vendredi 19 août 2016

Un squelette à Edo


A l’exposition From Eery to Endearing: Yokai in the Arts of Japan de l’Edo Tokyo Museum, j’ai croisé ce très beau personnage. Quelle est la nature de ce squelette sous la lune à la posture parfaite ? Comme celui à la couronne de roses du Rubaiyat d’Omar Khayyam, comme ceux aux crânes ornés de la Santa Muerte, comme le spectre de  Tappington qui observe coquettement sa mise dans un miroir, ou comme Kriminal le plus beau costume des fumetti neri, notre squelette d’Edo est d’abord un dandy. Il semble avoir conservé juste ce qu’il faut de chair pour s’en faire un pantalon sur mesure et une chemise de soie délicatement plissée. Parfaitement japonais, il a compris que la beauté résidait dans le retrait de l’inutile. Pourquoi, une fois mort, s’embarrasser d’une peau spectrale ou d’un visage ? Le squelette n’a aucune nostalgie de son apparence passée.  

jeudi 18 août 2016

Garçons à Nichome


Une nouvelle histoire de fantômes à Golden Gai


La rue de Golden Gai qui a brûlée en avril dernier est séparée du reste du quartier par des bâches en plastique bleu. Derrière, il y a des échafaudages car certains bars, parmi les plus fréquentés comme le Buster et le Honey sont en voie de reconstruction, mais d’autres sont irrémédiablement perdus. Je pense à celui qui n’était qu’un minuscule comptoir avec un seul tabouret et dans lequel je n’ai jamais vu qu’un travesti âgé, la patronne, me faisant un sourire avenant. Pour ces mama-san, dont la précarisation et la solitude ne faisait aucun doute, et dont le bar était probablement la maison, le destin est le plus cruel. Ce qui a brûlé comme du papier ce sont des vies et des décennies d’histoires à jamais perdues.
Le dernier soir de ce voyage d’aout, je rentrais à Kabukicho par la rue séparant Golden Gai du temple Hanazono. Une femme marchait devant moi, grande, maigre et dépeignée, sa longue jupe traînant jusqu’au sol. Probablement soule, elle tanguait un peu et semblait hésitante comme cherchant son chemin. J’étais presque à sa hauteur lorsqu’elle tourna à gauche, remonta vers la rue sinistrée et passa derrière la bâche bleue. Je décidais de fumer une cigarette et d’attendre. Elle m’avait fait une curieuse impression, comme une vague reconnaissance, et je voulais voir son visage. J’étais certain que ce n’était pas juste une égarée allant finir la nuit à Golden Gai et ayant pris le chemin le plus incongru. Quelques minutes plus tard, elle réapparue et se dirigea vers moi. 
En effet, je la connaissais : c’était la serveuse et peut-être même la patronne du bar où s’était déclaré l’incendie, le même bar, où six auparavant, j’avais terminé une nuit faite d’apparitions et répétitions inexplicables (voir ici). Cette femme n’était pas la bonne serveuse, celle qui m’avait offert le catalogue du musée Terayama et avait délivré un oracle, mais la mauvaise, son double pâle et émacié, qui me faisait invariablement fuir lorsque je tentais de retourner dans le bar. Elle portait les mêmes habits : un chemisier en dentelle usé, des colliers et des bracelets. Le plus troublant était le grand sac rond à son épaule imitant une montre à gousset car il y a six ans, c’était bien le temps qui me jouait des tours, multipliant boucles et répétitions,  faisant apparaitre sur mon chemin de malicieuses filles en kimono et me piégeant dans les remakes d’autres soirées à Golden Gai.
En me dépassant, elle désigna l’appareil accroché à mon cou : «  il est interdit de prendre des photos ici. » Phrase qu’elle avait dû répéter bien des fois du temps… j’allais écrire « du temps de son vivant ».. Combien de fois, depuis l’incendie, était-elle retournée dans la petite ruelle pour errer, soule, entre les bâches bleues ?  Grattait-elle en gémissant la porte calcinée de son bar ?  J’étais venu à Tokyo au mois d’aout, pendant Obondori la fête des morts, chasser à nouveau les fantômes, et c’était bien une revenante que j’avais croisée.


