dimanche 15 mars 2015

Yasuzô Masumura, un anarchiste des passions

Textede la Rétrospective Yasuzô Masumura à la Cinémathèque française en 2007.
                 
L'Ange rouge (1966)
Dans l'interview qu'il accorda aux Cahiers du cinéma en 1970 (1), Yasuzô Masumura déclarait n'attacher que peu d'importance à l'image et se défier de l'esthétisme. Si la rigueur des compositions de Irezumi (Tatouage) ou Manji (Passion) semble contredire cette affirmation, il est vrai que souvent chez Masumura l'image se trouve entraînée vers une forme de raréfaction, voire un pur évanouissement. Dans Manji (Passion), l'éblouissement du couple vouant un culte à la déesse Kanon, transforme leur chambre en un monde sans contour ni consistance où vacille leur identité même ; l'héroïne de Seisaku no tsuma (La Femme de Seisaku), aveuglant son mari, parvient à le soustraire à la guerre et à l'oppression du village ; une semblable cécité est partagée par les amants de Môjû (La Bête aveugle) et leur fait rejeter le monde visible pour un univers tactile. Ce dernier film peut d'ailleurs valoir comme le manifeste d'un cinéma davantage sensitif que visuel et soumis à des forces de vitalité, d'intensité et de rythmique. Que ces énergies en viennent à se figer à l'intérieur d'une image, à se conformer à une esthétique, serait déjà en soit un signe d'aliénation. Quel que soit le genre qu'ils abordent (comédie, film noir, érotisme cruel), les films de Masumura sont traversés par un même conflit : l'oppression des forces vitales de l'homme dans une société où "ni l'individu ni la liberté n'existent" (2).
                                 
Passion (1964)
Le cinéma de Masumura naît à un tournant de la société et du cinéma japonais : le développement du capitalisme et le crépuscule des grands auteurs : Ozu, Naruse et Mizoguchi. Après avoir d'ailleurs assisté Mizoguchi sur ses dernières --uvres, Masumura passe trois années au Centro Sperimentale Cinematographico de Rome (où il se lie avec Antonioni). Masumura aura donc connu successivement la fin du cinéma classique japonais et la modernité européenne. Son premier film, Kuchizuke [Les Baisers] en 1957, s'inscrit alors presque naturellement dans un genre "moderniste" et d'inspiration occidentale : les films des taïo-zoku ou Saison du soleil, désignant les adolescents hédonistes ayant grandi dans l'après-guerre. Pour Oshima et ses pairs, ce courant, et particulièrement Kuchizuke [Les Baisers], ont représenté l'équivalent de Monika et, dans une moindre mesure, de Et Dieu créa la femme pour la nouvelle vague française (3). Les corps et le désir se dévoilaient avec une franchise inédite ; les courses en moto et les pistes de danses imprimaient des rythmes et des vitesses nouvelles aux personnages. Enfin, les cinéastes sortaient des studios pour plonger dans le chaos de la vie urbaine. Pourtant, cette libération contenait déjà les paradoxes de l'oeuvre à venir de Masumura. Ce tempo inédit et les postures calquées sur celles de James Dean ou Brando étaient naturels à une jeunesse ayant vécu dans le voisinage des bases militaires américaines. Si les adolescents japonais trouvaient dans l'Occident matière à s'extirper du carcan des traditions, cette modernité relevait d'une culture d'occupation. L'année suivante avec Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], à travers la guerre que se livrent des sociétés de caramels, Masumura attaquera frontalement les nouveaux rythmes de vie imposés par le capitalisme.                     
Les Baisers (1957)
Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], reproduit le style euphorique des comédies de Frank Tashlin et Stanley Donen (il s'inspire d'ailleurs en partie de Funny Face). Rapide, saturé de couleurs, avec des personnages en mouvement perpétuel, le film paraît s'abandonner aux formes les plus extatiques du cinéma hollywoodien. Pourtant, les plans de machines d'usines et les presses à journaux révèlent l'inhumanité des forces motrices qui entraînent ce monde. Les personnages tentent de survivre à la folie du consumérisme et à la marche implacable de l'industrie. Kyoko, l'adolescente plébéienne choisie pour représenter la marque de caramels, perd son innocence lorsque le photographe lui demande de jouer la candeur. Désormais, mieux que personne, elle saura manier les codes de ce monde factice. Son parcours est absolument identique à celui de Otsuya dans Irezumi (Tatouage) qui retourne contre ses oppresseurs le monstrueux dessin d'araignée dont ils ont marqué sa peau. A l'inverse, le "créateur" de Kyoko, le chef de publicité Goda, s'éreinte à suivre le rendement de sa compagnie au fur et à mesure qu'elle "dévore" ses concurrents. Alors que Kyoko évolue cyniquement sur la scène scintillante du spectacle capitaliste, Goda se retrouve à l'agonie, crachant du sang dans des bureaux sombres et déserts. Au terme de la relation vampirique qui unie la plupart des couples du cinéaste, les personnages masculins achèvent souvent leur destin dans la répétition hystérique de leur aliénation.
Tatouage (1966)
Le yakuza de Karakkaze yarô [Le Gars des vents froids] interprété par Yukio Mishima (qui détourne d'ailleurs le film par une interprétation très camp) est ironiquement couplé à un petit singe mécanique joueur de cymbale. Dans un final dont s'est peut être souvenu Brian de Palma pour Carlito's Way (L'Impasse), il succombe à la loi du clan : échouant à s'évader avec sa compagne enceinte, il meurt en remontant l'escalier mécanique d'une gare. Le héros de Nise daigakusei [Le Faux étudiant], séquestré par ses camarades activistes, devient lui-aussi un automate détraqué : arpentant un couloir d'asile, il déclame des slogans en un simulacre de manifestation. L'employé de Chijin no ai (La Chatte japonaise, d'après Tanizaki) ne peut échapper à la soumission, même dans ses jeux érotiques : chevauché par son épouse, il en est réduit à faire indéfiniment le tour de la table du salon. Pour Masumura, l'homme se construit avant tout par la négation de son individualité : « répression de soi, harmonie avec le groupe, tristesse, défaite, fuite » (4). Si Masumura aborde le milieu militaire, c'est évidemment pour en faire la matrice de la régulation des corps et de l'écrasement des esprits de la société japonaise. Dans Heitai yakuza [Le Soldat yakuza], le système de grades qui régit les prostituées établit un rapport entre le bordel et la caserne : les militaires sont eux aussi des corps déterminés par un usage, des pantins dociles, remplaçables à l'infini. Dans Akai Tenshi (L'Ange rouge), mutilés, réduits à des fragments de corps indifférenciés, ils perdront toute identité.

