au futurisme, au drame… En effet, je ne pense pas qu’il y est une cinématographie ou une culture qui ait autant développé une figure comme celle-ci.
Le cinéma japonais propose une sorte de cristallisation de la figure de l’adolescente, et de la figure féminine en générale. Dans le film House (Nobuhiko Ōbayashi, 1977), les sept adolescentes font aussi penser à des poupées, de par leurs caractéristiques précises, et du fait qu’elles soient tour à tour démembrées. Vous avez écrit, à propos de cette figure, l’article Le frisson des poupées. Je ne crois pas qu’une autre culture ait autant développé l’idée de cet objet, de son aspect traditionnel, à horrifique, en passant par sa portée érotique.
Oui, c’est vrai. Les poupées que l’on sort pour les cérémonies, les poupées votives, font assez peur, d’ailleurs. On les retrouve dans pas mal de films d’horreurs ; on en avait fait une vitrine lors de l’exposition Enfers et fantômes d’Asie. C’est une tradition qui concerne essentiellement la figure féminine, avec les empilements de kimonos, les coiffures, les perruques… Les femmes sont en quelque sorte “poupéifiées” par les codes. Mais les hommes ressemblent aussi à des mannequins : les salarymen dans leurs costumes ont l’air très artificiels, parce qu’ils se ressemblent tous. Ils adoptent un truc d’uniformisation, comme s’ils étaient faits en série. Un samurai, avec son armure, rejoint en quelque sorte le robot. Il y a sûrement quelque chose à étudier sur cette projection dans des artefacts et des simulacres…
House (ハウス, Hausu, Nobuhiko Ōbayashi, 1977)
Une sorte d’hybridation entre réel et virtuel est visible au cinéma, tout particulièrement dans les films d’Ōbayashi : par la nature et le régime d’image, par les collages et les surimpressions.
Oui, et il ne recherche pas un effet spécial parfait : il le montre. Ce sont des effets de papiers découpés, d’animations dans la prise de vue réelle, les personnages changent, deviennent de papier, et vont traverser des galaxies… C’est tout à fait différent d’un effet spécial américain, d’un Star Wars de la même époque. Comme s’il voulait laisser un espace pour l’imaginaire, car rien ne coïncide jamais totalement avec le réel.
Au Japon, il y a un imaginaire très fort, qui fonctionne tout le temps : comme les fantômes sont très proches des êtres humains, l’imaginaire l’est du réel ; mais avec une petite séparation qui vient justement montrer qu’ils sont très proches. Je pense que les japonais se rêvent beaucoup.
On parlait des figures féminines tout à l’heure. Une chose qui est souvent reprochée au Japon, c'est justement de ne pas être très avancé sur les questions de féminisme. Au regard du cinéma et des particularités des figures qu’il déploie, est-ce qu’on pourrait parler d’un féminisme japonais en particulier ?
Tout-à-fait, il y a des choses qu’il faut qu’ils règlent. Je n’ai pas d’idées d’un féminisme qui serait japonais ; dans les films, les figures féminines et féministes sont projetées dans des univers apocalyptiques, donc difficile de les adapter à la réalité. Dans Tag (Sion Sono, 2015), par exemple, qui est un véritable film féministe. Mais par ailleurs, la question du genre, qui m’intéresse énormément en ce moment, est une question sur laquelle le Japon est en avance depuis très longtemps : il y a une grande place du travestissement, des onnagata du théâtre kabuki, des présentateurs et des stars transgenres à la télévision et au cinéma depuis les années 60… je pense qu’il faudrait se tourner vers l’Asie pour avoir des exemples concrets de cette avancée, et au-delà de ça, du jeu constant qu’il est possible d’avoir autour du genre.
Pendant l’ère Edo, les wakashū étaient des figures que l’on pourrait dire non-binaires, des adolescents d’un genre autre, qui étaient tout à fait intégrés par la société. Comme une sorte de modernité avant l’heure.
Il y avait un rapport au corps libéré de la sexualité : avec des hommes et des femmes qui pouvaient prendre leur bain ensemble, par exemple. La sensualité, l’érotisme, le désir se formaient sur autre chose, peut-être l’habit, justement, ou l’interstice : ce qu’un habit laisse apparaitre est plus érotique qu’un corps nu, tandis qu’une femme apprêtée, avec un kimono par exemple, va susciter le désir par un code particulier de séduction, par le vêtement.
