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mercredi 28 septembre 2016

Shuji Terayama parle des Fruits de la passion



«La prochaine fois, je ferai un film que
je projetterai sur vos visages».
Shuji Terayama (1972)


Qu'est-ce que le sexe pour vous, Shuji Terayama ? Vous inscrivez-vous dans cette tradition japonaise à laquelle nous devons les plus belles manifestations érotiques de l'art universel ? Ou, sollicité par l'Occident, est-ce l'héritage de Georges Bataille que vous entendez recueillir dans Les Fruits de la passion ?
Laissons de côté cette immense question que soulève Bataille. Cela nous conduirait à parler trop longuement de la tradition occidentale de l'érotisme. Pour moi, le sexe est un mode de communication, une forme de jeu, une méthode pour organiser le hasard des rencontres et dévoiler l'être le plus obscur. C'est un des rares paris qui n'ait pas nécessaire- ment l'argent pour enjeu. C'est aussi ce qui s'oppose radicalement à la science ou au sport : l'érotisme n'existe que dans l'imaginaire.

Quelle réponse énigmatique, l'imaginaire ! Disons très simplement que dans l'iconographie des Fruits de la passion, vous conjuguez les signes érotiques de l'Orient et de l'Occident.
Je ne ressens pas, pour ma part, cette dichotomie de l'Orient et de l'Occident. Leur interpénétration stimule mon érotisme bien davantage que les estampes d'Utamaro ou de Hokusai, par exemple. Je me suis efforcé de créer un mode de représentation qui me soit propre. A vous de décider si je suis davantage dépendant des codes réputés japonais ou occidentaux. Dans Les Fruits de la passion, l'érotisme est associé à l'incomplétude ou à la maladie. Voyez les pensionnaires de la maison de fleurs : l'une est mythomane, la seconde est autistique, une troisième est phtisique...

Ces multiples représentations d'un «manque» composent-elles, ensemble, la psyché féminine ?
En tout cas, elles se complètent. Ce que l'une des pensionnaires n'a pas, l'autre l'a. Elles cohabitent parce qu'elles sont les effigies d'un monde où tout a valeur d'échange, le sexe comme l'argent, les objets comme les symboles. C'est ce que O comprend à la fin du film : peut-être peut-elle commencer à vivre dès lors qu'elle n'est plus soumise aux lois de l'échange.

Dans le décor de la maison de fleurs, vous avez placé des compositions monochromes qui nous paraissent renvoyer à un imaginaire spécifiquement cinématographique. Etait-ce une façon de désigner, ou de dénoncer, l'illusion que vous instituez ? Qu'attendez-vous des techniques du collage ?
Depuis l'enfance, je suis attiré par Lautréamont, par les rencontres inattendues qu'il suscitait en rapprochant des éléments parfaitement hétérogènes, tels qu'un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection. Sawako Goda et moi-même nous sommes; inspirés de vieilles photos pour peindre des panneaux que nous avons intégrés dans le décor en fonction des personnages qui les côtoieraient.

La figure de la Mère, récurrente dans votre œuvre passée, est ici supplantée par celle du Père. Dans le fantasme de O, le Père dessine une prison en traçant autour de l'enfant un carré de craie. Byakuran, une des prostituées, retrouve sous les traits d'un client le père qui exigeait d'elle toute sorte... de chienneries !
Notre monde contemporain est placé sous le signe de cette absence. Qu'il s'agisse de politique, de religion ou d'érotisme, nous sommes tous à la recherche du père absent. O bien sûr, mais les révolutionnaires aussi, qui attendent de Sir Stephen qu'il soit leur protecteur.

Mais par rapport à l'univers d'échanges que symbolise la maison de fleurs, quelle place assignez-vous donc à la Révolution ?
Mes révolutionnaires ne sont que les clowns de cet univers. Ils ne savent pas encore que la Révolution politique n'est qu'un aspect de la Révolution. Ils ne voient que la réalité matérielle, là où les filles, enfermées dans leur subjectivité, ne connaissent, elles, que ce qu'elles ressentent. Le monde des prostituées est traité en couleurs, celui des émeutiers est monochrome, du moins au début du film. C'est le jeune garçon qui fait la liaison entre les deux mondes. Lorsqu'il pénètre dans celui de O, le film devient entièrement en couleurs. Nous parlons de «clowns», mais n'oubliez pas que ces clowns ont bien souvent contribué à changer le cours de l'histoire. Sans leur révolte, sans la «folie» de mes filles, l'humanité pourrait-elle progresser ?


(Dossier de presse, 1981)

samedi 27 février 2016

Œdipe Queer (sur Funeral Parade of Roses - 薔薇の葬列)

Les Funérailles des roses (Bara no sôretsu, 1969) de Toshio Matsumoto

 En 1969, dans la frénésie artistique, politique mais aussi érotique qui électrisait alors le Japon, Toshio Matsumoto, cinéaste venu du documentaire et de l'expérimental, décide de réécrire l'histoire d'Œdipe dans le milieu des travestis et des bars gays. Les Funérailles des roses, c'est Œdipe à Shinjuku ou, si l'on veut, Œdipe Reine, sous forte influence de Notre-Dame des fleurs de Jean Genet. Son ascendance secrète se fera sentir aussi bien chez le Kubrick d'Orange Mécanique (qui en reprend les accélérés musicaux) que chez le Gus Van Sant de My Own Private Idaho qui transpose, dans un style tout aussi pop et éclaté, Falstaff de Shakespeare chez les prostitués homosexuels de Portland.
Produit par la mythique ATG, Les Funérailles des roses a pour héros Eddie, un jeune travesti d'une grande beauté, hanté par des souvenirs d'enfance cauchemardesques. Lorsqu'enfin Eddie croit avoir trouvé la paix, il s'aperçoit que son amant (interprété par Yoshio Tsuchiya, l'un des Sept samouraïs), patron d'une boîte de nuit, n'est autre que son propre père, qu'il n'a jamais connu.
Le premier travestissement, typiquement camp, est l'inversion du sexe des personnages du mythe. Malicieusement, Matsumoto oscille entre un univers de fantaisie baroque (le club se nomme le Bar Genet), et la description documentaire du milieu gay japonais. Bien que Mishima y ait situé plusieurs de ses ouvrages et que des figures cultes comme Carrousel Maki et Akihiro Miwa (le Lézard noir de Fukasaku) en aient émergées, pour la première fois, un cinéaste consacrait un long métrage à cet univers encore confidentiel. Matsumoto offre les premiers rôles de son film à des non-professionnels recrutés dans les clubs, mais il leur donne surtout la parole. Il recueille les témoignages d'êtres qui, bien que parfois suicidaires ou désespérés, affrontent la société avec courage.
La marginalité intense de ces Tokyo Dolls permet à Matsumoto de dessiner les contours d'une scène underground japonaise proche de celle des américains Jonas Mekas et surtout Andy Warhol. La vie nocturne tokyoïte où se brouillent les identités sexuelles et les désirs, devient une Factory à ciel ouvert, où brillent des Superstars comme le jeune travesti Peter. Matsumoto le rebaptise Eddie, jeu de mot sur Œdipe, mais aussi hommage à Eddie Sedgwick dont Peter possède les paupières noircies, le visage juvénile et la silhouette de nymphe. Matsumoto raconte comment, alors qu'il écumait les bars gays avec son équipe, Peter est apparu, irradiant de lumière, captant les regards et imposant le silence autour de lui. Cet éblouissement, Peter le conserve tout au long du film, jusqu'à la cécité qui, comme dans le mythe, achève son destin. Lors des scènes d'amour, Matsumoto irradie, parfois jusqu'au négatif, le corps du jeune homme, faisant de la lumière son premier travestissement. Cette ascension d'une figure aveuglante du désir renvoie à Jack Smith et à l'orgie blanche de Flaming Creatures, où, aussi bien que les ténèbres, la surexposition confondait et mêlait les corps et les identités.