Le Gars des vents froids (1960)
Face à ces "ombres" sans corps ni conscience, la femme canalise les énergies vitales : "les actions dynamiques, les oppositions, les joies, les luttes à mort. (5)" Dans les premiers temps, elle est une créature du mouvement et de la vivacité, comme Nozoe Hitomi dans Kuchizuke [Les Baisers] et Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], qui enchaîne à une vitesse folle les mimiques et les gestes. Elle peut aussi épouser la forme plus chimérique et inquiétante d'Ayako Wakao, la femme de toutes les métamorphoses, déesse autant qu'animal sanguinaire. Au cours des années 60, l'opposition du personnage féminin à tous les types de sociétés humaines va incliner les films de Masumura vers un érotisme archaïque et barbare.
Il adapte les romans de Tanizaki (Passion, Tatouage) et Edogawa Rampo (La Bête aveugle), posant ainsi les premiers jalons cinématographiques de l'ero-guro (érotique grotesque), érotisme sanglant auquel on peut rattacher de nos jours le très masumurien Ôdishon (Audition) de Takashi Miike. Ayako Wakao va incarner des créatures proches de Sacher-Masoch ou Pierre Louÿs ; une statue d'albâtre au contact de laquelle les hommes se disloquent. L'introduction de Irezumi (Tatouage) pourrait définir les personnages d'Ayako Wakao : « une superbe femme piétine des corps d'hommes exsangues. Elle se repaît de leur chair et de leur sang pour prospérer. » Comme chez Tod Browning (cinéaste ero-guro qui s'ignorait), les pulsions font dégringoler l'homme de sa stature et le condamnent à la reptation.

L'école d'espions de Nakano (1966)
Les attractions irrépressibles, l'animalité primordiale ou encore le déterminisme des caractères féminins et masculins, inclinerait le monde de Masumura vers le Naturalisme. Cependant, bien que son action soit davantage nihiliste qu'émancipatrice, la violence de la femme relève également du choix. Dans Tsuma wa kokuhaku suru [Confession d'une épouse], au cours d'une escalade, la femme doit décider entre couper la corde qui la relie à son mari ou tomber dans le vide avec lui. Elle sera moins accusée du meurtre de son conjoint que d'avoir refusé le sacrifice. En crevant les yeux de son mari pour l'empêcher de retourner à la guerre, la femme de Seisaku choisit de s'opposer au village se cherchant un héros militaire. L'infirmière de Akai Tenshi (L'Ange rouge) pourrait n'être qu'une figure maudite, entraînant malgré elle les hommes vers la mort, pourtant c'est sa volonté qui délivre le médecin de l'impuissance et de la drogue. Même si Nagisa Oshima rejeta violemment Masumura à partir de Karakkaze yarô [Le Gars des vents froids], Abe Sada dans Ai no corrida (L'Empire des sens), vivant sa passion en marge du Japon militariste, est un personnage strictement masumurien.

La Bête aveugle (1969)
Malgré ses affirmations péremptoires, Masumura aura su doter certains personnages masculins d'une individualité forte. Ainsi Omiya dans Heitai yakuza [Le Soldat yakuza], ou encore Hanzo dans Goyôkiba: kamisori hanzô jigoku zeme (L'Enfer des supplices), tous deux personnifiés par Shintaro Katsu. De fait, l'interprète de la série des Zatoïchi, représentant d'un anarchisme populaire typiquement japonais, ne pouvait entrer dans la lignée des hommes atrophiés de Masumura. Face aux soldats, tous taillés sur le modèle de la virilité japonaise (cheveux ras, corps sec), la rondeur burlesque de Katsu le désigne comme un corps absolument hors norme. Forgé au code d'honneur des yakuzas, son mépris absolu de la hiérarchie militaire lui permet de rester insensible aux pires châtiments corporels. Dans Goyôkiba: kamisori hanzô jigoku zeme (L'Enfer des supplices), Katsu interprète un inspecteur "tantrique" qui soutire des aveux aux femmes grâce à son pénis, fortifié par d'effarants exercices. Le personnage retient toute jouissance, émotions et pulsions et devient une force abstraite, presque immatérielle, circulant entre les corps féminins.
Masumura sur le tournage de Passion
C'est logiquement par l'évanouissement dans le féminin que l'homme peut se soustraire à l'aliénation. Yonosuke, le libertin de Koshoku ichidai otoko [L'homme qui ne vécut que pour aimer], interprété par le génial Raizo Ichikawa, fait passer son amour des femmes avant toutes les conventions sociales. Bravant le pouvoir du Shogun, Yonosuke dilapide en orgies la fortune familiale. Proche du Casanova de Fellini, il traverse des mondes dégradés ou parodiques : un bordel pour travestis, une forêt de vieilles prostituées, un cimetière où l'attend une fiancée morte. Mais à la différence de Casanova, jamais le personnage, sans doute le plus optimiste créé par Masumura, n'atteint le territoire des passions glacées et mécaniques. A bord d'un navire dont les cordages sont tissés de cheveux de femmes, il s'embarque pour une île merveilleuse bordée de sirènes. Dans Môjû (La Bête aveugle), l'--uvre la plus transgressive du cinéaste, l'atelier du sculpteur sert également à une mythification du corps féminin. Rampant sur le corps d'une géante de pierre, les amants aveugles explorent l'« art tactile ». De mutilations en mutilations, ils s'éloignent du monde des hommes pour atteindre un autre territoire, n'ayant pour règle et superficie que l'intensité des sensations. Même si leur destination se révèle les ténèbres et la mort, par la seule force de leur désir, ils incarnent le nihilisme forcené de Masumura, dirigé vers l'abolition de toutes les formes de sociétés.


