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jeudi 5 octobre 2023

Journal du mois d’aout à Tokyo 1

 Balades dans les librairies et douces retrouvailles

A la fin du mois d’aout, je profite de mon séjour à Busan pour passer quelques jours à Tokyo qui n’est qu’à deux heures de vol. Je retrouve mon refuge sur les collines de Kabukichô, perdu au milieu des Love Hotels (ce qu’il était peut-être jadis). J’hérite d’une nouvelle chambre, toujours un peu vétuste mais spacieuse avec une fantastique salle de bain. Comme de coutume, une fois la chambre réservée, aucune n’est disponible pendant des mois. Je ne comprends pas cette étrange loterie où je gagne à tous les coups.  Je pense que Kabukichô désire ma venue, mais peut-être est-ce un piège. Autour de l’hôtel, je remarque les allées et venues de travestis d’un certain âge. 



Ils me rappellent la « société secrète des travestis » du début des années 60, une des premières communautés transgenres japonaises. Je repense aussi à la fascinante nouvelle Le Secret de Tanizaki et son narrateur déambulant la nuit dans Asakusa déguisé en femme et vivant le frisson d’une existence clandestine, presque criminelle :  « Mon maquillage blanc dissimulait totalement sous son épaisseur onctueuse mon identité masculine. » Je revois aussi ce travesti grand et maigre, qui, il y a quatre ou cinq ans, sillonnait les ruelles du Golden Gai comme un oiseau de proie, et avait voulu m’entraîner dans un club louche. Ce que j’aime aussi à Tokyo et particulièrement à Shinjuku est cette théâtralité qui la nuit et le saké aidant peut faire perdre la tête. Cette pièce étrange où défilent des travestis, des hôtesses de bar et des yakuzas, on peut en rester le spectateur, mais si l’on décide d’y entrer ce n’est jamais sans conséquences. 



C’est désormais un rituel : dès mes valises posées, je file dévorer des yakitoris dans un petit restaurant de Sanchome. J’adore manger sur le comptoir en bois usé, regarder s’activer la cuisinière (une mémère comme dans tous les meilleurs restos), et défiler les assiettes de brochettes. 





Bien sûr, les yakitori sont aussi une façon de retarder ma visite au Golden gai. Je ne sais plus combien de photos j’ai accumulé au fil des années mais le quartier reste pour moi le lieu le plus énigmatique et cinématographique du monde. Ne serait-ce que pour ces formes derrières les rideaux transparents ou ces visages attrapés à la dérobée, encadrés par les fenêtres. 








Ne vous fiez pas au plan affiché à l’entrée du Golden Gai : le quartier est en réalité une spirale dont on n'atteint jamais le centre. 

Je retrouve Mami-chan dans son bar, le Buster. 

- Pourquoi êtes-vous à Tokyo cette fois-ci. 

- Mais pour vous voir, mama. 

- Oh vous plaisantez, Stéphane, répond-elle avec son joli sourire.




Voilà dix ans qu’on se connait, et je me vois bien devenir un petit vieux à la Ozu et boire mon saké dans son bar pendant encore 40 ans. Le rock'n roll qu’elle vénère comme une religion n’est peut-être pas très traditionnel mais est entre nous un excellent sujet de conversation. Cette année, monopolisant son ipad, je me suis transformé en D-jay enchaînant Bowie, Alice Cooper et les Cramps. J’ai aussi fait la connaissance de Masafumi Yamada, réalisateur passionné de J-horror dont le dernier film Auto-stop, retrace les péripéties de deux jeunes filles sur des routes de campagne hantées. 




Le pouvoir d’une mama-san est de créer des liens entre ses clients, et Mami-chan, avec sa gentillesse naturelle, y parvient admirablement. C’est elle qui m’a accompagné un soir au Uramado, ce bar obscur, dédié à la chanteuse de blues Asakawa Maki, et qui affiche sur sa porte « club privé » pour faire fuir les bruyants touristes américains. 

Presque en face du Bar Buster : Darling tenu par Yuya, musicien et comédien. Ici un culte est rendu à la rockstar Kenji « Julie » Sawada, que Yuya « personnifie » parfois sur scène. 




C’est un bar aimé des cinéastes et acteurs indépendants, où le saké est particulièrement bon. J’ai toujours pensé que l’élégant Yuya, avec son sourire de sage un peu félin, était le maire secret de Golden gai. 

