dimanche 14 février 2016

Samedi japonais à Paris. Chris Marker à Montparnasse, Daido Moriyama à la Fondation Cartier


En me rendant à l’expo Daido Mariyama de la fondation Cartier, j’ai fait un tour au cimetière de Montparnasse pour dire bonjour à Chris Marker. C’était la première fois que je me rendais devant cette petite fenêtre gardée par le chat qui dit bonjour en se touchant l’oreille. N’ayant pas apporté de bâtons d’encens à faire brûler, j’ai fumé une cigarette en pensant à sans soleil et au petit bar de Shinjuku.




Guillaume en Egypte nous indique l’emplacement de la tombe de Chris. Marker.




Daido Moriyama est sans doute le plus grand photographe japonais. Je parlais ici de sa différence avec Araki. On aime la franchise d’Araki qui en fait l’équivalent des peintres pornographiques d’Edo, sa façon de franchir la ligne et apparaître dans ses images et les milliers de snapshots de son journal. L’art de Moriyama est d’une autre nature : un maître des trames et des reflets, estompant la frontière entre les images fixes des affiches, et les figures vivantes.  Pour Araki, Shinjuku est un lieu de dépense vitale d’alcool et de sexe, pour Moriyama un quartier spectral où les trames superposées sont comme des nappes de souvenirs, celles de milliers de nuits embrumées.
La Fondation Cartier présente jusqu'au 5 juin son travail en couleur.
