(1) Les Cahiers du Cinéma n° 224, octobre 1970
(2) ibid
(3) Nagisa Oshima, « Cela constitue-t-il une brèche » (1958) in Ecrits 1967-1978 (Cahiers du Cinéma/Gallimard, 1980)
(4) Yasuzô Masumura, texte paru dans Eiga Hyoron, février 1958, cité par Max Tessier in « Yasuro Masumura et les modernistes du Taiyozoku » (« Le Cinéma japonais au présent », Cinéma d'Aujourd'hui, 1980)
(5) ibid



vendredi 13 mars 2015

David Bowie is... japanese

C’est plus qu’une coïncidence mais un fait : mes amis qui aiment la culture japonaise sont tous fans de David Bowie. Les raisons sont évidentes, à commencer par l’attachement de Bowie lui-même au Japon, des fabuleux costumes créés par Kansai Yamamoto pour le Aladdin Sane Tour à son interprétation du Major Jack Celliers dans Furyo de Nagisa Oshima. Certaines connexions sont plus souterraines, ainsi Masayoshi Sukita, l’un des photographes attitrés de Bowie (de la période Ziggy Stardust à la pochette de Heroes) est aussi le chef opérateur de Jetons les livres et sortons dans la rue de Shuji Terayama.  Avant Furyo où le Japon de Riyuchi Sakamoto et la Grande-Bretagne de David Bowie se regardaient, la rencontre avait déjà eu lieu entre le cinéma électrique, fardé et teinté de rose de Terayama et le glam rock anglais.
Le hasard est toujours objectif.
Voici comment Shuji Terayama décrivait Masayoshi Sukita dans Zoom n°45, juillet 1977
«  C’est un homme galant et moustachu.
Une fleur à la bouche lui irait bien.
S’il a avale de la salade en mettant un disque des Rolling Stones, c’est qu’une atmosphère facile et frivole flotte autour de lui. Mais cela n’est qu’un «masque» pour survivre dans le monde de la photo, gouverné par le système marchand. En réalité, rien de cela ne l’abuse.
Il a souvent photographié des musiciens du monde entier. Mais il a toujours tiré de ces portraits, non seulement la beauté du sujet, mais encore les aspects vénéneux cachés derrière les expressions.
Les personnages étranges qui, dans ses films publicitaires, disparaissent en un clin d’œil en en laissant derrière eux que leurs costumes, ou bien encore ceux dont les visages deviennent invisibles, cachés par des oiseaux, voilà ce qui montre assez ce qui l’incline vers le surréalisme.
Il s’est chargé des prises de vues de mon film Jetons les livres, sortons dans la rue. Ses images comportent quelque chose de rarement vu dans le cinéma japonais. Dans la scène de football, on a lancé la caméra à la place du ballon, et on a joué le match. Dans la scène d’amour, l’actrice caressait la caméra.
Notre équipe était étonnée par ses tentatives d’introduire la caméra à l’intérieur du drame, par son désir de faire participer la caméra elle-aussi à la scène, au lieu de la cantonner à son rôle d’observateur.

Si les photographes essaient de saisir le monde invisible à nos yeux - le monde imaginaire - Sukita serait vraisemblablement celui qui s’ingénierait à être parmi les premiers. »