L’autre bar du Golden Gai où je me rends à chaque voyage est Ace, tenu par Tsuyochi qui vient de fêtera ses 20 ans de « papa-san ». Intimidé par le Golden Gai, ce lieu mythique dont j’avais peur d’être rejeté, Ace est le premier bar où je me suis rendu il y a quinze ans. La pancarte sur la porte, qui n’a jamais était changée, disait « If you need something please ask us, we talk english and we love you ». 



Tsuyochi qui est lui-aussi musicien de rock, se compare parfois à Tora-san car je crois qu’il vient de la campagne. Il ne cesse de me répéter que Shinjuku est mon pays natal. C’est peut-être vrai. 

Il y a en tout cas un rapport entre le sud de la France où j’ai grandi et Tokyo : la chaleur écrasante de cette fin aout. J’ai l’impression d’être passé de Rome, la « Città dell' Inferno » à Tokyo « jigoku no machi ». Toute la journée, je m’éponge avec une petite serviette et je me frictionne les bras avec les lingettes mentholées Gatsby qui permettent de recueillir le plus infime souffle d’air. 



Heureusement il est toujours possible de se réfugier dans les librairies d’occasion, comme les Mandarake de Shibuya et Nakano. 

Je découvre la revue des années 60 Kage (l'ombre), recueil de récits policiers hard boiled et ses superbes couvertures qui sont comme des affiches de films rêvées. Le graphisme des revues populaires japonaises, que ce soit le polar, la science-fiction ou l’érotisme mérite d’être exploré. Comme je ne peux pas toutes les acheter j’en photographie autant que je peux. 





On reconnait Alain Delon, éternel Japonais d’adoption, tandis que Catherine Deneuve est en couverture d’une revue SM. Les acteurs français mènent une vie parallèle au Japon. 



Il y a aussi de splendides (et hors de prix) mangas d’horreur, et des exemplaires de la revue Garo.



Cette belle couverture de Yû Takita  nous plonge dans l’atmosphère des petits quartiers japonais de l’ère Showa, pendant l’été bien sûr. La fille au premier plan me rappelle Hiroko Isayama dans Sayuri stripteaseuse de Tatsumi Kumashiro mais je me demande pourquoi le petit garçon semble à ce point éberlué. 


Au hasard, j’achète également un petit livre de photo retraçant le périple d’une japonaise à travers la campagne. 



Les petites villes de campagne sont kawai, les onsens sont kawai, les trains sont kawai, les boulangeries sont kawai, et le plus kawai de tout est de s’acheter de jolis vêtements pour voyager. Sans le savoir un photographe japonais des années 90 avait inventé Instagram.




Je trouve aussi ce curieux objet consacré au cinéma érotique : un coffret contenant un livret de photos de films et une cassette audio compilant des bandes-son. La face B est pleine de soupirs de films pink. Il faut donc feuilleter l’album en écoutant la cassette, un peu comme les livres-disques du « Petit ménestrel » de notre enfance. Le titre, en français, est savoureux: "Le cinéma japonais compilé par Eromore".



J’achète aussi à Nakano ce buste inspiré de Spirale de Junji Ito. Le glamour horrifique du mangaka est parfaitement restitué, et la jeune fille ressemble à une actrice de film muet. On peut s’hypnotiser soi-même et plonger à l’intérieur de son crâne mais là encore le voyage dans la spirale sera infini.  



(à suivre)





dimanche 2 juillet 2023

Maléfices de l'été japonais

 


En été pendant O-bon, la fête des morts, on invite les esprits des ancêtres dans les maisons pour apaiser leur tristesse, et parfois leur colère, de ne plus être vivants. C’est aussi la saison des films d’épouvante où Sadako revient hanter les rêves des adolescents. Pendant cette Toussaint caniculaire, cet Halloween suffoquant et gorgé d’humidité, le Japon semble « hiberner » prenant à rebours nos usages occidentaux. L’hibernation estivale possède aussi un son particulier, hypnotisant qui a lui-seul provoque la somnolence : le chant des cigales, grésillement qui ne connait aucun répit et permet à coup sûr de deviner si un film se déroule en été. On retrouve sur le sol leurs enveloppes transparentes qui se brisent entre nos doigts. Chez Takeshi Kitano même les yakuzas, d’ordinaire plein d’une vigueur maléfique, sont « ensuqués », plongent dans le spleen et désertent leurs territoires. Seuls les amants des films pinks comme ceux de La Femme aux cheveux rouges (1979) de Tatsumi Kumashiro, bien que liquéfiés, semblent redoubler d’ardeur, se nourrissant de leur propre sueur comme des vampires. Mais ils sont aussi l’exutoire d’un public de salarymen en costards, qui au prix d’on ne sait quelle discipline restent secs en toutes circonstances. 

