En novembre 2014, la compagnie butô le Dairakudakan (« le
grand vaisseau du chameau ») était venue présenter Symphonie M à la Maison de la culture du Japon à Paris. Dans ce
voyage sidérant au pays des morts, on croisait de séduisantes Ménades et des
hommes en noir aux gestes d’insectes, comme échappés d’un manga de Suehiro Maruo.
Maître de cet univers : le charismatique chorégraphe Akaji Maro tout à
tour diva en robe blanche et perruque étoilée, fillette folle ou vielle femme
obscène. A 71 ans, Maro se produit encore presque nu, le corps recouvert de
peinture blanche comme les maîtres Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno. Si Maro est une star internationale de la
danse, pour les Japonais il est aussi une figure familière du cinéma et de la
télévision où son physique de pirate burlesque fait merveille. Second rôle
d’une multitude de films et de dramas, on peut le voir chez Sono Sion, Takeshi
Kitano, Naomi Kawase et même chez Tarantino dans Kill Bill Vol.1. Si Maro est
une figure culte, c’est aussi comme acteur privilégié des mouvements
d’avant-garde des années 1960. Pendant sa tumultueuse jeunesse, Maro a croisé
le butô sombre et primitif du pionnier Tatsumi Hijikata, le kabuki situationniste
de Juro Kara et le cinéma révolutionnaire de Nagisa Oshima. Dans cette
résurgence du monde flottant d’Edo, les artistes
étaient encore des figures scandaleuses et marginales, se donnant des allures
de monstres pour attaquer une société injuste. Encore aujourd’hui, c’est ce
souffle libertaire qui traverse les spectacles d’Akaji Maro.
Quel personnage
interprétez-vous dans Symphonie M ?
C’est moi-même. Je passe du bébé au vieillard, parce que le
corps contient une sorte de symphonie. Ce mélange d’anarchie et de mélancolie
peut être un peu déroutant pour le public mais je le laisse juger. C’est le
regard des autres qui forme ma présence sur scène. Le public me cuisine comme
il le veut.
Vous portez également
une robe.
La féminité fait partie de moi. Ça reflète l’admiration que
j’ai pour ma mère. C’était une femme qui adorait la littérature mais qui
n’avait pas d’aptitude sociale. Après la mort de mon père à la guerre, elle a
sombré dans la folie. Je n’en ai pas été témoin et donc j’essaye d’imaginer ce
qu’a pu être sa fin. Il me reste quelques photos d’elle et quand je me travestis,
j’ai l’impression de lui ressembler. J’ai l’angoisse de devenir fou comme elle
et j’essaye d’exorciser ce destin possible en le représentant sur scène.
Vous ressemblez parfois
à une poupée manipulée par d’inquiétants hommes en noir.
Ils ressemblent à des croque-morts, comme dans le film Departure sur les hommes qui maquillent
les cadavres. Ils peuvent aussi évoquer des serviteurs, mais en même temps, ce
sont eux qui me dominent. Je deviens alors une petite fille persécutée. Le
masochisme est au centre de la pièce et c’est d’ailleurs une des racines du butô.
Sans rien y pouvoir, le corps reçoit des choses extérieures comme la maladie,
le temps, l’air pur ou l’air pollué. On a beau ne pas vouloir subir les
radiations, on est bien obligé de respirer. Ce n’est pas en tordant la bouche
et en respirant de travers qu’on peut les éviter. On peut porter un masque mais
c’est un choix absurde puisque les radiations entrent de toute façon dans notre
organisme. En tous cas, notre corps contient une énorme symphonie chaotique et
mon butô consiste à l’extérioriser
Vos danseurs sont divisés
en deux par une corde rouge, l’effet est très graphique.
J’aime bien leur profil souligné par la corde rouge. On voit
une personne parce que la corde dessine une forme. Un peu comme dans certains tableaux
de Magritte où le contraste avec l’extérieur permet de distinguer la figure. Le
fard blanc qui couvre le corps des danseurs dessine aussi une forme, comme une
statue. On peut penser aux sculptures grecques, à celles de la Renaissance ou aux
personnages habillés et recouvert de plâtre de George Segal. Le maquillage
blanc immobilise le corps et arrête le temps.
Symphonie M s’inspire du livre des morts tibétain, c’est donc un
voyage initiatique.
Oui. Le livre des morts tibétain retrace le chemin vers
l’éveil. Il aide à sortir du karma de la réincarnation pour devenir vraiment le
vide, le rien et disparaître. C’est un peu comme un manuel divisé en 49 jours. Paradoxalement,
c’est une accumulation d’expériences que personne n’a pu raconter. Le livre
rassemble probablement les témoignages de moines qui, à force de jeûner et de
méditer, sont entrés dans une sorte d’état de mort. Lorsqu’on jeûne, au bout de
deux jours, on est la proie d’illusions : on se fait attaquer par de la
nourriture ou par des femmes séduisantes. On traverse des forets où volent des
boules lumineuses colorées et à la fin on se décompose dans la lumière blanche.