A télécharger le flyer de l’exposition ici et l'agumentaire ici





« SHINJUKU », PAR DAIDO MORIYAMA
Lorsque je marche le soir, mon appareil photo à la main, du Kabuki-chõ à Kuyakusho-dori, puis d’Okubo-dori à la gare de ShinOkubo, il m’arrive parfois de sentir un frisson courir le long de mon dos. Il ne s’est rien passé de particulier, et pourtant je perçois en moi comme un mouvement de recul. Sous les néons et les enseignes lumineuses, ou dans l’obscurité au fond des ruelles, se reflète une foule grouillante à la présence fantomatique. Et les réactions de ces ombres humaines, aussi subtiles que celles des insectes, se transmettent à la manière d’impulsions électriques à l’œil du petit appareil photo que je tiens à la main. Sous le coup de la tension, les cellules de mon corps s’agitent un peu, tandis que je capte dans l’air environnant ces grésillements qui précèdent l’orage. Lorsque je rôde dans tous les recoins de ce quartier, enveloppé d’une vague atmosphère de violence, je me répète, comme pour me défendre de ma crainte, qu’aux yeux d’un photographe comme moi, finalement, le seul sujet qui vaille la peine, c’est Shinjuku. Pourquoi ? Parce que ce quartier est unique, et qu’il a conservé l’allure d’un gigantesque faubourg. En 1997, aussitôt après avoir terminé mon livre de photographies d’Osaka, je me suis dit : « Bon, cette fois, il serait temps que je m’attaque à Shinjuku ! », et cette idée s’est imposée à moi naturellement, mais aussi avec la sensation presque palpable d’une évidence. Je venais, pendant toute une année, de photographier Osaka, une ville caractérisée par une puanteur et des contours particuliers et, peu à peu, mon intuition m’avait mené à la conclusion qu’un seul endroit, par sa réalité dense, pouvait l’égaler et même la surpasser : cet endroit n’était autre que Shinjuku. En d’autres termes, pour moi chez qui déambuler dans les rues et regarder partout, un appareil photo à la main, est une seconde nature, le seul territoire encore plein de vitalité à Tokyo, ce n’est évidemment ni Shibuya ni Ikebukuro, et encore moins Ginza, Ueno ou Asakusa, mais Shinjuku. Et pour un photographe de rue comme moi, il serait inconcevable de marcher dans Tokyo en portant le regard ailleurs que vers ce quartier, boîte de Pandore débordant de mythes contemporains. Shinjuku est une véritable ville, et j’ai beau la fréquenter depuis près de quarante ans, elle demeure énigmatique à mes yeux. Chaque fois que je m’y pose pour la contempler, elle semble, telle une chimère, me dérober sa véritable nature, et brouille ma perspective mentale comme si je m’étais égaré dans quelque labyrinthe. Il serait faux de dire que je la déteste, mais quand on me demande : « Vous l’aimez donc vraiment ? », tout à coup je me sens réduit au silence. D’autres quartiers de Tokyo comme Ginza ou Asakusa peuvent me plaire plus ou moins, mais dans le fond mes relations avec eux restent assez insignifiantes, tandis qu’avec Shinjuku, c’est tout autre chose : il s’agit d’un attachement exclusif, qui ne fait que croître. […] Shinjuku, qui pour moi s’étend jusqu’au quartier de hautes constructions connu sous le nom de « nouveau centre urbain », se projette devant mes yeux tantôt comme une toile de fond géante, tantôt comme une vaste fresque dramatique, tantôt comme un bidonville installé là pour l’éternité. Et, curieusement, dans cet espace je n’arrive pas à découvrir de dimension temporelle. Car à Shinjuku, on ne peut pratiquement pas trouver trace du passage du temps, ce temps qui, à sa façon, s’accumule dans toute grande ville. Loin de moi l’idée d’esquisser un parallèle avec New York ou Paris, mais dans ces cités-là demeurent quelques marques ou formes temporelles qui permettent, dans une certaine mesure, de décrypter leur histoire. Bien sûr, on ne peut nier que certains facteurs séparent ces villes : différences de culture ou de mentalité, restes ou non de ravages dus à la guerre… Mais chez ce monstre du nom de Shinjuku, les repères géographiques sont mouvants, et les repères temporels indistincts. Ce quartier, métamorphosé en bête inquiétante dont l’épiderme parcouru de soubresauts va de mue en mue, engloutit tout ce qui se présente mais – allez savoir pourquoi – n’a pas besoin de se repaître du temps. À une exception près : le 21 octobre 1968, point culminant des troubles politiques qui rayonnèrent depuis cet endroit à la fin des années 1960, dont la date est restée gravée dans les mémoires. Mais aussi bien avant qu’après cet événement, le temps a entièrement disparu de Shinjuku. […] Pendant les quelque deux années que j’ai consacrées à photographier ce quartier, toutes sortes de gens m’ont demandé : « Mais pourquoi Shinjuku ? » J’improvisais toujours une réponse, parfois assez plausible, mais en fin de compte voici la formule qui résume le mieux ma pensée : « Tout simplement parce que Shinjuku était là. » Qu’ajouter de plus ? Car le Shinjuku dont je parle se reflète aujourd’hui encore dans mon regard comme un faubourg immense, un sacré lieu de perdition. Les nombreux autres quartiers qui constituent la mégalopole de Tokyo ont, depuis l’après-guerre, franchi d’un bond toutes les décennies pour former selon moi, une fois pour toutes, des paysages aseptisés. En revanche, Shinjuku s’affirme toujours comme un monstre aux couleurs franches, débordant de vie, parcouru de constants soubresauts.
(Extrait du catalogue de l’exposition)



jeudi 4 février 2016

Morita Doji, la chanteuse évaporée



Le nom de ce blog m’a en grande partie été inspiré par l’atmosphère unique des chansons de Morita Doji. A travers ses musiques on ressent la profonde mélancolie de cette ville qui d'une certaine façon ne parvient jamais à être au présent, s'élançant vers un futur innacessible et à jamais retenue par le passé.
On connait bien sûr Asakawa Maki, l’oiseau de nuit de Shinjuku, qui nommait ses albums Black ou Darkness, mais Morita Doji a établi son royaume encore plus loin dans les ténèbres. On sait qu’elle est née le 15 janvier 1952, mais cela reste le seul élément biographique la concernant. « Morita Doji » est un pseudonyme et même son visage, coiffé d’une perruque bouclé et masqué de lunettes noires, demeure inconnu. 

Après 6 albums studio et un live, entre 1975 et 1983, elle disparut. Non pas à la façon des actrices d’Ozu comme Setsuko Hara, qui se retirent à la Garbo et dont on est étonné d’apprendre la mort centenaire. Non, Morita Doji s’évapora purement et simplement à l’âge de 31 ans sans laisser la moindre trace. La légende veut qu’elle se soit suicidée, tragique destin alimentée par ses chansons. La mort, le retrait du monde et la nuit infini sont les thèmes obsessionnels de Morita Doji, marquée par l’événement qui décida de sa carrière musicale : le suicide de son meilleur ami lorsqu’elle avait 20 ans, sujet de sa chanson Goodbye. Elle chante d’ailleurs au masculin plusieurs de ses histoires d’amour, comme si c’était l’ami mort qui continuait à vivre à travers elle, explication probable de son travestissement. « Doji » signifie aussi « jeune garçon ». Elle évoque les gracieuses et romantiques créatures transgenres de la mangaka Ryoko Ikeda (La rose de Versailles, Très cher frère). Malgré l'apparence masculine, la voix demeure d’une fragilité inouïe.


