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dimanche 13 décembre 2020

Le Labyrinthe d’herbes de Shûji Terayama



Le domaine de la porte noire

 

L’édition en Bluray de Sans soleil de Chris Marker par Potemkine (voir ici) est un évènement, et même un double évènement puisqu’elle recèle parmi les bonus la première édition française d’un film de Shûji Terayama : Le Labyrinthe d’herbes (1978), un des récits de Collections privées qui réunissait également des films de Walerian Borowczyk et Just Jaeckin.

Après les images d’une mer au ciel violet, la voix d’une femme :

« Ceci est l’histoire d’un homme à la recherche d’une chanson d’enfance. »

La voix de la narration française est celle de Florence Delay et l’adapteur du texte japonais un certain Boris Villeneuve qui n’est autre que Chris Marker. Ainsi, deux ans avant Sans soleil, Le Labyrinthe d’Herbes est la première lettre envoyée par Sandor Krasna à sa correspondante. Une lettre qui déjà venait du Japon, depuis les plis du temps. La comptine fantôme est la quête d’Akira, un jeune homme à la recherche de ses origines. Terayama adapte un récit de Kyoka Izumi, maître du fantastique japonais dont Seijun Suzuki tira le film Brumes de chaleur* (1981). Les deux films ont d’ailleurs bien des points communs par leur théâtralité, leurs macabres panneaux peints (chez Terayama par le mangaka Kazuichi Hanawa) et leurs femmes doubles et mêmes triples. La femme miroir chez Terayama est bien entendu la mère. C’est elle que recherche Akira dans son propre passé, en suivant le fil d’Ariane de la comptine. Dans L’Intendant Sansho de Mizoguchi, la mère compose également une chanson en espérant qu’elle traversera le pays et que le destin la fera entendre à ses enfants. Y a-t-il une tradition japonaise des chansons messagères ?

Comme dans Cache-cache pastoral où le cinéaste revient dans la région de son enfance sous l’apparence d’un écolier fantôme au visage fardé de blanc, deux Akira ne cessent de se croiser : un adolescent d’une quinzaine d’année et un jeune homme qui doit en avoir entre 25 et 27.




Il y a également deux femmes qui hantent son enfance : la première est sa mère qui comme toujours chez Terayama est une araignée possessive et séductrice, étouffant la sexualité de son fils et qui lui lance cette terrible malédiction :

« Tu seras mon fils pour l’éternité »

La seconde est une sauvageonne recluse dans une grange.

La mère raconte : « - Chez nous la légende veut que le jour du taureau, la femme de 20 ans qui n’a pas encore de mari, change de vêtement, prenne un bain, se lave les cheveux, se farde légèrement, et s’enferme dans une chambre bien close. Elle se met face au mur pour bien rassembler son âme et puis elle prie. Alors doit apparaître dans le miroir l’image de l’homme qui nous est destiné depuis notre vie antérieure. Mais pour cette femme-là, aucune image n’est apparue. Elle a attendu un an, deux ans, au bout de trois ans elle est devenue folle. Elle reste enfermée dans la grange. Quelquefois elle sort au clair de lune à la recherche d’un homme.

-Et si elle sort pour moi ? demande Akira. Et si elle veut encore m’entraîner.

-N’ais pas peur, ta mère est près de toi. » 




Et pour le soustraire à la tentation, elle le ligote à un arbre et trace au pinceau, sur son visage et ses vêtements, une formule magique qui n’est autre que les paroles de la comptine. Ainsi cet air mystérieux n’aurait jamais été chanté mais Akira en garderait le souvenir marqué à même la peau.

Boule qui roule comme la lune

Boule très douce comme ma mère

Mon premier est une boîte

Mon second du fil rouge

Mon troisième une robe de fête à larges manches

Le tout pour O-Haru qui est peut-être morte

Mais je ne sais pas où.

Le garçon est comme Hoïchi sans oreille dans Kwaidan de Masaki Kobayashi, ce moine joueur de biwa auquel les spectres de samouraïs demandent de chanter la grande bataille navale qui provoqua leur mort.



Des démons viennent chuchoter aux oreilles d’Akira et lui racontent une toute autre histoire.

La sauvageonne aurait été une domestique soi-disant nymphomane, séquestrée par une mère cruelle, violée par le mari et enfermée dans la grange depuis dix ans. Le mari, le père d’Akira est cet officier de marine disparu, dont la tenue militaire blanche est suspendue comme un spectre dans la maison.

La sauvageonne est-elle un spectre ? N’est-elle pas aussi l’autre mère que recherche Akira, guidé par la comptine ?