dimanche 22 mai 2016

Tomie, l'adolescente illimitée


Le moteur principal des mangas de Junji Ito est l’obsession : les spirales (Spirale), les animaux marins (Gyo) ou les chats (Le Journal des chats). Ils nous font comprendre ce qu’est avoir un esprit obsessionnel. Ça ne vous est jamais arrivé de marcher dans la rue et de vous dire : « C’est étrange, toutes les femmes que je croise aujourd’hui sont blondes »? Ou encore : « Depuis 30mn que je suis à cette terrasse de café, c’est incroyable le nombre de bossus que je vois passer » ? (Cette réflexion est véridique).  Ou encore : « ce train est remplie de sosies de Jean-Pierre Chevènement » ? (véridique aussi).
C’est cela les récits de Junji Ito : si on commence à voir des spirales on ne voit plus que ça, on les recherche même et on finit par avoir le cerveau en spirale. Et au Japon, des spirales, il y en a partout, jusque dans la soupe.
Le cycle Tomie (20 récits entre 1987 et 2000) est aussi un récit d’obsession. Soit les aventures d’une adolescente à la beauté surnaturelle qui parasite des écoles, des familles, des groupes d’amis, provoque la passion suivie de crises de folies meurtrières. 
Tomie finit invariablement démembrée par ses amoureux ou rivales mais renait à chaque nouvel épisode. On pense d’abord que Tomie est un fantôme, peut-être une jeune fille assassinée comme Sadako ou les membres de la famille Saeki dans Ju-on, et qu’elle accomplit une vengeance systématique, pour ne pas dire mathématique. Pourtant, Tomie ne s’inscrit pas dans la logique des fantômes japonais qui, aussi effrayant soient-ils demeurent immatériels et n’ont pas de contacts physiques avec les humains. A ce titre, elle ressemblerait d’avantages aux fantômes coréens des années 2000 comme ceux de la série Whispering Corridors (Yeogogoedam, 1998-2009) : sanguins, violents, souvent dissimulés sous une apparence humaine et n’hésitant pas à tuer, le plus souvent à l’arme blanche. Tomie se rapproche aussi de la body-horror comme si à partir d’un seul membre coupé de Tomie, une Tomie entière était capable d’être produite. Dans l’histoire La Chevelure (1995) un cheveu qui se greffe sur le crâne d’une jeune fille la transforme peu à peu en Tomie. Est-elle animale, comme une sorte de salamandre, ou bien végétale, pouvant se reformer par boutures ? Et lorsque les reproductions se dérèglent Junji Ito dessine des grappes anarchiques de Tomies. 
Dans l’épisode L’agresseur (2000), du sang de Tomie a été injecté à des nourrissons qui toutes sont devenues des Tomie du même âge, ont grandi dans des milieux différents, et cherchent à s’éliminer. La guerre des Tomies donc.
Comme beaucoup de dessinateurs japonais, Junji Ito dessine un seul type de personnage, qu’il soit fille ou un garçon. On retrouve dans ses autres récits des filles ressemblant trait pour trait à Tomie. A un détail près : un grain de beauté sous l’œil gauche est le signe distinctif de la créature. Tomie est donc surtout une métaphore de l’identité qui a un certain point de ressemblance finit par s’entredévorer ou prendre des formes cancéreuses. La perte de l’individualité est évidemment la terreur japonaise par excellence, et si Tomie est une adolescente habillée en uniforme marin, ce n’est pas un hasard. Tomie pourrait ainsi être une adolescente originelle, éternelle shojo, c’est-à-dire vierge et sans cesse prise dans un mouvement de renaissance. Mais évidemment une ankoku shojo, vierge des ténèbres,  monstrueuse et cannibale. Figure autant consommatrice que consommée, elle dévore les garçons par la passion qu’elle inspire et les filles par la jalousie et l’obsession de la beauté. Quant aux adultes, qui constituent son entourage, ils sont amaigris, les yeux caves, et la peau creusée, comme des drogués affamés de Tomie et  jamais rassasiés.
Tomie a donné lieu tout d’abord à huit films entre 1999 et 2007, dont un réalisé par Takashi Shimizu l’auteur des Ju-on, Tomie: Re-birth (2001). Aucun n’est remarquable, et les actrices interprètes de Tomie très décevantes. Tomie a connu sa meilleure renaissance en 2012 avec Tomie Unlimited de Noboru Iguchi. La folie organique qui est le propre d’Iguchi s’accorde parfaitement à l’univers d’Ito.

Pourtant, la meilleure adaptation n’est pas un film mais une série de photographie Yoshida Shun. Elles mettent en scène Junji Ito lui-même entouré de Tomie et plutôt de « Tomies », la parthénogénèse délirante de l’adolescente étant reproduite à la perfection. Cela est d’autant plus troublant qu’Ito donne souvent son visage d’étudiant sage à ses personnages masculins. 

La seconde série adapte certaines cases du manga (L'hôpital Morita par exemple), le travail photographique parvenant à restituer la terrorisante beauté de Tomie. 

