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lundi 3 janvier 2022

Bonne année du tigre !

 Jours étranges à Tokyo vous souhaite une bonne année 2022 avec le célèbre Tiger Man de Shinjuku !



(L'homme-tigre de Shinjuku en 2017, livreur à bicyclette de choses diverses, rêveur et poète, et célébrité du quartier.)



samedi 11 décembre 2021

Strange Days in Tokyo



Je suis en train d’écouter la série de France Culture consacrée à Jim Morrison (ici). Le superbe troisième épisode parle de l’influence de la Beat Generation sur Morrison : Kerouac, la route, les Indiens et le zen que l’on peut atteindre en roulant vers le désert et les auto-stoppeurs, dont certains sont des assassins, qui attendent sous la pluie, le pouce levé, que s’arrête leur victime. Et The WASP (Texas Radio and the Big Beat) morceau génial qui explose dans la tête « C’est la terre où le pharaon est mort. »  De loin en loin, je n’ai jamais vraiment cessé d’écouter les Doors, mais d’entendre cette belle émission qui replace James Douglas Morrison, le poète, au premier plan, je me suis rendu compte combien cette langue m’était toujours proche, familière. Mon immersion dans la culture japonaise avait pu me faire croire que je m’étais éloigné de l’america mais il n’en était peut-être rien. Le nom de ce blog en témoigne. 

Les artistes japonais visionnaires des sixties, ayant fait de l’outrage une ligne de conduite, sont peut-être plus proches de Morrison que je ne le pensais. Terayama et Mikami Kan qui ne pensent qu’à tuer leur mère répondent au hurlement œdipien de Morrison dans The End. D’un côté du Pacifique des Américains rêvant de spiritualités asiatiques et de haïkus, de l’autre des Japonais fascinés par Dylan et les Beatles, et inventant leurs propres hippies : les futen de Shinjuku. Entre les deux : la bombe, le Vietnam. 

« Autrefois, j’avais vingt-cinq, vingt-six ans, et lorsque prendre des photos à la volée m’amusait plus que tout, j’ai découvert ce roman, Sur la route. Fortement attiré par le regard posé sur la route du héros, Sal Paradise, j’ai rêvé de vivre comme lui. Sans tarder, j’ai entraîné un ami et sa vieille Toyota et commencé mon périple sur les innombrables nationales qui sillonnent le pays. A cette période, j’ai pu voir des villes et rencontrer des gens de toute sortes, j’ai appris à faire de l’auto-stop et monter dans un camion. » Daido Moriyama, Mémoires d’un chien 

Quant à moi, parmi les multiples portes qui m’ont menées au Japon, il y a eu bien sûr celle ouverte par Richard Brautigan, et le Tokyo-Montana Express, plus puissant que les Boeings de JAL et Air France. De l’électricité du Kabukichô au silence de Yanaka, du cimetière d’Ikebukuro où j’allais visiter Lafcadio Earn aux disquaires de Shibuya, de Nakano et ses vieux mangas d’horreur au drag queens de Nichome, Tokyo a été mon San Francisco. L’expérience du hasard objectif, le culte de la rencontre, les messages délivrés par les renardes à quatre heures du matin… Où peut-on, sinon au Japon, passer une nuit à boire du saké et aller s’asseoir sur les marches d’un temple et voir le soleil se lever ? (et je pense à la plage de San Francisco à l’aube) Et pourquoi pas entendre les premières notes de Riders on the Storm lorsque la pluie vient enfin crever la bulle de chaleur et d’humidité de l’après-midi d’aout ? Et les ruelles de Shinjuku serpentant entre les bars obscurs et les arrières cours des clubs érotiques, et les chats errants à côté des poubelles, et les vieux yakuzas ridés comme des gitans, et les tekiya et leurs stands de confiseries et de joujoux, et les mémères courbées comme des tortues. Etais-je à Tokyo ou à Tanger ?  A côté de la langueur du Japon et des teintes chaudes de ses nuits, combien Paris me semblait toujours dure et glaciale à mon retour. 

Quand les portes se rouvriront-elles ?





dimanche 25 juillet 2021

Shinjuku, c’est

un quartier de jeunes 

un quartier où l’on fait une halte en rentrant chez soi 

un haut lieu de l’underground 

un endroit où il se passe toujours quelque chose 

un quartier de vagabonds 

un quartier chaud 

les entrailles de la civilisation 

un supermarché géant 

Tokyo en miniature 

La Mecque de la culture de l’immédiat 

là où tout peut arriver 

un lieu où les étudiants 

se sentent chez eux 

où les nouveaux venus se constituent des familles 

où l’on peut boire et danser pour 200 yens 

où tout le monde se donne rendez-vous 

où l’on rejette l’autorité 

un mélange de frivolité et d’infamie 

une jungle moderne 

le parfum du crime 

un quartier du désir qui, déchaîné, peut tout engloutir

Postface de Shomei Tomatsu

O ! Shinjuku, éditions Shaken, Tokyo 1969

Cartel à l’exposition de la MEP : Moriyama-Tomatsu (19.05.2021 - 24.10.2021)



Tout me touche dans cette description, et plus particulièrement « où les nouveaux venus se constituent des familles ». Bien sûr on m’objectera que le Shinjuku que j’ai découvert en 2009 n’est que l’ombre de celui de 1969. Et pourtant l’esprit du lieu est bien présent, et si ce n’est plus Tokyo ou le Japon que ce « quartier du désir qui, déchaîné, peut tout engloutir », c’est bien moi qu’il a fini par entraîner là où je ne croyais jamais aller. 



En visitant l’expo de la MEP, j’ai pensé comment Tomatsu avait d’abord poursuivi la tradition du cadrage japonais (et Dieu sait si les Japonais, de la peinture au cinéma, en sont les maîtres), pour ensuite la briser et saisir l’énergie des années soixante, dont Shinjuku était l’épicentre sismique. C’est la pure intensité de l’éditeur enragé cognant sur son punchingball, du manifestant sur le goudron luisant comme les écailles d’un gigantesque poisson. 