Comme un feu-follet, Peter traverse tous les univers, qu’ils s’agissent des clubs gays, des plateaux de films pinks ou de l'appartement d'une communauté de cinéastes expérimentaux. Matsumoto filme avec humour ces jeunes révolutionnaires, qui tordent les images d'une télévision pour les refilmer en 16mm, et citent fièrement les théories de "Monas Jekass". Mais plus profondément, ni les travestis, ni les cinéastes ne répondent à la norme ; créatures paniques, ce sont les agents du désordre, qu'il soit sexuel, social ou  artistique. Même à Tokyo en 1969, l'androgyne reste une figure du chaos. Peter devient le réceptacle de visions que Matsumoto emprunte au pan psychédélique du cinéma expérimental : les flicker de Tony Conrad, les spasmes épileptiques de Paul Sharits, les danses stroboscopées de Ronald Nameth. La trajectoire d’Eddie est faite de moment de joie intense mais aussi d'errances somnambuliques dans un ténébreux musée des masques et de crises d'angoisses qui lui font perdre ses esprits.
Comme le Mike narcoleptique de My Own Private Idaho, Eddie est sujet à des absences qui fracturent le film. Il s'évanouit et reprend connaissance à des moments antérieurs du récit, comme s'il cherchait dans le temps un point précis. La perception d'Eddie est déréglée par un moment obscur, refoulé, de son passé (le meurtre de sa mère), à l'origine de sa transformation d'adolescent apeuré en jeune fille extravertie. Incognito, Eddie rejoue bien la tragédie d'Œdipe, même si à la place d'être sacré roi Thèbes, il devient la Mama-san d'un club gay. Tout en brodant sur le mythe sa fantaisie pop, Matsumoto ne le néglige pas pour autant : le fatum reprend toujours ses droits par surprise, et de la plus sanglante façon qui soit. Cette tragédie est celle de ces figures chatoyantes qui s'étourdissent dans la nuit tokyoïte mais n'ignorent pas que leur place n'est nulle part. Eddie, les yeux crevés, sort dans la rue et expose aux passants son visage ensanglanté. Ce qu'il dévoile alors en plein soleil est toute la violence de la société envers ceux qu'elle rejette dans la nuit.

Cet article fait partie du dossier « Tokyo, années 60, L’esprit de Shinjuku » paru dans les Cahiers du cinéma n° 662, décembre 2010.

Le dossier comprend également
Un panorama des sixties révolutionnaires japonaises
Cinéma pink et guérilla - entretien avec Masao Adachi (première interview française de Masao Adachi)
Citique du Soldat dieu de Koji Wakamatsu
Se battre avec les images - entretien avec Koji Wakamatsu
Mort aux artistes ! entretien avec Jim O’Rourke

Pour commander le numéro, ici




Sur Peter, un autre billet ici


vendredi 29 janvier 2016

L’Empereur Tomato Ketchup et les démons du Japon

Le vendredi 6 février, je présente aux 16journées cinématographiques Dionysiennes, L’empereur Tomato Ketchup (1971) de Shuji Terayama. Voici le texte que j’ai écrit l’an dernier pour le catalogue du Festival des cinéma différents de Paris.


Sorti en 1972, L’Empereur Tomato Ketchup existe sous deux formes : un court métrage, et une version de 71 minutes. Même au sein d’une filmographie comptant plusieurs fleurons de l’avant-garde tels que Jetons les livres et sortons dans la rue, L’Empereur Tomato Ketchup est une œuvre à part, relevant d’un burlesque enragé et méchant auquel Terayama ne reviendra pas. C’est aussi la seule incursion du cinéaste dans la satire politique pure avant de s’épanouir dans des labyrinthes symbolistes composés d’ombres, d’horloges et d’allumettes enflammées. Si la suite de sa filmographie semble explorer un temps et un espace lui étant propre, le contexte est ici primordial. Bien qu’on rattache Terayama à la Nouvelle vague japonaise des sixties (il écrivit le scénario de Premier amour version infernale de Susumu Hani), L’Empereur Tomato Ketchup se situe à son extrémité et débouche sur autre chose : un underground « garage », plus violent et sale que les œuvres d’Oshima ou Imamura, et pouvant rappeler, à cause de son 16mm cramé, Flaming Creatures de Jack Smith. Les années 60 se sont achevées avec le suicide de Mishima et peu après la sortie de L’Empereur Tomato Ketchup, les membres de l’armée rouge unifiée se livrèrent à d’absurdes purges staliniennes. Quelque chose de cette de cette vision ubuesque du pouvoir passe dans le film. Ces enfants, qui jouent à la guerre, à la politique et au sexe nous détestent, nous les adultes. Ils envoient leurs parents dans des camps et se sentent plus proches des chats, qu’ils qualifient de « seul animal domestique politique existant »  que de l’espèce humaine. 
Même si l’usage que font les enfants de leurs esclaves adultes fait encore frémir, il ne faut pas voir ces petites créatures fardée et déguisées comme des enfants réels. Ils sont d’abord des démons qui adoptent une apparence scandaleuse pour interpréter une pièce sur la domination politique et sexuelle. Mais cet Empereur, tyran haut comme trois pomme, qui est-il au juste ? Est-ce l’occupant américain, grand enfant à la culture régressive et meurtrière ? Est-ce une caricature de la jeunesse militante, qu’elle soit gauchiste ou fascisante, s’enfermant dans des systèmes absurdes et autodestructeurs ? La violence et l’idiotie de l’Empereur et de ses militaires en font naturellement des figures du chaos, hostiles à toute forme de morale.  Leur rejet de l’autorité et des règles sociales des adultes dessinent une humanité littéralement préhistorique, qu’on voit s’affronter dans des immeubles en ruines. Terayama effectue un retour à l’esprit transgressif des peintres d’Edo, peuplant leurs estampes de petite créatures obscènes et ricanantes. Cette démonologie est typique de Terayama et de la région de son enfance : les paysages désolés du nord du Japon, haut-lieu de la paysannerie mystique, des chamanes et de la danse butô sous son occurrence la plus dark et hirsute.  Avec ce film unique, on mesure combien  Terayama et  troupe d’acteurs furent eux-mêmes les démons du cinéma japonais.






Le site des journées cinématographiques Dionysiennes ici

mardi 5 janvier 2016

Toshio Saeki par Shuji Terayama




L'homme qui construit son tombeau avec sa plume,
c'est Toshio Saeki.
Le vampire de la vieille école,
c'est Toshio Saeki
Le descendant de Hinomaruhatanosuke (* 1 ), faisant l'amour au cadavre de sa petite sœur en costume marin,
c'est Toshio Saeki.
Le bossu de l'hymne scolaire, compositeur du secret de la petite chambre (*2),
c'est Toshio Saeki.
Les Réflexions sur la vie humaine de Kiyoshi Miki (*3), silencieusement, se masturbant sans cesse derrière un autel bouddhique,
c'est Toshio Saeki.
L'âme possédée du jeune aviateur, membre du centre d'étude sur la sodomie, section des gouailleurs patriotes,
c'est Toshio Saeki.
Le chouchou à sa grand-mère, au bain, son sexe allant et venant entre des fausses dents,
c'est Toshio Saeki.
Le vendeur d'enfant montrant l'enfer en soulevant la couette de ses parents dans un théâtre de papier,
c'est Toshio Saeki.
L'enseignant en érection des représentants de commerce de manuels d'éducation civique baignant dans les pilules,
c'est Toshio Saeki.
Le jardinier aux pivoines se lavant le visage du sang des règles de sa défunte grand-mère,
c'est Toshio Saeki.
La berceuse pour le fils unique de Sentarô-le-branleur jouant du luth, son ombre derrière la porte coulissante,
c'est Toshio Saeki.
L'amant de sa mère, pendu avec les pans de son pagne, vêtu d'un kimono funèbre aux emblèmes de sa maison,
c'est Toshio Saeki.
Le sourd d'art lyrique qui compte les fleurs d'acacia rouge et or dans son cercueil,
c'est Toshio Saeki.
Le Don Juan (*5) pitoyable aux socques de chez Fukusuke, qui a jeté les estampes d'automne, d'été et d'hiver (*4),
c'est Toshio Saeki.