D'autres images de David Bowie par Masayoshi Sukita ici


mercredi 11 mars 2015

Akaji Maro, J'irai comme un chameau fou



En novembre 2014, la compagnie butô le Dairakudakan (« le grand vaisseau du chameau ») était venue présenter Symphonie M à la Maison de la culture du Japon à Paris. Dans ce voyage sidérant au pays des morts, on croisait de séduisantes Ménades et des hommes en noir aux gestes d’insectes, comme échappés d’un manga de Suehiro Maruo. Maître de cet univers : le charismatique chorégraphe Akaji Maro tout à tour diva en robe blanche et perruque étoilée, fillette folle ou vielle femme obscène. A 71 ans, Maro se produit encore presque nu, le corps recouvert de peinture blanche comme les maîtres Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno.  Si Maro est une star internationale de la danse, pour les Japonais il est aussi une figure familière du cinéma et de la télévision où son physique de pirate burlesque fait merveille. Second rôle d’une multitude de films et de dramas, on peut le voir chez Sono Sion, Takeshi Kitano, Naomi Kawase et même chez Tarantino dans Kill Bill Vol.1.  Si Maro est une figure culte, c’est aussi comme acteur privilégié des mouvements d’avant-garde des années 1960. Pendant sa tumultueuse jeunesse, Maro a croisé le butô sombre et primitif du pionnier Tatsumi Hijikata, le kabuki situationniste de Juro Kara et le cinéma révolutionnaire de Nagisa Oshima. Dans cette résurgence du  monde flottant d’Edo, les artistes étaient encore des figures scandaleuses et marginales, se donnant des allures de monstres pour attaquer une société injuste. Encore aujourd’hui, c’est ce souffle libertaire qui traverse les spectacles d’Akaji Maro.

Quel personnage interprétez-vous dans Symphonie M ?
C’est moi-même. Je passe du bébé au vieillard, parce que le corps contient une sorte de symphonie. Ce mélange d’anarchie et de mélancolie peut être un peu déroutant pour le public mais je le laisse juger. C’est le regard des autres qui forme ma présence sur scène. Le public me cuisine comme il le veut.

Vous portez également une robe.
La féminité fait partie de moi. Ça reflète l’admiration que j’ai pour ma mère. C’était une femme qui adorait la littérature mais qui n’avait pas d’aptitude sociale. Après la mort de mon père à la guerre, elle a sombré dans la folie. Je n’en ai pas été témoin et donc j’essaye d’imaginer ce qu’a pu être sa fin. Il me reste quelques photos d’elle et quand je me travestis, j’ai l’impression de lui ressembler. J’ai l’angoisse de devenir fou comme elle et j’essaye d’exorciser ce destin possible en le représentant sur scène.



Vous ressemblez parfois à une poupée manipulée par d’inquiétants hommes en noir.
Ils ressemblent à des croque-morts, comme dans le film Departure sur les hommes qui maquillent les cadavres. Ils peuvent aussi évoquer des serviteurs, mais en même temps, ce sont eux qui me dominent. Je deviens alors une petite fille persécutée. Le masochisme est au centre de la pièce et c’est d’ailleurs une des racines du butô. Sans rien y pouvoir, le corps reçoit des choses extérieures comme la maladie, le temps, l’air pur ou l’air pollué. On a beau ne pas vouloir subir les radiations, on est bien obligé de respirer. Ce n’est pas en tordant la bouche et en respirant de travers qu’on peut les éviter. On peut porter un masque mais c’est un choix absurde puisque les radiations entrent de toute façon dans notre organisme. En tous cas, notre corps contient une énorme symphonie chaotique et mon butô consiste à l’extérioriser

Vos danseurs sont divisés en deux par une corde rouge, l’effet est très graphique.
J’aime bien leur profil souligné par la corde rouge. On voit une personne parce que la corde dessine une forme. Un peu comme dans certains tableaux de Magritte où le contraste avec l’extérieur permet de distinguer la figure. Le fard blanc qui couvre le corps des danseurs dessine aussi une forme, comme une statue. On peut penser aux sculptures grecques, à celles de la Renaissance ou aux personnages habillés et recouvert de plâtre de George Segal. Le maquillage blanc immobilise le corps et arrête le temps.

Symphonie M s’inspire du livre des morts tibétain, c’est donc un voyage initiatique.
Oui. Le livre des morts tibétain retrace le chemin vers l’éveil. Il aide à sortir du karma de la réincarnation pour devenir vraiment le vide, le rien et disparaître. C’est un peu comme un manuel divisé en 49 jours. Paradoxalement, c’est une accumulation d’expériences que personne n’a pu raconter. Le livre rassemble probablement les témoignages de moines qui, à force de jeûner et de méditer, sont entrés dans une sorte d’état de mort. Lorsqu’on jeûne, au bout de deux jours, on est la proie d’illusions : on se fait attaquer par de la nourriture ou par des femmes séduisantes. On traverse des forets où volent des boules lumineuses colorées et à la fin on se décompose dans la lumière blanche. C’est comme ça qu’on atteint l’éveil. Mais moi, comme j’ai l’esprit espiègle, même dans la lumière blanche, je résiste et je deviens une vieille folle obsédée qui retire sa robe. Je ne cherche pas d’éveil religieux dans mon art. Il faut se laisser attirer par les boules lumineuses colorées, pour devenir un bon artiste. Se laisser séduire et recevoir des coups est enrichissant.



Comment entre-t-on au Dairakudakan ?
Il n’y a pas de critère : je considère que tout le monde possède un talent. C’est ma magie, ma sorcellerie. Depuis 40 ans, je ne refuse personne et je ne courre jamais derrière ceux qui partent. Les danseurs qui découvrent des notions ou des paroles qui se transforment en mouvement restent dans la compagnie. Certains deviennent des saints, c’est à dire des cons, mais les intelligents ont tendance à se détruire et à perdre le nord. Il n’arrive plus à comprendre ce qu’ils font et je trouve ça très bien. Il faut se débarrasser de la logique. Je leur demande de devenir un cheval mais c’est leur propre cheval qu’ils doivent trouver. Je leur demande de danser une rivière. Certains représentent des vagues et d’autres restent simplement assis et regardent la rivière. Il suffit d’un an pour avoir un certain niveau. Après, ils doivent développer une danse personnelle. Par exemple, cette expression classique du butô où la bouche ouverte ressemble à une cave sombre, il faut 5 ans pour l’acquérir.

