C’est en lisant Le Vent se lève (1937), court roman de Tatsuo Hori que Miyazaki découvrit la poésie de Paul Valéry. En s’appropriant les vers du Cimetière marin pour son ultime chef-d’œuvre, il rend hommage à ce passeur de la littérature européenne au Japon.
Le créateur d’avion Jirô Horikoshi (1903-1982) et l’écrivain Tatsuo Hori (1904-1953) étaient contemporains et ont connu les mêmes catastrophes comme le grand tremblement de terre du Kanto et les ravages de la seconde guerre mondiale. Tuberculeux, Hori consacra son existence à la littérature et à la traduction d’écrivains comme Rilke, Proust ou Gide (Le Vent se lève évoque souvent La Symphonie pastorale) et contribua à leur reconnaissance japonaise. Miyazaki fait bien plus que reprendre le titre du livre de Hori : il lui emprunte le personnage fictif de l’épouse de l’ingénieur, une jeune peintre tuberculeuse. La scène de la prairie est ainsi directement inspirée du premier chapitre du roman. Alors que la toile de sa fiancée est emportée par le vent, le héros la retient par le bras et murmure : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ». La phrase, presque un haïku, est développée tout au long du livre et prend une dimension plus inquiétante que chez Miyazaki : le vent représente les forces sombres, adverses à l’homme, de la maladie et du désespoir. Cette « littérature de sanatorium », très populaire au Japon, remonte au succès de La Montagne magique de Thomas Mann mais aussi à la propagation d’une maladie dévastatrice jusqu’en 1940. L’univers confiné des sanatoriums, les paysages majestueux mais glacés des « Alpes japonaises » et les charmes morbides des fiancées mourantes se retrouvent dans le classique du manga Lorsque nous vivions ensemble (1972) de Kazuo Kamimira et dans La Balade de l’impossible (1987) de Haruki Murakami. Dans les années 30 au Japon, le sanatorium n’était pas un lieu de guérison : on y entrait au seuil de la mort quand tous les traitements avaient échoués. Lorsque la femme de Jirô part seule vers les montagnes, il est à peu près certain qu’elle n’en reviendra pas. Le héros du livre de Hori accompagne quant à lui sa fiancée pendant ses derniers jours. Alors que la jeune fille s’affaiblit, la vocation littéraire du narrateur s’affirme puisqu’il écrit l’histoire de leur amour. Malgré le vent glacial qui gémit dans les forêts et bats contre les murs de l’hôpital, il faut tenter de vivre. Pour le jeune couple, Il s’agit de réaliser leur première expérience de vie commune alors que la mort travaille et que le monde s’est réduit à la chambre d’une malade. Entre la biographie du créateur des « Zero-sen » et le roman de Hori, deux souffles traversent le film de Miyazaki. Le souffle épique de Jirô, fasciné par la vitesse et les bolides filant vers l’azur. Le souffle ténu de l’héroïne de Tatsuo Hori qui traduit, de façon plus secrète, la douleur et la solitude de la création.
Le Vent se lève de Tatsuo Hori, traduit par Daniel Struve, est édité chez Gallimard.
On compte deux adaptations cinématographiques du roman : l’une en 1954 par Koji Shima avec Yoshiko Kuga, l’autre en 1972 par Mitsuo Wakasugi avec Momoe Yamaguchi.
Shokuzai, le précédent film de Kiyoshi Kurosawa, s’achevait dans un quartier résidentiel brumeux et vidé de toute présence humaine. Le réel, dont seule la traque du meurtrier maintenait la cohérence, s’évaporait, abandonnant l’héroïne dans une terre de solitude : la probable folie provoquée par la mort de sa fille. Avec Real, le cinéaste poursuit son exploration des espaces mentaux et ne ment pas sur l’ambition philosophique du titre : c’est bien le réel qui est le sujet de ce conte de SF où des amants visitent la psyché de leurs compagnons dans le coma. Ces derniers ignorent leur condition et prennent leur songe ininterrompu pour la réalité. Malgré un budget relativement important, Kurosawa s’inscrit dans la lignée minimaliste de Je t’aime Je t’aime de Resnais et La Jetée de Chris Marker. Ses voyageurs psychiques sont eux-aussi à la recherche d’un souvenir d’enfance, trauma oublié qui, avant même leur accident, les condamnait à errer dans les limbes.