A travers le temps, dans cette dimension mélancolique qui résonne de plaintes d’amours spectrales, c’est un jeu de cache-cache entre les fils et les mères, les amants et les maîtresses.

« Akira retourne au domaine de la porte noire, sa maison d’enfance. »

Au bout du labyrinthe, une image d’enfance oubliée l’attend, image impossible et incestueuse où le temps semble s’être replié sur lui-même.



 *Brumes de chaleur fait partie de la Trilogie Taishô de Seijun Suzuki, avec Mélodie Tzigane et Yumeji, éditée par Eurozoom.

mercredi 28 septembre 2016

Shuji Terayama parle des Fruits de la passion



«La prochaine fois, je ferai un film que
je projetterai sur vos visages».
Shuji Terayama (1972)


Qu'est-ce que le sexe pour vous, Shuji Terayama ? Vous inscrivez-vous dans cette tradition japonaise à laquelle nous devons les plus belles manifestations érotiques de l'art universel ? Ou, sollicité par l'Occident, est-ce l'héritage de Georges Bataille que vous entendez recueillir dans Les Fruits de la passion ?
Laissons de côté cette immense question que soulève Bataille. Cela nous conduirait à parler trop longuement de la tradition occidentale de l'érotisme. Pour moi, le sexe est un mode de communication, une forme de jeu, une méthode pour organiser le hasard des rencontres et dévoiler l'être le plus obscur. C'est un des rares paris qui n'ait pas nécessaire- ment l'argent pour enjeu. C'est aussi ce qui s'oppose radicalement à la science ou au sport : l'érotisme n'existe que dans l'imaginaire.

Quelle réponse énigmatique, l'imaginaire ! Disons très simplement que dans l'iconographie des Fruits de la passion, vous conjuguez les signes érotiques de l'Orient et de l'Occident.
Je ne ressens pas, pour ma part, cette dichotomie de l'Orient et de l'Occident. Leur interpénétration stimule mon érotisme bien davantage que les estampes d'Utamaro ou de Hokusai, par exemple. Je me suis efforcé de créer un mode de représentation qui me soit propre. A vous de décider si je suis davantage dépendant des codes réputés japonais ou occidentaux. Dans Les Fruits de la passion, l'érotisme est associé à l'incomplétude ou à la maladie. Voyez les pensionnaires de la maison de fleurs : l'une est mythomane, la seconde est autistique, une troisième est phtisique...

Ces multiples représentations d'un «manque» composent-elles, ensemble, la psyché féminine ?
En tout cas, elles se complètent. Ce que l'une des pensionnaires n'a pas, l'autre l'a. Elles cohabitent parce qu'elles sont les effigies d'un monde où tout a valeur d'échange, le sexe comme l'argent, les objets comme les symboles. C'est ce que O comprend à la fin du film : peut-être peut-elle commencer à vivre dès lors qu'elle n'est plus soumise aux lois de l'échange.

Dans le décor de la maison de fleurs, vous avez placé des compositions monochromes qui nous paraissent renvoyer à un imaginaire spécifiquement cinématographique. Etait-ce une façon de désigner, ou de dénoncer, l'illusion que vous instituez ? Qu'attendez-vous des techniques du collage ?
Depuis l'enfance, je suis attiré par Lautréamont, par les rencontres inattendues qu'il suscitait en rapprochant des éléments parfaitement hétérogènes, tels qu'un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection. Sawako Goda et moi-même nous sommes; inspirés de vieilles photos pour peindre des panneaux que nous avons intégrés dans le décor en fonction des personnages qui les côtoieraient.

La figure de la Mère, récurrente dans votre œuvre passée, est ici supplantée par celle du Père. Dans le fantasme de O, le Père dessine une prison en traçant autour de l'enfant un carré de craie. Byakuran, une des prostituées, retrouve sous les traits d'un client le père qui exigeait d'elle toute sorte... de chienneries !
Notre monde contemporain est placé sous le signe de cette absence. Qu'il s'agisse de politique, de religion ou d'érotisme, nous sommes tous à la recherche du père absent. O bien sûr, mais les révolutionnaires aussi, qui attendent de Sir Stephen qu'il soit leur protecteur.

Mais par rapport à l'univers d'échanges que symbolise la maison de fleurs, quelle place assignez-vous donc à la Révolution ?
Mes révolutionnaires ne sont que les clowns de cet univers. Ils ne savent pas encore que la Révolution politique n'est qu'un aspect de la Révolution. Ils ne voient que la réalité matérielle, là où les filles, enfermées dans leur subjectivité, ne connaissent, elles, que ce qu'elles ressentent. Le monde des prostituées est traité en couleurs, celui des émeutiers est monochrome, du moins au début du film. C'est le jeune garçon qui fait la liaison entre les deux mondes. Lorsqu'il pénètre dans celui de O, le film devient entièrement en couleurs. Nous parlons de «clowns», mais n'oubliez pas que ces clowns ont bien souvent contribué à changer le cours de l'histoire. Sans leur révolte, sans la «folie» de mes filles, l'humanité pourrait-elle progresser ?