Pourquoi cadrer lorsque tout est mouvant et explose. Lorsque le désir entre en irruption. De cet abandon du cadre naîtra la photographie japonaise moderne et celle de Daido Moriyama qui ira encore plus loin en radiographiant la ville. Chez Daido le cadre est de toute façon ailleurs, c’est le contour impossible de Shinjuku. C’est le centre impossible de Shinjuku. Si l’on faisait une mosaïque des photos de Moriyama sera-t-elle aussi grande que le quartier ? Quel visage apparaîtrait ? 


photographies de Shomei Tomatsu

1. Couverture de Oh! Shinjuku

2. oh! Shinjuku. 1964

3. Série « Chewing Gum and Chocolate ». 1960

4. Takuma Nakahira, éditeur du magazine Provoke, 1964

5. Protest, Tokyo. 1969 (oh! Shinjuku)

6. Série « Japan A Photo Theater ». 1964. 

7. oh! Shinjuku. 1964  


samedi 7 novembre 2020

Nadja cinéma



Dans la préface de son roman de jeunesse Ecoute le chant du vent, Haruki Murakami a cette belle phrase : « C’était une époque où subsistaient des « interstices » par lesquels on pouvait encore se glisser dans le corps du monde. ». Il nous parle des années 70, et de la survivance de certaines utopies rendant le temps et l’espace disponibles. Cet âge est révolu mais on peut encore en ressentir le mood particulier dans un bar de Tokyo, qui se nomme en français Le Temps, et dont l’enseigne nous dit justement qu’il est ouvert de 18h à 28h30, et dans les films magiques de Jacques Rivette. Dans le système de production verrouillé des années 50, c’est la Nouvelle vague qui a ouvert ces interstices permettant de se glisser dans le corps du cinéma. Pour Rivette cela correspondait à construire un espace de rêve et de création jamais vu, ayant pour nom « la vie parallèle ». Même si le terme désigne d’abord en 1976 Duelle et Noroit, on peut l’étendre à cette décennie intense qui va de Out 1 (1971) – sous ses deux formes « Spectre » et « Noli mi Tangere » - au Pont du Nord (1981). Cette vie parallèle est forcément clandestine par les pratiques qui s’y développent comme l’improvisation et le tournage sans plan, contraires aux normes admises de la production, mais aussi par l’ouverture d’autres interstices par lesquels le spectateur peut lui-aussi se glisser dans le corps du film. Out 1, Duelle ou Céline et Julie vont en bateau (1973), sont des films à l’intérieur desquels on peut marcher parfois jusqu’à l’épuisement, jusqu’à dormir debout. Ces voies serpentines que trace Rivette, on se souvient les avoir empruntées avec d’autres, souvent dans de mystérieux livres de poche : avec Nerval, guidé par les Filles du feu (autre titre des « scènes de la vie parallèle »), Léon-Paul Fargue le "Piéton de Paris" dont la topographie est jumelle de celle de Rivette, et bien sûr avec André Breton et Nadja et cette collecte de vues parisiennes qui sont déjà comme le repérage d’un film fantôme. Breton écrit : « Je n’ai en dessein de relater, en marge du récit que je vais entreprendre, que les épisodes de ma vie telle que je peux la concevoir hors de son plan organique, soit dans la mesure même où elle est livrée aux hasards, au plus petit comme au plus grand, (…) elle m’introduit dans un monde comme défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences(…) » 
Le cinéma de Rivette nait aussi d’un autre moment, lorsque dans le génial Juve contre Fantômas (1913), Feuillade profite de la filature de « Joséphine la pierreuse » dans le métro et les grands boulevards pour s’évader de ses décors de théâtre, et se confronter à cette anarchie du réel dont le diabolique criminel est aussi l’incarnation. Dans le Nadja Cinéma de Rivette, les filles de la lune et du soleil qui s’affrontent dans Duelle pour le contrôle du temps, transforment Paris en forêt de Brocéliande, qui s’étendrait de l’hippodrome de Vincennes, aux grottes des Buttes Chaumont et à la serre du Jardin des plantes. Dans Céline et Julie, Paris devient une petite ville de province, secrètement dirigée par les chats et les vieilles filles de la bibliothèque municipale. Cette opération magique exercée sur le monde, c’est cela aussi que l’on nomme l’improvisation. On sait que les aventures de Fantômas naissaient du dialogue à voix haute des écrivains « duels » Souvestre et Allain, délirant sur de vagues trames, tout comme Céline et Julie nait du dialogue de deux jeunes filles qui ne cessent de se « monter la tête », sans doute pour échapper à l’ennui d’un été interminable. Cette affabulation et ce désir de fiction qui emportent et ensorcellent le monde est le propre autant des personnages que du spectateur, lui-aussi dans la disponibilité et la flânerie. Nous sommes comme Jacques Perrin dans Les Demoiselles de Rochefort fredonnant à l’annonce d’un crime : « Je vais aller voir ça, le mystère m’enchante. » Ce qui charme dans Out 1, ce sont bien sûr les sociétés secrètes, les 13 et les Dévorants qui s’affrontent dans Paris, l’enquête parallèle de Colin et Frédérique, mais aussi de petits générateurs de fiction, déposés dans certains coin du film, et qui produisant du mystère de façon presque hasardeuse. Ainsi dans la maison au bord de la mer, Sarah évoque des bruits de pas qui l’inquiètent, des apparitions dans des miroirs ; on croirait une de ces histoires à faire peur que se racontent les pensionnaires des internats. Mais ce fantôme c’est peut-être Igor, le maître de jeu disparu, qui habiterait clandestinement sa propre maison et jouerait à l’Unheimlich. Rien ne sera élucidé de ce soupçon, qui n’est pas une impasse du récit mais son contraire : l’ouverture vers un ailleurs du film qu’il nous appartient de poursuivre dans Out 2 ou 3. « Out » c’est aussi le film qui se poursuit à l’extérieur de la salle.