 TERAYAMAShûji (*6)


(*1) Héros d'une bande dessinée pour garçons, de Nakajima Kikuo, datant de 1937. Son nom qui donne son titre à la série, désigne le drapeau national.
(*2) Roman attribué à Nagai Kafû (1879-1959), publié en 1947 et interdit en 1948 à cause de son caractère licencieux. On peut le lire en français : Le Secrel de
la petite chambre. Récits érotiques traduits par Elisabeth Suetsugu et Jacques Lalioz, Ed. Philippe Picquier. 1994.
L'histoire de ce texte est détaillée en introduction.
(*3) Kiyoshi Miki (1897-1945) est un philosophe, auteur de Jmsei-mn nota (Réflexions sur la vie humaine), 1947.
(*4) Shunga littéralement dessin de printemps, désigne des dessins érotiques. Les estampes des autres saisons ne correspondent pas à une appellation générique.
(*5) Titre d'un roman de 1682 écrit par lhara Saikaku (1642-1693), poète et romancier. On peut le lire en français :
L'homme qui ne vécu! que pour aimer, lhara Saikaku, traduit par Nakajima-Siary Mieko et Siary Gérard, Ed. Philippe Picquier, 2001.
(*6) Terayama Shûji est un poète, écrivain, dramaturge, chroniqueur sportif, photographe, scénariste et réalisateur japonais, né le 10 décembre 1935 à Hirosaki
et mort le 4 mai 1983 à TOkyO.
Texte traduit par Béatrice Maréchal.




mercredi 30 décembre 2015

Hans Buruma, le Hollandais qui disparut à l’intérieur d’une pièce de Shuji Terayama


Shuji Terayama raconte.
Après une représentation, je suis allé dans le hall du théâtre où m’attendait une Hollandaise entre deux âges. Elle me demanda poliment : « Qu’est-il advenu d’Hans Buruma, mon mari ? » Je lui ai répondu : « Qui est Hans. » « Hans Buruma, mon mari ! » répondit-elle. Elle m’expliqua qu’Hans Buruma était en charge de la distribution du courrier à la poste centrale d’Amsterdam. Trois ans auparavant, il était allé voir Hérétiques (Jashumon).  Ma troupe avait été invitée à jouer cette pièce au Mickery Theater. Juste après le début de la représentation, deux hommes masqués de noir ont bondit dans le public, ont attrapé son mari et l’ont tiré sur scène. Une fois sur scène, Hans a été costumé et, avant qu’il ne s’en rende compte, est devenu un des personnages de Hérétiques. Au moins deux fois au cours de la pièce, elle a vu son mari rejoindre les autres acteurs qui tiraient des cordes. Il avait l’air de prendre beaucoup de plaisir. Mais quand la pièce a été finie, Hans n’est jamais retourné à son siège dans le public. Sa femme a attendu deux heures mais quand elle est allée dans les loges, tous les membres de la troupe avaient déjà rejoint l’hôtel. Cette nuit, Hans n’est pas rentré chez lui. Deux nuits plus tard, il n’était toujours pas revenu. Ensuite, la compagnie a quitté la Hollande pour l’Allemagne de l’ouest. Elle a pensé qu’il avait rejoint la troupe qui l’avait engagé pour ses talents d’acteur. Elle a pensé « mon mari fait partie de la pièce. » Maintenant, alors que trois ans avaient passés, elle me suppliait : «  S’il vous plait, rendez-moi mon mari. » j’ai dû lui avouer que je n’avais jamais entendu parler de cette histoire. NI moi ni personne dans la troupe ne connaissions un Hollandais d’âge mûr nommé Hans Buruma. Il n’y avait aucune preuve indiquant qu’une telle personne avait été avec nous les trois dernières années. Quand je lui ai dit que je ne le connaissais pas, elle était au bord des larmes. « Alors où peut bien être Hans ? » a-t-elle demandé. Il y a trois ans, un Hollandais d’âge mûr, travaillant à la poste centrale, s’était évaporé à l’intérieur de notre pièce. Dans ce cas précis, nous ne pouvons plus distinguer où s’arrête la pièce et où la réalité commence.
Les phrases « Hans a disparu à l’intérieur de la pièce » et « Hans a disparu pendant la pièce » sont virtuellement synonymes.


Extrait de The Labyrinth and the Dead Sea : My Theatre (1976) de Shuji Terayama, d’après la traduction de Carol Fisher Sorgenfrei in Unspeakable Acts – The Avant-Garde Theatre of Terayama and Postwar Japan (University of Hawai’i Press, 2005)

lundi 23 mars 2015

Cache-cache pastoral de Shuji Terayama





Textes et interview tirés du dossier de presse original (1974).




Synopsis

Un garçon de quinze ans vit seul avec sa mère dans une vieille maison au pied du Mont de l'Effroi. Il étouffe. Il a envie de prendre le train, de s'en aller au loin, d'abandonner sa mère.
Quelquefois, il va bavarder avec son père défunt qui lui parle par la bouche d'une prêtresse du Mont de l'Effroi. Un jour, se mêlant aux gens d'un cirque installé dans le village, il fait la connaissance de la Femme-ballon. Il a de plus en plus envie de partir...
Le garçon porte une admiration inavouée à la jeune mariée de la maison voisine. Quand elle lui propose de s'enfuir avec elle. Au comble de la joie, il est prêt à faire n'importe quoi pour l'accompagner.

Là s'arrête le premier récit "autobiographique" du cinéaste.
En rentrant chez lui, l'auteur se trouve en présence de lui-même encore enfant, qui lui reproche d'avoir faussé, embelli son passé.
Il entreprend alors un voyage à travers son enfance afin de la modifier. Après sa rencontre avec l'enfant qu'il était, il songe à tuer sa mère, mais en se débarrassant de l'existence maternelle, pourra-t-il se libérer vraiment de son existence écoulée ?




Propos du réalisateur


Mon enfance. Les grandes parties de cache-cache... C'était à. moi de chercher les autres, et personne ne répondait plus a mes appels.
A la tombée du jour, les musiciens du cirque voisin, qui répétaient pour la représentation du lendemain, étaient partis se coucher. Et moi, le long d'un chemin désert, au fond de cette campagne où je suis né, je cherchais toujours mes petits camarades. Mais où est-ce qu'ils ont bien pu passer?
Une lumière filtrant aux fenêtres d'une maison. Du dehors, j'observe celui qui, dans la salle commune, sert à manger aux siens. Je reconnais, dans ce vénérable chef de famille, un des enfants partis se cacher au début du jeu. Tous les autres avaient également pris de l'âge. Ils avaient échappé à mes recherches. Ils me reléguaient dans mon enfance.
Si nous voulons nous libérer, liquider en nous toute l'histoire de l'humanité, et, autour de nous, celle de la société, il nous faut d'abord évacuer nos propres souvenirs. Mais alors, notre mémoire commence avec nous une partie de cache-cache et ne peut guère se livrer intégralement.

Dans ce film, où le personnage central entreprend une sorte de révision de son passé, je me suis proposé de retrouver avec lui son identité. Et par là notre identité a tous.

Shuji TERAYAMA




Interview de Shuji TERAYAMA

Enfant, vous avez été recueilli par un parent, propriétaire d'un cinéma, et vous avez découvert ainsi la magie de ce moyen d'expression. Quels sont les films qui vous ont alors, le plus marqué ?
Mon premier contact avec le cinéma, à cette époque, fut limité au son : c'est derrière l'écran que j'avais "ma petite place", ce qui, fait que j'étais privé de l'image - et ce qui explique peut-être l'importance que j'accorde à la bande-son, notamment dans "Jetons les livres..." 
De même, ma première œuvre d'auteur fut un drame radiophonique. Je vais ajouter, sans aucune modestie, qu'on me considérait comme "un génie de la radio" et que j'obtins plusieurs prix radiophoniques internationaux. Le premier vrai film, complet, qui m'impressionna fortement fut "Les Enfants du Paradis", et plus particulièrement la scène où Marcel Herrand tire un rideau et montre une scène d'amour, devenant l'auteur de cette même scène, qui semble être son œuvre...

Qu'est-ce qui vous a conduit, plus tard, à devenir critique de boxe ?
La boxe est une pièce de théâtre jouée silencieusement par deux hommes... C'est "En attendant Godot" - sans paroles... De plus, c'est très érotique. Dans mon enfance, j'ai pratiqué la boxe. Ne pouvant continuer, je suis devenu critique. La boxe montre que la force physique a tendance à perdre de son importance dans le monde culturel contemporain - Est-ce un tort - Est-ce un manque ? 