L’univers mental ne se révèle pas de façon spectaculaire, à la façon des emboîtements délirants d’Inception, mais par le calme inquiétant qui y règne. L’appartement fantôme où se rencontrent les deux héros baigne dans une étrange lumière laiteuse, tout y est doux, homogène et parfaitement lissé. Kurosawa est moins intéressé par l’écart entre le réel et cet espace du dedans que par leur superposition. A la césure du film nous apprenons que ce que nous pensions être la réalité faisait déjà partie d’un rêve. Ainsi, réel ou imaginaire, le monde n’est qu’un fragile agencement de souvenirs, une façade derrière laquelle il n’y a peut-être rien.
Conçu comme un film commercial, interprété par des stars de la J-pop et des dramas télévisés, Real surprend par son hermétisme, sa durée sans doute exagérée (plus de 2h) mais surtout par son rythme lancinant. On se souvient de la lenteur des spectres de Kairo et Rétribution et de leurs avancées inexorables semblant asphyxier leurs victimes. Ici, tous les personnages semblent gagnés par l’engourdissement. Certains possèdent une inquiétante rigidité comme le médecin dont la diction hypnotique rappelle le Mamiya de Cure. D’autres, nommés « zombie philosophiques », ne sont que des ébauches d’êtres humains : ils se meuvent comme des automates et semblent le résultat d’un effet numérique bâclé.
Ces voisins, employeurs ou collègues de bureaux, même s’ils possèdent leurs équivalents dans le réel, ne sont que de simples figurants empêchant le monde de l’esprit d’être complètement désert. Ce manque d’incarnation ne définit pas seulement les « zombies philosophiques », il mine aussi les personnages principaux. Kurosawa, dote Takeru Satoh et Haruka Ayase d’un jeu monotone et somnambulique, comme s’ils ne se parlaient ni ne se voyaient jamais vraiment, chacun repliés dans la solitude de son monde intérieur. Même si, en un double mouvement orphique, Koichi et Atsumi entrent dans le rêve de l’autre, ils échouent à se rejoindre. L’image la plus bouleversante du film est alors cette étreinte où la jeune fille se désagrège dans les bras de son compagnon. Pendant un instant, flotte dans l’air son visage, un masque d’une tristesse absolue aux yeux dévorés par le vide.
Pourtant, de façon inattendue, Kurosawa ne fige pas les personnages dans la malédiction qui était celle des amants de Kairo, à jamais séparés par les fantômes. La recherche de la vérité et le combat contre le dragon peuvent s’avérer victorieux et l’amour permettre au réel de reprendre une forme tangible.
Cet optimisme n’empêche pas une autre angoisse de couver sous le hiératisme de personnages automates et la vision de villes partant en fumée : celle d’un cinéma japonais de plus en distant avec le réel. On se souvient de la passion des auteurs de la J-Horror à explorer le Tokyo de la fin des années 90, dévoilant les démons nichés dans cet univers bétonné et impersonnel. Kurosawa filmait un quotidien grisâtre et suffoquant, empoisonné par la présence des spectres ou sournoisement manipulé par des hypnotiseurs, mais absolument ancré dans la réalité contemporaine. Dans Real, il semble chercher, avec ses personnages, une image singulière qui briserait la torpeur de ce monde d’éther. Comment retrouver de l’hétérogène alors que le réel est remplacé par les CGI et que l’unique référent, auquel Real est parfois prêt de succomber, est l’image plate des dramas télévisés ? C’est justement en s’emparant des effets spéciaux numériques qu’il fait naître une figure absolument inédite dans son cinéma : un plésiosaure furieux surgissant des flots. La créature, fluide et luisante, pleine de nerfs et d’énergie, brise alors le coma où les images de Kiyoshi Kurosawa menaçaient de sombrer.
Entretien avec Kiyoshi Kurosawa
Comme Shokuzai, Real est une commande.
Après Shokuzai, TBS, une grande société de la télévision japonaise, m'a offert un budget confortable pour une adaptation littéraire. Il fallait que ce soit un film pour le grand public.