La vie parallèle n’est pas imperméable au réel puisqu’elle y puise son énergie et sa poésie, bien au contraire elle est hypersensible à ce qui circule dans le corps du monde. Le cinéma de Rivette ne se joue pas « Anywhere out of the world » et le durcissement de la société assombri son cinéma à l’orée des années 80. Déjà Merry go Round (1978) ne parvenait pas à reproduire la magie des films précédents, sans doute parce que l’arpenteuse (Maria Schneider) y trainait les pieds, laissant seul un partenaire (Joe Dalessandro) déraciné. Le manège commençait à se gripper, mais la désillusion sera bien plus profonde dans Le Pont du Nord. Bulle Ogier ne peut plus entrer dans un lieu clos sans suffoquer, comme si tel un corps étranger elle était rejetée et que la circulation entre les mondes devenait impossible. On a l’impression que les interstices ont été colmatés et que la vie parallèle prend désormais les tristes noms de délinquance et de terrorisme. Ce monde de banquiers et de policiers était déjà celui contre lequel Fantômas et ses apaches avaient déclaré la guerre. Désabusé, Rivette confie le rôle de Julien, l’homme qui assassine Bulle Ogier pour une sordide affaire de chantage, à Pierre Clémenti, icône de la contre-culture des années 70. Les destructeurs de la vie parallèle, qui l’ont transformé en une périphérie invivable rongée par la drogue et la souffrance sont ceux-là même qui en étaient auparavant les héros. Le Pont du Nord est le pont vers le froid, celui qui glace la société des années 80. Cependant, un passage de relais s’effectue entre Marie, la fée en robe rouge et Baptiste, jeune guerrière en armure de cuir. Si, tel Don Quichotte, elle est prête à affronter le dragon, Rivette l’enserre impitoyablement dans l’écran d’une télévision de surveillance. 
La vieille magie romantique est-elle morte à jamais ? Peut-on faire revenir les figures autrefois aimées ? Peut-on revenir à la vie parallèle ?
Dans Histoire de Marie et Julien, l’horloger s’endort un après-midi dans un parc et Marie lui apparaît. Ce sont des retrouvailles même s’ils semblent échouer à se souvenir de leur rencontre précédente. C’est normal puisque la dernière fois où ils se sont vus, c’était dans un autre film et ils avaient d’autres visages. Marie et Julien de 2003 sont les parallèles de Marie et Julien de 1981 dans Le Pont du Nord. La claustration de Julien serait la conséquence de son acte irréparable. Si le prix à payer pour quitter la vie parallèle était l’assassinat de Marie, ce qui l’attendait n’était qu’une maison sombre et poussiéreuse où les secondes chuchotent « souviens-toi » tandis que vagabonde Nevermore, le chat noir. Comme les automates de la rue du Nadir aux pommes de Céline et Julie, l’horloger est prisonnier de la maison du temps, et comme eux il est atteint d’une amnésie encore pire que le souvenir. La chronologie est elle-même plus complexe : Histoire de Marie et Julien est autant l’origine du Pont du Nord que sa suite amnésique. Dans le recueil de scénarios non tournés Trois films fantômes de Jacques Rivette, on apprend que Marie et Julien faisait partie des « Scènes de la vie parallèle », et devait être filmé en 1976, à la suite de Noroit avec Albert Finney et Leslie Caron. L’épuisement de Rivette mit un terme au tournage après seulement deux jours. Ce n’est donc pas seulement Marie qui revient du passé et s’incarne mais, à travers elle, un « autre film ». 
Dans Histoire de Marie et Julien, Rivette ouvre à nouveau la vie parallèle mais de manière très élégante, par le biais d’un mécanisme d’horlogerie défectueux : les secondes « boitent » et produisent, une fois sur deux, un son différent. Si l’on marche dans les films de Rivette, c’est forcément en boitant : un pas dans notre monde et un autre dans la vie parallèle. Dans Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul, on pouvait voir un semblable boitement des temps et de l’espace. Jenjira Pongpas Widner, la vieille dame infirme, marche à la fois dans le jardin de l’hôpital et, voyante, dans le palais du temps jadis. Sa jambe plus courte se pose alors sur un autre sol et un autre temps, celui qui retient prisonniers les soldats endormis. La cohabitation des temps et leur caractère cyclique relie profondément Rivette à l’Asie. Par exemple, l’un des films asiatiques les plus rivettiens est Tokyo Park (2011) de Shinji Aoyama où une épouse allant de parc en parc dessine dans Tokyo une spirale, comme le jeu de l’oie du Pont du Nord se superposant au plan de Paris. La référence à Vertigo, exceptionnellement, n’est pas fatale : l’épouse parvient à rappeler à son mari un escargot fossilisé, symbole de leur rencontre dans un musée d’histoire naturelle.


Ainsi, passant dans la vie parallèle, elle redonne vie à un amour en voie de fossilisation. Dans Histoire de Marie et Julien, le centre de la spirale est aussi le foyer d’une résurrection amoureuse : Marie reproduit exactement dans la maison de Julien la chambre de son suicide, qui devient le lieu de l’ultime opération magique de Rivette et sans l’une des plus belles. Repassant dans les limbes et s’incarnant à nouveau, Marie extrait le temps du mouvement mortifère des horloges, pour le rendre à aux unions libres de l’amour et de la fiction. La formule magique n’est ni prononcée ni écrite sur un intertitre mais nous l’entendons quand même : « Mais le lendemain matin… Marie était de retour. » 
Relançons les dés, le jeu n’est jamais fini. 

jeudi 26 mars 2020

Golden Gay


Il n’y a qu’à voir Les Funérailles des roses ou les photos de Katsumi Watanabe : Shinjuku était gay à la fin des années 60. Les Gay Boys étaient si populaires qu’ils commençaient à remplacer les mama-san et les clubs de travestis se multipliaient à Kabukicho. Si l’on regarde La Truite de Losey, les patronnes qui attendent les clients à la porte des bars de Golden Gai sont tous des travestis. Dans les années 80, régnait sur les nuits de Tokyo une star nommée Elle. Cette reine a par exemple baptisé Vivienne Sato, fabuleuse drag-queen et mémoire vivante du quartier, du nom quelle porte encore aujourd’hui. 
Si l'on veut s'éloigner de quelques centaines de mètres de la Ville dorée, on peut aller faire un tour à Nichome, le quartier gay attitré de Tokyo.  Le bar ouvert Advocate (désormais sous un autre nom) brasse sur sa terrasse Japonais et gaijin, et le Campy est le territoire de drag-queens exubérantes. Les filles ne sont pas oubliées et de nombreux club affichent "ladys only". Si l’on pousse la porte de certains établissements de Kabukicho, il n’est pas rare d’y trouver des yakuzas en train de boire avec les hôtesses travestis. Créatures de la nuit, participants aux mêmes économies clandestines, yakuzas et travestis ont curieusement noué un pacte tacite auquel le cinéma pourrait bien s’intéresser. Peut-être la peau tatouée, avec ses fleurs et ses ornements, est-elle une forme féminisation ? 
Les mama-san travestis sont désormais minoritaires à Golden Gai. Il y a quelques années, au bout de la rue où se trouvent le Baltimore et Uramado, trois bars formaient une petite enclave gay. Un des plus fascinants, maintenant fermé, était tenu par un travesti âgé, aux cheveux courts, que je voyais monter et descendre la rue perpétuellement. Parfois il ramenait un client en costard-cravate qui repartait aussitôt en compagnie d’un gay boy. L’activité de cette dame et de son bar me semblait assez claire. Juste en-dessous du Cambiare (le bar décoré à la façon du Suspiria de Dario Argento) : le fameux Jan June (prononciation japonaise pour Jean Genet), tenu par de jeunes travestis délurés.