Comment est né "DEN'EN NI SHISU", le recueil de poèmes devenu plus tard "Cache-cache Pastoral" et pourquoi avez-vous voulu, plus tard encore, en faire un film ?
J'ai commencé à composer des poèmes alors que j'étais adolescent. A l'âge de 26 ans, j'ai décidé de renoncer à la poésie mais, avant d'arrêter, j'ai voulu écrire sur mon enfance et m'en tenir là. C'est ce qui est devenu "Cache-cache Pastoral"; le recueil de poèmes.
Il faut vous souvenir qu'après la guerre tout était ruine tout était à refaire "par les enfants" et qu'aussi, à partir du chaos, tout était admis. Moi, je voulais m'imposer une forme ; j'ai choisi le poème pour la rigueur du rythme... Par contre, après 1960 le Japon est devenu un pays asservi, encombré d'obligations et, quand le monde n'a plus de liberté, il faut, plus que jamais, trouver une forme d'expression libre...
Pourquoi, ensuite, un film ? Parce que je considérais que le recueil de poèmes ne traduisant plus ma vraie (?) enfance, était fabriqué. J'ai voulu décomposer ma mémoire, pour me libérer de mon enfance. Je ne pense pas que j'y ai réussi, puisque le cinéma, aussi impose ses règles. Je n'ai peut-être pas encore complètement "traduit" mon enfance, mais j'ai réussi à la "dire" différemment... Je voulais passer de l'intérieur à l'extérieur - pour rentrer ensuite dans l'intérieur. Le poème est, trop souvent, un monologue. Mais le cinéma risque de l'être aussi...
Il y a, bien sûr, de l'onirisme dans le film. Du surréalisme, je ne sais pas. Mais il est marqué par Lautréamont et "les Chants de Maldoror". De même, je suis influencé par Marcel Duchamp et le compositeur John Cage... Notre œil ne voit que la surface. Parfois, avec un couteau, je suis tenté de m'ouvrir l'œil pour voir l'autre monde qu'on ne peut pas voir. J'aime aussi le Luis Buñuel de la période du 'Chien Andalou".

Qu'est-ce qui vous a poussé à fonder un théâtre-laboratoire et à devenir metteur en scène de théâtre ?
Je voulais utiliser la poésie "avec du corps". Le théâtre c'est la poésie incarnée. J'ai donc, en 1965, fondé un théâtre-laboratoire, un théâtre qui mêle public et acteurs, qui descend dans la rue, qui va en province, qui s'attache à mélanger les éléments.

Quand vous avez abordé la mise en scène de cinéma vous aviez certainement des "maîtres" dans ce domaine. Lesquels ?
D'abord, dans mon enfance, il y a eu Luis Buñuel et "Le Chien Andalou". Mais ce ne sont pas des cinéastes qui m'ont donné l'impulsion... je ne crois pas... Cependant, j'apprécie beaucoup et j'ai sans doute été frappé par Glauber Rocha et "Antonio Das Mortes", Fellini et "Huit et Demi", Antonioni et "L'Éclipse".



Qu'est-ce qui vous frappe le plus dans la vie actuelle, rapport avec le cinéma ?
La vie actuelle est un mélange de réalité et de fictif. On ne voit pas toujours la frontière. On se trompe... Tout ce qu'on filme est fiction : on le sait. Dans la vie, on ne sait plus... Par exemple, au cinéma, si quelqu'un tire, il est considéré comme un héros. Si on fait ça Place Saint-Michel, on est un criminel... Au cinéma, on faisait semblant de faire l'amour ; maintenant, on fait l'amour. Peut-être qu'un jour, au cinéma, on tuera vraiment...Dans la vie réelle, on "fait du cinéma" souvent, on simule ou on est emporté...

Auriez-vous aimé vivre à une autre époque et sous une autre identité : lesquelles ?
J'aurais aimé naître au Moyen Age - et devenir Casanova.

Hors le Japon, dans quel pays aimeriez-vous vivre et travailler ? Pourquoi ?
N'importe où, à Paris, Borne, Londres ou New-York - à condition qu'il y ait des gens. Pas le désert !

Quels sont les grands hommes décédés que vous auriez aimé connaître ? Pourquoi ?
Si une nuit, je recevais chez moi, il y aurait Karl Marx, Jayne Mansfield, Lautréamont, Jack Dempsey, Léonard De Vinci, Billy the Kid et Benjamin Franklin...

Parmi nos contemporains, quels sont ceux que vous aimeriez rencontrer et pourquoi ?
Toutes les femmes qui s'intéressent à moi... Je plaisante... II y aurait Jorge Luis Borges - non, je ne suis pas sûr que j'aimerais le connaître, son œuvre me suffit.

Que croyez-vous être ? Que voudriez-vous être ?
Je crois être Shuji Terayama. Ma profession est Shuji Terayama. Ce que je voudrais être ? Shuji Terayama... Mais un être humain n'est pas un être figé : il est toujours en devenir. Et je veux appliquer la théorie du paradoxe: pour être humain aussi. Vous savez ? Pour attraper la tortue le lapin fait la moitié du chemin, la tortue aussi ; mais le lapin ne rattrape jamais la tortue.... L'être humain veut devenir quelqu'un, mais il fait son chemin, son désir se déforme, se déplace, donc, il n'y arrive jamais.




Avez-vous un axiome ?
"La vie n'est qu'adieux" : C'est un vieux proverbe chinois.

Si vous n'étiez pas auteur-réalisateur de films, de quelle manière aimeriez-vous participer au monde d'aujourd'hui ?
En étant un révolutionnaire - et pas un homme politique ! Les soi-disant révolutionnaires veulent fonder une nouvelle société et, trop souvent, ne deviennent que des hommes politiques. Les vrais entretiennent l'état de révolution. En un sens, Trotzky était un surréaliste.

Quels sont, selon vous, vos atouts et vos handicaps ?
Mes atouts ? Je n'ai pas de famille, je n'ai pas de santé, je n'ai pas d'argent. Mes handicaps ? Les mêmes choses.

Qu'est-ce qui l'emporte, chez vous, de l'instinct, de l'intelligence, ou de la sensibilité ?
Je pense que ces trois éléments forment un jus composé; ils ne peuvent être dissociés.

Quel est votre paysage idéal ?
La nuit, je suis obsédé par un paysage : j'ouvre une porte et je me trouve au sommet d'un rocher; devant moi, il y a la mer, vide... Ceci est un rêve. Mon vrai paysage idéal comporte une foule, celle d'un champ de courses, celle d'une fête. Je ne suis bien que là où il y a beaucoup de monde; là je peux être seul - en le choisissant, je peux me cacher, m'effacer.



Qu'est-ce qui vous rebute le plus chez les êtres et dans nos mœurs actuelles ?
Je n'aime pas les êtres qui se défendent contre les changements, l'évolution, qui figent leur vie et en font une nature morte. Dans nos mœurs, ce qui me rebute, c'est le "chez moi-isme", la tradition, la prudence, le conservatisme tel qu'il &e pratique au Japon où l'on se protège. Ainsi, le Parti Communiste japonais, ça n'est pas du communisme, c'est du conservatisme...

Où vous situez-vous aujourd'hui, par rapport à vos ambitions et vos rêves ?
J'ai - et je perds - des ambitions. Je me déplace...

De quoi vous réjouissez-vous ?
De me demander quelles nouvelles rencontres humaines m'attendent.

Quels sont vos projets cinématographiques ?
J'ai beaucoup d'idées. J'ai cinq projets de films, mais cherche encore le producteur... J'aime les faits-divers que publient les journaux, et j'y trouve souvent le thème de mes films. J'ai ainsi, en tête, plusieurs thèmes : la métamorphose, les murs qui tombent, révolution des enfants, un crime commis par un enfant, Jack l'Étrangleur, le rapport entre un enfant qui découvre une nouvelle comète et la disparition d'un Japonais moyen (peut-être devenu cette comète). J'ai aussi envie de réaliser un film en Europe.