Comme à votre habitude, le titre est constitué d’un seul mot.
Le titre original du roman de Rokuro Inui est A perfect day for Plesiosaurus, qui parodie la nouvelle de Salinger A perfect day for Banana fish, mais les producteurs voulaient quelque chose de plus accessible. Je leur ai proposé Unreal qu’ils ont trouvé trop vague et ils ont finalement choisi Real.
Dans vos films précédents, il n’y avait jamais autant de plans truqués.
Oui, les CGI procurent une grande liberté, mais ils me font aussi ressentir les limites de mon imagination. J’ai très peu filmé Tokyo cette fois-ci puisque je pouvais la recréer en studio. D'habitude, on mettait des heures à trouver un décor intéressant et il y avait une grande joie à montrer un autre visage de la ville. Maintenant les possibilités sont tellement infinies que ça me rend très impatient. Malgré tout, je suis un réalisateur qui adore expérimenter de nouvelles techniques et le budget me le permettait. Par exemple, je tenais absolument à filmer la scène d'action avec le dinosaure en CGI. Comme elle n’existait pas dans le livre les producteurs étaient très réticents mais j’ai insisté jusqu’à ce qu’ils cèdent.
Lors de l’apparition d’un « fantôme » dans un ascenseur vous semblez zoomer dans une image déjà filmée.
En fait, ce petit garçon apparaît tout au long de Real. Je ne savais pas du tout au moment de l'écriture du scenario quelle place lui attribuer dans la perception du spectateur. Est-ce que je devais souligner sa présence ou la laisser discrète pour ne pas déconcentrer les spectateurs ? Lors du montage j’ai trouvé qu’il était trop évanescent. Donc en zoomant directement dans l’image, ça m’a permis de renforcer son existence puisqu’il est amené à prendre de l’importance par la suite.
L’essentiel de Real se déroule dans un univers mental.
Transposer le livre à l’écran impliquait de se poser certaines questions. Que signifie pénétrer dans la mémoire de quelqu’un ? Quelle apparence auraient ces fragments de conscience ? J’ai essayé de représenter différemment le monde réel et celui des souvenirs, tout en sachant qu’au cinéma toute chose filmée acquiert une forme de réalité. C’est pour ça que le titre Real est finalement bien approprié.
Vous nommez « zombies philosophiques », les créatures qui peuplent l’esprit de vos personnages.
C'était déjà présent dans le livre. Ces zombies sont complètement différents de ceux imaginés par George Romero, ce qui peut surprendre et même faire rire. En fait, je me suis inspiré de Solaris de Stanislas Lem et de ses créatures qui sont le fruit de nos souvenirs. Lorsque ces faux personnages réalisent qu'ils sont imaginaires, ils en conçoivent de la souffrance. J'ai demandé à l’actrice principale Ayase Haruka d'interpréter cette tristesse, ce qui demandait un jeu très subtil.
Le jeu des acteurs, atone, presque dévitalisé fait d’ailleurs beaucoup penser à Kaïro.
Dans l’œuvre originale, les deux héros n’étaient pas si jeunes mais le producteur voulait utiliser des acteurs à la mode. En acceptant l’offre de TBS, j’ai bien sûr pensé que ça allait ressembler à Kaïro. Je ne fais pas parler mes acteurs comme des jeunes actuels ou comme des adultes. J’aime qu’ils aient l’air un peu vagues et abstraits. Souvent, lorsque je filme un homme d’âge mur, comme Koji Yakusho, j’ai tendance à en faire un double de moi-même. Lorsqu’il s’agit d’un jeune homme, j’ai l’impression de créer un être très pur qui n’existe que dans la réalité du film. C’est pour cela que les jeunes de Kaïro et Real semblent manquer de personnalité.
Le personnage du médecin joué par Miki Nakatani (Loft) n’était-il pas davantage développé ?
Son rôle était en effet plus important. J’ai coupé une scène où un collègue lui reproche de pousser Koïchi à se souvenir de choses qui devraient rester cachées. Si elle continue, elle risque de détruire l’esprit du garçon. Elle lui répond qu’elle veut absolument connaître la vérité. Je l’ai coupée pour des raisons de durée mais aussi parce que ça donnait trop d’importance à son personnage, au détriment des deux héros.