Les chansons de Morita Doji m’ont ramené plusieurs années en arrière, lorsqu’étudiant je découvrais les albums de Nick Drake. Je retrouvais des correspondances dans leurs deux voix, douces mais immédiatement présentes, ces violons rampants parlant directement à l’âme, ces odeurs d’automne et de pluie. Et ces voix séraphiques, appartenant déjà à une chorale fantôme.  Un des albums de Morita Doji s’appelle Nocturne, mais ce pourrait être le titre de tous ses albums et toutes ses chansons, tant ils semblent spécialement écrits pour la nuit. Comme si sa vie réelle s’était arrêtée à la mort de son ami, ses chansons racontent le désir toujours anéanti d’appartenir au monde.

Les fans de Morita Doji, sans surprise, sont des étudiantes tourmentées, sans doute des poètes, et des garçons fragiles et romantiques. Ce sont eux qui se rendaient dans les églises où les concerts se déroulaient accentuant le culte étrange et morbide autour de la chanteuse. Elle fut aussi une des chanteuses préférées des étudiants des années rouges. Non pas dans la flambée révolutionnaire mais des années de cendre et de désenchantement qui ont suivies. Morita chante essentiellement la perte de la jeunesse.

Ecouter Morita Doji serait comme découvrir, dans un immeuble à Tokyo, la chambre oubliée d’une étudiante des années 70, mystérieusement préservée à travers le temps.




Trois chansons pour entrer dans l'univers de Doji 
 




Un documentaire en 3 parties. On peut y voir Doji et le montage de la tente de l'album The Last Waltz.











Les sept albums de Morita Doji


Live in St. Mary's Cathedral, Tokyo 東京カテドラル聖マリア大聖堂録音盤 (1978)


Good Bye グットバイ (1975)


Mother Sky マザー・スカイ=きみは悲しみの青い空をひとりで飛べるか= (1976)


A Boy ア・ボーイ (1977)


The Last Waltz ラスト・ワルツ (1980)


Nocturne 夜想曲(やそうきょく) (1982)


Wolf Boy 狼少年 (1983)

 

Photos à l'intérieur du 33t de The Last Waltz




On peut lire ici la traduction de quelques-unes de ses chansons

dimanche 31 janvier 2016

Miwa, un dandy japonais

En septembre 2009, après bien des recherches, les documents français étant rares, je publiais sur mon blog (Les Films libèrent la tête) un portrait d'Akihiro Miwa, flamboyante et énigmatique créature du cinéma japonais. J'y suis revenu plusieurs fois par la suite, surtout au gré de découvertes iconographiques. Voici l'intégralité des billets consacrés à Miwa.



Chanteur adulé, comédien pour le théâtre et le cinéma, vedette de la télévision à l'instar d'un Takeshi Kitano (1), Akihiro Miwa est une figure non seulement transgenre mais surtout transdisciplinaire, à la fois populaire et underground, qui pourrait résumer 50 ans de la vie culturelle japonaise.
Né en 1935, Miwa est à 17 ans l'une des vedettes des bars gays de Ginza et en particulier le Brunswick où il rencontre Yukio Mishima (2). Mishima et celui qui est alors plus communément appelé Maruyama se lient d'amitié. Celle-ci fut très fructueuse. Mishima est apparu dans certains spectacles de cabaret de Miwa, pour lesquels il composait des chansons. Miwa fut la vedette de deux adaptations cinématographiques de pièces de Mishima : le célèbre Lézard Noir (Kurotokage, 1968) et le moins connu Manoir de la rose noire (Mansion ot the Black Rose/ Kuro bara no yakata, 1969), tous deux réalisés par Kinji Fukasaku. Ce sont ces films qui popularisèrent la figure de Miwa en occident.