Vos films sont chargés de symboles que l'on retrouve, de "Jetons les livres»»." à "Cache-cache pastoral". Il y a les rails les horloges, l'adolescent violé, la mère. Pouvez-vous nous en parler ?
Les rails sont, pour moi, une chose très triste : le bonheur pour les êtres, consiste à se rejoindre, or les rails ne se rejoignent jamais... Pour ce qui est des horloges, depuis mon enfance, j'étais conditionné par elles à travers la famille, la terre; aussi, je voulais condamner les horloges et avoir "mon heure à moi"... Quant à l'adolescent violé, il se peut qu'on puisse devenir adulte en violant mais, en ce qui me concerne, je ne pouvais qu'être violé. Mais dans le prochain film, peut-être, le garçon violera... Et la mère, la mère est comme la coquille de l'œuf ; pour que le poussin sorte, il faut la briser! Au Japon, le matriarcat est très puissant, le père a démissionné, il est souvent mort à la guerre. Bien sûr, ce n'est que ma conception, mais je crois que cela continue. Même dans la religion japonaise, il n'y a pas de dieu qui représente le père. En Occident, c'est l'élevage qui l'emporte, et c'est un principe paternel. Le Japon, lui, a été un pays d'agriculture, qui ressemble à la matrice maternelle. Parfois, au Japon, on appelle le corps maternel le "champ". Et "Cache-cache Pastoral" évoque la terre, 1a culture, les saisons, le renouveau, la floraison, la Mère...


Propos du machino



"Ah! qu'il est doux de se faire gonfler...", qu'elle disait, la Femme-ballon.
Oui, mais quel mal on a eu ! Le plus difficile, c'est pas l'enveloppe gonflable du sur mesure, quoi. Non,c'est plutôt de confectionner la robe qu'elle a dû mettre par-dessus, a cause de la censure. II fallait
pas qu'elle craque pendant l'extase...

   
Ô blanche main dont l'index impérieux nous guide sur le chemin de la vie... Tu parles! Pour la déplacer pendant le tournage, on a dû s'y mettre à deux* Et on n'est pas faiblards !



2 m 50 de long sur 1 m 50 de large, une boîte d'allumettes qui contient aussi des filles. Amours, délices, flammes...

 Pour avoir un beau bébé, il faut compter, disons...neuf mois. En plus, il vaut mieux être ce qu'on appelle une femme. Tandis que le nôtre, de bébé, un qu'on jette après usage, il a été fait, vite fait, très vite fait par un homme, un vrai. Vous savez bien, le décorateur...

Ça paraît pas, mais rassembler une dizaine d'horloges vieux modèle, c'est pas du tout évident. Surtout dans un coin aussi paumé.Forcément, vous savez bien que le Japon est un pays tout ce qu'il y a de moderne, comme qui dirait industrialisé, que là-bas c'est l'horloge électronique, à transistor et tout, qui s'est répandue jusqu'au fin fond de la province. Non mais c'est vrai..




Poème



s'il est un quartier
pour le bois ou le riz
pour la foi ou la mort
hirondelle où est celui
des vieilles mères a vendre

au cache-cache
de la vie je suis resté
celui qui cherche
qui n'en finit pas de chercher
dans le village en fête

jetées en flammes
dans l'eau trouble d'un torrent
les amaryllis
feront de leur éclat rouge
l'offrande d'un sacrifice

pour ensevelir
le peigne rouge sang
de ma défunte mère
au Mont de l'effroi je vais
ou sans fin souffle le vent

dans la boîte à ouvrage
le temps a passé
sans qu'une aiguille
entre ma mère et moi ne pût
refermer la déchirure

promise à la vente
l'horloge soudain
se met à sonner
que sous mon bras j'emporte
à travers la plaine morne

lorsque pour mieux voir
je m'apprête à me couper
le coin des paupières
sur la lame du rasoir
se reflète l'horizon

se détachant
des cheveux d'une fillette
ces fleurs empruntées
aux couronnes mortuaires
ont aussi leur langage

jeune milan chante
et toi grillon funèbre
de Shimokita
puisse ma mère dormir
quand je l'abandonnerai

seul don qu'elle fit
à son ménage voici
l'autel familial
à ce point frotté qu'un oeil
de verre s'y peut mirer

des tablettes
funéraires de mon père
les traces de mes doigts
tristement se détacheront
pour s'envoler dans la nuit

afin d'acheter
un nouvel autel familial
ils sont partis
disparaissant à jamais
mon petit frère et l'oiseau

à demi fumée
cette cigarette pointée
vers le nord
où dans l'obscurité là-bas
s'efface mon pays natal

(traduction Alain Colas)


Avant-Garde Japonaise 1972


Au centre, devant sa poupée, Simon Yotsuya (costume clair, fumant), à sa droite Juro Kara et Shuji Terayama.
A sa gauche Tasumi Hijikata. A la droite de la poupée (avec des lunettes), Shibusawa Tatsuhiko (traducteur de Sade et Bataille, amateur de cabinets de curiosité, une des figures majeure de l'avant-garde japonaise. Lire ici).
A 4e rang à droite, en pull blanc et se grattant l'oreille, le dessinateur Kuniyoshi Kaneko.
Et la photo est l'oeuvre de Eiko Hosoe, rien moins !

mercredi 11 mars 2015

Akaji Maro, J'irai comme un chameau fou



En novembre 2014, la compagnie butô le Dairakudakan (« le grand vaisseau du chameau ») était venue présenter Symphonie M à la Maison de la culture du Japon à Paris. Dans ce voyage sidérant au pays des morts, on croisait de séduisantes Ménades et des hommes en noir aux gestes d’insectes, comme échappés d’un manga de Suehiro Maruo. Maître de cet univers : le charismatique chorégraphe Akaji Maro tout à tour diva en robe blanche et perruque étoilée, fillette folle ou vielle femme obscène. A 71 ans, Maro se produit encore presque nu, le corps recouvert de peinture blanche comme les maîtres Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno.  Si Maro est une star internationale de la danse, pour les Japonais il est aussi une figure familière du cinéma et de la télévision où son physique de pirate burlesque fait merveille. Second rôle d’une multitude de films et de dramas, on peut le voir chez Sono Sion, Takeshi Kitano, Naomi Kawase et même chez Tarantino dans Kill Bill Vol.1.  Si Maro est une figure culte, c’est aussi comme acteur privilégié des mouvements d’avant-garde des années 1960. Pendant sa tumultueuse jeunesse, Maro a croisé le butô sombre et primitif du pionnier Tatsumi Hijikata, le kabuki situationniste de Juro Kara et le cinéma révolutionnaire de Nagisa Oshima. Dans cette résurgence du  monde flottant d’Edo, les artistes étaient encore des figures scandaleuses et marginales, se donnant des allures de monstres pour attaquer une société injuste. Encore aujourd’hui, c’est ce souffle libertaire qui traverse les spectacles d’Akaji Maro.

Quel personnage interprétez-vous dans Symphonie M ?
C’est moi-même. Je passe du bébé au vieillard, parce que le corps contient une sorte de symphonie. Ce mélange d’anarchie et de mélancolie peut être un peu déroutant pour le public mais je le laisse juger. C’est le regard des autres qui forme ma présence sur scène. Le public me cuisine comme il le veut.

Vous portez également une robe.
La féminité fait partie de moi. Ça reflète l’admiration que j’ai pour ma mère. C’était une femme qui adorait la littérature mais qui n’avait pas d’aptitude sociale. Après la mort de mon père à la guerre, elle a sombré dans la folie. Je n’en ai pas été témoin et donc j’essaye d’imaginer ce qu’a pu être sa fin. Il me reste quelques photos d’elle et quand je me travestis, j’ai l’impression de lui ressembler. J’ai l’angoisse de devenir fou comme elle et j’essaye d’exorciser ce destin possible en le représentant sur scène.