Elle parle d’une voix très basse, presque hypnotique.
Oui, c’est parce qu’elle communique avec des personnages dans le coma. Dans ce traitement qui existe vraiment et s'appelle "coma work", le médecin parle à l’oreille de la personne inconsciente. Donc, dans le monde imaginaire de ces êtres plongés dans le coma, c’est normal qu’elle s’exprime de cette façon. Pour les spectateurs, qui ignorent au début le caractère factice de cette réalité, cela provoque une impression très étrange.
Au cours des dix années passées aux Cahiers du cinéma, j’ai écrit
sur la plupart des films de Kiyoshi Kurosawa et l’ai rencontré à de multiples
reprises. Ce fut une expérience unique d’effectuer ce travail au long cours avec l’un
des plus grands cinéastes en activité.
Shokuzai : Vivre dans la peur
Depuis 2008 et Tokyo Sonata, cruelle évocation de la crise économique, on était sans nouvelles de Kiyoshi Kurosawa. Après plusieurs projets inaboutis, dont un ambitieux film de SF, il revient avec ce thriller labyrinthique adaptée d’un roman de Kanae Minato et produit par WOWOW, version nippone de HBO. Shokuzai est ainsi à l’origine une mini-série, relatant la vengeance d’Asako, une mère dont la petite fille a été violée et assassinée. Pendant le drame, qui s’est déroulé dans le gymnase de l’école, ses quatre camarades ont été incapables d’intervenir. La mère leur fait jurer de l’aider à retrouver le meurtrier, sous peine de ne jamais connaître le bonheur.
En empruntant la forme feuilletonesque, Kurosawa revisite les premiers essais de la J-Horror (l’horreur japonaise) dont Shokuzai pourrait constituer l’anthologie. On nous raconte encore ces légendes urbaines et leurs faits divers sinistres : après avoir vu le visage de l’assassin, quatre fillettes ont été maudites ; la mère venait tous les jours attendre sa fille morte à la sortie de l’école… Reviennent des thèmes traditionnels comme la poupée possédée ou des lieux emblématiques comme les écoles hantées. Kurosawa use également des codes des kaidan (histoires surnaturelles) classiques. Dans une maison sombre et poussiéreuse, un coffre s’ouvre doucement derrière le meurtrier, révélant l’objet maléfique qui déclenchera la tragédie. Les néons grésillent alors comme les lanternes palpitaient pour annoncer les spectres dans les anciens films d’épouvante de Nobuo Nakagawa (Histoires de fantômes japonais). Pourtant, ni fantômes désignés comme tels dans Shokuzai (même l’habituelle femme en rouge manque à l’appel) ni recours explicite au surnaturel. Comme Jacques Tourneur, Kurosawa utilise avant tout les figures du genre pour décrire un monde dont la terreur serait l’état originel.
Chez Kurosawa, les morts, qu’ils veillent quelque part dans l’image où remontent du passé, intoxiquent le réel et lui donnent cette texture atone, silencieuse et presque immobile. Dans Shokuzai, ce policier qui a rendu visite au mari devrait déjà avoir quitté l’appartement, mais il est toujours là, figé dans le couloir, le regard un peu absent. Il suffit d’un rien, d’un léger engourdissement du temps et de l’action, pour que les lieux du quotidien, pourtant les moins disposés à l’effroi, deviennent spectraux. Devant ces appartements vides, recouverts d’un voile grisâtre, on sait que quelque chose ne va pas, sans qu’on puisse en déterminer la cause. Parfois, c’est parce qu’un regard inconnu a remplacé le nôtre. Lorsqu’Asako s’effondre en pleurs sur la table du salon, au bout d’un moment un panoramique dévoile son jeune fils qui la regarde. Nous ne l’avons vu ni entrer ni s’assoir. Depuis combien de temps l’observe-t-il ? S’il apparaît comme un fantôme c’est parce que sa mère, depuis longtemps, n’appartient plus au monde des vivants. Sa véritable famille est Emiri, l’enfant assassinée, et les quatre camarades qu’elle a élue pour la remplacer.