C’est comme ça qu’on atteint l’éveil. Mais moi, comme j’ai l’esprit espiègle,
même dans la lumière blanche, je résiste et je deviens une vieille folle
obsédée qui retire sa robe. Je ne cherche pas d’éveil religieux dans mon art.
Il faut se laisser attirer par les boules lumineuses colorées, pour devenir un
bon artiste. Se laisser séduire et recevoir des coups est enrichissant.
Comment entre-t-on au
Dairakudakan ?
Il n’y a pas de critère : je considère que tout le
monde possède un talent. C’est ma magie, ma sorcellerie. Depuis 40 ans, je ne
refuse personne et je ne courre jamais derrière ceux qui partent. Les danseurs qui
découvrent des notions ou des paroles qui se transforment en mouvement restent
dans la compagnie. Certains deviennent des saints, c’est à dire des cons, mais
les intelligents ont tendance à se détruire et à perdre le nord. Il n’arrive
plus à comprendre ce qu’ils font et je trouve ça très bien. Il faut se
débarrasser de la logique. Je leur demande de devenir un cheval mais c’est leur
propre cheval qu’ils doivent trouver. Je leur demande de danser une rivière. Certains
représentent des vagues et d’autres restent simplement assis et regardent la
rivière. Il suffit d’un an pour avoir un certain niveau. Après, ils doivent
développer une danse personnelle. Par exemple, cette expression classique du butô
où la bouche ouverte ressemble à une cave sombre, il faut 5 ans pour
l’acquérir.
Le butô est une danse
assez dérangeante, parfois cauchemardesque.
C’est l’écrivain Haniya Yutaka qui a inventé le terme Ankoku
Butô qui veut dire « la danse des ténèbres ». Tatsumi Hijikata a
ramené d’Akita, son pays natal, la gestuelle des paysans pauvres, affamés, courbés
comme des handicapés, ou mentalement arriérés. Hijikata a montré ça sur scène
avec ses costumes en tissus usés et rapiécés. La société japonaise avait alors
honte de cette paysannerie misérable et archaïque. Dans les années 1960, aimer
la laideur avait vraiment un sens. Hijikata était l’idole de personnalités
d’avant-garde comme Ishihara Shintaro, qui n’était pas encore un politicien de
droite, Mishima, ou Tatsuhiko Shibusawa, le traducteur de Sade et de Bataille.
Il incarnait pour eux l’artiste qui renversait les valeurs de la société. En
1959, il avait par exemple adapté Couleurs
interdites de Mishima dont le sujet était l’homosexualité. L’époque était
pleine de tabous et de répression et Hijikata a jeté son corps là-dedans.
Quel a été votre
parcours dans le Tokyo des années 1960 ?
J’ai grandi dans la province de Nara et je suis monté à
Tokyo en 1961. A cause des mouvements de protestation contre le traité de
sécurité avec les USA, les universités étaient fermées et j’ai commencé à faire
du théâtre. En fait, je traînais surtout à Shinjuku qui était pour moi un
endroit sacré : l’université de la vie et de la société. Je passais le
plus clair de mon temps au café Fugatsudo où se retrouvaient les artistes mais
aussi les arnaqueurs, les traine-savates et les petits yakuzas. Le café coutait
70 yens et on pouvait rester toute la journée à écouter de la chanson
française. Je ne foutais rien : j’essayais de me faire payer des clopes ou
un café et le soir je dormais chez les uns et les autres. Un jour, j’ai été approché
par Juro Kara, le metteur en scène de théâtre d’avant-garde. Il portait un
costard, ce qui était bizarre parce qu’il était assez pauvre, et avait une très
belle voix un peu efféminée. J’ai intégré
sa troupe et au bout de 5 ans nous avons présenté nos spectacles sous un
chapiteau rouge, dans le jardin du temple Hanazono à Shinjuku. Kara était
devenu une figure très populaire. On avait monté une pièce sur un
révolutionnaire du XIXe siècle en parallèle avec les émeutes
étudiantes qui embrasaient le quartier. En 1969, Nagisa Oshima qui préparait Le Journal d’un voleur de Shinjuku a
décidé d’inclure la pièce dans le film avec dans le rôle principal Tadanori
Yokoo, le peintre pop.
Comment êtes-vous
passé du théâtre de Juro Kara au butô d’Hijikata ?