La série sur le site de Yoshida Shun ici et ici (attention le site a une bande-son de pure J-horror)
Les histoires de Tomie sont éditées en France par Tonkam ici
Tomie Unlimited est édité en DVD/BR par Elephant Films



samedi 7 mai 2016

Passées les fleurs carnivores, les fantômes… (Araki au musée Guimet)


Il y a deux mondes chez Araki. Le plus connu, pléthorique, a fait d’Araki l’héritier des peintres de Yoshiwara. Il est le vagabond  des clubs érotiques, des love hotels, des soaplands ; le photographe insatiable des filles attachées, suspendues, mais qui nous regardent, des yakuzas et des fleurs. C’est une apologie de la chair où Araki applique à la photo ce qu’on nomme au Japon « l'écriture du moi ». Sur certaines photos, mais pas celles exposées ici, son propre sperme est projeté sur le papier. En représentant aussi littéralement l’énergie vitale qui l’anime, Araki coupe presque court à  toute interprétation. Si pendant des décennies l’érotisme asiatique a été représenté en Occident par les geishas et les estampes shunga, c’est aujourd’hui les femmes d’Araki qui en sont le symbole. Le second monde ne repose que sur quelques dizaines de clichés : deux séries que 20 ans séparent. Le Voyage sentimental retrace la lune de miel d’Araki et Yoko en 1971. Le Voyage d’hiver, est la chronique de la mort de Yoko en 1991.
Mais d’abord, à l’entrée de l’exposition, il y a les fleurs. Ces fameuses fleurs carnivores, charnelles et troublantes. Rouges, jaunes ou bleues, grasses et luisantes, saturation de couleurs et de vie avant la lumière grise du mausolée.

On retrouve une autre fleur, mais noire, au milieu du Voyage d’hiver : celle qui a grandi à l’intérieur du corps de Yoko et l’a emportée. Sa malédiction semble déjà en germe pendant la lune de miel, comme un voile sombre. Les chambres d’hôtels, les auberges à futon, les trains et les papillons se succèdent, mais Yoko ne cesse d’être mélancolique, comme si déjà pesait le poids du retour pour ce couple d’artistes pauvres qui semble quitter pour la première fois Tokyo. 
Et toute la tendresse d’Araki réside dans la capture de cette tristesse. Il y a aussi ces lits vides et défaits, ces paysages, ces objets, où Araki fait passer l’impermanence des choses. Il y a surtout le visage de Yoko en jouissance, peut-être la seule photo de ce type qui n’ait jamais comptée pour Araki. C’est à compte d’auteur qu’Araki éditera Le Voyage sentimental, bien loin de la star qu’il est devenu au cours des décennies suivantes.
Le Voyage d’hiver lui fait directement suite sur les murs de l’exposition mais deux décennies les séparent. Pourtant, une même trame fine et grise unie le voyage de l’amour et le voyage de la mort. La neige, les draps d’hôpitaux et les cendres : en ce début d’exposition, on ne parle pas, on ose à peine chuchoter. C’est entre les photos que tout se joue. Yoko tient Chiro, leur chatte, dans ses bras, et sur les photos suivantes, Yoko a disparue. Il y a l’appartement vide et des quais de train et des rues désertes. Et un homme anonyme, endormi dans le train qui le ramène de l’hôpital. Parfois Chiro revient. La nuit, elle marche sur la barrière métallique du balcon ou bien est assise sur la table du salon et regarde par la fenêtre. Elle attend. 
Sur son lit l’hôpital, Yoko a presque disparu : elle n’est plus qu’une petite boule de cheveux noirs aux creux d’un oreiller. Quant à la main d’Araki tenant  celle de Yoko, comment en parler ? Et les cendres sur le chariot métallique du crématorium, comment en parler ? On peut en revanche,  avec le chat, parler de l’absence de Yoko. Chiro passe devant l’autel funéraire. On la retrouve, les yeux mi-clos, sur le lit de Yoko. Elle regarde par la fenêtre du salon et, à la photo suivante, elle gambade dans la neige. Araki a ouvert la fenêtre pour laisser partir l’âme de Yoko.
Assise sur mes genoux, Chiro aimait que je lui lise Je suis un chat de Natsume Soseki. On pouvait être sûr que Chiro était une fille à sa façon de s’arrêter de faire pipi lorsque j’essayais de la photographier dans la salle de bain. Elle détestait ça.  Quand Yoko était à l’hôpital,  Chiro attendait à mes côtés son retour. Il n’y avait plus que nous deux en train de regarder le soleil couchant. »
Chiro est entré dans la vie de Yoko et Araki en 1988. Bien que celui-ci n’ait pas d’affection particulière pour les chats, elle a été son amie et sa modèle pendant 22 ans.

Le reste de l’exposition relève de l'autre monde d’Araki. Le titre d’une série nous renseigne sur ce qui le compose et le fait tenir debout : Tokyo Comedy. Après, la neige et les cendres, viendra le règne du théâtre, des cordes et des kimonos rouges. 
Après la disparition de Yoko, tout ne sera plus que comédie.


 (Il s'agit d'un parcours dans l'exposition du musée Guimet, et non des livres Le Voyage sentimental et Le Voyage d'Hiver, qui  peuvent présenter une chronologie différente des photographies)

Le site de l'exposition ici

NB : la photo d'ouverture et celle du chat sur le ventre d'Araki ne font pas partie de l'exposition.