Au Japon pendant cette saison, on dort partout, dans le métro, les parcs ou les cafés, transgressant la règle que le sommeil serait un moment privé. La plus étrange des créatures de l’été japonais est aussi la plus familière : l’adolescente qui entretient avec la saison un rapport intime. Les lycéennes immobiles comme des plantes vertes, semblent dormir debout et attendre surtout que leur jeunesse passe. Pourtant leurs rêves, comme ceux des passagers endormis des trains dans Sans soleil (1982) de Chris Marker, tourné en été, sont remplis de fantômes effrayants et de fantasmes déchaînés. Et comme lorsque la bulle de chaleur éclate et que tombe une pluie libératrice, ces yurei et bakemono, sont soudain libérés. 

Dans Typhoon Club (1985), Shinji Somaï regarde l’adolescence comme une série de phénomènes climatiques. Pour la bande de lycéens bloqués dans leur école par un ouragan, c’est d’abord une poussée de chaleur, étouffante et sensuelle, qui exacerbe des pulsions troubles et parfois violentes, et une libération lorsque l’orage éclate. Les lycéens se regroupent dans la cour de l’école, au cœur même de l’œil du cyclone et, lorsque le déluge s’abat sur eux, ils se déshabillent et exécutent une chorégraphie sauvage. Si les garçons sont encore un peu gauches et se roulent dans la boue, les filles, victorieuses, renvoient à ces chamanes et prêtresses shinto dialoguant avec les éléments. 

Sans doute est-ce la raison pour laquelle les récits initiatiques associent toujours la féminité aux éléments naturels, alors que les garçons s’inscrivent dans une autre histoire plus tourmentée et suicidaire. La pluie ne fait pas qu’apaiser des désirs en surchauffe, ou annuler le contrôle de la jeunesse par l’école et l’uniforme, elle replonge le Japon dans ses racines sacrées. Bien différent de son équivalent américain, plutôt masculin et relatant l’expérience matérielle du monde, ces récits de coming of age japonais décrivent un voyage intérieur à la rencontre d’un moi magique.


jeudi 19 janvier 2023

Jours étranges en Corée : à la recherche d’Haemi



Haemi, Jongsu et Ben, sous une véranda à la campagne, regardent le crépuscule. On n’entend que le souffle du vent et le grésillement des cigarettes de marijuana. Ben passe sur le lecteur de sa voiture la BO d’Ascenseur pour l’échafaud de Miles Davis et happée par la musique, Haemi se lève et danse torse nu en levant les mains vers le ciel, formant en ombre chinoise un oiseau avec ses doigts. 



Elégiaque et aérienne, la trompette, avec une netteté fantastique, annule tous les autres sons. Lorsque le vent se fait entendre à nouveau, c’est comme si brutalement celui-ci arrêtait la musique. Les sons reviennent : crissements d’insectes et ces vaches qui mugissent dans le lointain. Tous ces bruits qui étreignent le cœur quand la nuit tombe sur la campagne. Désemparée, Haemi vacille, tente de poursuivre sa danse mais finalement renonce et se met à sangloter. Elle quitte l’image et lentement la caméra glisse vers un arbre noir aux feuilles bruissantes. Haemi s’est retrouvée soudain seule, perdue face à la nuit, à cette campagne immense et déserte et aux choses qui y sont tapies. Ce sont deux souffles qui s’enchaînent : celui aigu et lumineux de la trompette de Miles Davis et celui du vent, sombre et inquiétant. Le vent murmure à Haemi qu’elle aussi vient de ce paysage, de ces fermes et de ces champs, et qu’elle a beau changer d’apparence, fuir à Séoul ou en Afrique, jamais elle ne pourra lui échapper. 