(Dossier de presse, 1981)

vendredi 29 janvier 2016

L’Empereur Tomato Ketchup et les démons du Japon

Le vendredi 6 février, je présente aux 16journées cinématographiques Dionysiennes, L’empereur Tomato Ketchup (1971) de Shuji Terayama. Voici le texte que j’ai écrit l’an dernier pour le catalogue du Festival des cinéma différents de Paris.


Sorti en 1972, L’Empereur Tomato Ketchup existe sous deux formes : un court métrage, et une version de 71 minutes. Même au sein d’une filmographie comptant plusieurs fleurons de l’avant-garde tels que Jetons les livres et sortons dans la rue, L’Empereur Tomato Ketchup est une œuvre à part, relevant d’un burlesque enragé et méchant auquel Terayama ne reviendra pas. C’est aussi la seule incursion du cinéaste dans la satire politique pure avant de s’épanouir dans des labyrinthes symbolistes composés d’ombres, d’horloges et d’allumettes enflammées. Si la suite de sa filmographie semble explorer un temps et un espace lui étant propre, le contexte est ici primordial. Bien qu’on rattache Terayama à la Nouvelle vague japonaise des sixties (il écrivit le scénario de Premier amour version infernale de Susumu Hani), L’Empereur Tomato Ketchup se situe à son extrémité et débouche sur autre chose : un underground « garage », plus violent et sale que les œuvres d’Oshima ou Imamura, et pouvant rappeler, à cause de son 16mm cramé, Flaming Creatures de Jack Smith. Les années 60 se sont achevées avec le suicide de Mishima et peu après la sortie de L’Empereur Tomato Ketchup, les membres de l’armée rouge unifiée se livrèrent à d’absurdes purges staliniennes. Quelque chose de cette de cette vision ubuesque du pouvoir passe dans le film. Ces enfants, qui jouent à la guerre, à la politique et au sexe nous détestent, nous les adultes. Ils envoient leurs parents dans des camps et se sentent plus proches des chats, qu’ils qualifient de « seul animal domestique politique existant »  que de l’espèce humaine. 
Même si l’usage que font les enfants de leurs esclaves adultes fait encore frémir, il ne faut pas voir ces petites créatures fardée et déguisées comme des enfants réels. Ils sont d’abord des démons qui adoptent une apparence scandaleuse pour interpréter une pièce sur la domination politique et sexuelle. Mais cet Empereur, tyran haut comme trois pomme, qui est-il au juste ? Est-ce l’occupant américain, grand enfant à la culture régressive et meurtrière ? Est-ce une caricature de la jeunesse militante, qu’elle soit gauchiste ou fascisante, s’enfermant dans des systèmes absurdes et autodestructeurs ? La violence et l’idiotie de l’Empereur et de ses militaires en font naturellement des figures du chaos, hostiles à toute forme de morale.  Leur rejet de l’autorité et des règles sociales des adultes dessinent une humanité littéralement préhistorique, qu’on voit s’affronter dans des immeubles en ruines. Terayama effectue un retour à l’esprit transgressif des peintres d’Edo, peuplant leurs estampes de petite créatures obscènes et ricanantes. Cette démonologie est typique de Terayama et de la région de son enfance : les paysages désolés du nord du Japon, haut-lieu de la paysannerie mystique, des chamanes et de la danse butô sous son occurrence la plus dark et hirsute.  Avec ce film unique, on mesure combien  Terayama et  troupe d’acteurs furent eux-mêmes les démons du cinéma japonais.