Le butô est une danse assez dérangeante, parfois cauchemardesque.
C’est l’écrivain Haniya Yutaka qui a inventé le terme Ankoku Butô qui veut dire « la danse des ténèbres ». Tatsumi Hijikata a ramené d’Akita, son pays natal, la gestuelle des paysans pauvres, affamés, courbés comme des handicapés, ou mentalement arriérés. Hijikata a montré ça sur scène avec ses costumes en tissus usés et rapiécés. La société japonaise avait alors honte de cette paysannerie misérable et archaïque. Dans les années 1960, aimer la laideur avait vraiment un sens. Hijikata était l’idole de personnalités d’avant-garde comme Ishihara Shintaro, qui n’était pas encore un politicien de droite, Mishima, ou Tatsuhiko Shibusawa, le traducteur de Sade et de Bataille. Il incarnait pour eux l’artiste qui renversait les valeurs de la société. En 1959, il avait par exemple adapté Couleurs interdites de Mishima dont le sujet était l’homosexualité. L’époque était pleine de tabous et de répression et Hijikata a jeté son corps là-dedans.

Quel a été votre parcours dans le Tokyo des années 1960 ?
J’ai grandi dans la province de Nara et je suis monté à Tokyo en 1961. A cause des mouvements de protestation contre le traité de sécurité avec les USA, les universités étaient fermées et j’ai commencé à faire du théâtre. En fait, je traînais surtout à Shinjuku qui était pour moi un endroit sacré : l’université de la vie et de la société. Je passais le plus clair de mon temps au café Fugatsudo où se retrouvaient les artistes mais aussi les arnaqueurs, les traine-savates et les petits yakuzas. Le café coutait 70 yens et on pouvait rester toute la journée à écouter de la chanson française. Je ne foutais rien : j’essayais de me faire payer des clopes ou un café et le soir je dormais chez les uns et les autres. Un jour, j’ai été approché par Juro Kara, le metteur en scène de théâtre d’avant-garde. Il portait un costard, ce qui était bizarre parce qu’il était assez pauvre, et avait une très belle voix un peu efféminée. J’ai intégré sa troupe et au bout de 5 ans nous avons présenté nos spectacles sous un chapiteau rouge, dans le jardin du temple Hanazono à Shinjuku. Kara était devenu une figure très populaire. On avait monté une pièce sur un révolutionnaire du XIXe siècle en parallèle avec les émeutes étudiantes qui embrasaient le quartier. En 1969, Nagisa Oshima qui préparait Le Journal d’un voleur de Shinjuku a décidé d’inclure la pièce dans le film avec dans le rôle principal Tadanori Yokoo, le peintre pop.

Comment êtes-vous passé du théâtre de Juro Kara au butô d’Hijikata ?
En fait, j’ai rencontré Hijikata en même temps que Kara. Je pouvais dormir dans le studio d’Hijikata ce qui a réglé mes problèmes de logement. En revanche j’étais obligé de tourner avec le Kimpun Show, sa troupe de cabaret. Je ne savais pas danser mais il suffisait de s’huiler le corps en doré et de bouger avec la musique. Je mimais la boxe, ce qui était la seule chose que je savais faire. Pendant 3 ans, j’ai tourné dans tout le Japon. Ces spectacles de cabaret, qui rapportaient des fortunes,  permettaient à Hijikata de financer ses pièces d’avant-garde. A cette époque, il était fatigué des institutions chorégraphiques et avec Kara on essayait de s’éloigner du théâtre moderne japonais d’avant-guerre. Même si nos disciplines étaient différentes, Hijikata nous stimulait énormément. Une fois par semaine, il organisait des soirées arrosées, où se retrouvaient les intellectuels de l’époque. Je faisais alors le service et servais à boire à Mishima. Celui-ci me tripotait en disant : « Tu as un joli corps, dis donc. » Je ne savais rien de l’homosexualité, j’étais très innocent. Comme je protestais, Hijikata me disait : « Allons Maro, laisse Mishima te toucher un peu… »

Vous connaissiez également le dramaturge Shuji Terayama.
Terayama était déjà une star à l’époque. Il était surtout essayiste et poète. Un jour, il a commencé à faire du théâtre en créant sa compagnie, le Tenjo Sajiki, et ça nous a beaucoup énervés. On se faisait la guerre entre compagnies théâtrales mais on ignorait alors que Kara adorait Terayama et lui envoyait même certaines pièces à corriger.


Vous en êtes même venu aux mains avec lui ?
Terayama nous a fait une mauvaise blague. Après une représentation, pour nous féliciter, il nous a envoyé des fleurs funéraires. Comme on jouait à Shibuya où était aussi son théâtre, on a décidé de lui rendre visite. On a donc débarqué à 20, très sales, avec nos costumes et maquillages de scène. Au départ, on voulait juste le saluer de façon ironique mais ça a dégénéré en bagarre de rue avec le Tenjo Sajiki. A un moment, je me suis retrouvé nez à nez avec Terayama et j’étais prêt à lui mettre mon poing dans la figure. Mais il est devenu comme un enfant et il m’a regardé avec des yeux tous mignons. Il faisait lui-même de la boxe mais il était très malin et il a réussi à m’attendrir. On s’est tous retrouvés au poste mais j’étais encore énervé parce que les autres prisonniers étaient très excités d’avoir Terayama parmi eux et personne ne faisait attention à nous. Après sa mort, j’ai joué souvent une de ses pièces, La Marie-Vison, avec son amie intime, la célèbre Akihiro Miwa. Je joue l’autre Marie, celle du revers. Miwa m’a dit qu’elle ne peut pas imaginer quelqu’un d’autre que moi dans le rôle.