Vous ressemblez parfois à une poupée manipulée par d’inquiétants hommes en noir.
Ils ressemblent à des croque-morts, comme dans le film Departure sur les hommes qui maquillent les cadavres. Ils peuvent aussi évoquer des serviteurs, mais en même temps, ce sont eux qui me dominent. Je deviens alors une petite fille persécutée. Le masochisme est au centre de la pièce et c’est d’ailleurs une des racines du butô. Sans rien y pouvoir, le corps reçoit des choses extérieures comme la maladie, le temps, l’air pur ou l’air pollué. On a beau ne pas vouloir subir les radiations, on est bien obligé de respirer. Ce n’est pas en tordant la bouche et en respirant de travers qu’on peut les éviter. On peut porter un masque mais c’est un choix absurde puisque les radiations entrent de toute façon dans notre organisme. En tous cas, notre corps contient une énorme symphonie chaotique et mon butô consiste à l’extérioriser

Vos danseurs sont divisés en deux par une corde rouge, l’effet est très graphique.
J’aime bien leur profil souligné par la corde rouge. On voit une personne parce que la corde dessine une forme. Un peu comme dans certains tableaux de Magritte où le contraste avec l’extérieur permet de distinguer la figure. Le fard blanc qui couvre le corps des danseurs dessine aussi une forme, comme une statue. On peut penser aux sculptures grecques, à celles de la Renaissance ou aux personnages habillés et recouvert de plâtre de George Segal. Le maquillage blanc immobilise le corps et arrête le temps.

Symphonie M s’inspire du livre des morts tibétain, c’est donc un voyage initiatique.
Oui. Le livre des morts tibétain retrace le chemin vers l’éveil. Il aide à sortir du karma de la réincarnation pour devenir vraiment le vide, le rien et disparaître. C’est un peu comme un manuel divisé en 49 jours. Paradoxalement, c’est une accumulation d’expériences que personne n’a pu raconter. Le livre rassemble probablement les témoignages de moines qui, à force de jeûner et de méditer, sont entrés dans une sorte d’état de mort. Lorsqu’on jeûne, au bout de deux jours, on est la proie d’illusions : on se fait attaquer par de la nourriture ou par des femmes séduisantes. On traverse des forets où volent des boules lumineuses colorées et à la fin on se décompose dans la lumière blanche. C’est comme ça qu’on atteint l’éveil. Mais moi, comme j’ai l’esprit espiègle, même dans la lumière blanche, je résiste et je deviens une vieille folle obsédée qui retire sa robe. Je ne cherche pas d’éveil religieux dans mon art. Il faut se laisser attirer par les boules lumineuses colorées, pour devenir un bon artiste. Se laisser séduire et recevoir des coups est enrichissant.



Comment entre-t-on au Dairakudakan ?
Il n’y a pas de critère : je considère que tout le monde possède un talent. C’est ma magie, ma sorcellerie. Depuis 40 ans, je ne refuse personne et je ne courre jamais derrière ceux qui partent. Les danseurs qui découvrent des notions ou des paroles qui se transforment en mouvement restent dans la compagnie. Certains deviennent des saints, c’est à dire des cons, mais les intelligents ont tendance à se détruire et à perdre le nord. Il n’arrive plus à comprendre ce qu’ils font et je trouve ça très bien. Il faut se débarrasser de la logique. Je leur demande de devenir un cheval mais c’est leur propre cheval qu’ils doivent trouver. Je leur demande de danser une rivière. Certains représentent des vagues et d’autres restent simplement assis et regardent la rivière. Il suffit d’un an pour avoir un certain niveau. Après, ils doivent développer une danse personnelle. Par exemple, cette expression classique du butô où la bouche ouverte ressemble à une cave sombre, il faut 5 ans pour l’acquérir.

Le butô est une danse assez dérangeante, parfois cauchemardesque.
C’est l’écrivain Haniya Yutaka qui a inventé le terme Ankoku Butô qui veut dire « la danse des ténèbres ». Tatsumi Hijikata a ramené d’Akita, son pays natal, la gestuelle des paysans pauvres, affamés, courbés comme des handicapés, ou mentalement arriérés. Hijikata a montré ça sur scène avec ses costumes en tissus usés et rapiécés. La société japonaise avait alors honte de cette paysannerie misérable et archaïque. Dans les années 1960, aimer la laideur avait vraiment un sens. Hijikata était l’idole de personnalités d’avant-garde comme Ishihara Shintaro, qui n’était pas encore un politicien de droite, Mishima, ou Tatsuhiko Shibusawa, le traducteur de Sade et de Bataille. Il incarnait pour eux l’artiste qui renversait les valeurs de la société. En 1959, il avait par exemple adapté Couleurs interdites de Mishima dont le sujet était l’homosexualité. L’époque était pleine de tabous et de répression et Hijikata a jeté son corps là-dedans.

Quel a été votre parcours dans le Tokyo des années 1960 ?
J’ai grandi dans la province de Nara et je suis monté à Tokyo en 1961. A cause des mouvements de protestation contre le traité de sécurité avec les USA, les universités étaient fermées et j’ai commencé à faire du théâtre. En fait, je traînais surtout à Shinjuku qui était pour moi un endroit sacré : l’université de la vie et de la société. Je passais le plus clair de mon temps au café Fugatsudo où se retrouvaient les artistes mais aussi les arnaqueurs, les traine-savates et les petits yakuzas. Le café coutait 70 yens et on pouvait rester toute la journée à écouter de la chanson française. Je ne foutais rien : j’essayais de me faire payer des clopes ou un café et le soir je dormais chez les uns et les autres. Un jour, j’ai été approché par Juro Kara, le metteur en scène de théâtre d’avant-garde. Il portait un costard, ce qui était bizarre parce qu’il était assez pauvre, et avait une très belle voix un peu efféminée. J’ai intégré sa troupe et au bout de 5 ans nous avons présenté nos spectacles sous un chapiteau rouge, dans le jardin du temple Hanazono à Shinjuku. Kara était devenu une figure très populaire. On avait monté une pièce sur un révolutionnaire du XIXe siècle en parallèle avec les émeutes étudiantes qui embrasaient le quartier. En 1969, Nagisa Oshima qui préparait Le Journal d’un voleur de Shinjuku a décidé d’inclure la pièce dans le film avec dans le rôle principal Tadanori Yokoo, le peintre pop.

Comment êtes-vous passé du théâtre de Juro Kara au butô d’Hijikata ?
En fait, j’ai rencontré Hijikata en même temps que Kara. Je pouvais dormir dans le studio d’Hijikata ce qui a réglé mes problèmes de logement. En revanche j’étais obligé de tourner avec le Kimpun Show, sa troupe de cabaret. Je ne savais pas danser mais il suffisait de s’huiler le corps en doré et de bouger avec la musique. Je mimais la boxe, ce qui était la seule chose que je savais faire. Pendant 3 ans, j’ai tourné dans tout le Japon. Ces spectacles de cabaret, qui rapportaient des fortunes,  permettaient à Hijikata de financer ses pièces d’avant-garde. A cette époque, il était fatigué des institutions chorégraphiques et avec Kara on essayait de s’éloigner du théâtre moderne japonais d’avant-guerre. Même si nos disciplines étaient différentes, Hijikata nous stimulait énormément. Une fois par semaine, il organisait des soirées arrosées, où se retrouvaient les intellectuels de l’époque. Je faisais alors le service et servais à boire à Mishima. Celui-ci me tripotait en disant : « Tu as un joli corps, dis donc. » Je ne savais rien de l’homosexualité, j’étais très innocent. Comme je protestais, Hijikata me disait : « Allons Maro, laisse Mishima te toucher un peu… »

Vous connaissiez également le dramaturge Shuji Terayama.
Terayama était déjà une star à l’époque. Il était surtout essayiste et poète. Un jour, il a commencé à faire du théâtre en créant sa compagnie, le Tenjo Sajiki, et ça nous a beaucoup énervés. On se faisait la guerre entre compagnies théâtrales mais on ignorait alors que Kara adorait Terayama et lui envoyait même certaines pièces à corriger.


Vous en êtes même venu aux mains avec lui ?
Terayama nous a fait une mauvaise blague. Après une représentation, pour nous féliciter, il nous a envoyé des fleurs funéraires. Comme on jouait à Shibuya où était aussi son théâtre, on a décidé de lui rendre visite. On a donc débarqué à 20, très sales, avec nos costumes et maquillages de scène. Au départ, on voulait juste le saluer de façon ironique mais ça a dégénéré en bagarre de rue avec le Tenjo Sajiki. A un moment, je me suis retrouvé nez à nez avec Terayama et j’étais prêt à lui mettre mon poing dans la figure. Mais il est devenu comme un enfant et il m’a regardé avec des yeux tous mignons. Il faisait lui-même de la boxe mais il était très malin et il a réussi à m’attendrir. On s’est tous retrouvés au poste mais j’étais encore énervé parce que les autres prisonniers étaient très excités d’avoir Terayama parmi eux et personne ne faisait attention à nous. Après sa mort, j’ai joué souvent une de ses pièces, La Marie-Vison, avec son amie intime, la célèbre Akihiro Miwa. Je joue l’autre Marie, celle du revers. Miwa m’a dit qu’elle ne peut pas imaginer quelqu’un d’autre que moi dans le rôle.

