Koumiko Muraoka fut l’héroïne du Mystère Koumiko (1965), premier voyage de Chris Marker au Japon. Traductrice et écrivain, la jeune femme qui miaulait lorsqu’elle croisait un chat, s’installa à Paris en 1966. Pour un hommage à Chris Marker dans Les Cahiers du cinéma, je la rencontrais en août 2012.
Je me souviens très bien, c’était en 1964 pendant les jeux olympiques. Je travaillais aux bureaux d’Unifrance à Yurakucho, c’était un petit job et je n’y passais que quelques heures par jour. On m’avait engagé parce que je suivais des cours à l’institut franco-japonais de Tokyo. En fait, je m’étais inscrite là-bas pour avoir une carte d’étudiant et bénéficier de réductions pour le métro. Je parlais très mal français. Ce jour-là, je travaillai dans le même bureau que mon patron et quelqu’un est entré, un Français. Il a parlé à peine 5mn avec mon patron et celui-ci m’a demandé de le suivre pour l’accompagner dans Tokyo. C’était Chris Marker et en 5mn, mon destin a été décidé.
Il venait à Tokyo pour la première fois. A l’époque, plus encore que maintenant, c’était très compliqué pour un occidental de se repérer, et pourtant, alors que son hôtel était assez loin, il était arrivé sans problèmes à Unifrance, au 3e étage de l’immeuble. Il avait cet instinct du voyageur qui lui faisait trouver, juste en marchant dans la rue, d’excellents petits restos populaire. Il était sûr de lui, calme et poli. Dès qu’on le regardait, on savait que c’était quelqu’un de très intelligent.
Les jeux olympiques étaient pour lui un prétexte. Il préférait filmer les gens avec leurs parapluies et surtout les chats… C’était même complètement délirant. Dès qu’il voyait un chat, il s’arrêtait pendant plusieurs minutes, il lui parlait, le filmait. C’était un de ses sujets de conversation favoris. Il a beaucoup insisté pour que je parle du « chat qui salue » dans le commentaire.
Je ne me suis presque pas rendu compte que le film se tournait et que j’en étais le personnage principal. J’étais très à l’aise avec lui et donc ça se faisait naturellement, comme s’il filmait des souvenirs. On se promenait, on parlait et il filmait. De temps en temps il me posait des auxquels je ne pouvais pas vraiment répondre car mon niveau de français était très bas. Comme j’avais passé mon enfance en Mandchourie, dans la ville d’Harbin, jusqu’à l’âge de 10 ans, ce côté cosmopolite, déraciné, lui plaisait.
Il était fasciné par les machines modernes du Japon. Par les téléphones dans la rue, par exemple. C’est quelque chose qui n’existait pas en France à cette époque. La France était au 17e rang mondial du nombre de téléphone, après l’Afrique. Au Japon, en 1964 on pouvait téléphoner partout dans la rue. Quand je suis arrivée à Paris c’était compliqué, il fallait aller au café, etc. Les annonces de location indiquaient fièrement : « appartement avec téléphone » ! Et donc, à Tokyo on pouvait aussi consulter son horoscope par téléphone, comme une version moderne des devins qui prédisent l’avenir autour de la gare de Shinjuku.
Avant de partir il m’a laissé un questionnaire pour compléter le film. J’ai d’abord écrit les réponses en Japonais et je les ai traduites en Français. J’ai ensuite enregistré ma voix dans l’ascenseur de mon immeuble, qui était le seul endroit insonorisé, où j’étais au calme. Certaines réponses ont l’air poétiques mais sont aussi très concrètes. Par exemple quand je dis que les nouvelles du monde arrivent devant les maisons comme une vague, je parle en fait des livreurs qui chaque matin les déposaient les journaux devant notre porte.
L’année suivante, en 1966, j’ai décidé de m’installer en France. Chris a été très gentil. Il n’était pas là à ce moment mais il m’a donné les adresses de gens que je pouvais contacter à mon arrivée, et parmi eux il y avait Alain Resnais. Je partageais un appartement près de la gare Saint Lazare avec une autre japonaise, très jolie et extravagante, qui avait aussi travaillé à Unifrance. Elle s’appelait Kyoko et avait amené sa guitare mais elle ne connaissait qu’une chanson, dont le refrain était d’ailleurs « Kyoko, Kyoko ». On peut la voir, justement avec sa guitare, dans La Chinoise de Godard.
Je suis bien sûr resté en contact avec Chris pendant toutes ces années. Dernièrement, il voulait aller à Londres mais ça l’embêtait de prendre l’Eurostar. Il me disait que c’était encore plus ennuyeux que l’avion, il fallait passer par la douane, etc. et qu’il préférait aller à Londres en voyage imaginaire. Lorsque je n’arrivais pas à le joindre, je laissais sur son répondeur pour me moquer de lui « ah, tu n’es pas là. Tu es encore parti en voyage imaginaire ! »