Quand avez-vous monté votre propre compagnie ?
Je me suis séparé de la troupe de Kara en 1971, lorsque j’ai été engagé par Kô Nakahira pour jouer le rôle principal du peintre Kinzô dans Chimimoryo – une âme aux diables. Kara jouait au cinéma dans des films indépendants comme Les Anges violés de Wakamatsu mais Nakahira était une star de la Nikkatsu. C’étaient deux mondes différents et Kara a dû en concevoir un peu de jalousie. Après le tournage, j’ai quitté la compagnie de Kara et j’ai traversé une sorte de crise existentielle. Comme Rimbaud qui avait arrêté la poésie pour devenir trafiquant, j’ai essayé de vendre du riz et de l’ivoire, mais ça n’a pas marché. Tout le monde m’incitait à revenir au théâtre. Mais écrire des textes et les apprendre, c’est chiant tout de même. C’est plus facile de faire des grimaces à poil. J’ai donc monté une compagnie de danse butô. Quelques fans m’attendaient et mes délires ont provoqué une sorte d’engouement. On se couvrait le corps d’argile, on marchait comme des zombies, et le public était bouche bée. Les critiques étaient enthousiastes, surtout les amateurs d’art qui ont vu dans mes spectacles un nouveau mouvement. Je n’avais pas vraiment intellectualisé ma danse mais il fallait que j’invente une méthode. J’ai alors commencé à rester debout, sans rien dire, en laissant les spectateurs interpréter mes expressions. Et ça dure depuis 40 ans.

Entretien réalisé par Stéphane du Mesnildot, à Paris, le 26 novembre 2013
Un grand merci à Aya Soejima de la Maison de la culture du Japon à Paris pour son aide et sa traduction.
Texte Paru dans Chro n°7. Juin 2014.

Photo d'ouverture :  Araki.
Les autres photos : Junichi Matsuda





mardi 10 mars 2015

Etsuko Miura, le frisson des poupées



Les poupées au Japon, c’est une toute une histoire puisque même une fête leur est dédiée (le 3 mars, jour consacré aux petites filles). Les enfants raffolent des coquettes Licca-chan, les jeunes filles collectionnent les Blythe aux yeux démesurés et à grosse tête, quant aux otome (la version féminine des otakus), elles vénèrent les BJD à l’allure d’adolescents éthérés. Si l’on se promène dans Takeshitra Street à Harajujku, au milieu des gothic lolitas en frous-frous noirs et perruques blondes, on croirait débarquer au pays des poupées vivantes. Rien d’étonnant alors que l’on trouve au Japon les plus dignes héritiers d’Hans Bellmer. Le pionnier du Doll Art est l’excentrique Yotsuya Simon, un acteur de théâtre, travesti (on peut le voir dans Journal d’un voleur de Shinjuku d’Oshima), qui découvrant à la fin des années 60 les poupées à articulation sphérique de Bellmer en inventa une version japonaise. Ces adolescents vous fixant de leurs yeux bleus et découvrant sous leur chair des mécanismes d’horlogeries donnent encore le frisson. Le Doll Art s’empare de ces objets enfantins pour en proposer des variations forcément déviantes, les agrandissant, les maltraitants et souvent les dotant d’une sexualité trouble. Le mouvement a ses revues comme Yaso (organe de la galerie Parabolica Bis qui organise régulièrement des expos) ou encore Talking Heads, mook consacré aux arts transgressifs. Certains objets ne manquent pas d’intriguer comme le recueil de photos Ecole d’Hizuki, remake du film Innocence de Lucile Hadzihalilovic interprété par des poupées.
L’une des artistes les plus en vue de ce mouvement est Etsuko Miura dont les œuvres, très impressionnantes, possèdent une dimension autobiographique. En France, son travail est connu grâce à la pochette de Point de suture (2008) de Mylène Farmer et sa poupée rousse à la bouche couturée. Depuis le début des années 2000, les galeries de Tokyo exposent ses poupées amaigries, accidentés, souvent recouverts de bandages, où  fusionnant avec d’autres objets, comme ces violons aux cordes de cheveux qui poussent sur leurs torses. Nous avons rencontré Miura Etsuko à Roppongi, pendant le Tokyo International Film Festival. Pour le film d’horreur Bilocation, réalisé par Mari Asato (ancienne assistante de Kiyoshi Kurosawa), elle avait conçu un couple de siamoises exténuées dont chacune semblait dévorer la substance de l’autre. 
Au cours de cet entretien Etsuko était accompagnée par la mangaka Miyako Cojima, auteur du recueil macabre Histoire d’œil (Tonkam 2008) et organisatrice en 2012 de l’événement « Eyeball and Girls » à la Bunkamura gallery (Tokyo) où exposait Etsuko.


On vous connait en France grâce à la pochette de Point de suture (2008), l’album de Mylène Farmer.
Etsuko : Mylène Farmer a découvert mes poupées dans le recueil The Doll Bride of Frankenstein (2007) et m’a contactée. Je voulais faire une nouvelle poupée spécialement pour l’occasion mais elle a insisté pour qu’on utilise celle du livre. J’ai donc replanté des cheveux rouge-orangés comme les siens. Mylène est ensuite venue au Japon et Atsushi Tani s’est chargé de faire les photos.