On ne peut pas toujours nommer la terreur que diffuse les films de Kurosawa car celle-ci ne résulte pas d’une monstruosité spectaculaire mais d’un manque : l’étouffement de toute vivacité avec comme horizon l’extinction de l’espèce humaine - que celle-ci soit surnaturelle (Kaïro) ou économique (Tokyo Sonata). Le monde entier semble habité par une présence hostile à l’homme. A quel moment l’univers de Shokuzai s’est-il déréglé ? Moins lors de la mort d’Emiri, que dans ce trou noir d’une heure où ses camarades, restées figées dans la cour de l’école, ne sont pas venues à son secours.
L’ellipse rappelle le caractère souvent introuvable de la faute chez Kurosawa. Dans Rétribution, les passager du ferry étaient coupables de ne pas être venus en aide à une malade agonisant dans un hôpital. Même si aucun d’entre eux ne pouvait deviner ce qui s’y passait, leur passage répété devant l’immeuble permettait à la hantise de se greffer sur leur destin. Les petites filles de Shokuzai ne sont bien sûr pas coupables mais elles ne peuvent échapper à ce que Kurosawa nomme les « mécaniques fatales » : lorsqu’au caractère hasardeux et sans dessin du monde se substitue un mouvement d’horlogerie qui entraîne vers la mort et la destruction. Les fillettes sont retenues prisonnières de cette après-midi d’épouvante : elles deviendront une poupée, un robot, une ourse, et, la dernière, une meurtrière. Pour chacune, Asako, bien que toujours vivante, réapparait comme un spectre, à l’apparence inchangée en quinze ans. Comme de coutume dans le film de fantôme japonais, elle est une figure de la déploration. Elle n’ourdit aucun plan diabolique contre les jeunes femmes : elle se contente d’apparaître et de leur rappeler son chagrin.
Dans toutes les histoires reviennent, de façon obsessionnelle, des figures de fillettes maltraitées, d’adultes tortionnaires et de maternité monstrueuse. Chacune a pris sa part du drame et l’a incorporé à son destin. Sae s’est repliée dans la passivité jusqu’à devenir une poupée sans désir, comme si toute possibilité d’acquérir un corps et une vie adultes était morte avec sa camarade. Maki, en revanche, a intériorisé la violence du meurtre, n’attendant que de la renvoyer sur un autre agresseur d’enfant. Mécanique, inhumaine comme un cyborg, elle massacre un maniaque à coup de bâton, en l’une des plus terrifiantes séquences jamais filmées par Kurosawa. Perversité absolue du récit, ce n’est pas seulement le trauma du meurtre que portent les jeunes femmes mais une histoire d’horreur bien plus ancienne dont elles deviennent les médiums. Au-delà de la mort d’Emiri, ce qui les hante est le couple maudit formé par Asako et l’assassin, et dont l’emprise ruine toutes leurs tentatives de bonheur conjugal. Ce couple ne nous est d’ailleurs pas inconnu puisqu’il s’agit de celui de Tokyo Sonata : Kyôko Koizumi et Teruyuki Kagawa, ici terrifiant, avec son visage bestial et sa démarche équivoque, vaguement chaloupée. A travers le temps, les distances et l’au-delà, c’est une famille infernale que composent la fillette morte, la mère vengeresse et l’assassin. Comme dans Cure, le meurtre n’épouse aucune dimension psychologique : il est une sorte de pulsion molle, une amibe qui parasite les êtres et les pousse à la folie. L’acte finit par n’appartenir à personne, à n’être plus que l’expression d’une haine primitive surgissant au cœur du foyer à la place de l’amour. Cette haine deviendrait alors la seule chose tangible au monde, à l’image du spectre de Kaïro dont la matérialité attestait de la disparition de l’être humain. Que reste-t-il du monde lorsqu’on est parvenu au terme de la vengeance ? Un quartier résidentiel désert, baigné dans la brume, et si l’on y erre, c’est dans la solitude.