(Miwa et Mishima sur scène)


C'est à un ami de Mishima, le célèbre Yasuzo Masumura (L’Ange rouge, La Bête aveugle) que Miwa doit sa première apparition à l'écran. Dans Courants chauds (Danryu, 1957), il interprète un chanteur mais son apparence, bien que très efféminée, est encore celle d'un garçon. Par la suite, jamais Miwa n'apparaîtra sous une autre apparence que féminine, ce qui est encore le cas aujourd'hui. C'est donc plus commodément au féminin que nous parlerons de l'artiste.


(Miwa à ses débuts, encore sous l’apparence d’un garçon)


Plus qu'un travesti, Miwa modernise la figure de l'onnagata (forme de femme), acteur de théâtre kabuki spécialisé dans les rôles féminins. L'onnagata naît en 1629 d'un décret du shogun interdisant la scène aux femmes. Censée combattre la prostitution des actrices, cette loi permis l'éclosion de ces figures androgynes, creusets de troubles et de fantasmes. Alors que le travesti occidental est souvent cantonné dans le burlesque, l'onnagata japonais est respecté et même vénéré (voir La vengeance d'un acteur de Kon Ichikawa). Même s'il n'est pas forcément homosexuel, l'onnagata conserve idéalement en dehors des planches une apparence féminine. Mishima a consacré à cette figure l'une de ses plus belles nouvelles, intitulée justement Onnagata, et inspiré par l'acteur Utaemon Nakamura dont il était proche.
« Mangiku n'exprimait jamais rien - même la force, l'autorité, l'endurance, le courage - autrement que par le seul moyen dont il disposait : une expression féminine. » (3)


(Miwa en onnagata classique)


Miwa est la descendante de cette tradition culturelle, mais aussi plus globalement d'un pays où, comme l’écrit Agnès Giard (4), l'identité sexuelle n'est pas une notion biologique mais sociale.
Jamais Miwa n'a cherché à camoufler certains traits masculins, un visage racé mais plutôt anguleux et surtout une voix aux inflexions graves. Si aucun des personnages qu'elle a interprétés n'est désigné explicitement comme un travesti, le travestissement est toujours présent en hors-champ. Miwa propose une version théâtrale, fétichisée à l'extrême, de la femme fatale, entre Marlène Dietrich et Joan Crawford. Le kitsch typiquement japonais dont relève Miwa est celui du théâtre Takarazuka, dont tous les rôles sont interprétés par des femmes ressemblant à des travestis masculins, mais aussi de personnages de manga tel Lady Oscar. Lorsque Miwa se bat à l’épée, c’est davantage par souci esthétique que par nécessité scénaristique.

(Le théâtre Takarazuka)

La plus célèbre incarnation de Miwa est le Lézard Noir, personnage de criminelle diabolique inventée par Edogawa Rampo (5). Comme Fantômas et Musidora, dont elle serait la version extrême-orientale, le Lézard noir est une experte en déguisements qui prend d'ailleurs parfois l'apparence d'un homme. Le choix de Miwa est donc un rire sous cape : le Lézard Noir serait intrinsèquement un leurre. On pourrait croire que Mishima adapte le roman de Rampo en se souvenant de la note de Susan Sontag (6) invitant à reconsidérer, sous l'angle du "camp", les meilleurs films de Feuillade.



Le Lézard Noir exprime l'attachement de Mishima pour la littérature populaire pourvoyeuse de frissons et de cruautés. Dans Confession d'un masque (titre qui pourrait admirablement s'appliquer à Miwa), Mishima évoque ses premières masturbations devant une reproduction du Saint Sébastien de Guido Reni. Le livre de Rampo s'ouvre sur une autre référence biblique et décadente, également au panthéon de Mishima : la danse de Salomé. Le Lézard Noir apparaît le soir du nouvel an dans un club privé, et commence à se dévêtir pour les convives.
« L’Ange noir allait, d’un moment à l’autre, devenir l’ange blanc : son corps complètement nu, ne serait plus couvert que de deux colliers de grosses perles, de magnifiques boucles d’oreilles en jade, de bracelets incrustés d’une multitude de diamants à chaque bras et de trois bagues à ses doigts. » (7)
Si Miwa ne reproduit pas la performance, elle danse néanmoins devant de grandes reproductions des dessins d'Aubrey Beardsley pour la pièce d’Oscar Wilde.