Comment êtes-vous devenue une doll artist ?
Etsuko : J’ai commencé par dessiner et puis, chez une amie, j’ai vu des poupées Barbie transformées en créatures de Frankenstein. Ça m’a énormément plu et m’a donné l’impulsion. Je suis ensuite entré au cours privé de Yoshida Ryō appelé Pygmalion. On y apprenait tout : le visage, le corps. J’ai commencé à fabriquer des poupées articulées et des poupées non articulées. J’ai suivi ce cours pendant deux ans. Je n’y allais qu’une fois par semaine mais je pratiquais chez moi tous les jours.

Vous avez étudié Hans Bellmer ?
Etsuko : En fait, quand j’ai commencé à travailler sur les poupées, je ne connaissais pas du tout Bellmer. Maintenant, ça me plait tellement que j’essaie de ne pas trop regarder ses œuvres… pour ne pas l’imiter.

Et vous vous intéressez à Yotsuya Simon ?
Etsuko : Oui, c’est vraiment impressionnant. Ses dernières statues avec des hommes barbus sont très particulières. En fait, toutes ses poupées lui ressemblent. On me dit aussi souvent que mes poupées me ressemblent. Pour ma part, je ne sais pas…
Miyako : C’est assez dérangeant comme idée, non ? Un peu malsain ?
Etsuko : oui c’est vrai mais quoi qu’on fasse, nos créations nous ressemblent. Il y a quelque chose de génétique là-dedans.
Miyako : On se voit tous les jours dans le miroir, c’est normal que ça finisse par nous ressembler ! Je ne fabrique pas de poupées. Comme j’adore ça, j’ai voulu en faire à un moment mais ça me fait trop peur.
Etsuko : Qu’est-ce qui te fait peur ?
Miyako : Sans doute le fait de me projeter trop intimement dans une création. Les poupées ont deux faces, n’est-ce-pas. On peut fabriquer des poupées qui parlent de soi, ou des poupées « fictionnelles ». Il y a deux sortes de créateurs de poupées.
Etsuko : On peut dire que c’est une sorte de thérapie. Un peu comme le genre littéraire japonais que nous appelons « watakushi shōsetsu » où il s’agit de parler de soi avec sincérité sans se masquer. Devant les poupées, on se demande ce qu’est le moi ?


Vous jouiez à la poupée quand vous étiez petite ?
Etsuko : Oui. J’avais des Licca-chan, j’empruntais des Barbie à mes amies… Mais j’avais plus de peluches que de poupées. Quand j’allais dormir, j’alignais dix peluches sur mon lit… Même si j’en fabrique, je ne possède pas ce que les Japonais nomment le ningyō ai, l’amour des poupées. En fait, le visage ne m’intéresse pas vraiment, je préfère fabriquer le corps et inventer des formes.

Selon Yotsuya Simon : « La poupée ne représente que la poupée », c'est-à-dire qu’elle est en être en soi et non l’imitation d’une enfant ou d’une jeune fille. Qu’en pensez-vous ?
Etsuko : Ah oui, et ce n’est pas non plus une amie. Construire des poupées est pour moi une sorte de thérapie émotionnelle. Quand je ne peux pas en fabriquer, je me sens assez mal.

C’est comme si vous expulsiez quelque chose de vous-même
Etsuko : Inconsciemment, mes poupées représentent des sentiments difficiles à supporter. Quand les poupées sont réussies, mon cœur est apaisé. Quand je le trouve ratées, ça ne va pas bien du tout…

Ça a un côté un peu Cronenberg…
Etsuko : Ah, oui. J’aime beaucoup ce réalisateur. En ce qui concerne mes influences, j’adore Funakoshi Katsura qui est sculpteur sur bois. Je me suis même rendu jusque dans la préfecture d’Aichi, à Nagoya, pour le rencontrer.
Miyako : Il y a aussi Koitsuki Hime qui ne fait que des des poupées à articulations sphériques, en porcelaine, d’environ 150 cm. Elle a une très grande technique. Elle, Yotsuya Simon et Etsuko sont les plus importants doll artists du Japon.

Mais pourquoi au Japon rencontre-t-on spécialement cet amour des poupées ?
Etsuko : C’est effectivement très étrange. Entre les amateurs et les artistes, c’est un tout petit monde. J’ai participé à une exposition en France et je ne savais pas comment m’y prendre face à des gens qui n’étaient pas Japonais. Ils n’avaient jamais vu ce genre de poupées. Beaucoup ne comprenaient pas du tout mon travail.
Miyako : Si l’on cherche les raisons, c’est sûrement parce qu’ailleurs les poupées sont souvent des petites filles mignonnes et des jouets. Au Japon, ces poupées à articulations sphériques ce situent entre l’art et le jouet. Les poupées d’Etsuko font partie de cette nouvelle culture qui n’a pas encore tout à fait trouvé sa place. Les artistes japonais en souffrent beaucoup. Ils ont beau créer avec ferveur, on ne sait pas comment regarder leurs œuvres. Par exemple, ils ne sont pas encore intégrés dans l’histoire de l’art à l’université.
    
Dans le film d’épouvante Bilocation, vos poupées jouent un rôle important. Les avez-vous crées spécialement pour le film ?
Etsuko : Oui. Le producteur aime beaucoup mon travail qu’il a découvert lors de l’exposition « Eyeball and Girls » montée par Miyako. J’ai d’abord lu le scénario qui était très intéressant : les personnages voyaient apparaitre des mauvais doubles qui essayaient de les remplacer. Comme les poupées sont dans une chambre rouge et une chambre verte, je leur ai donné des yeux rouges et verts.

