Du 14 mars au 19 avril 2012, une
rétrospective Kiyoshi Kurosawa s’est tenue à la Cinéma française. Entre les
projections, la master-class et les conférences, j’avais pris ces notes que je rassemble
ici.
1. « Quelque chose qui ne va
pas »
Leçon de
cinéma de Kiyoshi Kurosawa (extraits) Cinémathèque française le 15 mars 2012
Jean-François
Rauger : Ce qui est remarquable, dans cet extrait de Door 3, c’est ce plan où
l’agent d’assurance est assise. Il y a une demi-silhouette de femme derrière
une colonne, dans le côté droit du plan. Ce fantôme on peut le voir mais on
peut aussi ne pas le voir. On devine que quelque chose ne va pas. C’est un peu
ce qui se passe dans les films de Kiyoshi Kurosawa : il y a quelque chose qui
ne va pas et on ne sait pas forcément quoi. Là c’est le bourdonnement de la
bande-son et la silhouette fantomatique qui sont inquiétants. La figure de
l’immobilité chez lui est inquiétante, on n’est ni dans le mouvement ni dans
l’excès ; c’est l’immobilité qui est inquiétante.
Kiyoshi
Kurosawa : Oui, le personnage est donc derrière cette colonne. C’est un film à
très petit budget qui se rapproche du V-Cinema et qui était destiné à être vu
sur un écran de télévision à la maison. En le voyant projeté en si grand, je me
rends compte que le fantôme derrière la colonne est très visible. Si j’avais su
que ça passerait un jour sur grand écran je l’aurai positionné différemment. Je
ne m’en souviens pas de la raison pour laquelle j’ai mis un fantôme dans cette
scène. Du point de vue de la narration, il me semble que ça n’avait aucune
importance. Mais j’avais envie, et ça c’est une certitude, que le spectateur
soit perturbé par cette présence. Je voulais semer le trouble dans l’esprit du
spectateur. La scène en elle-même n’est pas effrayante, mais la présence permet
de maintenir l’angoisse du spectateur.
Pour ce qui
est du positionnement du fantôme, normalement ça ne devrait pas être aussi
apparent mais j’ai fait attention au relief. Je voulais qu’il ait l’air d’être
en 2D plutôt qu’en 3D. Il pourrait n’être qu’une ombre ou qu’une trace comme
dans Kairo où il est cette tâche contre un mur. Un film est projeté en 2D, il
n’y a pas de profondeur mais ce qui est décrit dans l’image est en 3D (je ne
parle pas de la technique du cinéma en relief). L’idée est que cette platitude,
ce manque de relief du fantôme peut apparaître différemment selon l’angle de la
caméra. Du coup, on peut filmer de face et avoir l’impression que c’est très
plat. Alors, il suffit de déplacer un petit peu la caméra pour apporter de la
profondeur a ce qui semblait en 2D. Du coup, les choses reprennent corps. L’idée
est de brouiller la perception que peut avoir le spectateur du relief ou du
plat. Le fait que la caméra se déplace permet de voir que c’était bien quelque
chose en 3D et non une ombre ou une tache. Dans les 3 extraits (Door 3, Kairo
et Loft), les 3 fantômes sont interprétés par de véritables acteurs mais dans
certains films, j’ai brouillé les pistes en collant des photos des acteurs.
Cela donne une véritable impression de platitude. Le rendu et très étrange et
l’on se demande si ce que l’on voit n’est pas factice. Cela participe du jeu
entre le vrai et le faux au cinéma. Ce problème de la profondeur et du relief
permet de perturber la perception que l’on a du monde et de ce qui se passe à
l’intérieur de l’image.
JFR : Dans
vos films, on pense souvent que quelqu’un regarde mais la caméra est tellement
fixe, le cadre est tellement tiré au cordeau qu’on a l’impression que
l’observateur n’est pas humain; d’où l’inquiétude que l’on ressent.
C’est-à-dire que le spectateur lui-même est peut-être un fantôme.
KK: Oui, le
fait que la caméra soit immobile nous fait très vite comprendre que celui qui
regarde n’appartient pas au monde qui est dans l’image. Du coup, c’est
peut-être un fantôme, c’est peut-être le spectateur, on ne sait pas vraiment.