Le site des journées cinématographiques Dionysiennes ici

mardi 5 janvier 2016

Toshio Saeki par Shuji Terayama




L'homme qui construit son tombeau avec sa plume,
c'est Toshio Saeki.
Le vampire de la vieille école,
c'est Toshio Saeki
Le descendant de Hinomaruhatanosuke (* 1 ), faisant l'amour au cadavre de sa petite sœur en costume marin,
c'est Toshio Saeki.
Le bossu de l'hymne scolaire, compositeur du secret de la petite chambre (*2),
c'est Toshio Saeki.
Les Réflexions sur la vie humaine de Kiyoshi Miki (*3), silencieusement, se masturbant sans cesse derrière un autel bouddhique,
c'est Toshio Saeki.
L'âme possédée du jeune aviateur, membre du centre d'étude sur la sodomie, section des gouailleurs patriotes,
c'est Toshio Saeki.
Le chouchou à sa grand-mère, au bain, son sexe allant et venant entre des fausses dents,
c'est Toshio Saeki.
Le vendeur d'enfant montrant l'enfer en soulevant la couette de ses parents dans un théâtre de papier,
c'est Toshio Saeki.
L'enseignant en érection des représentants de commerce de manuels d'éducation civique baignant dans les pilules,
c'est Toshio Saeki.
Le jardinier aux pivoines se lavant le visage du sang des règles de sa défunte grand-mère,
c'est Toshio Saeki.
La berceuse pour le fils unique de Sentarô-le-branleur jouant du luth, son ombre derrière la porte coulissante,
c'est Toshio Saeki.
L'amant de sa mère, pendu avec les pans de son pagne, vêtu d'un kimono funèbre aux emblèmes de sa maison,
c'est Toshio Saeki.
Le sourd d'art lyrique qui compte les fleurs d'acacia rouge et or dans son cercueil,
c'est Toshio Saeki.
Le Don Juan (*5) pitoyable aux socques de chez Fukusuke, qui a jeté les estampes d'automne, d'été et d'hiver (*4),
c'est Toshio Saeki.

 TERAYAMAShûji (*6)


(*1) Héros d'une bande dessinée pour garçons, de Nakajima Kikuo, datant de 1937. Son nom qui donne son titre à la série, désigne le drapeau national.
(*2) Roman attribué à Nagai Kafû (1879-1959), publié en 1947 et interdit en 1948 à cause de son caractère licencieux. On peut le lire en français : Le Secrel de
la petite chambre. Récits érotiques traduits par Elisabeth Suetsugu et Jacques Lalioz, Ed. Philippe Picquier. 1994.
L'histoire de ce texte est détaillée en introduction.
(*3) Kiyoshi Miki (1897-1945) est un philosophe, auteur de Jmsei-mn nota (Réflexions sur la vie humaine), 1947.
(*4) Shunga littéralement dessin de printemps, désigne des dessins érotiques. Les estampes des autres saisons ne correspondent pas à une appellation générique.
(*5) Titre d'un roman de 1682 écrit par lhara Saikaku (1642-1693), poète et romancier. On peut le lire en français :
L'homme qui ne vécu! que pour aimer, lhara Saikaku, traduit par Nakajima-Siary Mieko et Siary Gérard, Ed. Philippe Picquier, 2001.
(*6) Terayama Shûji est un poète, écrivain, dramaturge, chroniqueur sportif, photographe, scénariste et réalisateur japonais, né le 10 décembre 1935 à Hirosaki
et mort le 4 mai 1983 à TOkyO.
Texte traduit par Béatrice Maréchal.




mercredi 30 décembre 2015

Hans Buruma, le Hollandais qui disparut à l’intérieur d’une pièce de Shuji Terayama


Shuji Terayama raconte.
Après une représentation, je suis allé dans le hall du théâtre où m’attendait une Hollandaise entre deux âges. Elle me demanda poliment : « Qu’est-il advenu d’Hans Buruma, mon mari ? » Je lui ai répondu : « Qui est Hans. » « Hans Buruma, mon mari ! » répondit-elle. Elle m’expliqua qu’Hans Buruma était en charge de la distribution du courrier à la poste centrale d’Amsterdam. Trois ans auparavant, il était allé voir Hérétiques (Jashumon).  Ma troupe avait été invitée à jouer cette pièce au Mickery Theater. Juste après le début de la représentation, deux hommes masqués de noir ont bondit dans le public, ont attrapé son mari et l’ont tiré sur scène. Une fois sur scène, Hans a été costumé et, avant qu’il ne s’en rende compte, est devenu un des personnages de Hérétiques. Au moins deux fois au cours de la pièce, elle a vu son mari rejoindre les autres acteurs qui tiraient des cordes. Il avait l’air de prendre beaucoup de plaisir. Mais quand la pièce a été finie, Hans n’est jamais retourné à son siège dans le public. Sa femme a attendu deux heures mais quand elle est allée dans les loges, tous les membres de la troupe avaient déjà rejoint l’hôtel. Cette nuit, Hans n’est pas rentré chez lui. Deux nuits plus tard, il n’était toujours pas revenu. Ensuite, la compagnie a quitté la Hollande pour l’Allemagne de l’ouest. Elle a pensé qu’il avait rejoint la troupe qui l’avait engagé pour ses talents d’acteur. Elle a pensé « mon mari fait partie de la pièce. » Maintenant, alors que trois ans avaient passés, elle me suppliait : «  S’il vous plait, rendez-moi mon mari. » j’ai dû lui avouer que je n’avais jamais entendu parler de cette histoire. NI moi ni personne dans la troupe ne connaissions un Hollandais d’âge mûr nommé Hans Buruma. Il n’y avait aucune preuve indiquant qu’une telle personne avait été avec nous les trois dernières années. Quand je lui ai dit que je ne le connaissais pas, elle était au bord des larmes. « Alors où peut bien être Hans ? » a-t-elle demandé. Il y a trois ans, un Hollandais d’âge mûr, travaillant à la poste centrale, s’était évaporé à l’intérieur de notre pièce. Dans ce cas précis, nous ne pouvons plus distinguer où s’arrête la pièce et où la réalité commence.
Les phrases « Hans a disparu à l’intérieur de la pièce » et « Hans a disparu pendant la pièce » sont virtuellement synonymes.