Quand avez-vous monté votre propre compagnie ?
Je me suis séparé de la troupe de Kara en 1971, lorsque j’ai été engagé par Kô Nakahira pour jouer le rôle principal du peintre Kinzô dans Chimimoryo – une âme aux diables. Kara jouait au cinéma dans des films indépendants comme Les Anges violés de Wakamatsu mais Nakahira était une star de la Nikkatsu. C’étaient deux mondes différents et Kara a dû en concevoir un peu de jalousie. Après le tournage, j’ai quitté la compagnie de Kara et j’ai traversé une sorte de crise existentielle. Comme Rimbaud qui avait arrêté la poésie pour devenir trafiquant, j’ai essayé de vendre du riz et de l’ivoire, mais ça n’a pas marché. Tout le monde m’incitait à revenir au théâtre. Mais écrire des textes et les apprendre, c’est chiant tout de même. C’est plus facile de faire des grimaces à poil. J’ai donc monté une compagnie de danse butô. Quelques fans m’attendaient et mes délires ont provoqué une sorte d’engouement. On se couvrait le corps d’argile, on marchait comme des zombies, et le public était bouche bée. Les critiques étaient enthousiastes, surtout les amateurs d’art qui ont vu dans mes spectacles un nouveau mouvement. Je n’avais pas vraiment intellectualisé ma danse mais il fallait que j’invente une méthode. J’ai alors commencé à rester debout, sans rien dire, en laissant les spectateurs interpréter mes expressions. Et ça dure depuis 40 ans.

Entretien réalisé par Stéphane du Mesnildot, à Paris, le 26 novembre 2013
Un grand merci à Aya Soejima de la Maison de la culture du Japon à Paris pour son aide et sa traduction.
Texte Paru dans Chro n°7. Juin 2014.

Photo d'ouverture :  Araki.
Les autres photos : Junichi Matsuda





mardi 10 mars 2015

Etsuko Miura, le frisson des poupées



Les poupées au Japon, c’est une toute une histoire puisque même une fête leur est dédiée (le 3 mars, jour consacré aux petites filles). Les enfants raffolent des coquettes Licca-chan, les jeunes filles collectionnent les Blythe aux yeux démesurés et à grosse tête, quant aux otome (la version féminine des otakus), elles vénèrent les BJD à l’allure d’adolescents éthérés. Si l’on se promène dans Takeshitra Street à Harajujku, au milieu des gothic lolitas en frous-frous noirs et perruques blondes, on croirait débarquer au pays des poupées vivantes. Rien d’étonnant alors que l’on trouve au Japon les plus dignes héritiers d’Hans Bellmer. Le pionnier du Doll Art est l’excentrique Yotsuya Simon, un acteur de théâtre, travesti (on peut le voir dans Journal d’un voleur de Shinjuku d’Oshima), qui découvrant à la fin des années 60 les poupées à articulation sphérique de Bellmer en inventa une version japonaise. Ces adolescents vous fixant de leurs yeux bleus et découvrant sous leur chair des mécanismes d’horlogeries donnent encore le frisson. Le Doll Art s’empare de ces objets enfantins pour en proposer des variations forcément déviantes, les agrandissant, les maltraitants et souvent les dotant d’une sexualité trouble. Le mouvement a ses revues comme Yaso (organe de la galerie Parabolica Bis qui organise régulièrement des expos) ou encore Talking Heads, mook consacré aux arts transgressifs. Certains objets ne manquent pas d’intriguer comme le recueil de photos Ecole d’Hizuki, remake du film Innocence de Lucile Hadzihalilovic interprété par des poupées.
L’une des artistes les plus en vue de ce mouvement est Etsuko Miura dont les œuvres, très impressionnantes, possèdent une dimension autobiographique. En France, son travail est connu grâce à la pochette de Point de suture (2008) de Mylène Farmer et sa poupée rousse à la bouche couturée. Depuis le début des années 2000, les galeries de Tokyo exposent ses poupées amaigries, accidentés, souvent recouverts de bandages, où  fusionnant avec d’autres objets, comme ces violons aux cordes de cheveux qui poussent sur leurs torses. Nous avons rencontré Miura Etsuko à Roppongi, pendant le Tokyo International Film Festival. Pour le film d’horreur Bilocation, réalisé par Mari Asato (ancienne assistante de Kiyoshi Kurosawa), elle avait conçu un couple de siamoises exténuées dont chacune semblait dévorer la substance de l’autre. 
Au cours de cet entretien Etsuko était accompagnée par la mangaka Miyako Cojima, auteur du recueil macabre Histoire d’œil (Tonkam 2008) et organisatrice en 2012 de l’événement « Eyeball and Girls » à la Bunkamura gallery (Tokyo) où exposait Etsuko.


On vous connait en France grâce à la pochette de Point de suture (2008), l’album de Mylène Farmer.
Etsuko : Mylène Farmer a découvert mes poupées dans le recueil The Doll Bride of Frankenstein (2007) et m’a contactée. Je voulais faire une nouvelle poupée spécialement pour l’occasion mais elle a insisté pour qu’on utilise celle du livre. J’ai donc replanté des cheveux rouge-orangés comme les siens. Mylène est ensuite venue au Japon et Atsushi Tani s’est chargé de faire les photos.

Comment êtes-vous devenue une doll artist ?
Etsuko : J’ai commencé par dessiner et puis, chez une amie, j’ai vu des poupées Barbie transformées en créatures de Frankenstein. Ça m’a énormément plu et m’a donné l’impulsion. Je suis ensuite entré au cours privé de Yoshida Ryō appelé Pygmalion. On y apprenait tout : le visage, le corps. J’ai commencé à fabriquer des poupées articulées et des poupées non articulées. J’ai suivi ce cours pendant deux ans. Je n’y allais qu’une fois par semaine mais je pratiquais chez moi tous les jours.

Vous avez étudié Hans Bellmer ?
Etsuko : En fait, quand j’ai commencé à travailler sur les poupées, je ne connaissais pas du tout Bellmer. Maintenant, ça me plait tellement que j’essaie de ne pas trop regarder ses œuvres… pour ne pas l’imiter.

Et vous vous intéressez à Yotsuya Simon ?
Etsuko : Oui, c’est vraiment impressionnant. Ses dernières statues avec des hommes barbus sont très particulières. En fait, toutes ses poupées lui ressemblent. On me dit aussi souvent que mes poupées me ressemblent. Pour ma part, je ne sais pas…
Miyako : C’est assez dérangeant comme idée, non ? Un peu malsain ?
Etsuko : oui c’est vrai mais quoi qu’on fasse, nos créations nous ressemblent. Il y a quelque chose de génétique là-dedans.
Miyako : On se voit tous les jours dans le miroir, c’est normal que ça finisse par nous ressembler ! Je ne fabrique pas de poupées. Comme j’adore ça, j’ai voulu en faire à un moment mais ça me fait trop peur.
Etsuko : Qu’est-ce qui te fait peur ?
Miyako : Sans doute le fait de me projeter trop intimement dans une création. Les poupées ont deux faces, n’est-ce-pas. On peut fabriquer des poupées qui parlent de soi, ou des poupées « fictionnelles ». Il y a deux sortes de créateurs de poupées.
Etsuko : On peut dire que c’est une sorte de thérapie. Un peu comme le genre littéraire japonais que nous appelons « watakushi shōsetsu » où il s’agit de parler de soi avec sincérité sans se masquer. Devant les poupées, on se demande ce qu’est le moi ?


Vous jouiez à la poupée quand vous étiez petite ?
Etsuko : Oui. J’avais des Licca-chan, j’empruntais des Barbie à mes amies… Mais j’avais plus de peluches que de poupées. Quand j’allais dormir, j’alignais dix peluches sur mon lit… Même si j’en fabrique, je ne possède pas ce que les Japonais nomment le ningyō ai, l’amour des poupées. En fait, le visage ne m’intéresse pas vraiment, je préfère fabriquer le corps et inventer des formes.