Dans le night-club psychédélique, repaire du Lézard Noir, les néons fluorescents, les corps bariolés, en transe, et les dessins cruels de Beardsley forment l'écrin où Miwa vient s'inscrire. Fukasaku expérimente les ruptures chromatiques et les zooms dynamiques qui seront la marque de ses grands yakuza-eiga. Ce monde au bord du chaos se fige soudain à l'apparition du Lézard Noir, équivoque créature qui aurait pu naître dans l'imagination surchauffée de Huysmans et Jean Lorrain. Outre son activité de voleuse de diamants, le lézard noir est une artiste décadente qui transforme ses victimes en statues de chair et les expose dans son musée des horreurs (8). Le Lézard Noir est une variation sixties de Des Esseintes, donc une militante Camp.


« Le Camp écrit Sontag, est un certain modèle d'esthétisme. C'est une façon de voir le monde comme un phénomène esthétique. Dans ce sens — celui du Camp — l'idéal ne sera pas la beauté; mais un certain degré d'artifice, de stylisation. »
Seul un travesti, maître des simulacres, peut régner sur ce monde de signes, souvent réduit à une pure surface (Le Lézard noir est une fantaisie Pop Art contemporaine du Danger Diabolik de Mario Bava).
L'ironie ne pourrait cependant définir totalement la figure de Miwa, forgée par le sentimentalisme excessif de la Enka, chanson romantique japonaise dont elle s'est faite l'une des plus grandes interprètes. Si le détective Akechi récupère le dament dérobé à l'industriel, celui-ci est sans valeur comparé à la véritable pierre précieuse qu'il conquiert : l'amour du Lézard Noir.
"Et moi, je compris vite que ton cœur à toi était une vraie pierre précieuse, un pur diamant" lui déclare-t-il alors qu'elle meure dans ses bras (9).


Suite immédiate du Lézard Noir, Le Manoir de la rose noir abandonne le serial pour le mélodrame gothique.
L’introduction du personnage dans la fiction est presque identique dans les deux films : Miwa incarne Ryuko, une femme mystérieuse, apparaissant chaque soir à minuit dans un club privé.


Une rose noire à la main, elle méduse son assistance, exclusivement masculine, en interprétant une chanson exotique. Une légende entoure Ryuko : sa rose deviendrait rouge lorsqu'elle aura trouvé l'amour véritable. Parfois des hommes, ravagés par la passion, affirment l'avoir connue par le passé... prétendants pantelants qu'elle rejette d'un éclat de rire.
Miwa projette l'image d'une femme idéale, chimérique. Lorsque sonne minuit, passe un fantôme d'amour que les hommes ne peuvent saisir. Ryuko elle-même ne pourra que mourir lorsqu'elle tentera de s'incarner pour vivre la passion véritable... tel est le sens de cette rose qui vire au rouge de la passion et du sang.




Miwa se met en scène comme un songe, une splendide composition esthétique, une pure image de spectacle. Le sous-texte transsexuel est ici davantage désenchanté que dans Le Lézard Noir.
« Le faire-semblant de sa vie quotidienne, écrit Mishima, était le support du faire-semblant de ses représentations sur scène. Voilà, Masuyama en était convaincu, ce qui faisait le véritable onnagata. L'onnagata naît de l'union du rêve et de la réalité. »
Miwa ne peut être qu'une figure mélancolique, condamnée à mimer parfaitement l'amour des hommes et des femmes sans jamais y participer.
Ces deux productions resteront malheureusement les seules à mettre Miwa en vedette, symbole de la liberté dont a pu jouir le cinéma japonais dans les années 60 et 70.
Avant de quitter les écrans, Miwa fit pourtant une ultime apparition dans Jetons les livres, descendons la rue (1971) de Shuji Terayama. Miwa reprend le rôle qu'elle tenait dans la pièce La Marie Vison, spécialement écrit pour elle par Terayama.


Quasiment nue dans une baignoire, elle interprète la reine d'un enfer aux teintes roses dont "même le propriétaire serait gay"... Dans cet enfer déserté, au milieu de poupées en plastiques, la reine attend désespérément qu'un damné se présente pour tromper son ennui. Miwa prend naturellement place dans l'univers "fardé" de Terayama, parmi les "créatures flamboyantes" de ce frère japonais de Jack Smith.