Tamasaburo Bando, le grand acteur de kabuki spécialisé dans les rôles d’onnagata, dans cette tradition là, travaille les gestes et les codes de la séduction féminine. Il dit qu’il n’est pas une femme, mais quand il est sur scène, il est un homme qui peint une femme. Onnagata c’est « forme de femme » : l’acteur de kabuki modèle et travaille cette forme, parfois pendant toute sa vie. Il peut jouer une jeune princesse à soixante-dix ans, par exemple, il n’y a pas de problème. Et les codes, les gestes sont tellement parfaits, que les amateurs de kabuki sont complètement éblouis et séduits, même si l’âge ne correspond pas. Mais ça, on le retrouve aussi dans le cinéma japonais : c’est celui qui a le plus joué avec les âges. Dans Vivre dans la peur (Akira Kurosawa, 1955), Toshirō Mifune a une trentaine d'années, mais il joue un homme de cinquante-cinq ans. A l’inverse, Kinuyo Tanaka dans Miss Oyu (Kenji Mizoguchi, 1951) joue une jeune fille de seize ans alors que l’on voit qu’elle en a trente. Mais justement, pour les Japonais, c’est encore plus beau.
Il y a des expressions extrêmes, hybrides, qui sont beaucoup plus communes et admises au Japon qu’en Occident, dans le cinéma en particulier. Est-ce qu’il ne permettrait pas, justement, de cristalliser ces extrêmes plus que les autres arts ?
Le manga va aussi assez loin. Je pense à ces manga d’horreur, ceux de Junji Ito ou de Kazuo Umezu par exemple, qui sont lus par des adolescentes et même par des petites filles. On ne ferait pas lire des trucs pareils en France, ça c’est certain. Des manga gores, avec la mère qui se transforme en femme-serpent, pour manger sa fille… les parents en France hurleraient devant ce genre de choses. Le manga est assez fort pour les extrêmes.
Le cinéma aussi, en effet, si on pense au film pink… mais il y a aussi deux faces : au Japon on peut montrer des actes sexuels, mais pas les organes ou le pubis des acteurs, ce qui nous semble complètement fou, puisque depuis les années 70 il n’y a aucun problème pour nous d’avoir des acteurs intégralement nus à l’écran. D’un côté, les japonais mettent des flous, des mosaïques, et de l’autre, ils vont au-delà de tout ; on se dit que ça ne peut pas aller aussi loin, que c’est complètement délirant, dans les violences faites au femmes notamment. En même temps, si on s’en tient juste à ça, on perd ce qui fait l’intérêt de ces films pink, car ils se situent aussi à un autre niveau, très symbolique, fait de démons intérieurs qui dépassent totalement la réalité. Il n’y a rien de réel dans ces films, aussi extrêmes soient-ils. Au-delà des violences, il y a une libération, une émancipation grâce à ces démons. Le cinéma japonais est très fort pour inclure beaucoup de niveaux de lecture. Mais évidemment, si on s’en tenait au premier degré, il faudrait presque les interdire ; parce qu’on ne peut pas montrer des actes violents comme ça de manière irresponsable. Ce sont des films extrêmement responsables dans ce qu’ils montrent : je pense aux films de Wakamatsu, où la violence envers les femmes est l'allégorie des discriminations sociales et mène toujours à la révolte.
Vous parlez d’émancipation : je pense à Sada Abe, qui s’est libérée de son statut de geisha avec Kichi, et puis encore après son procès, alors qu’elle s’est honorée en assumant totalement son meurtre.
Oui, c’est ce que disait le traducteur Patrick Honnoré : le vrai moment féministe, c’est lorsqu’elle récupère son propre destin. Elle accepte de redevenir une figure publique lorsqu’elle voit qu’on utilise son nom dans des romans érotiques, et que ça devient n’importe quoi. C’est aussi une diva, Abe Sada : elle a appris à en être une après son procès. Ce qui m’amuse le plus, c’est son mariage : elle change de nom, elle se marie, puis elle vit quatre ans avec cet homme, ses fausses mémoires sont publiées, et elle reprend son nom ; et son mari se rend compte qu’il a épousé la criminelle la plus célèbre du Japon, qui a émasculé son amant, et il fuit, forcément ! (rires).