Selon Yotsuya Simon : « La poupée ne représente que la poupée », c'est-à-dire qu’elle est en être en soi et non l’imitation d’une enfant ou d’une jeune fille. Qu’en pensez-vous ?
Etsuko : Ah oui, et ce n’est pas non plus une amie. Construire des poupées est pour moi une sorte de thérapie émotionnelle. Quand je ne peux pas en fabriquer, je me sens assez mal.

C’est comme si vous expulsiez quelque chose de vous-même
Etsuko : Inconsciemment, mes poupées représentent des sentiments difficiles à supporter. Quand les poupées sont réussies, mon cœur est apaisé. Quand je le trouve ratées, ça ne va pas bien du tout…

Ça a un côté un peu Cronenberg…
Etsuko : Ah, oui. J’aime beaucoup ce réalisateur. En ce qui concerne mes influences, j’adore Funakoshi Katsura qui est sculpteur sur bois. Je me suis même rendu jusque dans la préfecture d’Aichi, à Nagoya, pour le rencontrer.
Miyako : Il y a aussi Koitsuki Hime qui ne fait que des des poupées à articulations sphériques, en porcelaine, d’environ 150 cm. Elle a une très grande technique. Elle, Yotsuya Simon et Etsuko sont les plus importants doll artists du Japon.

Mais pourquoi au Japon rencontre-t-on spécialement cet amour des poupées ?
Etsuko : C’est effectivement très étrange. Entre les amateurs et les artistes, c’est un tout petit monde. J’ai participé à une exposition en France et je ne savais pas comment m’y prendre face à des gens qui n’étaient pas Japonais. Ils n’avaient jamais vu ce genre de poupées. Beaucoup ne comprenaient pas du tout mon travail.
Miyako : Si l’on cherche les raisons, c’est sûrement parce qu’ailleurs les poupées sont souvent des petites filles mignonnes et des jouets. Au Japon, ces poupées à articulations sphériques ce situent entre l’art et le jouet. Les poupées d’Etsuko font partie de cette nouvelle culture qui n’a pas encore tout à fait trouvé sa place. Les artistes japonais en souffrent beaucoup. Ils ont beau créer avec ferveur, on ne sait pas comment regarder leurs œuvres. Par exemple, ils ne sont pas encore intégrés dans l’histoire de l’art à l’université.
    
Dans le film d’épouvante Bilocation, vos poupées jouent un rôle important. Les avez-vous crées spécialement pour le film ?
Etsuko : Oui. Le producteur aime beaucoup mon travail qu’il a découvert lors de l’exposition « Eyeball and Girls » montée par Miyako. J’ai d’abord lu le scénario qui était très intéressant : les personnages voyaient apparaitre des mauvais doubles qui essayaient de les remplacer. Comme les poupées sont dans une chambre rouge et une chambre verte, je leur ai donné des yeux rouges et verts.

Ce sont des poupées recouvertes de cuir.
Etsuko : Oui, j’aime l’idée de de renaissance et de recyclage. C’est du cuir de vache. Certaines de mes poupées sont assez grandes, entre 1m80 et 2m.

Comment travaillez-vous le cuir ?
Etsuko : Je l’achète chez un grossiste où je peux l’avoir à moitié prix. Celui d’Asakusa a un choix incroyable. Ensuite, comme le cuir a en général environ 1 millimètre d’épaisseur, je le pèle jusqu’à obtenir seulement 0,4 millimètre. Il faut qu’il soit très fin. Je modèle la forme dans de la glaise noire et, avec de la colle, j’étends le cuir dessus. C’est entre la peau et le vêtement… Cette poupée d’adolescente est également construite avec du cuir.


A cause des cheveux, elle ressemble à la fiancée de Frankenstein.
Miyako : Elle a été présentée au musée Bunkamura de Shibuya et donc beaucoup de gens sont venus la voir. Et les réactions étaient très divisées : certains la trouvaient effrayante, d’autres mignonne… Moi je la trouve très jolie. J’ai envie de danser avec elle. Lorsque vous la voyez, à quoi pensez-vous ?

Peut-être que si on vit avec elle, elle doit être très exigeante.
Miyako : Exigeante ? Comment ça ? Elle dirait peut-être « apporte-moi du thé ! », « achète moi des trucs ! » ou « dors avec moi ! » ? Moi je pense qu’elle est très docile et gentille. Souvent ce sont les hommes qui les trouvent effrayantes, les femmes disent qu’elles sont étrangement mignonnes…

Votre poupée qui se dresse dans la pénombre avec ses lambeaux de cuir (Sans titre 2) est très impressionnante. Elle est à la fois triste et majestueuse.
Etsuko : Oui, peut-être parce qu’elle repose sur l’eau. C’était pour faire penser à Venise. Et devant il y a du sable. Je voulais donner l’impression qu’elle « pousse » dans l’eau, tristement.
Miyako : Elle ressemble à ces moines bouddhistes qui deviennent des momies par leur propre volonté, de leur vivant, à force de jeuner. C’est un rite nommé sokushinbutsu. Et peut-être que la poupée montre ça : le fait de mourir de faim.
Etsuko : Oui c’est ça. Quand je l’ai faite, je souffrais beaucoup. Je désirais qu’elle ressemble à une statue bouddhique. Elle fait partie de mes poupées les plus grandes, comme Tableau de famille, la poupée sur la table qui fait environ 2 mètres.

Elle est exposée verticalement ?
Etsuko : Oui. C’est une table à manger que j’ai mise à la verticale. La table appartenait à ma famille, là il y a la place de ma mère, puis celle de mon père, de ma sœur. En fait, je n’ai pas beaucoup eu l’occasion de participer à des repas familiaux, et la poupée couchée sur la table, c’est sans doute moi-même. Et je voudrais qu’ils me mangent. Dans les funérailles japonaises, les corps sont incinérés et il arrive que certaines personnes se cachent pour avaler un peu de cendres. En avalant les os de la personne qui nous aimait et qu’on a aimée, on essaie d’ancrer sa mémoire en nous.


Ce qui sort de son ventre ressemble à des cristaux…
Etsuko : J’ai imité un subuta (porc aigre-doux). C’est un plat chinois que j’aime beaucoup et que ma mère cuisinait souvent.

Comment êtes-vous parvenue à ce résultat ? Ce n’est pas simplement de la nourriture telle quelle.
Etsuko : J’ai moulé des légumes. J’allais acheter des poivrons, par exemple, et j’en faisais des moulages. C’est ça que j’ai mis dans le ventre de la poupée. C’est très lourd, ça fait cinquante kilos.

C’est tout de même un drôle de repas familial, les assiettes par exemple….
Etsuko : J’ai enveloppé toutes les assiettes dans des bandages médicaux. J’ai voulu transmettre le message suivant : « Mangeons tous ensemble en famille ». Mais évidemment c’est devenu un peu effrayant. Pourtant mon idée de départ était plutôt aimable.

Peut-on voir un lien avec la crucifixion, le christianisme ?
Etsuko : Pas du tout.

Parce que la poupée est vraiment dans la position du Christ. Le fait d’être mangé fait penser à l’eucharistie.
Etsuko : Il est vrai que les gens qui ont organisé mon exposition en France m’ont demandé de ne pas commenter les questions qui iraient dans ce sens. Lire l’œuvre en faisant référence au Christ peut amener à penser au cannibalisme. Il ne fallait pas non plus parler de cette idée d’avaler les os de ses parents. Il est vrai que c’est très dur à expliquer correctement. Pour une autre poupée, j’ai copié les yeux de ma mère en les agrandissant d’après un portrait photographique. Et j’ai mis aussi un peu de ses os à l’intérieur du corps.
Miyako : Les os de ta mère ?
Etsuko : Oui. Mélangés à la glaise, juste un peu.

Donc, d’une certaine façon c’est presque un portrait de votre mère ?
Etsuko : Je ne l’ai pas faite dans ce but, mais oui, finalement elle a fini par lui ressembler.

Propos recueillis à Tokyo le 21 octobre 2013 par Stéphane du Mesnildot
Traduction et interprète Marie-Noëlle Beauvieux
Remerciements à Miyako Cojima 
Paru dans Chronicart n°6
Avril 2014