Ce sont des poupées recouvertes de cuir.
Etsuko : Oui, j’aime l’idée de de renaissance et de recyclage. C’est du cuir de vache. Certaines de mes poupées sont assez grandes, entre 1m80 et 2m.

Comment travaillez-vous le cuir ?
Etsuko : Je l’achète chez un grossiste où je peux l’avoir à moitié prix. Celui d’Asakusa a un choix incroyable. Ensuite, comme le cuir a en général environ 1 millimètre d’épaisseur, je le pèle jusqu’à obtenir seulement 0,4 millimètre. Il faut qu’il soit très fin. Je modèle la forme dans de la glaise noire et, avec de la colle, j’étends le cuir dessus. C’est entre la peau et le vêtement… Cette poupée d’adolescente est également construite avec du cuir.


A cause des cheveux, elle ressemble à la fiancée de Frankenstein.
Miyako : Elle a été présentée au musée Bunkamura de Shibuya et donc beaucoup de gens sont venus la voir. Et les réactions étaient très divisées : certains la trouvaient effrayante, d’autres mignonne… Moi je la trouve très jolie. J’ai envie de danser avec elle. Lorsque vous la voyez, à quoi pensez-vous ?

Peut-être que si on vit avec elle, elle doit être très exigeante.
Miyako : Exigeante ? Comment ça ? Elle dirait peut-être « apporte-moi du thé ! », « achète moi des trucs ! » ou « dors avec moi ! » ? Moi je pense qu’elle est très docile et gentille. Souvent ce sont les hommes qui les trouvent effrayantes, les femmes disent qu’elles sont étrangement mignonnes…

Votre poupée qui se dresse dans la pénombre avec ses lambeaux de cuir (Sans titre 2) est très impressionnante. Elle est à la fois triste et majestueuse.
Etsuko : Oui, peut-être parce qu’elle repose sur l’eau. C’était pour faire penser à Venise. Et devant il y a du sable. Je voulais donner l’impression qu’elle « pousse » dans l’eau, tristement.
Miyako : Elle ressemble à ces moines bouddhistes qui deviennent des momies par leur propre volonté, de leur vivant, à force de jeuner. C’est un rite nommé sokushinbutsu. Et peut-être que la poupée montre ça : le fait de mourir de faim.
Etsuko : Oui c’est ça. Quand je l’ai faite, je souffrais beaucoup. Je désirais qu’elle ressemble à une statue bouddhique. Elle fait partie de mes poupées les plus grandes, comme Tableau de famille, la poupée sur la table qui fait environ 2 mètres.

Elle est exposée verticalement ?
Etsuko : Oui. C’est une table à manger que j’ai mise à la verticale. La table appartenait à ma famille, là il y a la place de ma mère, puis celle de mon père, de ma sœur. En fait, je n’ai pas beaucoup eu l’occasion de participer à des repas familiaux, et la poupée couchée sur la table, c’est sans doute moi-même. Et je voudrais qu’ils me mangent. Dans les funérailles japonaises, les corps sont incinérés et il arrive que certaines personnes se cachent pour avaler un peu de cendres. En avalant les os de la personne qui nous aimait et qu’on a aimée, on essaie d’ancrer sa mémoire en nous.


Ce qui sort de son ventre ressemble à des cristaux…
Etsuko : J’ai imité un subuta (porc aigre-doux). C’est un plat chinois que j’aime beaucoup et que ma mère cuisinait souvent.

Comment êtes-vous parvenue à ce résultat ? Ce n’est pas simplement de la nourriture telle quelle.
Etsuko : J’ai moulé des légumes. J’allais acheter des poivrons, par exemple, et j’en faisais des moulages. C’est ça que j’ai mis dans le ventre de la poupée. C’est très lourd, ça fait cinquante kilos.

C’est tout de même un drôle de repas familial, les assiettes par exemple….
Etsuko : J’ai enveloppé toutes les assiettes dans des bandages médicaux. J’ai voulu transmettre le message suivant : « Mangeons tous ensemble en famille ». Mais évidemment c’est devenu un peu effrayant. Pourtant mon idée de départ était plutôt aimable.

Peut-on voir un lien avec la crucifixion, le christianisme ?
Etsuko : Pas du tout.

Parce que la poupée est vraiment dans la position du Christ. Le fait d’être mangé fait penser à l’eucharistie.
Etsuko : Il est vrai que les gens qui ont organisé mon exposition en France m’ont demandé de ne pas commenter les questions qui iraient dans ce sens. Lire l’œuvre en faisant référence au Christ peut amener à penser au cannibalisme. Il ne fallait pas non plus parler de cette idée d’avaler les os de ses parents. Il est vrai que c’est très dur à expliquer correctement. Pour une autre poupée, j’ai copié les yeux de ma mère en les agrandissant d’après un portrait photographique. Et j’ai mis aussi un peu de ses os à l’intérieur du corps.
Miyako : Les os de ta mère ?
Etsuko : Oui. Mélangés à la glaise, juste un peu.

Donc, d’une certaine façon c’est presque un portrait de votre mère ?
Etsuko : Je ne l’ai pas faite dans ce but, mais oui, finalement elle a fini par lui ressembler.

Propos recueillis à Tokyo le 21 octobre 2013 par Stéphane du Mesnildot
Traduction et interprète Marie-Noëlle Beauvieux
Remerciements à Miyako Cojima 
Paru dans Chronicart n°6
Avril 2014