Entreprendre une traversée du cinéma yakuza revient à surtout traverser la carrière de Ken Takakura. Aucun de ses rivaux/partenaires qu’il s’agisse du charmeur Koji Tsuruta, de l’énigmatique Ryo Ikebe, ou de l’incontrôlable Bunta Sugawara ne parviendront à lui ravir son titre de plus grande star du ninkyo-eiga. Son adoubement par Hollywood avec le Yakuza de Pollack est sans doute pour quelque chose dans cette mythification mais le culte était déjà bien présent au Japon avant 1974. Mishima le vénérait et le peintre pop’art Tadanori Yokoo voyait en lui une œuvre d’art, le représentait dans des posters et lui demandait de chanter sur ses disques.
D’ailleurs, les peintures de Yokoo sont à peine plus kitchs que les véritables affiches des films de Takakura, le montrant le torse nu couvert de tatouage, la posture féline, le sabre au poing et le regard noir. Avant Bruce Lee, Ken Takakura était l’acteur asiatique dont le dévoilement du corps était un évènement érotique mais aussi mortel.
Takakura n’aurait pu être remplacé par aucun de ses pairs dans le film de Pollack car il n'est pas un acteur du yakuza-eiga dans son ensemble mais exclusivement du Ninkyo-eiga, le film chevaleresque. Il s’éloigna du genre lorsque celui-ci, sur l’impulsion de Kenji Fukasaku se transforma en jitsuroku, le film documentaire, violent, parfois inspiré de la vie de vrais yakuzas. Même Koji Tsuruta y participa, se muant en chef de gang sanguinaire et Bunta Sugawara y prit d’une certain façon la suite de Takakura comme acteur emblématique. Si Takakura reste associé au Ninkyo c’est parce qu’il y incarne avant tout des valeurs : la fidélité au clan, la suprématie des intérêts collectifs, le sacrifice, la fraternité, la solidarité avec le peuple contre les industriels et les mauvais yakuzas. Il ne s’éloignera jamais de cette ligne. Impossible donc de le voir devenir un des chiens enragés de Fukasaku.
Dès ses débuts dans le genre, vers 1963, il est déjà une figure du passé, voire imaginaire. Les films se déroulent d’ailleurs le plus souvent entre 1900 et 1930. Avec lui le yakuza possède un statut flou et appartient souvent à un clan de travailleurs (poissonniers, mineurs, pompiers, acteurs) défendant son activité contre des rivaux mafieux. Si Takakura est au départ un jeune apprenti traversant le Japon pour parfaire son instruction, plutôt joyeux et charmeur, son jeu va peu à peu gagner en gravité au fur et à mesure où le genre va s’éloigner du peuple et ses revendications pour traiter exclusivement des questions d’honneur entre clans. Takakura exprime l’abnégation absolue : accroupi sur un tatami, en kimono dans la pose formelle seiza face à son chef ou son aniki, ses yeux sont toujours baissés et il répond dans un souffle.
Ses films sont un véritable manuel de politesse à l’usage des jeunes yakuzas si de tels codes ont encore lieu de nos jours. Ce qui caractérise Takakura est la timidité, la difficulté d’exprimer ses sentiments, avec ses frères de sang, son chef, mais dans ce cas on peut dire qu’ils se comprennent quand même – mais de façon plus douloureuse avec les femmes. D’où vient cette pudeur extrême ? D’un père absent, peut-être même yakuza lui-même, et d’une mère qui pour assurer sa survie est devenue prostituée et a été obligée de l’abandonner. Cette biographie classique, avec ses variations, trouve son origine dans le récit Ma Mère sous mes paupières maintes fois adapté. Le yakuza héroïque est un enfant pauvre parfois recueilli par son futur Oyabun, et qui jamais ne se montrera cruel avec les prostitués car il sait que c’est ainsi que sa mère s’est sacrifiée pour lui. La beauté fragile et blessée de Ken Takakura vient de ce passé commun aux grands personnages du Ninkyo.
La trame essentielle du Ninkyo-eiga conduit le personnage vers son sacrifice : l’attaque seul, ou en duo, d’un clan félon de plusieurs dizaines de yakuzas. C’est ainsi qu’il deviendra véritablement un « homme », souvent dans la mort dans les bras de son frère de sang. L’assaut final est précédé de ce que j’appelle la « marche vers le destin », un parcours souvent nocturne, accompagnée d’une chanson enka interprétée par l’acteur principal. Les plus belles « marches vers le destin » sont évidemment celles de Ken Takakura. C’est lui qui arrive le mieux à déplacer son sacrifice dans un champ purement symbolique et dont ses tatouages en font un emblème vivant.