Les personnages qui sont à l’intérieur de l’image ne se rendent pas compte
qu’on les observe. Alors que nous on sait qu’ils sont observés. Je suis allé
voir l’expo de la Cinémathèque et il y a les tous premiers films de Louis
Lumière qui sont présentés. Dans La Sortie de l’usine Lumière, les travailleurs
ne savent pas qu’ils sont filmés et pourtant nous les regardons. Je crois que
dans les tous premiers films qui ont marqué l’histoire du cinéma, il y avait
aussi ce regard-là.
JFR : Il y a
dans vos films un goût pour la catastrophe. On a souvent l’impression que les
récits vont vers la fin du monde. Kairo et Charisma se terminent littéralement
par la fin du monde. Pourquoi cette hantise de la catastrophe ?
KK : La
première raison c’est que la plupart des films où le thème est abordé ont été
tournés à la fin du XXe siècle. A l’époque l’apocalypse et tout ce qui entoure
cette mythologie était dans l’air du temps. L’idée était peut-être de mettre un
terme à la culture du XXe siècle à l’intérieur de la fiction. Mais il y a une
autre raison. Je veux amener mes personnages à la lisière de la mort, les
pousser au bout de leurs limites. A l’extrême de cette réflexion, j’en arrivé à
l’idée de mettre un terme au monde. Mais mes personnages, même arrivé à ce point-là,
poussés dans leurs derniers retranchements, trouvent encore le courage,
l’énergie et la force de vie qui leur permettent de se relever malgré tout.
2. Rétribution (Sakebi, 2006)
« La voix
dans ses rêves est la voix de la vérité. » dit le psychiatre de Rétribution, à
propos d’un agent de la circulation qui toutes les nuits rêve de la victime
d’un accident. On peut traduire cela par une autre sentence : les fantômes sont
l’expression de la vérité.
Le fantôme
est la vérité de notre âme et de nos actes, que l’on se refuse à regarder en
face. Il est là, toujours tapi dans les recoins obscurs de notre conscience.
Et il nous
observe.
Et son œil
jamais ne cille.
3. La femme
en rouge
Riona Hazuki
a joué dans quelques films (dont Parasite
Eve de Masayuki Ochiai), dramas et téléfilms. Elle a posé également pour
des photos de mode et des clichés gentiment érotiques. Mais pour nous, elle est
d’abord la femme en rouge de Rétribution,
ce fantôme tiré à quatre épingles, impeccablement maquillé et coiffé. Riona
Hazuki est donc une actrice « sans qualité », un visage que l’on connait sans
le reconnaître, une beauté un peu fixe et glacée. Elle s’inscrit dans la
continuité de la femme en noir qui se désarticule dans le sous-sol de Kairo,
elle-aussi au visage impassible et aux yeux fascinants.
Les femmes
fantômes de Kiyoshi Kurosawa ne sont pas des actrices mais des modèles,
uniformes et réguliers, au sens que leur donnait Robert Bresson : « Il ne faut
jouer ni un autre, ni soi-même. Il ne faut jouer personne. »
4. Téléfilms.
Les quatre
téléfilms de Kiyoshi Kurosawa présentés dans le programme 1 sont indispensables, sans pour autant compter parmi le meilleur du maître.
1. Le
premier est un épisode de la série 15 ans
l’âge des passions (1992), une romance entre collégiens. L’intérêt principal
est la professeur d’anglais qui donne des cours particuliers au jeune héros.
Entre eux plane une diffuse mais bien présence attraction sexuelle, renforcée
par le tailleur rouge du professeur. Fantôme ou séductrice la femme trouble et
troublante chez Kurosawa est donc toujours vêtue de rouge.
2. Le même
décor de collège et une partie du casting se retrouve dans Hanako-san (1994), un épisode de la série Gakko no kaidan (les fantômes de l’école). Hanako, à l’inverse de
la légende urbaine la concernant, n’est pas ici une petite fille hantant les
toilettes des filles. C’est un spectre adulte qui rôde plutôt dans les
toilettes des garçons. Elle conserve cependant le vêtement rouge de son modèle.