L’enquête que mène Jongsu  sur la disparition d’Haemi, si elle n’aboutit à rien, va en revanche lui permettre de s’extraire de cette terre où peu à peu il s’enracine. La recherche d’Haemi n’est rien d’autre que la recherche de lui-même et de sa vocation d’écrivain qu’il fuyait sans cesse. Collectant moi-aussi des indices, j’en avais conclu que l’assassinat de Ben ne se déroulait pas dans la réalité mais dans le roman que le garçon s’était enfin décidé à écrire. Lorsqu’il se déshabillait après le meurtre, il s’agissait d’une mue vers une autre identité. Et Haemi, où avait-elle disparu ? Lorsque Ben évoquait ces serres laissées à l’abandon et qui semblent demander à être brûlées, parlait-il d’Haemi et d’autres filles dont personne ne se soucie vraiment ? Est-elle passée dans l’univers parallèle des mandarines invisibles et des chats de Schrödinger ? Haemi avait-elle vraiment existé ?


Burning est tiré de Les Granges brûlées, une des nouvelles du recueil d'Haruki Murakami L'Elephant s'évapore. Le film de Lee Chang-dong développe le thème, à mon sens, le plus troublant de l’écrivain : la disparition. Dans Les Chroniques de l’oiseau à ressort, la femme du héros s’éclipse du jour au lendemain, le laissant seul dans la maison, sans lui donner de nouvelles. Bien sûr on comprend qu’elle est tout simplement en train de se séparer de son mari. Mais pour le héros cette disparition semble absolue, comme si elle avait été transportée hors de sa réalité, dans un lieu inaccessible. 



A la fin de l’année dernière, après un bref passage à Tokyo, je visitais la ville de Sokchon, au nord de la Corée du sud. Autour de la pension de famille, il y avait des serres bien sûr,  et même en grande quantité et je ne pouvais pas m’empêcher de les regarder avec un léger soupçon. 



Les serres, je m’en apercevais, son très fréquentes en Corée, et on comprend ce qui a poussé Lee Chan-dong à les substituer aux granges de Murakami. Qui s’en soucierai si l’une d’entre elles, laissée à l’abandon, venait à être brûlée. Bien que située à plusieurs centaines de kilomètres de Paju, où avait été tourné Burning, la campagne où je séjournais lui ressemblait un peu. Au fond la Corée du sud n’est pas si grande pour qu’apparaissent des différences notables de paysages. En remontant encore plus au nord, se trouvait la région de  Goseong, que l’on décrivait comme « désolée ». On y accédait par une autoroute longeant des hôtels plantés sur la plage, sans souci d’harmonie dans leur architecture. Si elle était « désolée » c’est sans doute par sa proximité avec la DMZ, et pour la première fois je ressentais les étranges vibrations liées au voisinage du nord. Les routes menant à la DMZ étaient logiquement désertes : qui voudrait s’y aventurer à part les militaires.

J’ai regardé le soleil se coucher sur un lac noir. J’y lançais une pierre qui rebondit sur sa surface : il était gelé, immobile, comme l’allégorie exacte de cette région. Je fermais les yeux : le silence, pas un seul  chant d’oiseau, sinon dans le lointain un léger bruit de froissement. Le lac gelé me fit aussi repenser à la disparition d’Haemi, comme si la croute de glace séparait un autre monde, exacte réplique inversée du nôtre. 


Dans Burning, la maison de Jongsu à Paju donne sur une autre partie de la DMZ. La présence de la Corée du nord agit-elle comme un maléfice ? L’un des aspects les plus « pittoresque » du régime des Kim est aussi ses apparitions et disparitions soudaines. Kim Jong-un peut s’éclipser pendant plusieurs semaines, alimentant toutes les rumeurs et réapparaître sans explications.  Des membres de sa famille ou des généraux, disparaissent, eux pour toujours, comme s’ils n’avaient jamais existé. A l’inverse, lors de cérémonies, apparaissent comme par magie sa sœur, la terrible Kim Yo-jong, et sa fille Kim Ju-ae, dont même l'âge est inconnu. Le réel est mouvant, manipulable, comme dans Burning où il suffit que Ben, lassé de sa nouvelle compagne, baille pour qu’elle s’évapore.