Comme si son personnage était parvenu au bout de ses représentations cinématographiques, Miwa se consacra à la scène et à la chanson. Son très beau répertoire, qui s'étend de la Enka à des airs populaires japonais, fait également la part belle à des adaptations mélodramatiques de chansons de Piaf, Aznavour ou Serge Reggiani. Pas plus que dans ses rôles, Miwa ne recherche la stricte imitation d'un timbre féminin (10). La voix masculine de Miwa, grave et profonde, donne sa pleine puissance lorsque le féminin s’empare d'elle et la pousse vers les octaves. Pour Miwa, le féminin équivaut à une force, jamais à une faiblesse ou une préciosité.
Au delà de la question des genres, au-delà de l'homme et de la femme, Miwa est avant tout un dandy, qui comme Brummell pourrait dire : "la création de moi-même est ma folie".






(1) Miwa apparaît d’ailleurs dans Takeshi’s dans son propre rôle de concurrente de Kitano à la télévision.
(2) Voir Henry Scott-Stokes, Mort et Vie de Mishima (1974), ed. Philippe Picquier 1996.
(3) Yukio Mishima, Onnagata (La mort en été,) Folio 1988.
(4) Voir Agnès Giard, L’imaginaire érotique au Japon, Albin Michel 2006.
(5) Une première version, réalisée en 1962 par Umetsugu Inoue, est interprétée par Machiko Kyô, l'actrice de Mizoguchi.
(6) Susan Sontag, Notes sur le camp (1964)
(7) Edogawa Rampo, Le Lézard Noir (1929), ed. Philippe Picquier 2002.
(8) Mishima est intégré au musée de chair du Lézard Noir, sous l’apparence d’une gouape à la Genet, maniant le cran d’arrêt.
(9) Yukio Mishima, Le Lézard Noir (1961), NRF 2000.
(10) Miwa a prêté sa voix à plusieurs dessins animés, le plus célèbres étant Princesse Monoke de Miyazaki où elle interprète le loup.





Miwa en Lézard noir
album photo datant de 1968




 Sa vie en images


 
 
 

En privé


Le retour du Lézard Noir
En 1994, Miwa donnait une série de représentation de son rôle le plus célèbre : la voleuse de diamants du Lézard Noir d'Edogawa Rampo dans l'adaptation théâtrale de Yukio Mishima. Plus de 25 ans après le film de Fukasaku adapté de la pièce qui l'a rendu populaire de part le monde, Miwa réendosse les tenues noires et lamées de l'aventurière.








Miwa Dietrich




 A la recherche du Lézard noir


Je ne savais pas alors qu'un futur complice travaillait à un documentaire consacré à Miwa. C'est en 2013 que Miwa :  A la recherche du Lézard noir de Pascal-Alex Vincent fut édité en DVD en France, et connut plus tard une sortie en salles au Japon. A cette occasion, j'avais fait pour le magazine Chronic'art une courte interview. 
 « Dans les années 90, je travaillais pour une société spécialisée dans la distribution du cinéma japonais classique qui avait en catalogue Le Lézard Noir (1968). Le film était extrêmement intrigant. L'actrice qui jouait la méchante portait un prénom masculin, alors que jamais le film ne la désigne comme un travesti. Enfin ce film baroque et très féminin était réalisé par... Kinji Fukasaku, dont j'avais vu plusieurs films de yakuzas plutôt... "couillus", et  masculins. Dans La demeure de la rose noire, toujours de Fukasaku, sa simple apparition faisait littéralement sangloter des yakuzas transis d'amour, comme si Miwa avait distillé un poison féminin dans l'univers viril de ce cinéaste. Je ne vois pas d'équivalent dans l'histoire de l'entertainement mondial : un acteur à qui un gros studio confie le rôle féminin principal de 2 films de premier plan, sans jamais communiquer sur le fait qu’il soit un travesti. Et un acteur, qui plus est, en activité depuis... 1957, qui continue à se produire en récital, à la télévision à l’image d’un Kitano, et tourne des publicités pour les téléphones ou les chips. »

Pour commander le DVD sur le site des éditions Outplay ici