Je suis toujours surprise du fait que malgré la sévérité de la justice au Japon, — qui est un pays où la peine de mort est toujours d’actualité —, Sada Abe n’ait passé que quatre ans en prison.
Elle avait une opinion populaire qui lui était favorable, et il y avait un vrai doute que ce meurtre ne soit pas un accident. Et puis, ça prenait aussi place dans la tradition du double-suicide des amants, car il était évident qu’Abe Sada comptait se suicider… Qui sait, c’est peut-être également lié à une sorte de personnalité charismatique… Sur les photos de son arrestation, les policiers ont l’air totalement ensorcelés, ils sourient, avec un air un peu perdu ; c’est troublant. Ils ont l’air content d’être pris en photo avec elle. Elle a un côté diva, et elle va rejouer ce rôle de diva très souvent au cours de sa vie.
Abe Sada lors de son arrestation, au poste de police de Takanawa, le 20 mai 1936. |
À l’origine, Cérémonies devait être un petit livre d’analyse de film plus classique, avec des photogrammes, etc., mais ça n’a pas pu se faire. J’étais de toute façon déjà dans l’écriture d’un autre livre, qui a débuté par la lecture des minutes du procès de Sada. Toute cette partie, qui aurait dû être quelques pages de début, comme la genèse du film, s’est finalement mise à grossir et à prendre beaucoup plus d’importance, car j’étais de plus en plus fasciné par la vie d’Abe Sada, par son destin très triste. Cette femme qui a été violée, qui n’a pas pu se marier, puis qui a été vendue, revendue, de maison en maison, qui devient une rente pour son souteneur… qui est en plus très généreuse, elle donne de l’argent à sa famille lors d’un tremblement de terre… Tous les noms qu'elle a pris donnent le vertige, et c’est un exemple très rare de la vie d'une femme japonaise de l’époque. Il y a eu beaucoup de livres à propos de la vie des geisha, parfois racontés à la première personne ; mais la vraie vie de geisha rentre dans une fascination pour les codes des maisons, etc. C’est beaucoup moins erratique que celle d’Abe Sada, qui est vraiment une vie d’errance.
Tout ça a pris une certaine importance, et puis il y a eu, pour moi aussi, la découverte qu’elle n’avait pas été exécutée, ni eu une longue peine de prison ; elle a été relâchée au début de la guerre. Elle a eu tout une autre vie après, souvent médiatique, avec des interviews dans les journaux, puis elle faisait son numéro dans son restaurant, et finalement elle est vraiment apparue dans le film de Teruo Ishii (Love and Crime, 1969), et ça c’est exceptionnel. C’est comme si Violette Nozière ou les sœurs Papin apparaissaient vraiment dans un film. Ce serait sidérant ; et le film d’Ishii m’a fait cet effet là, d’un coup, en actualisant cette figure, en la remettant dans des images contemporaines. C’est ce qui a donné la structure du livre : d’abord l’histoire de Sada, puis Sada dans le monde du spectacle, jusqu’au film d’Ōshima.
La façon dont toute cette histoire s’est écrite, du meurtre au film, rend vraiment compte d’une sorte de fascination pour la mort qui serait particulière au Japon. Cela se voit aussi par l’acte de seppuku , le double suicide, etc. Il y a un certain intérêt pour le monde de la mort qui prend véritablement place dans celui de la vie, comme pour le cimetière ; cela d’une manière beaucoup moins taboue que pour nous en Occident. Et c’est fascinant pour nous aussi.
Je dis souvent que quand je suis au Japon, j’ai beaucoup moins peur de la mort, par rapport à quand je suis en France. C’est peut-être dû à la grande présence de la religion, des temples, je ne sais pas.