En fait, j’ai rencontré Hijikata en même temps que Kara. Je
pouvais dormir dans le studio d’Hijikata ce qui a réglé mes problèmes de
logement. En revanche j’étais obligé de tourner avec le Kimpun Show, sa troupe
de cabaret. Je ne savais pas danser mais il suffisait de s’huiler le corps en
doré et de bouger avec la musique. Je mimais la boxe, ce qui était la seule
chose que je savais faire. Pendant 3 ans, j’ai tourné dans tout le Japon. Ces
spectacles de cabaret, qui rapportaient des fortunes, permettaient à Hijikata de financer ses pièces
d’avant-garde. A cette époque, il était fatigué des institutions
chorégraphiques et avec Kara on essayait de s’éloigner du théâtre moderne
japonais d’avant-guerre. Même si nos disciplines étaient différentes, Hijikata
nous stimulait énormément. Une fois par semaine, il organisait des soirées
arrosées, où se retrouvaient les intellectuels de l’époque. Je faisais alors le
service et servais à boire à Mishima. Celui-ci me tripotait en disant : « Tu
as un joli corps, dis donc. » Je ne savais rien de l’homosexualité,
j’étais très innocent. Comme je protestais, Hijikata me disait : « Allons
Maro, laisse Mishima te toucher un peu… »
Vous connaissiez
également le dramaturge Shuji Terayama.
Terayama était déjà une star à l’époque. Il était surtout
essayiste et poète. Un jour, il a commencé à faire du théâtre en créant sa
compagnie, le Tenjo Sajiki, et ça nous a beaucoup énervés. On se faisait la
guerre entre compagnies théâtrales mais on ignorait alors que Kara adorait
Terayama et lui envoyait même certaines pièces à corriger.
Vous en êtes même
venu aux mains avec lui ?
Terayama nous a fait une mauvaise blague. Après une représentation,
pour nous féliciter, il nous a envoyé des fleurs funéraires. Comme on jouait à
Shibuya où était aussi son théâtre, on a décidé de lui rendre visite. On a donc
débarqué à 20, très sales, avec nos costumes et maquillages de scène. Au
départ, on voulait juste le saluer de façon ironique mais ça a dégénéré en
bagarre de rue avec le Tenjo Sajiki. A un moment, je me suis retrouvé nez à nez
avec Terayama et j’étais prêt à lui mettre mon poing dans la figure. Mais il
est devenu comme un enfant et il m’a regardé avec des yeux tous mignons. Il faisait
lui-même de la boxe mais il était très malin et il a réussi à m’attendrir. On
s’est tous retrouvés au poste mais j’étais encore énervé parce que les autres
prisonniers étaient très excités d’avoir Terayama parmi eux et personne ne faisait
attention à nous. Après sa mort, j’ai joué souvent une de ses pièces, La Marie-Vison, avec son amie intime, la
célèbre Akihiro Miwa. Je joue l’autre Marie, celle du revers. Miwa m’a dit
qu’elle ne peut pas imaginer quelqu’un d’autre que moi dans le rôle.
Quand avez-vous monté
votre propre compagnie ?
Je me suis séparé de la troupe de Kara en 1971, lorsque j’ai
été engagé par Kô Nakahira pour jouer le rôle principal du peintre Kinzô dans Chimimoryo – une âme aux diables. Kara
jouait au cinéma dans des films indépendants comme Les Anges violés de Wakamatsu mais Nakahira était une star de la
Nikkatsu. C’étaient deux mondes différents et Kara a dû en concevoir un peu de
jalousie. Après le tournage, j’ai quitté la compagnie de Kara et j’ai traversé
une sorte de crise existentielle. Comme Rimbaud qui avait arrêté la poésie pour
devenir trafiquant, j’ai essayé de vendre du riz et de l’ivoire, mais ça n’a
pas marché. Tout le monde m’incitait à revenir au théâtre. Mais écrire des
textes et les apprendre, c’est chiant tout de même. C’est plus facile de faire
des grimaces à poil. J’ai donc monté une compagnie de danse butô. Quelques fans
m’attendaient et mes délires ont provoqué une sorte d’engouement. On se
couvrait le corps d’argile, on marchait comme des zombies, et le public était
bouche bée. Les critiques étaient enthousiastes, surtout les amateurs d’art qui
ont vu dans mes spectacles un nouveau mouvement. Je n’avais pas vraiment
intellectualisé ma danse mais il fallait que j’invente une méthode. J’ai alors
commencé à rester debout, sans rien dire, en laissant les spectateurs
interpréter mes expressions. Et ça dure depuis 40 ans.
Entretien réalisé par Stéphane du Mesnildot, à Paris, le 26
novembre 2013
Un grand merci à Aya Soejima de la Maison de la culture du
Japon à Paris pour son aide et sa traduction.
Texte Paru dans Chro n°7. Juin 2014.
Photo d'ouverture : Araki.
Les autres photos : Junichi Matsuda