Dans la nouvelle de Murakami et dans le scénario de Lee Chang-dong, la jeune fille commentait ainsi sa pantomime de l’épluchage de la mandarine : « Ce qu’il faut, ce n’est pas imaginer qu’on tient une mandarine mais plutôt oublier qu’il n’y en a pas. »

Pour retrouver Haemi, Jongsu doit entrer à l’intérieur de la mandarine invisible, et pour cela devenir écrivain.




mercredi 4 janvier 2023

Carnet de notes d’un bref retour à Tokyo



Après plus de trois ans d’absence, refaire ce chemin cent fois parcouru : sortir du Narita Express à Shinjuku Station, chercher sur les panneaux la sortie Est (une erreur peut être fatale et vous condamner à errer pour l’éternité, ou ce qui lui ressemble, dans ses couloirs), être un moment désorienté au carrefour où se croisent toutes les directions, mais trouver instinctivement l’escalier montant vers Kabukichô.



Je ne restais que peu de temps à Tokyo, à peine trois jours avant de m’envoler vers Busan en Corée du sud. C’était un choix de ne prendre que le pouls de la ville avant un plus long séjour, sans doute en été pendant la saison des fantômes.




J’avais choisi le même hôtel qu’en août 2019, en haut de la colline des Love Hotels de Kabukichô. Les hosts dominaient toujours le quartier mais certains avaient pris des visages de démons. Tokyo est plus que jamais une cité de masques et de spectres.





En remontant la rue, je me souvenais qu’il fallait tourner à droite, après une enseigne verte, tourner à nouveau droite et que l’hôtel se trouvait en face d’un club de kickboxing. 




Son nom n’est même pas un nom, juste une localisation tautologique. La chambre est spacieuse et n’a rien à voir avec les étouffants business hotels qui surplombent le quartier. La salle de bain qui compte une douche et une baignoire est elle-aussi gigantesque. Je n’ai jamais compris comment cet hôtel miraculeux pouvait par ailleurs afficher des prix défiants toute concurrences. Comme je n’y ai jamais croisé le moindre locataire, je suppose qu’il ne compte en réalité qu’une seule chambre et n’ouvre que pour moi.




2019 et 2022 se raccordaient enfin, mais ce n’était qu’un faux raccord. Dans la collure, bien des choses avaient changées, parfois imperceptiblement.


Pour exorciser les maléfices temporels, je me rendais dès le premier soir au bar justement nommé Le Temps, l’un des lieux les plus romantiques de  Tokyo, idéal pour rêvasser, écouter du Chopin, lire une lettre d’amour, déguster un cocktail préparé par un suave serveur, parler du cinéma français des années 60 et de Françoise Sagan, et bien sûr admirer la fresque de son créateur, le génial illustrateur Aquirax. 





J’ai également rendu visite à Benzaiten, la déesse du quartier, et son sanctuaire enchâssé entre les clubs et les love hôtels. Je me suis encore perdu dans l’énigme de ce visage parfait aux longs yeux effilés. 



Je suis aussi allé au temple Hanazono en bordure de Golden Gai. Je suis passé sous les toris rouges et j’ai tapé deux fois des mains pour qu’Inari, le dieu renard, écoute ma prière.




J’étais prêt. 


Dans l’immense bordel de néon de Kabukichô, une disparition notable : le Robot Restaurant. Ce palace kitsch de miroirs et de gigantesques amazones dorées a été fermé pendant le covid. Sa musique entêtante faisait partie du décor sonore du quartier. Peut-être rouvrira-t-il mais en attendant, il abrite un luxuriant club de showgirls.





La petite boutique d’uniformes d’écolières d'occasion de Nakanao Broadway, à côté de la librairie underground Taco-ché était introuvable. Je sais que tout le monde se moque de cette disparition mais j’y passais rituellement pour ramasser les derniers dépliants d’Olive des Olive, Hiromichi Nakano School, Benetton (qui fabrique des uniformes spécialement pour le japon), Candy Sugar ou Roco Nails petit gals school. Mon inutile collection s’arrête donc ici. Dans l’immeuble jouxtant le Mandarake de Shibuya, RecoFan le disquaire où je glanais des 33t d’Asakawa Maki ou Hako Yamasaki, a lui-aussi fermé (mais serait, m’a-t-on dit,  bientôt relocalisé). 