En tout cas, oui, le cinéma japonais est celui où l’on voit le plus de morts violentes. Dans les films de samurai, la mort arrive en clin d’œil, tout en étant accompagnée de très longs rituels ; elle arrive comme une formalité. L’issue du combat est connue d’avance. Il suffit d’un geste qui fera tomber l’adversaire ; qui d’ailleurs, parfois, est comme ignorant de sa propre mort. C’est très particulier : il y a un geste, on a l’impression que le personnage n’a pas été touché, et parfois, dans les films les plus délirants, il peut carrément se séparer en deux, ou encore continuer à parler alors qu’il a un geyser de sang qui sort de sa gorge. La mort peut avoir différents statuts : on peut continuer à parler, le corps ou l’esprit peuvent être ignorants de la mort, ce qui mène au fantôme… Et ça, ce sont des choses que l’on imagine pas dans d’autres formes de duels, ceux des westerns par exemple ; mais dans le cinéma japonais, c’est possible.
La mort est en quelque sorte ritualisée : c’est pour ça que j’ai nommé le livre Cérémonies, parce qu’il y a des cérémonies pour tout, pour le thé, pour les fleurs ; il y a dix-milles fêtes, celle des chats, des poupées, des petites filles… dès qu’il peut y avoir un rituel, il y en a un. Et la mort est un peu le rituel suprême, comme l’amour est celui des geisha. C’était ça aussi, la difficulté de compréhension des spectateurs occidentaux, qui voyaient quelque chose qui dépassait en fait ce qu’ils avaient sous les yeux, qui se rattachait à des strates de culture et de gestes.
Si on pense à Ōbayashi, il a quelque chose d’avant-gardiste car il échappe à tous ces rituels, par sa vitalité, sa façon d’être en symbiose avec l’énergie adolescente : il en fait quelque chose de très subversif. C’est au même moment où les adolescentes deviennent des produits marketing, et celles des films d’Ōbayashi se battent vraiment contre tout ça ; on croit la contraindre mais elle s’évade dans le temps, elle parcourt des galaxies, on la démembre mais ses bras continuent à bouger encore…
Elles sont ancrées dans un système capitaliste. Dans House, elles portent des prénoms qui n’en sont pas, comme des poupées qui sont désignées par des clichés ; mais en même temps, elles ne sont pas là où on les attend.
Et puis ses actrices sont des idols, aussi. Ses deux actrices principales, celle qui voyage dans le temps, Tomoyo Harada (The Girl Who Leapt Through Time, 1983) et puis Hiroko Yakushimaru, dans d’autres films. Il a aussi fait des clips pour Momoe Yamaguchi, la plus célèbre chanteuse de l’époque. Il est à la fois complètement à l’intérieur de leur univers, mais il les subvertit aussi, de manière douce et marrante.
Oui, il y a un humour qui se dégage de l’expression des extrêmes, au-delà de nous déstabiliser. Il y a des moments de rire dans L’Empire des Sens et House est un film très décalé et drôle.
Oui, dans L’Empire des Sens, il y a un rire perpétuel, celui de Kichi. C’est aussi les fameuses estampes shunga qui exploitent le côté grotesque dans la représentation démesurée des organes sexuels.
L’exploitation du grotesque, ce n’est pas quelque chose de tabou, ou de réducteur au Japon. Il y a des personnes qui sont prises très au sérieux, qui peuvent aussi être très grotesques parfois. Je pense qu’ils peuvent associer les deux visages.
C’est vrai. Les artistes sont souvent des gens un peu marginaux, comme Hokusai ou d’autres, réputés pour fréquenter les quartiers de plaisir, pour être de gros buveurs et être un peu scandaleux ; et ça se retrouve dans le cinéma aussi. L’artiste n’est pas moins un torturé qu’un paillard.
Je pense par exemple à Takeshi Kitano, qui rassemble bien ces deux faces, à la fois un présentateur télé très célèbre et décalé au Japon, et à l’inverse, un artiste très sérieux et réputé en Occident.
Oui, Takeshi Kitano, il est à la télé tout le temps : à dix-huit heures il est sérieux, il reçoit Araki, et puis à vingt-deux heures on le retrouve déguisé, avec des filles, en train de lécher des saucisses (rires).
Et en même temps, il ne perd pas sa légitimité. C’est visible dans la ville japonaise, on peut voir les mêmes personnes, très sérieuses la journée, se lâcher totalement le soir, et s’amuser presque à outrance.