Si votre tête leur revient, il est possible d’y passer un moment très agréable et découvrir un Tokyo underground : celui des employés de bureau qui le soir enfilent un tailleur et une perruque, se maquillent et deviennent quelqu’un d’autre. C’est une façon pour eux de tenir le coup qui vaut bien nos anti-dépresseurs. La jolie Mari, jeune serveuse y travaillant deux fois par mois, est banquier dans sa vie de tous les jours. Elle préfère les filles mais n’a pas eu de girl-friend depuis cinq ans. L’an dernier, je leur ai offert un exemplaire de Notre-Dame des Roses
En face, se trouvait le Pura-Pura, en haut d’un escalier éclairé de bleu, décoré de photos d’une femme glamoureuse à la perruque noire. 

J’ai quelque fois monté ces escaliers et invariablement me suis retrouvé dans un bar vide, avec derrière le comptoir un très grand travesti, rigide comme un mannequin de cire, et souriant de façon aguichante. J’ai toujours tourné les talons tant l’ambiance était glaçante. Il y a deux ans, je parlais d’elle avec Mami-chan au bar Buster. Elle m’a raconté cette anecdote : un de ses clients était allé prendre un verre au Pura-Pura, bien entendu désert. A un moment la patronne avait essayé de l’embrasser. Elle avait ensuite facturé ce baiser 10.000 yens comme un « service ». Pour plaisanter, j’ai dit à Mami-chan : « Je vais aller prendre un verre là-bas et si je ne suis pas revenu demain soir, tu devras me délivrer des griffes de la patronne. » L’an dernier, le Pura-Pura était fermé. Qu’est donc devenu le travesti-vampire qui y officiait ? 


dimanche 23 février 2020

Prisonnier de la rue Daido. Moriyama, New Shinjuku



C’est un de mes livres de photos préférés : "New Shinjuku" de Daido Moriyama, publié en 2014, et qui compte plus de 700 pages et 600 photos en noir et blanc. La jaquette est la vue abstraite d’une femme filée devant un mur mais sur la vraie couverture c’est un bar dont les murs sont couverts de photos de centaines d’yeux. 

Ces Tausend Augen sont ceux de Daido Moriyama, l’homme qui depuis 50 ans marche dans ce quartier, homme des foules, des gares et des ruelles. S’il entre dans les petits bars de Golden Gai, il reste à l’extérieur des clubs érotiques de Kabukicho, pour y pénétrer, il faudra aller voir du côté de son complice Araki.

C’est une vertigineuse énumération d’instantanés, principalement d’East Shinjuku, entre la gare, Kabukicho, Nichome, et Golden Gai… mes quartiers. C’est un ballet d’ombres où les hommes et les femmes, salarymen, office ladys, lycéennes, travestis et prostituées, se confondent avec les mannequins des vitrines, les affiches du dernier cinéma porno et les portraits en devanture des clubs à hôtesses. 

C’est aussi une collecte de murs en crépis, de carrelage, de goudron scintillant, de pavés, de grillages… de toutes les matières qui font Shinjuku.  Sur certaines pages, on peut sentir du bout des doigts le satiné de l’encre noire. Le sol est toujours ce qui semble attirer le regard de Daido : mégots, bouteilles en plastique, poubelles, clochards effondrés dans un amas de tissus, chats de gouttière, jambes de femmes chaussées de stilettos... Tokyo est aussi une ville qui sombre et Shinjuku sa dernière fête qui se poursuit nuit après nuit et les photos de Daido sont sa mémoire. Il y a aussi les multiplications et les empilements, dont le livre se fait l’écho dans ses dimensions-mêmes : perspective d'enseignes de clubs, cagettes de bouteilles de Coca, boîtes de conserves dans un konbini, photos de garçons nus sur les portes des bars de Nichome, étals de poissons, groupes d’office ladys, usagers du métro, vélos, autocollants sur les téléphones publics, centaines de bars de Golden Gai. 
La plupart sont sans qualité et valent pour leur multiplicité, l’effet de collection, retranscrivant la sensation exacte de traverser le quartier. 


Surtout en été, lorsque Daido photographie cette fille, la tête contre le comptoir du bar, la peau humide et les cheveux emmêlés et collés de sueur. 

Et dans cette suite minimaliste et fragmentaire, soudain un visage dans la nuit.



lundi 27 janvier 2020

Benzaiten, protectrice de Kabukicho



Il y a au Japon sept divinités associées au bonheur ou Shichifukujin : Ebisu (protecteur des pêcheurs et des marchands), Daikokuten (la richesse, le commerce et les échanges), Bishamonten (les guerriers, et la loi bouddhique), Fukurokuju (la longévité, la virilité et la sagesse), Hotei (l'abondance et la bonne santé), Jurōjin (la prospérité). Fardée et apprêtée, Benzaiten, seule femme de ce panthéon, est la protectrice de l'art et de la beauté, de l'éloquence, de la musique, de la littérature, des sciences et de la vertu. A l’exception d’Ebisu issu du Shintô, tous sont des dieux indous ayant transité par la Chine et qui, selon les chercheurs, auraient étés regroupés artificiellement sous l’ère Muromachi (1392-1568) avant de trouver leur forme définitive au 17e siècle. L’origine de Benzaiten est Saravasti, épouse, demi-sœur et fille de Brahma, possédant les mêmes dons artistiques. Sa monture, un cygne blanc, est remplacée au Japon par un serpent de mer car Benzaiten est une déesse maritime, dont le culte est rendu dans les îles et sa guitare devient un biwa. Divinité des arts et de la séduction féminine, elle est naturellement devenue la protectrice des geishas dont le luth est également l’instrument de prédilection.
Benzaiten par Aoigaoka Keisei (1832) Metropolitan Museum
 Dans un recoin de Kabukicho, entre les pachinkos les clubs érotiques et les love hotel, se trouve un minuscule temple dédié à la belle Benzaiten. Devant l'autel est inscrit : « En l’honneur de notre respect éternel pour Benzaiten, la protectrice du quartier ». 
Si l’on cherche l’esprit du lieu, la sainte du quartier, c’est ici qu’il faut aller. Kabukicho n’était jusqu’à l’après-guerre qu’une terre marécageuse où de nombreux dieux étaient célébrés. En avril 1945, sous les bombardements, les temples furent dévastés. Seule la statue de Benzaiten put être sauvée par un de ses fidèles. Kihei Suzuki, le chef de l’association de la reconstruction de Shinjuku de l’après-guerre, l’homme qui voulu faire du quartier le centre de la vie théâtrale de Tokyo (d’où l’appellation Kabukicho) fit construire ce petit temple pour héberger Benzaiten. Il s’agit d’un des premiers actes de la restauration de Shinjuku. Son projet théâtral échoua mais finalement Benzaiten, patronne des geishas, est tout à fait à sa place au cœur du quartier rouge. Nul doute que bien des filles de Kabukicho viennent faire leurs dévotions à Benzaiten au cœur de la nuit électrique.