Extrait de The Labyrinth and the Dead Sea : My Theatre (1976) de Shuji Terayama, d’après la traduction de Carol Fisher Sorgenfrei in Unspeakable Acts – The Avant-Garde Theatre of Terayama and Postwar Japan (University of Hawai’i Press, 2005)

lundi 23 mars 2015

Cache-cache pastoral de Shuji Terayama





Textes et interview tirés du dossier de presse original (1974).




Synopsis

Un garçon de quinze ans vit seul avec sa mère dans une vieille maison au pied du Mont de l'Effroi. Il étouffe. Il a envie de prendre le train, de s'en aller au loin, d'abandonner sa mère.
Quelquefois, il va bavarder avec son père défunt qui lui parle par la bouche d'une prêtresse du Mont de l'Effroi. Un jour, se mêlant aux gens d'un cirque installé dans le village, il fait la connaissance de la Femme-ballon. Il a de plus en plus envie de partir...
Le garçon porte une admiration inavouée à la jeune mariée de la maison voisine. Quand elle lui propose de s'enfuir avec elle. Au comble de la joie, il est prêt à faire n'importe quoi pour l'accompagner.

Là s'arrête le premier récit "autobiographique" du cinéaste.
En rentrant chez lui, l'auteur se trouve en présence de lui-même encore enfant, qui lui reproche d'avoir faussé, embelli son passé.
Il entreprend alors un voyage à travers son enfance afin de la modifier. Après sa rencontre avec l'enfant qu'il était, il songe à tuer sa mère, mais en se débarrassant de l'existence maternelle, pourra-t-il se libérer vraiment de son existence écoulée ?




Propos du réalisateur


Mon enfance. Les grandes parties de cache-cache... C'était à. moi de chercher les autres, et personne ne répondait plus a mes appels.
A la tombée du jour, les musiciens du cirque voisin, qui répétaient pour la représentation du lendemain, étaient partis se coucher. Et moi, le long d'un chemin désert, au fond de cette campagne où je suis né, je cherchais toujours mes petits camarades. Mais où est-ce qu'ils ont bien pu passer?
Une lumière filtrant aux fenêtres d'une maison. Du dehors, j'observe celui qui, dans la salle commune, sert à manger aux siens. Je reconnais, dans ce vénérable chef de famille, un des enfants partis se cacher au début du jeu. Tous les autres avaient également pris de l'âge. Ils avaient échappé à mes recherches. Ils me reléguaient dans mon enfance.
Si nous voulons nous libérer, liquider en nous toute l'histoire de l'humanité, et, autour de nous, celle de la société, il nous faut d'abord évacuer nos propres souvenirs. Mais alors, notre mémoire commence avec nous une partie de cache-cache et ne peut guère se livrer intégralement.

Dans ce film, où le personnage central entreprend une sorte de révision de son passé, je me suis proposé de retrouver avec lui son identité. Et par là notre identité a tous.

Shuji TERAYAMA




Interview de Shuji TERAYAMA

Enfant, vous avez été recueilli par un parent, propriétaire d'un cinéma, et vous avez découvert ainsi la magie de ce moyen d'expression. Quels sont les films qui vous ont alors, le plus marqué ?
Mon premier contact avec le cinéma, à cette époque, fut limité au son : c'est derrière l'écran que j'avais "ma petite place", ce qui, fait que j'étais privé de l'image - et ce qui explique peut-être l'importance que j'accorde à la bande-son, notamment dans "Jetons les livres..." 
De même, ma première œuvre d'auteur fut un drame radiophonique. Je vais ajouter, sans aucune modestie, qu'on me considérait comme "un génie de la radio" et que j'obtins plusieurs prix radiophoniques internationaux. Le premier vrai film, complet, qui m'impressionna fortement fut "Les Enfants du Paradis", et plus particulièrement la scène où Marcel Herrand tire un rideau et montre une scène d'amour, devenant l'auteur de cette même scène, qui semble être son œuvre...