C’est vrai que je ne vois pas les gens de la Défense complètement ivre le soir en plein Paris (rires). La gare de Shinjuku à minuit, c’est l’Enfer. On n'imagine pas Châtelet comme ça. Je pense que ce truc qui nous fait rire, ça fait aussi rire Kitano : il observe la vie des japonais, et il exploite les décalages. Ça peut aussi être la vie des yakuzas : dans Sonatine (1993), par exemple, le yakuza c’est aussi un homme qui joue comme un enfant sur la plage. Et dans Sailor Suit and Machine Guns (Shinji Sōmai, 1981), c’est une fille de quatorze ans qui récupère le gang de son père, et qui dit en tirant à la mitrailleuse : « c’est magnifique ».
Sailor Suit and Machine Guns (セーラー服と機関銃, Sērā-fuku to kikanjū, Shinji Sōmai, 1981) |
C’est très intéressant de voir comment les figures féminines peuvent représenter deux faces très distinctes, opposées et versatiles ; le cinéma met en valeur ses possibilités d’hybridation.
Et aussi une forme de liberté qu’elle ne retrouvera jamais réellement. C’est là où le féminisme peut se jouer : il y a la figure de l’adolescente, qui est entre-deux. Qui est dans son uniforme, qui est contrainte, à l’école, etc., mais qui est une figure assez libre. Elle doit évoluer entre une certaine forme de sexualisation que les hommes adultes imposent, mais la vraie soumission arrivera plus tard : car les femmes travaillent, mais elles ne dépassent jamais un certain poste, elles sont rarement patronnes, puis elles vont se marier avec quelqu’un de la boîte, qui se transforme en une sorte d’agence matrimoniale. Le travail n’est pas réellement émancipateur pour les femmes au Japon, en tout cas le travail d’entreprise. Mais le petit moment de liberté, c’est au moment où elle est adolescente, lycéenne. C’est là qu’elle devient la figure féministe ; car elle peut refuser les schémas.
Dans son entre-deux, l’adolescente forme aussi une sorte d’harmonie, qui est chère à la pensée japonaise.
Il y a beaucoup de choses qui ont à voir avec le carnavalesque du shintō, en fait : l’accueil des divinités sous la forme de masques, etc. L’adolescente est une divinité, au même titre qu’Inari, le Dieu renard. Il y a toujours une part d’animisme, qui peut transformer une figure en la répétant, en en faisant quelque chose de symbolique, et qui peut devenir ainsi une divinité. Comme Totoro : je pense qu’on l’honorera dans quelques siècles, au même titre qu’une réelle divinité shintō ; parce qu’il en est une.
La culture du shintō, de l’impermanence, de l’éphémère, est aussi liée à l’expression des extrêmes : c’est un peu quelque chose qui en découle, au final. François Laplantine écrit, dans Le Japon ou le sens des extrêmes, que la culture japonaise est : « une culture hédoniste de la délectation du plaisir qui est le revers du sentiment de l’impermanence. » Et c’est tout aussi vrai pour l’hédonisme que pour l’ascétisme, qui sont deux extrêmes en tension constante.
Oui, et le monde de la nuit est propice à ça. En France, ça n’existe pas d’aller prendre un verre dans un bar, par exemple SM, après le travail. Au Japon, c’est courant ; un mangaka qui passe devant ce genre de bar avec des amis, et qui décide d’y aller pour discuter. C’est quelque chose qui est même plutôt normal.
Il y a une culture de l’alternance plutôt que du choix : on peut être tout, d’un moment à un autre, sans avoir à choisir l’un ou l’autre. C’est une liberté de la forme que l’on retrouve dans le cinéma d’Ōbayashi : dans Labyrinth of Cinema (2019), son dernier film, les personnages eux-mêmes deviennent ceux des films qu’ils regardent…
Et le cinéma est représenté par une jeune fille. Il termine vraiment sa carrière en disant que les possibilités du cinéma, c’est cette jeune fille, qui a été son personnage favori tout au long de sa filmographie. C’est très beau et émouvant comme idée, comme fin de carrière.
Vous l’aviez rencontré en 2017 pour un entretien , il était malade. Il vous disait que les rayons qui étaient utilisés pour le soigner étaient aussi ceux de la bombe nucléaire. Il voyait dans l’explosion atomique la forme d’une fleur : comme un entre-tissage inextricable du beau et du terrible en chaque chose.