mardi 21 janvier 2020

Koji Wakamatsu et Masao Adachi, jusqu'à la victoire, toujours

« Moi j'étais plutôt dans la résistance et Wakamatsu dans la vengeance. »
Masao Adachi

Sex Game de Masao Adachi (1968)

J’ai rencontré une dernière fois Koji Wakamatsu lorsqu’il est venu à Paris faire la promotion du Soldat Dieu en 2010. C’était l’occasion pour Les Cahiers du cinéma de revenir sur le cinéma politique japonais des années 60 et 70, et de tracer en lien entre ses films pink et ses dernières œuvres qui le replaçait à la place qui avait toujours été la sienne : un des plus grands cinéastes japonais. Je profitais d’un voyage à Tokyo, en août 2010, pour rencontrer son complice Masao Adachi, de retour derrière la caméra après des années de prison. En l’attendant dans ce café de Shinjuku, j’étais bien sûr très intimidé. Je pensais au morceau de cinéma et d’histoire qu’Adachi représentait, aux conflits qu’il avait traversé et tout simplement à son courage. De façon cocasse, il sortait du dentiste car il s’était cassé une dent en jouant avec sa petite-fille. Un révolutionnaire vit toujours dangereusement. Shoko Takahashi était l’interprète de l’entretien avec Koji Wakamatsu et la rencontre avec Masao Adachi a été rendue possible par Terutaro Osanaï. Le dossier des Cahiers du cinéma « Tokyo, années 60 », est paru dans le numéro 662, en décembre 2010.




Koji Wakamatsu : " Pour moi, les films pink étaient des armes"

La nouvelle d'Edogawa Ranpo La Chenille a été interdite pendant la seconde guerre mondiale car trop antimilitariste.
Le roman se passe à l'époque de la guerre nippo-russe. Et, en effet il a été interdit pendant la seconde guerre mondiale. Mais j'étais trop jeune à cette époque pour m'en souvenir.

Vous semblez avoir délibérément gommé tout l'aspect fantastique du récit.
J'ai écrit toute l'histoire du film moi-même et, excepté le personnage du soldat amputé, je n'ai utilisé aucun élément du livre. On trouve également un personnage très proche dans Johnny Got his Gun de Dalton Trumbo.

Au début du film le soleil rouge du drapeau japonais se superpose à la pupille d'une chinoise violée et assassinée. C'est une image très forte.
A l'époque, le drapeau était le symbole de l'oppression japonaise. Cette femme a vu l'invasion de ses propres yeux et cette image est restée gravée dans son cerveau.

A la différence du héros de Johnny Got his Gun, le soldat japonais était un bourreau domestique avant même son retour du front.
C'était un homme japonais typique de son époque. Je ne peux pas dire que tous les hommes japonais étaient comme lui mais à mon avis 90% étaient un peu comme lui. 

La domination politique et sexuelle est l'un de vos thèmes favoris.
Oui la relation dominant/dominé revient souvent dans ma filmographie. Je ne sais pas pourquoi. Lorsqu'il perd sa virilité il se voit à la place de la femme qu'il a violée. Les rôles sont inversés. Un peu comme dans Quand l’embryon part braconner. Le soldat réalise l'horreur de tous les viols qu'il a commis. Il comprend enfin le sentiment des femmes qu'il a violées.

Votre actrice joue avec un partenaire qui ne peut ni bouger ni parlé, comment avez-vous travaillé avec elle ?
Je ne lui donnais pas vraiment d'explication. De plus nous tournions sans répéter. Mon équipe m'a aidé à créer le meilleur environnement autour d'elle. Avant de la connaître, j'étais sûr qu'elle accepterait de jouer sans aucun maquillage. Grâce à elle, le film a une vraie présence.

Vos trois derniers films remontent le cours de l'histoire du Japon. Il y a Le paysage d'un garçon de 17 ans qui traite de la jeunesse actuelle, United Red Army sur les années 60 et 70 et Le Soldat Dieu qui sur la seconde guerre mondiale.
En fait, je voulais faire une trilogie des films sur les garçons de 16 à 17 ans. Dans le premier film, le personnage a 17 ans et dans United Red Army, il y a un garçon de 16 ans. C'est tiré d'un fait divers : un garçon, dans le département de Okayama a tué sa mère et s'est enfui vers le nord en vélo. Il a roulé presque 100 km par jours et a été arrêté dans le département d'Akita. En lisant ce fait divers j'ai été stupéfait par son acte : comment peut-on tuer sa mère ? Et j'ai commencé à faire des recherches. Cette affaire a été très analysée à la télévision par des journalistes. J'étais complètement en désaccord avec toutes leurs interprétations. Ce garçon était complètement brimé, il fallait qu'il se comporte bien, qu'il soit poli, etc. Il a eu tellement de contraintes pendant son enfance qu'il a fini par exploser. Évidemment, le garçon a été obligé de signer un rapport rédigé par la police mais il n'avait pas de raison particulière de tuer sa mère. Il était juste arrivé au bout de ce qu'il pouvait supporter.

Le film est un très beau et énigmatique road-movie.
Le garçon ne peut rouler que vers le nord car il a les montagnes d'un côté et la mer de l'autre. Je voulais que le garçon ait des conversations avec les paysages. Et dans ces paysages j'ai inséré le passé du pays avec le vétéran de la seconde guerre mondiale et la vielle dame coréenne "femme de réconfort" des soldats japonais. 

C'est comme si le garçon retrouvait la mémoire du pays.
Dans une gare il rencontre un vieil homme qui lui parle de sa vision de l'empereur et de la mobilisation des soldats pendant la guerre. Plus tard, il est hébergé par cette vieille dame coréenne qui lui raconte sa jeunesse et pourquoi elle n'a pas pu avoir d'enfants parce qu'on la prostituait aux soldats japonais.

La jeunesse vous semble-t-elle amnésique sur l'histoire du pays.
Ce n'est pas seulement le problème des jeunes c'est aussi celui des adultes qui n'essayaient pas d'enseigner l'histoire.

Dans United Red Army vous relatez des événements très proches de vous.
J'étais tellement très en colère quand j'ai vu le film de Masato Harada, The Choice of Hercules que je voulais absolument filmer ce qui s'est vraiment passé dans le chalet d'Asama. Je voulais le léguer aux générations futures. Par exemple, j'ai réellement connu la fille qui s'appelle Toyama, qui est victime d'une purge et que l'on oblige à frapper son propre visage. Elle m'a beaucoup aidé pour le documentaire que j'ai filmé en Palestine.

