Guilty of Romance
Izumi, nue devant son miroir, répète inlassablement, comme un mantra, son boniment de vendeuse de supermarché. La scène est l’une des plus belles de Guilty of Romance et l’une des plus violentes. Bien qu’épouse d’un riche écrivain, la jeune femme observe, dans toute sa trivialité, son statut de prolétaire d’une classe masculine dominante. Femme au foyer en tablier de soubrette, vendeuse de saucisses, modèle pornographique, prostituée… Izumi passe d’un état d’exploitation à l’autre et traverses les sous-mondes cauchemardesques de la société japonaise. De l’aveu de Sono Sion, le titre Guilty of Romance peut se lire comme « Les crimes de l’amour », faisant d’Izumi une innocente Justine tokyoïte qui trouve, en la démoniaque Mitsuko, sa Juliette et son initiatrice. Professeur d’université, Mitsuko devient la nuit une prostituée folle et violente qui hante les ruelles de Maruyama, le quartier des love hotels de Tokyo. Là, en marge des palais rococo abritant les couples illégitimes, se dissimule le lieu des plus terrifiantes dégradations : un love hotel en ruine, anamorphose infernale du foyer des deux jeunes femmes. En référence à Kafka, Mitsuko appelle le lieu de débauche le Château et vient y expier l’amour incestueux qui lui brûle les entrailles. Izumi aura elle aussi la révélation des mensonges de son foyer mais son propre château se trouve ailleurs, au plus bas du marché de la chair.
Mitsuko détient l’expérience sexuelle mais, comme professeur de littérature et « narratrice » sadienne, maîtrise aussi le pouvoir des mots. « Savoir le japonais et quelques mots de langues étrangère » (Sono Sion reprend ici la poésie de Ryuichi Tamura, On my way home) est le trésor et la malédiction que se transmettent les deux femmes. Mitsuko achève l’initiation de la jeune épouse par : « Maintenant tu comprends le sens des mots Izumi Kikuchi. » Izumi prend alors conscience du monde où elle évolue et de sa propre valeur marchande. Sono Sion refuse toute rédemption à ses personnages mais n’en fait pas pour autant les simples marionnettes de son théâtre de la cruauté. Il poursuit davantage l’érotisme noir des auteurs de roman porno des années 70 comme Masaru Konuma ou Noboru Tanaka. Les bourgeoises modèles, idéalement incarnées par Naomi Tani, étaient humiliées, soumises, contraintes mais dévoilaient soudain un autre visage, transfiguré par le désir. Pétrifié, leur maître réalisait qu’il n’avait jamais été qu’un intermédiaire entre la femme et son propre plaisir. Au fond, les dispositifs sadiques n’avaient pour but que de contenir, sans succès, une sexualité féminine médusante, redoutée par la société. Sono Sion saisit lui-aussi ce basculement sur les visages de ses deux fascinantes actrices, la sensuelle Megumi Kagurazaka (Izumi) et l’androgyne Makoto Togashi (Mitsuko), qui se métamorphosent en démons échevelées pour briser leurs jougs.
Bien qu’il n’use pas de symboles aussi apparents que les cordes du cinéma SM, Sono Sion montre des héroïnes également asservies, prises au pièges d’espaces dominées par l’autorité masculine : pour Izumi un appartement lumineux et aseptisé, pour Mitsuko un sombre manoir gothique avec mère folle et peinture maudites. N’être jamais vraiment vue et désirée par son mari anéanti Izumi. C’est en revanche le regard omniprésent d’un père vampirique, qui l’a peinte et figée dans une relation incestueuse, auquel Mitsuko ne peut échapper. Dans la fureur désespérée des deux femmes pour se soustraire à cette emprise, Sono Sion retrouve la grande dimension formaliste et expérimentale du cinéma japonais des années 60 et 70 : c’est le visible lui-même qui cède et les couleurs qui explosent sur les corps. Si, après l’apocalypse, la mort et les ténèbres, il ne reste qu’un monde réduit aux seules pulsions, celui-ci n’est pas exempt d’une joie secrète. Chez Oshima, dans L’Empire des sens, c’est le visage radieux d’Abe Sada, conservant le pénis tranché de son amant. Dans Guilty of Romance, c’est le sourire énigmatique d’Izumi qui pisse devant un groupe d’enfant sur une plage au crépuscule, et trouve le regard qui la fait exister.
Critique parue dans Les Cahiers du cinéma, n°680, juillet-août 2012