Oui. D’ailleurs j’ai toujours considéré que la fin de Totoro, avec l’arbre qui pousse, c’était un champignon nucléaire ; une reprise du motif de la destruction pour en faire celui du renouvellement, de la renaissance, et de la victoire de la vie.
On produit de l’image parce que c’est ce qui peut survivre à la destruction, car elle est immatérielle, aussi. Les temples, les bâtiments, les hommes, ils seront détruits ; mais un film d’Ozu par exemple, restera toujours. Quelque part, on produit de l’image pour combattre la mort et la destruction.
Entretien réalisé le 4 mars 2022
mercredi 13 avril 2022
Le printemps des fantômes : Je parle de la J-horror dans l'émission Le B'Haut Parleur du cinéma
mardi 12 avril 2022
Le printemps des fantômes : les trois visages de la peur
Demain ressortent au cinéma Ring, Dark Water et Audition.
Une femme désarticulée qui sort
d’une télévision, une mystérieuse fillette en ciré jaune, une femme fatale qui découpe
ses amants : au tournant du millénaire, la peur avait de longs cheveux
noirs et était japonaise.
C’est Sadako qui ouvrit le bal
des fantômes. Simple série B conçue pour sortir pendant O-bon,
l’halloween japonais, Ring (1998) devint un phénomène japonais puis
asiatique et enfin mondial.
Ring : Sadako, le fantôme
dans la machine
Où en était le cinéma d’horreur à
la fin des années 90 ? Les grands noms se mettaient en retrait comme John
Carpenter, survivaient dans la série B comme Tobe Hooper et George Romero,
peinaient à se renouveler comme Dario Argento, ou avaient changé de catégorie
comme David Cronenberg. Seul Wes Craven avait connu le succès, mais son Scream
(1996) n’avait entraîné que des slashers pour adolescents dont le public
s’était rapidement lassé. Au contraire, Ring était un film sérieux, sans
la moindre goutte de sang et travaillait la terreur avec une précision
d’horloger. Adaptant un roman de de Koji Suzuki, Hideo Nakata revenait aux principes
de l’épouvante tel que son maître Jacques Tourneur les avait définis : dans
le hors-champ, les reflets, et les ombres planait une menace surnaturelle. Ring
inventait un monstre inédit, féminin de surcroit, à l’apparence
immédiatement identifiable. Avec sa robe blanche et ses longs cheveux tombant
sur le visage, Sadako entrait au panthéon du fantastique aux côtés de Michael
Myers (Halloween) ou Freddy Krueger (Les Griffes de la nuit). Si
aux yeux des Japonais elle reprenait les codes des fantômes classiques comme la
Femme des neiges du Kwaidan de Kobayashi, pour l’Occident elle était
absolument énigmatique et terrorisante. Son modus operandi était inédit et
particulièrement efficace : le visionnage d’une cassette vidéo frappait
son spectateur d’une malédiction ne lui laissant que sept jours à vivre. La
scène où Sadako sortait d’une télévision pour pétrifier sa victime devint le
manifeste de la terreur moderne. A sa suite, les fantômes japonais hantèrent les
téléphones portables (One missed Call de Takashi Miike), les ordinateurs
et sites internet (Kairo de Kiyoshi Kurosawa), les caméras de
surveillance et même les photocopieuses (Ju-on the Grudge, de Takashi
Shimizu). Autrefois, dans les récits fantastiques classiques, les spectres
flottaient au-dessus des marais aux alentours de temples baignés de clarté
lunaire. Ce cliché, équivalent du manoir gothique des récits anglo-saxons,
laisse place aux minuscules appartements des grandes cités, aux ascenseurs et
aux parkings.