Sur les vitres du koban (commissariat) rond qui fait un peu office de point de rendez-vous à Udagawa-cho , les membres de l’Armée rouge japonaise sont toujours recherchés plus de cinquante après. Dans d’autres commissariat, une affiche signée du mangaka d’horreur Hideshi Hino, met en garde contre les arnaques téléphoniques.



Disparue : la Smoking Area de la sortie Est d’où je regardais l’écran géant de Studio Alta. A côté, l’immense affiche du garçon efféminé aux cheveux longs, avec sa chemise à carreaux rouges, avait été décrochée. J’oublie toujours de qui il s’agissait mais j’aimais cette présence immuable.

La sortie Est s’est cependant doté d’un nouvel habitant : un chat géant en hologramme qui miaule des comptines électriques, s’étire, et coiffé d’une casquette de policier délivre toute une série de consignes. 



C’est une nouvelle divinité qui règne sur le quartier en concurrence avec l’immense Godzilla  du cinéma Toho de Kabukichô. Je suis resté planté trente minutes à la regarder, fasciné, me disant que Chris Marker lui aurait à coup sûr réservé une place dans Sans soleil. Ce chat a-t-il un nom ? 

Ce félin « kaiju » est bien plus réjouissant que le Shibuya Scramble Square qui se dresse au-dessus de Shibuya Station. Sur 229 mètres de haut, ces 32.000m² de galeries commerciales furent inutilement érigées pour les JO de 2020.Malgré sa beauté architecturale, la tour achève d’enfermer la gare entre les gratte-ciels. Une sorcière plus sympathique survolait Shibuya : Yayoi Kusama pour son association avec Louis Vuiton.

 



Shibuya demeure cependant un haut lieu du dandysme tokyoïte et il suffit de traîner autour d’une smoking area pour observer des créatures à faire crever de jalousie les wannabes des fashion week parisiennes.



Ce n’est pas un réel changement mais il m’a semblé qu’il y avait toujours plus de boutiques Mandarake à Nakano Broadway et il est bien possible que la galerie marchande se nomme un jour « Nakano Mandarake ». Comme de coutume, avant de me perdre dans le labyrinthe des boutiques, j’ai déjeuné au Freshness Burger d’un délicieux burger avocado et d’un fantastique crispy chicken burger.




L’endroit où les changements sont imperceptibles demeure le Golden Gai.



Le bar Bali où j’avais rencontré Chiemi s’est déplacé dans une des rues parallèles. La vielle mama-san en kimono a été remplacée par une plus jeune, en kimono elle-aussi, qui ressemble à une affiche des années 30. 



Les touristes n’étant pas vraiment revenus et même certains habitués semblaient s’être évaporés pendant l’épidémie. Le quartier retrouvait l’allure de ville fantôme qui était la sienne lors de mes premières visites. 






Comme toujours je prenais quelques photos à travers les lucarnes, photos spirites de présences peu à peu estompées. Mais n’est-ce pas surtout moi qui à Tokyo me sent un peu irréel ?



J’allais faire un tour au Sea & Sun, tenu par l’exubérante Taru. Il s’agit d’un bar Pink ou burlesque et le « sex » qui manque à son nom est partout présent en peintures et colifichets, et dans les plaisanteries de la mama. Un client arborait un superbe T-shirt « Horrors of Malformed Men de Teruo Ishii.






Au bar Ace, le tout premier où je suis entré il y a  14 ans, je saluais bien entendu Tsuyoshi qui est presque le témoin de ma vie dans le quartier.  



Yuya, que je considère un peu comme le maire de Golden Gai, tient toujours le Darling, repère des cinéastes indépendants les plus délurés. 


Surtout, je retrouve Mami-chan à l’écarlate Bar Buster. Elle est l’une des âmes les plus généreuses de Golden Gai et la seule patronne que j’appelle de temps en temps « mama ». 

Je n’avais jamais pensé à lui demander l’origine du nom de son bar. Cette fan absolue des Runaways l’a tiré de Light of Days de Paul Schrader : The Barbusters est le nom du groupe où jouent Joan Jett et son frère Michael J. Fox.

C’est au Bar Buster que commença l'une de mes  plus étranges aventures à Tokyo.



J’ai traversé Kabukichô en compagnie d'une écolière fantôme.










(photos Constant Voisin. Yurei: Yuka)