Qu'est-ce qui vous a conduit, plus tard, à devenir critique de boxe ?
La boxe est une pièce de théâtre jouée silencieusement par deux hommes... C'est "En attendant Godot" - sans paroles... De plus, c'est très érotique. Dans mon enfance, j'ai pratiqué la boxe. Ne pouvant continuer, je suis devenu critique. La boxe montre que la force physique a tendance à perdre de son importance dans le monde culturel contemporain - Est-ce un tort - Est-ce un manque ? 



Comment est né "DEN'EN NI SHISU", le recueil de poèmes devenu plus tard "Cache-cache Pastoral" et pourquoi avez-vous voulu, plus tard encore, en faire un film ?
J'ai commencé à composer des poèmes alors que j'étais adolescent. A l'âge de 26 ans, j'ai décidé de renoncer à la poésie mais, avant d'arrêter, j'ai voulu écrire sur mon enfance et m'en tenir là. C'est ce qui est devenu "Cache-cache Pastoral"; le recueil de poèmes.
Il faut vous souvenir qu'après la guerre tout était ruine tout était à refaire "par les enfants" et qu'aussi, à partir du chaos, tout était admis. Moi, je voulais m'imposer une forme ; j'ai choisi le poème pour la rigueur du rythme... Par contre, après 1960 le Japon est devenu un pays asservi, encombré d'obligations et, quand le monde n'a plus de liberté, il faut, plus que jamais, trouver une forme d'expression libre...
Pourquoi, ensuite, un film ? Parce que je considérais que le recueil de poèmes ne traduisant plus ma vraie (?) enfance, était fabriqué. J'ai voulu décomposer ma mémoire, pour me libérer de mon enfance. Je ne pense pas que j'y ai réussi, puisque le cinéma, aussi impose ses règles. Je n'ai peut-être pas encore complètement "traduit" mon enfance, mais j'ai réussi à la "dire" différemment... Je voulais passer de l'intérieur à l'extérieur - pour rentrer ensuite dans l'intérieur. Le poème est, trop souvent, un monologue. Mais le cinéma risque de l'être aussi...
Il y a, bien sûr, de l'onirisme dans le film. Du surréalisme, je ne sais pas. Mais il est marqué par Lautréamont et "les Chants de Maldoror". De même, je suis influencé par Marcel Duchamp et le compositeur John Cage... Notre œil ne voit que la surface. Parfois, avec un couteau, je suis tenté de m'ouvrir l'œil pour voir l'autre monde qu'on ne peut pas voir. J'aime aussi le Luis Buñuel de la période du 'Chien Andalou".

Qu'est-ce qui vous a poussé à fonder un théâtre-laboratoire et à devenir metteur en scène de théâtre ?
Je voulais utiliser la poésie "avec du corps". Le théâtre c'est la poésie incarnée. J'ai donc, en 1965, fondé un théâtre-laboratoire, un théâtre qui mêle public et acteurs, qui descend dans la rue, qui va en province, qui s'attache à mélanger les éléments.

Quand vous avez abordé la mise en scène de cinéma vous aviez certainement des "maîtres" dans ce domaine. Lesquels ?
D'abord, dans mon enfance, il y a eu Luis Buñuel et "Le Chien Andalou". Mais ce ne sont pas des cinéastes qui m'ont donné l'impulsion... je ne crois pas... Cependant, j'apprécie beaucoup et j'ai sans doute été frappé par Glauber Rocha et "Antonio Das Mortes", Fellini et "Huit et Demi", Antonioni et "L'Éclipse".



Qu'est-ce qui vous frappe le plus dans la vie actuelle, rapport avec le cinéma ?
La vie actuelle est un mélange de réalité et de fictif. On ne voit pas toujours la frontière. On se trompe... Tout ce qu'on filme est fiction : on le sait. Dans la vie, on ne sait plus... Par exemple, au cinéma, si quelqu'un tire, il est considéré comme un héros. Si on fait ça Place Saint-Michel, on est un criminel... Au cinéma, on faisait semblant de faire l'amour ; maintenant, on fait l'amour. Peut-être qu'un jour, au cinéma, on tuera vraiment...Dans la vie réelle, on "fait du cinéma" souvent, on simule ou on est emporté...

Auriez-vous aimé vivre à une autre époque et sous une autre identité : lesquelles ?
J'aurais aimé naître au Moyen Age - et devenir Casanova.

Hors le Japon, dans quel pays aimeriez-vous vivre et travailler ? Pourquoi ?
N'importe où, à Paris, Borne, Londres ou New-York - à condition qu'il y ait des gens. Pas le désert !