Les jeunes acteurs se sentaient-il eux-aussi chargés d'un devoir historique ?
Je n'ai pas demandé aux jeunes acteurs d'étudier quoique ce soit. Ils ont eux-mêmes compris qu'il fallait étudier et faire un effort pour capturer l’esprit des jeunes de l'époque.

A la même époque, Masao Adachi tournait Prisoner/Terrorist, l'histoire de l'Armée rouge japonaise au Liban.
J'y ai participé comme figurant mais j'avoue que je n'ai pas compris grand-chose au film. C'est sans doute trop intellectuel pour moi. Lorsqu’Adachi est sorti de prison, il n'était plus du tout considéré comme un révolutionnaire et un cinéaste. Il avait très peur qu'on ne voit en lui qu'un criminel. C'est pour ça qu'il a décidé de tourner l'histoire de Kozo Okamoto. Mais je crois tout de même qu'il aurait dû rendre son film plus compréhensible pour qu'il soit vu par un plus grand nombre de personnes.

Perfect Education 6, Le paysage d'un garçon de 17 ans et United Red Army semblent tournés dans la même région montagneuse.
Oui, j'ai tourné les deux premiers presque en même temps, mais pas United Red Army.

Dans les années 60 vous filmiez beaucoup l'océan, maintenant il semble que vous filmez davantage des paysages neigeux.
Je suis originaire d'une région où il y avait beaucoup de neige mais aussi la mer. Je crois que ces deux paysages m'ont influencé.

Le paysage d'un garçon de 17 ans est très libre dans sa narration, on a l'impression que le film se construit en même temps au gré de la route du personnage.
En effet, nous sommes montés dans une petite voiture avec une caméra et nous avons suivi le garçon qui faisait du vélo. Il parait que quand j'étais petit je discutais avec les poissons dans la rivière. Mes voisins pensaient que j'étais un peu fou. Depuis je crois que j'ai cette manie de parler avec les paysages. C'était vraiment le concept initial du film : des conversations avec les paysages, les montagnes, les brumes, la mer, les couchers de soleil... Quand j'ai parlé de ce projet, tout le monde m'a dit que ce serait incompréhensible. J'ai écouté leur conseil et ajouté les personnages du vétéran et de la femme coréenne.
La femme qui prête son ventre (Haragashi onna) de Koji Wakamatsu (1968)

Vous êtes le plus connu des cinéastes pink, vos films sont-ils représentatifs du genre ?
Pour moi les films pink étaient des armes. Ils m'ont permis de faire les films que je voulais faire. Avant, il n'y avait pour les jeunes que les films de la Nikkatsu avec des stars qui draguaient des filles sur des bateaux à voile. Avec mes films ils ont sans doute trouvé quelque chose qu'ils recherchaient. Ce sont ces étudiants et en particulier ceux qui participaient aux mouvements étudiants qui m'ont éduqué.

Vos films ont-il permis à d'autres cinéaste de se "libérer" ? Oshima semble influencé par votre cinéma lorsqu'il tourne sur un scénario d'Adachi, Journal d'un voleur de Shinjuku.
Je ne sais pas si je l'ai vraiment je l'ai influencé mais en tout cas on a bu beaucoup ensemble. Pour ce qui est du Journal d’un voleur de Shinjuku, mon assistant l'a aidé sur le tournage. Il lui a montré comment voler dans les magasins. Il s'agissait de Michio Akiyama qui interprète le jeune garçon de Va, va vierge pour la seconde fois.

Nagisa Oshima et Koji Wakamatsu

L'acteur de vos films des années 60, est souvent Ken Yoshizawa. D'où venait-il ?
Ken Yoshizawa était comédien dans la troupe de théâtre situationniste dirigée par Juro Kara, qui joue le tueur des Les Anges violés. J'allais souvent le voir jouer. Au départ il est un comédien de théâtre, c'est moi qui l'ai emmené dans le monde du cinéma. Il joue d'ailleurs le rôle du père dans Le Soldat-dieu. Après avoir longtemps arrêté de jouer, il recommence à travailler comme acteur.

Et Mimi Kozakura, l'actrice de Va, va deux fois vierge qui impressionne tout le monde ?
Elle n'a rien fait après ce film. Elle a complètement disparu. Ce n'était pas une actrice, on l'a trouvée dans la rue à Shinjuku. Je crois que c'est le seul film dans lequel elle a joué. Je crois que j'ai un don pour bien utiliser les non professionnels. Je préfère d'ailleurs travailler avec eux.

Une légende veut que Takeshi Kitano apparaisse aussi parmi les figurants.
A un moment on voit des jeunes courir et Kitano serait parmi eux. Je ne le connaissais pas à l'époque, il n'était qu'un des nombreux jeunes qui vagabondaient à Shinjuku. En fait, la plupart des acteurs de mes films sont des gens que j'ai rencontrés dans des bars et qui se sont assis par hasard à côté de moi. Quand il me manquait des acteurs, je demandais à mes assistants d'aller en chercher dans la rue. Je sollicitais aussi les comédiens de théâtre underground.

Vos génériques comportent souvent des images de manifestations. Qui les filmait ?
Je les tournais moi-même en me disant qu'elles me servir un jour. Sinon, les étudiants eux-mêmes allaient les filmer et me les donnaient.

Koji Wakamatsu et Masao Adachi (en haut) sur le tournage de Shinjuku Mad (1970)

La fin de L'extase des anges est un incroyable moment cinématographique et musical. 
J’ai travaillé avec Yosuke Yamashita qui est maintenant considéré comme un très grand musicien de jazz. J'allais souvent l'écouter dans des petites salles de concert et je voulais absolument faire des films avec lui.
Pour l'extase des anges, j'ai demandé à Yosuke Yamashita et ses musiciens de se battre avec les images. C'est quelque chose que je fais de temps en temps. J'enlève complètement le son et je demande aux musiciens d'improviser devant l'écran. Je leur demande de se bagarrer avec mes images.

Vous avez également tourné en 1979, Ejiki, un film sur le reggae avec Yûya Uchida.
J'ai assisté au premier concert de Bob Marley au Japon, dans une salle de Shibuya. Toutes les stars de l'époque étaient là, des acteurs comme Yusaku Matsuda, des musiciens comme Joe Yamanaka (qui jouera plus tard avec les Wailers). Ils étaient tous très excités et ça m'a donné l'idée de faire un film sur le reggae. Comme le reggae n'était pas très connu au Japon, Yûya Uchida, qui est également producteur de musique, a pensé que le film pouvait en faire la promotion. C'est comme ça que nous avons pu négocier et avoir gratuitement des morceaux devenus célèbres depuis.