Avec Takakura, le code d’honneur devenant un code de jeu d’acteur, et peut aussi bien s’exprimer hors du film de yakuza. En ce sens, il est proche de Gabin, y compris dans son parcours allant du jeune edoko (le titi de Tokyo) gouailleur, à l’acteur mûr, marqué et taiseux. Station de Yazuo Furahata, l’un de ses cinéastes de prédilection, date de 1980. Qu’il y interprète un policier n’entre pas en conflit avec ses rôles de yakuza – au fond jamais les gangsters japonais ne se disent ouvertement les ennemis de la police.
Station est un des plus beaux films de Takakura au seuil de sa vieillesse alors que sa beauté ne tient plus qu’à un fil, et que le visage est en train de perdre sa perfection. Le récit couvre 12 années de la vie de Mikami, un policier, et commence et s’achève dans deux gares sous la neige. Dans la première, en 1969, il dit adieu à sa femme et à son fils. Il ne peut assumer sa vie de famille et sa fonction de policier d’autant plus qu’il a été choisi comme instructeur de l’équipe de tir au pistolet pour les jeux olympiques de Rio. C’est certes un curieux motif de séparation. Dans la dernière, il quitte une autre femme dont il a dévasté la vie. Takakura passe par une série d’épisodes, de rencontres, où son activité de policier, toujours juste par rapport à la loi entraîne une part de malheur. Ainsi lorsqu’il abat des terroristes c’est le cri de colère de la mère de l’un d’entre eux, l’accusant de l’avoir assassiné, qui le hante. L’arrestation d’un serial-killer entraîne la séparation douloureuse avec la sœur/amante de celui-ci, une jeune file innocente. La correspondance que Mikami entretient avec lui jusqu’à son exécution reste énigmatique. Retournant dans la ville du tueur pour déposer des fleurs sur sa tombe, il rencontre Kiriko, une patronne de bar solitaire et entretient avec elle une courte liaison.
Les trois rencontres avec Kiriko sont accompagnées par le classique Funa Uta (Boat Song) d’Aki Yashiro, la grande chanteuse enka, passant directement à la télévision. Kiriko chante elle-aussi les paroles, puis elle raconte pourquoi les hôtesses de bar se suicident au début de l’année. Pas à cause de la solitude mais parce que leurs mecs, ces playboys idiots et sans cœur, reviennent à la maison les tourmenter. Parfois, lors d’une reprise de la chanson, la caméra sort du bar et Furahata filme la neige, les tombes, la tempête et les vagues qui se brisent sur les rochers.
Chieko Baishô interprète cette femme, belle mais usée, encore pleine de vie et de désir dans cet hiver sans fin, accroché à un vieil amour tragique et qui entrevoit l’espoir d’un nouveau. Et qui perdra les deux. La dernière rencontre avec Takakura alors que rien ne peut plus être raccommodé entre eux est poignante. La timidité de Takakura, lisant, bouleversé, des horaires de train, n’a jamais été si douloureuse. Ce que Yasuo Furuhata met en scène pendant la partie centrale de Station est en fait l’équivalent cinématographique de la enka. Une mama-san, un mauvais garçon, un homme au cœur pur mais marqué par le destin, un paysage de neige, un port. Tout un univers proche de la chanson réaliste française qui fait aussi ressembler le film de yakuza au réalisme poétique des années 30.
Le Chant du Marin
Je préfère le saké tiède
Je préfère les calmars grillés
Je préfère les femmes silencieuses
Je préfère les lumières tamisées
Quand je bois, je bois doucement
Seuls les souvenirs remontent
Si les larmes me montent aux yeux
Je chante un chant de marin
Laissez les mouettes me vider de mon sang
Je resterai au lit avec ma nana
Jusqu'à tard dans la matinée
Qu’importe que le magasin ne soit pas décoré
Je préfère voir le port depuis la fenêtre.
Il n’y a pas besoin de chanson populaire
Tant pis si la corne de brume souffle de temps en temps.