Quels sont les grands hommes décédés que vous auriez aimé connaître ? Pourquoi ?
Si une nuit, je recevais chez moi, il y aurait Karl Marx, Jayne Mansfield, Lautréamont, Jack Dempsey, Léonard De Vinci, Billy the Kid et Benjamin Franklin...

Parmi nos contemporains, quels sont ceux que vous aimeriez rencontrer et pourquoi ?
Toutes les femmes qui s'intéressent à moi... Je plaisante... II y aurait Jorge Luis Borges - non, je ne suis pas sûr que j'aimerais le connaître, son œuvre me suffit.

Que croyez-vous être ? Que voudriez-vous être ?
Je crois être Shuji Terayama. Ma profession est Shuji Terayama. Ce que je voudrais être ? Shuji Terayama... Mais un être humain n'est pas un être figé : il est toujours en devenir. Et je veux appliquer la théorie du paradoxe: pour être humain aussi. Vous savez ? Pour attraper la tortue le lapin fait la moitié du chemin, la tortue aussi ; mais le lapin ne rattrape jamais la tortue.... L'être humain veut devenir quelqu'un, mais il fait son chemin, son désir se déforme, se déplace, donc, il n'y arrive jamais.




Avez-vous un axiome ?
"La vie n'est qu'adieux" : C'est un vieux proverbe chinois.

Si vous n'étiez pas auteur-réalisateur de films, de quelle manière aimeriez-vous participer au monde d'aujourd'hui ?
En étant un révolutionnaire - et pas un homme politique ! Les soi-disant révolutionnaires veulent fonder une nouvelle société et, trop souvent, ne deviennent que des hommes politiques. Les vrais entretiennent l'état de révolution. En un sens, Trotzky était un surréaliste.

Quels sont, selon vous, vos atouts et vos handicaps ?
Mes atouts ? Je n'ai pas de famille, je n'ai pas de santé, je n'ai pas d'argent. Mes handicaps ? Les mêmes choses.

Qu'est-ce qui l'emporte, chez vous, de l'instinct, de l'intelligence, ou de la sensibilité ?
Je pense que ces trois éléments forment un jus composé; ils ne peuvent être dissociés.

Quel est votre paysage idéal ?
La nuit, je suis obsédé par un paysage : j'ouvre une porte et je me trouve au sommet d'un rocher; devant moi, il y a la mer, vide... Ceci est un rêve. Mon vrai paysage idéal comporte une foule, celle d'un champ de courses, celle d'une fête. Je ne suis bien que là où il y a beaucoup de monde; là je peux être seul - en le choisissant, je peux me cacher, m'effacer.



Qu'est-ce qui vous rebute le plus chez les êtres et dans nos mœurs actuelles ?
Je n'aime pas les êtres qui se défendent contre les changements, l'évolution, qui figent leur vie et en font une nature morte. Dans nos mœurs, ce qui me rebute, c'est le "chez moi-isme", la tradition, la prudence, le conservatisme tel qu'il &e pratique au Japon où l'on se protège. Ainsi, le Parti Communiste japonais, ça n'est pas du communisme, c'est du conservatisme...

Où vous situez-vous aujourd'hui, par rapport à vos ambitions et vos rêves ?
J'ai - et je perds - des ambitions. Je me déplace...

De quoi vous réjouissez-vous ?
De me demander quelles nouvelles rencontres humaines m'attendent.

Quels sont vos projets cinématographiques ?
J'ai beaucoup d'idées. J'ai cinq projets de films, mais cherche encore le producteur... J'aime les faits-divers que publient les journaux, et j'y trouve souvent le thème de mes films. J'ai ainsi, en tête, plusieurs thèmes : la métamorphose, les murs qui tombent, révolution des enfants, un crime commis par un enfant, Jack l'Étrangleur, le rapport entre un enfant qui découvre une nouvelle comète et la disparition d'un Japonais moyen (peut-être devenu cette comète). J'ai aussi envie de réaliser un film en Europe.