Il y avait une vraie interaction entre les cinéastes, les metteurs en scène de théâtre ou les peintres dans le quartier de Shinjuku ?
J'aime beaucoup Shinjuku parce qu'il n'y a pas de discrimination : il y a des Japonais, des Chinois, des Coréens. Tout le monde est libre de s'habiller comme il veut. Je rencontrai les cinéastes de la nouvelle vague mais aussi des gens comme Tatsumi Hijikata, l'inventeur du Butô qui était un ami. Partout, il y avait des artistes comme lui.

Retrouvez-vous le même climat maintenant à Shinjuku ?
En partie mais les jeunes ont changé. Autrefois, à Golden Gai, on parlait de politique, de cinéma, de théâtre. Maintenant presque plus personne ne parle de politique. On parle à peine de théâtre.


Masao Adachi : "la tragédie de la vie japonaise"


Votre intégrale aura lieu à la cinémathèque dans le cadre du cinéma d'avant-garde. Pourquoi ne pas avoir choisi à l'époque une forme narrative plus traditionnelle.
Mes premiers courts métrages ont été réalisés quand j'avais à peu près 20 ans. A cette époque, tous les films japonais étaient « narratifs », et voulaient simplement raconter une histoire. J’ai voulu décrire les sentiments d'une génération dont l’Histoire était en train de s’écrire. J'ai donc pensé que la forme narrative ne s'appliquait pas à eux. Je voulais montrer les images qui n'expliquaient rien et renoncer à des enchaînements narratifs trop simples.

Vos films décrivent une violence que les films commerciaux dissimulaient.
La violence était présente dans toutes les structures de la société. Je me demandais comment des êtres humains qui n'étaient ni des héros ni des héroïnes pouvaient survivre à cela. L'époque était vraiment coincée et tous les problèmes communiquaient. Mes films sont à l’image de la société à cette époque.

Comment avez-vous rencontré Koji Wakamatsu ?
A l'époque, je ne pensais pas du tout intégrer une vraie structure de production. Je travaillais dans un groupe underground et le cinéma commercial ne marchait déjà plus très bien. Cependant il se tournait beaucoup de films pink. Un ami qui appartenait à notre groupe et qui travaillait déjà dans le cinéma pink m'a conseillé d'intégrer ce milieu pour apprendre à faire des films plus traditionnels. Je suis donc devenu assistant-réalisateur.
Lorsque j'ai rencontré Wakamatsu, nous avons parlé de la société qui était fermée. Comment pouvait-on sortir de cette situation ? C'était à vrai dire notre seul point commun.
Wakamatsu était très actif. Moi j'étais plutôt dans la résistance et lui dans la vengeance. C'est une différence qui est encore réelle entre nous. Wakamatsu est toujours en guerre et il aime mettre en scène des criminels et des marginaux. Mes scénarios attaquaient le pouvoir, et ça lui a plu tout de suite.

Comment était votre travail de scénariste puisque les films de Wakamatsu étaient tournés en très peu de temps ?
En général, j'écrivais beaucoup plus de dialogue que ce que l'on retrouve dans les films. Wakamatsu coupait beaucoup, surtout les scènes qui étaient importantes pour moi ! Je voulais décrire la façon dont la société était bloquée, mais pour Wakamatsu, il était plus important de montrer l'action de ce déblocage et les sentiments que cela impliquait. Pour lui, il fallait aller au plus direct. 

La Guérilla des étudiantes (Jogakusei gerira) de Masao Adachi (1969

Comment décririez-vous le milieu artistique et politique de Tokyo dans les années 60 ?
Politiquement j'étais plutôt neutre. Je n’ai jamais appartenu aux mouvements étudiants mais l'époque était en elle-même déjà très politisée. Dans le quartier de Shinjuku, il y avait beaucoup de gens, beaucoup de personnes sans travail, qui étaient tous des activistes. La culture et la politique étaient mélangées. On faisait du cinéma dans cette ambiance.
Par exemple, je voyais souvent Terayama qui était dramaturge et metteur en scène de théâtre et de cinéma, Hijikata le danseur de Butô. Je voyais Oshima presque tous les soirs, on buvait ensemble. C'est comme ça que j'ai joué comme acteur dans La Pendaison et écris le scénario du Journal d’un voleur de Shinjuku. Les gens échangeaient de façons très panoramiques et énergiques. On se liait très facilement avec des photographes, des musiciens ou des peintres comme Tadanori Yokoo. C'était une des différences avec la génération précédente comme Yohida ou Shinoda qui se souciaient surtout de leur propre esthétique. Oshima est un cas à part, car bien qu'appartenant à la génération précédente, il a affronté directement l'esprit de son époque.

La Pendaison (Koshikei) de Nagisa Oshima (1968)

Vous sentiez-vous plus libres que les cinéastes de studios ?      
Des cinéastes plus traditionnels comme Kurosawa affrontaient aussi leur époque, mais c'étaient des gens comme Oshima, Wakamatsu ou Matsumoto qui le faisions de la façon la plus pointue. Nous pouvions travailler comme la nouvelle vague française en faisant des films avec nos camarades. Les cinéastes français ou quelqu’un comme Yasuzo Masumura, qui avait initié un nouveau cinéma à l’intérieur des studios, étaient aussi nos camarades d'une certaine manière. De 1969 à 1971, les mêmes événements se produisaient un peu partout dans le monde, dans chaque domaine. Oshima se trouvait par hasard à Paris pendant mai 68. Je lui ai demandé pourquoi il n'avait pas filmé, il m'a répondu que ça appartenait aux français de le faire. Pour Oshima c'est ce qui se passait au Japon, les émeutes à Shinjuku, par exemple, qui importait. Mais en tout cas, à cette époque, nous pensions partager les mêmes intérêts même si nous appartenions à des pays ou à des disciplines différentes.

Mishima était-il un ennemi pour vous et votre génération.
Nous partagions la vision du monde mais pas les mêmes conclusions. Mishima avait ses idées, sa philosophie et son esthétique, ce qui a déterminé sa fin tragique et triste. Mais on peut dire que c'était la tragédie de la vie japonaise, c'est la société qui était mauvaise. Malgré son groupe militaire, son coup d'état raté, il n'était en aucun cas notre ennemi. Après son suicide, Oshima a filmé La Cérémonie qui y fait directement référence. Cela veut dire qu'ils suivaient ensemble l'époque.