Dark Water : âmes à la
dérive
Dans Dark Water (2002),
seconde adaptation de Koji Suzuki par Hideo Nakata, Tokyo n’est pas la
mégalopole électrique du Lost in Translation de Sofia Coppola mais une
cité de béton lugubre peuplée d’âmes perdues. L’impressionnant décor principal
est un immeuble vétuste, sinistre bloc de béton se dressant dans une banlieue
baignée par une pluie sans fin. C’est dans ce monde gris et délavé qu’emménagent
Yoshimi, une femme en instance de divorce, et Ikuko, sa fille de cinq ans. Alors qu’elles tentent de s’acclimater à leur
nouvelle vie des phénomènes mystérieux se produisent. Qui est cette fillette en
ciré jaune qui se promène dans les couloirs ? Pourquoi un petit sac pour enfant
rouge ne cesse d’apparaître entre les mains d’Ikuko ? Une menace venue de
l’au-delà va tenter de séparer la mère et la fille. Dark Water est
autant un film de terreur qu’un mélodrame : à la haine de Sadako se
substitue le chagrin d’une enfant abandonnée. Errant dans les couloirs de
l’immeuble, Mitsuko Kawai se cherche une mère pour l’éternité, et pour cela
tente d’évincer la fille légitime. L’eau est la substance maudite du film,
s’infiltrant partout, inondant les appartements, et faisant circuler dans les
tuyauteries des matières insalubres. C’est aussi la matière de la folie puisque
dans la lignée de la « trilogie des appartements » de Roman Polanski
(Répulsion, Rosemary’s Baby, Le Locataire), le fantastique
est trouble et pourrait aussi exprimer la névrose d’une mère se croyant inapte à
tenir ce rôle. Dans un pays de salarymen éreintés par le rythme des entreprises,
rien n’est adapté aux mères qui souvent doivent renoncer à la vie active. Quitter
son travail pour aller chercher Ikuko à la sortie de l’école devient une source
d’angoisse pour Yoshimi. Dans cette oppression impalpable réside la vraie
malédiction qui l’emprisonne et se transmet de mère en fille. On ne s’étonnera
pas que le public privilégié des mangas et films d’horreur soit les femmes qui y
trouvent une forme de catharsis. Sadako est une jeune fille violée et jetée
dans un puits. Mitsuko, une fillette dont la mort a été oubliée. Dans une
société où leur voix peine encore à se faire entendre, les femmes viennent
réclamer justice depuis l’au-delà. Asami dans Audition est une autre
victime de ces inégalités, mais aussi la plus vindicative.
Audition : la malédiction
des femmes japonaises
Adapté d’un roman de Ryu Murakami
(Les Bébés de la consigne automatique), Audition (1999) est le
film qui révéla Takashi Miike en Occident. Stakhanoviste du V-cinema
(films distribués directement en vidéoclubs), Miike avait déjà une riche
filmographie derrière-lui, principalement dans le genre du film de yakuza. Audition
appartient quant à lui à l’eroguro, ce genre qui mêle l’érotisme à
l’horreur dont Tatouage de Masumura est un des fleurons. Asami n’est pas
un fantôme ou une créature surnaturelle mais une femme double : derrière son
physique de mannequin se dissimule une tueuse, véritable femme araignée qui
paralyse ses victimes et les mutile. Audition ne serait qu’une variation
sur la figure du serial killer, à la façon de Basic Instinct, si
Miike n’en faisait une parabole de la condition féminine japonaise. L’audition
du titre est celle que fait passer un producteur de cinéma à plusieurs dizaines
d’actrice. Ce n’est qu’un prétexte puisqu’il cherche en réalité une nouvelle
compagne. Asami va entrer dans les fantasmes de cet homme qui ne voit en elle
qu’une image. En situant le film dans le monde du cinéma, Miike anticipe le
séisme provoqué par l’affaire Weinstein. Si le personnage d’Audition est
bien moins pervers que l’ex-patron de Miramax, il use aussi de ses pouvoirs de
producteur et ne désire en Asami qu’une poupée à manipuler. Dès son plus jeune
âge, Asami est la victime d’hommes dominateurs qui veulent la contraindre et en
faire leur jouet, tel ce professeur de danse vicieux qui la martyrise. Malgré
sa réputation de cinéaste à la violence déchaînée, Miike a toujours été
attentif aux discriminations, qu’il s’agisse des minorités n’ayant que les
clans criminels pour s’insérer, ou les femmes, contraintes de répondre aux
critères sociaux de beauté et d’abnégation.
Tapies derrière le miroir obscur
de nos terreur contemporaines, Sadako, Mitsuko et Asami n’ont pas fini de
revenir nous hanter.