Vos films sont chargés de symboles que l'on retrouve, de "Jetons les livres»»." à "Cache-cache pastoral". Il y a les rails les horloges, l'adolescent violé, la mère. Pouvez-vous nous en parler ?
Les rails sont, pour moi, une chose très triste : le bonheur pour les êtres, consiste à se rejoindre, or les rails ne se rejoignent jamais... Pour ce qui est des horloges, depuis mon enfance, j'étais conditionné par elles à travers la famille, la terre; aussi, je voulais condamner les horloges et avoir "mon heure à moi"... Quant à l'adolescent violé, il se peut qu'on puisse devenir adulte en violant mais, en ce qui me concerne, je ne pouvais qu'être violé. Mais dans le prochain film, peut-être, le garçon violera... Et la mère, la mère est comme la coquille de l'œuf ; pour que le poussin sorte, il faut la briser! Au Japon, le matriarcat est très puissant, le père a démissionné, il est souvent mort à la guerre. Bien sûr, ce n'est que ma conception, mais je crois que cela continue. Même dans la religion japonaise, il n'y a pas de dieu qui représente le père. En Occident, c'est l'élevage qui l'emporte, et c'est un principe paternel. Le Japon, lui, a été un pays d'agriculture, qui ressemble à la matrice maternelle. Parfois, au Japon, on appelle le corps maternel le "champ". Et "Cache-cache Pastoral" évoque la terre, 1a culture, les saisons, le renouveau, la floraison, la Mère...


Propos du machino



"Ah! qu'il est doux de se faire gonfler...", qu'elle disait, la Femme-ballon.
Oui, mais quel mal on a eu ! Le plus difficile, c'est pas l'enveloppe gonflable du sur mesure, quoi. Non,c'est plutôt de confectionner la robe qu'elle a dû mettre par-dessus, a cause de la censure. II fallait
pas qu'elle craque pendant l'extase...

   
Ô blanche main dont l'index impérieux nous guide sur le chemin de la vie... Tu parles! Pour la déplacer pendant le tournage, on a dû s'y mettre à deux* Et on n'est pas faiblards !



2 m 50 de long sur 1 m 50 de large, une boîte d'allumettes qui contient aussi des filles. Amours, délices, flammes...

 Pour avoir un beau bébé, il faut compter, disons...neuf mois. En plus, il vaut mieux être ce qu'on appelle une femme. Tandis que le nôtre, de bébé, un qu'on jette après usage, il a été fait, vite fait, très vite fait par un homme, un vrai. Vous savez bien, le décorateur...

Ça paraît pas, mais rassembler une dizaine d'horloges vieux modèle, c'est pas du tout évident. Surtout dans un coin aussi paumé.Forcément, vous savez bien que le Japon est un pays tout ce qu'il y a de moderne, comme qui dirait industrialisé, que là-bas c'est l'horloge électronique, à transistor et tout, qui s'est répandue jusqu'au fin fond de la province. Non mais c'est vrai..




Poème



s'il est un quartier
pour le bois ou le riz
pour la foi ou la mort
hirondelle où est celui
des vieilles mères a vendre

au cache-cache
de la vie je suis resté
celui qui cherche
qui n'en finit pas de chercher
dans le village en fête

jetées en flammes
dans l'eau trouble d'un torrent
les amaryllis
feront de leur éclat rouge
l'offrande d'un sacrifice

pour ensevelir
le peigne rouge sang
de ma défunte mère
au Mont de l'effroi je vais
ou sans fin souffle le vent

dans la boîte à ouvrage
le temps a passé
sans qu'une aiguille
entre ma mère et moi ne pût
refermer la déchirure

promise à la vente
l'horloge soudain
se met à sonner
que sous mon bras j'emporte
à travers la plaine morne

lorsque pour mieux voir
je m'apprête à me couper
le coin des paupières
sur la lame du rasoir
se reflète l'horizon

se détachant
des cheveux d'une fillette
ces fleurs empruntées
aux couronnes mortuaires
ont aussi leur langage

jeune milan chante
et toi grillon funèbre
de Shimokita
puisse ma mère dormir
quand je l'abandonnerai

seul don qu'elle fit
à son ménage voici
l'autel familial
à ce point frotté qu'un oeil
de verre s'y peut mirer

des tablettes
funéraires de mon père
les traces de mes doigts
tristement se détacheront
pour s'envoler dans la nuit

afin d'acheter
un nouvel autel familial
ils sont partis
disparaissant à jamais
mon petit frère et l'oiseau

à demi fumée
cette cigarette pointée
vers le nord
où dans l'obscurité là-bas
s'efface mon pays natal

(traduction Alain Colas)


Avant-Garde Japonaise 1972


Au centre, devant sa poupée, Simon Yotsuya (costume clair, fumant), à sa droite Juro Kara et Shuji Terayama.
A sa gauche Tasumi Hijikata. A la droite de la poupée (avec des lunettes), Shibusawa Tatsuhiko (traducteur de Sade et Bataille, amateur de cabinets de curiosité, une des figures majeure de l'avant-garde japonaise. Lire ici).
A 4e rang à droite, en pull blanc et se grattant l'oreille, le dessinateur Kuniyoshi Kaneko.
Et la photo est l'oeuvre de Eiko Hosoe, rien moins !