Dans Gushing Prayer la jeunesse semble filmée de l’intérieur, quelle était votre relation avec ces jeunes très engagés.
J'attendais beaucoup des générations suivantes. Dans les années 60, la société japonaise était en train de changer et nous étions coincés. Mais après 68, les jeunes générations ont vraiment essayé de s'en sortir. J'ai participé aux manifestations et aux barricades. J'ai beaucoup parlé avec eux pour les comprendre. Je voulais vraiment croire à ces jeunes générations.


Gushing Prayer de Masao Adachi (1971)

Gushing Prayer
conserve certains éléments du cinéma pink comme les passages à la couleur.
A l'époque, il y avait un statut du cinéma pink, des règles et un système. 90% des films étaient réalisés de cette façon. Les miens n'en faisaient pas partie et ils n'avaient pas beaucoup de succès. C'est pour ça que les gérants de salles étaient très critiques sur mes films. Pourtant, mon but n'était pas forcément de changer les règles du cinéma pink. J'étais conscient de faire un film pink mais à la fin mes films n’en faisaient pas vraiment partie. Au fond, je crois que j’avais tout de même envie de dépasser le simple cadre du cinéma pink.

A qui s’adressaient réellement vos films ?
Shuji Terayama a écrit un manifeste sur le cinéma pink en inventant le concept de "chômeur sexuel". Pour lui, le pinku eiga méritait d'exister pour les gens qui n'arrivent pas à faire l'amour et avoir des petites amies. C'est pour ça que Terayama voulait faire son propre film pink par ailleurs. J’insistais sur le fait que mes films s’adressaient eux-aussi aux "chômeurs sexuels", comme les autres films pink. Mais, les films de Wakamatsu dont j'ai écrit le scénario ne rentraient pas dans cette catégorie aux yeux des exploitants de salles et parfois ils refusaient de les montrer. Donc avec Wakamatsu, nous étions obligés de nous battre pour imposer nos films. On négociait directement avec eux. Comme certains ont remporté un grand succès, nous avons fini par être acceptés.

Où trouviez-vous vos actrices ?
Nous n'avions pas d'argent, c'est pour ça que nous allions dans la rue chercher des filles ordinaires. Lorsqu'on parle avec des filles et qu'on leur dit qu'il s'agit d'un film pink, la plupart s'enfuient mais il y a des filles qui restent. Même si elles ne sont pas très belles, ce sont elles qui vont jouer. Mais fondamentalement, je m'en foutais qu'elles soient belles ou non. C'est une des raisons pour laquelle les exploitants de salles râlaient : ils voulaient des films avec des belles filles. Wakamatsu m'engueulait aussi. Mais moi je voulais travailler avec des gens ordinaires qui apporteraient leur existence dans le film. Dans la plupart des films pink, les actrices sont belles mais elles n'ont aucune existence en dehors des scènes de sexe.

L'Extase des anges est très dur envers les mouvements de gauche.
Nous voulions les mettre en image de façon très réaliste et nous confronter à la jeunesse qui faisait partie des mouvements révolutionnaires. A cette époque, la limite de ce mouvement était déjà présente; ils enchaînaient des actions violentes pour faire survivre le mouvement, mais en même temps ça le détruisait. Je pensais que telle était la réalité de ce mouvement, et qu’il fallait le montrer. J’ai décrit ces gens comme des « blanquistes », d’après Auguste Blanqui : même si leur conviction était pure, ils la détruisaient aussi par eux-mêmes. C’était ma vision des mouvements révolutionnaires. A l'époque Wakamatsu ne croyait pas à la Nouvelle gauche. Il a critiqué l’Armée Rouge Unifiés jusqu’au bout, jusqu’au drame du chalet d’Asama. Avec L’Extase anges, pour la première fois il a quitté sa neutralité et a pris parti pour les révolutionnaires. C'était un tournant dans sa carrière et c’est devenu un tournant dans nos vies.

Avec AKA Serial Killer vous avez élaboré une théorie, la « Théorie du paysage ».
Au départ de ce projet il y avait un fait divers sur un garçon, qui n'avait pas 20 ans, et qui avait tué des gens avec un pistolet. J'ai fait des recherches sur son enfance et sur les petits boulots qu'il avait faits au Japon. La société japonaise moderne était en train de s'élaborer très rapidement. A la campagne, toutes les villes étaient des copies des autres villes, toutes construites en béton, tous les paysages se ressemblaient d'une région à l'autre. Dans ces paysages, le garçon souffrait. C'était un garçon sérieux : il travaillait bien, il n'a pas voulu devenir yakuza et vendre de la drogue... J'ai donc pensé que ce garçon en était arrivé à commettre ces crimes pour résister à ces paysages qui l'encerclaient et l'écrasaient. Pour faire ce film, j'ai essayé de vivre dans le même espace-temps que lui et de montrer simplement ces paysages-là.

AKA Serial Killer (1971)


Tourner ce film a-t-il été une motivation pour vous tourner Armée rouge : FPLP Déclaration de guerre mondiale ?
Oui, effectivement même si cette explication pourrait devenir trop symbolique. Ces paysages que le garçon avait vu toute sa vie, et dans lesquels il était emprisonné avaient été créés par le pouvoir et les structures économiques. Donc il ne pouvait pas les accepter. Pour FPLP, j'ai voulu faire la suite de ce projet dans le sens où le peuple qui habitait dans ces régions n'avait rien, étaient discriminé. J'ai voulu montrer ce peuple qui essayait de regagner leur monde et leur pays natal. Donc c'était bien la même chose que AKA serial Killer : des gens qui essayaient de regagner un paysage contrôlé par le pouvoir.

Alors que Wakamatsu tournait United Red Army, vous avez filmé l'histoire de l'Armée roue en Palestine dans Prisoner-Terrorist ?
Je voulais filmer comment j'avais ressenti intérieurement cette époque, en faisant la guérilla en Palestine. Wakamatsu a quant à lui ressenti le besoin de faire la synthèse de ce qu'il a vu et ressenti par rapport à la nouvelle gauche. C'est vrai que les thèmes étaient similaires. Nous avons essayé de décrire quelle volonté animait les jeunes à cette époque.


Quel sera votre prochain film ?
Le thème ressemblera un peu à celui de tous mes autres films. Il s'agit d'un jeune homme qui vit très mal dans la société japonaise. Il ne commet pas vraiment de crime mais finalement la société le traite comme un grand criminel mais aussi comme un héros. Il s'enfuit et se réfugie dans un hôtel, les gens dressent alors des barricades pour le défendre de la police. Le modèle de cette histoire est un événement très célèbre qui s'est passé il y a 40 ans, mais ce récit peut être adapté à l'époque présente. 

Prisoner / Terrorist de Masao Adachi (2007)