Ce bar de Golden Gai, je n’y suis
allé qu’une fois, en janvier 2012, la veille de mon retour à Paris. Il ne se
trouvait pas dans les cinq rues parallèles, mais dans celle, transversale, qui
débouche sur un parking. Comme d’habitude, j’y étais entré par hasard et seul,
ce qui pour moi est toujours la meilleure façon d’explorer cette ruche de 200 échoppes
agglutinées dans une superficie que je ne suis toujours pas arrivé à mesurer.
Le
dimanche, la moitié des bars sont éteints, les Américains ont disparus et le
quartier retrouve quelque chose de ténébreux et clandestin. Je pense parfois
que ces bars qui m’apparaissent fermés sont en réalité ouverts mais pas pour
moi : pour un peuple invisible, les fantômes de Golden Gai, buvant l’alcool
fantôme que leur servent des mama-san fantômes, écoutant des disques fantômes, caressant
les chats qui eux n’ont pas besoin d’être des fantômes pour habiter les deux mondes. Un moment d’étourderie, une porte laissée ouverte alors qu’elle ne le
devrait pas et on peut basculer dans ce Golden Gai fantôme et ne plus trouver la
sortie. On y verrait peut-être Hans Buruma, ce spectateur hollandais qui a
disparu à l’intérieur d’une pièce de Terayama (voir ici).
Cette nuit-là, c’était comme si le temps était rayé. Il y a eu d’abord cette jolie jeune femme en kimono que je rencontrais à l’Albatross, puis dans deux autres bars, son verre de saké déjà devant elle, et me souriant malicieusement. Comment faisait-elle pour me précéder, alors que je la laissais derrière moi et ne faisais que traverser une ruelle ? Et si j’avais fait le chemin inverse, l’aurai-je retrouvé dans chacun des bars ? Mais les yokaïs sont susceptibles et qui essaye de les prendre au piège de leurs espiègleries s’attire immanquablement leur colère.
Au Baltimore, je faisais une autre
rencontre : une fille qui guidait un salaryman de province dans Kabukicho,
et qui, ne pouvant entrer dans les bars à hôtesses, attendait là son appel. Au
bout d’un moment, nous avons réalisés que nous nous étions rencontrés deux ans
auparavant, au même endroit sans doute. Sans que l’on sache très bien pourquoi,
cette découverte nous laissa un moment interloqué. Elle s’en alla retrouver le salaryman de province
et je poursuivais ma nuit au bar Hécate, dont le nom me fascine puisqu’il est
bel et bien inspiré du film de Daniel Schmid. Oublié chez nous, Hécate maîtresse de la nuit a connu un certain succès au Japon, et
je m’amuse parfois à imaginer d’autres bars qui se nommeraient La Paloma, L'Ombre des anges, Visage
écrit ou Le Baiser de Tosca… Là, une
autre femme en kimono : la mama-san qui semblait sortir de Quand une femme monte l’escalier de
Naruse.
La barmaid, avec sa coiffure à la Françoise Hardy me semblait
familière, et pour cause nous nous étions déjà rencontrés… deux ans auparavant.
Je m’amusais à imaginer, qu’envoûté par le jolie yokaï, je vivais le remake d’une
autre nuit, vieille de deux ans et rencontrais les mêmes personnes dans le même
ordre. Il faut dire que les veilles de retour en France sont toujours particulières
et on aurait envie, plus que jamais, de ne jamais voir le bout de la nuit. Alors
pourquoi ne pas être pris dans une boucle pendant quelques heures, quelques
jours, quelques années ?
La nuit malgré tout avançait et je
poussais la porte du dernier bar. Je n’y étais jamais allé, m’arrêtant
généralement au Darling et ne poussant pas jusqu’à l’angle de la rue. L’intérieur
était coquet, avec son canapé rouge, ses napperons, son miroir au cadre doré,
et sa barmaid toute en dentelles blanches qui dormait sur le comptoir, le front
contre le bras. J’avais l’impression d’entrer à l’intérieur d’un conte. La
princesse était en fait passablement soule. Une fois réveillée, nous avons
parlé de Terayama puisque le bar, qui lui était dédié, était aussi le repaire
de troupes représentant ses pièces.
D’une étagère, elle a sorti un livre :
le catalogue du musée Terayama à Aomori. « J’aimerai beaucoup vous l’offrir »
m’a-t-elle dit en me le tendant.
Elle m’a aussi dit : « Vous
avez trouvé l’endroit où être heureux. »
Un peu vague, je suis sorti dans la
lumière gris-bleu du petit matin de Golden Gai et suis rentré à l’hôtel.
Plusieurs fois, j’ai poussé la porte
de ce bar mais la jeune barmaid avait disparue. A sa place, une autre femme en
dentelle, toute aussi soule mais usée et moins accueillante. Je ne m’y
attardais jamais.
Il y a trois jours, un incendie a
ravagé une rue de Golden Gai, laissant les bars éventrés et les murs noirs de suie. J'ai reconnu le bar de cette nuit de janvier.