Est-ce une version spectrale de la professeur prête à séduire et dévorer son
élève ? Si Hanako-chan, dans sa version originale (une fillette à la robe rouge
sang apparaissant dans les toilettes des filles et les faisant tomber en
syncope), peut se lire comme l’allégorie de la puberté féminine, ici le fantôme
peine à représenter quoi que ce soit. Dans la figuration d’un collège hanté,
Kurosawa fera beaucoup mieux avec Conte mystérieux d’une fermeture d’école,
autre épisode des Gakko no kaidan présenté dans le programme 2.
Ajout 2016. Voici ce que j’en écrivais dans mon livre Fantômes
du cinéma japonais :
Le décor est
un collège, fermé pendant les vacances mais dans lequel les adolescents
viennent effectuer de menus travaux, ce qui est une pratique courante au Japon.
Kurosawa vide le film de toute tension dramatique ou suspense. Malgré les
événements énigmatiques qui s’y déroulent, il ne s’agit que d’une journée comme
les autres dans une école hantée. Le petit garçon qui erre dans les couloirs,
pendant ces vacances qui n’en sont pas tout à fait, n’épouse aucun emploi du
temps particuliers. Au fil de ses déambulations, il découvre un garçonnet
hantant la piscine sur le toit de l’établissement et une femme voûtée qui
terrorise un appariteur sadique. Cet état somnambulique, qui lui permet de voir
les spectres, le prépare en devenir un lui-même. Le film s’ouvre sur une
apparition inattendue et absurde : un bloc de glace dévale les escaliers sous
les yeux de l’écolier. Cet événement étrange trouve un sens à la fin du film :
alors que l’on s’attend à voir apparaître le jeune héros en haut d’un escalier,
c’est un nouveau bloc de glace qui s’écrase aux pieds d’une adolescente. Ce
bloc de glace emprisonne-t-il l’âme de l’enfant ? Est-il la représentation du
froid mortel qui définirait le spectre à l’inverse de la chaleur des vivants ?
Toujours est-il qu’il possède un statut
maléfique : le voir signifie que l’on va soi-même devenir fantôme. Sans
doute est-ce le destin qui attend la fillette.
3. "Qui
est cette fille ?" (1994), l’autre téléfilm de fantôme davantage réussi.
Il s’agit de la classique histoire de la nouvelle élève, n’arrivant pas à
s’intégrer dans sa classe, hantée par une collégienne fantôme. Kurosawa est
cette fois bien plus à l’aise avec l’architecture du collège. On note un beau plan,
inquiétant, du haut d’un escalier où elle entraperçoit d’autres élèves en train
de fumer. Par le cadrage, qui coupe les têtes, et ne laisse voir que les mains,
Kurosawa introduit un sentiment de menace (expression de la paranoïa de
l’héroïne), alors qu’il ne s’agit en définitive que de sympathiques
garnements.
4. Le
téléfilm le plus réussi est "Un écolier sans code d’honneur" (1993),
de la série Watanabe, étrange mélange entre My favourite Martian et une
chronique familiale à la Ozu. Ici ce n’est sans doute pas Watanabe,
l’extraterrestre (d’ailleurs très discret malgré son accoutrement) qui
intéresse Kurosawa. L’épisode se concentre sur les tentatives d’un père de
famille, employé de bureau effacé, pour reconquérir l’affection de son fils, un
collégien stressé par ses examens (et surtout sa mère). La soumission du père à
son entreprise, le conflit avec son fils qui le méprise, rappelle Ozu mais
anticipe surtout Tokyo Sonata.
5. Notes sur 3 films
Cure
Mamiya,
l’hypnotiseur amnésique de Cure est surtout diabolique par son mélange de
mollesse et d’opiniâtreté. On connait très bien ce genre d’individu qui pose
une foule de questions sans jamais écouter les réponses. Mamiya assoit son
pouvoir sur les bases du caractère japonais : la politesse, la serviabilité et
la gentillesse. Personne ne renvoie le jeune égaré, tous tentent de lui venir
en aide en prenant sur son propre temps, sa propre vie. Et finalement, dans la
néantisation qu’il impose à son interlocuteur, Mamiya peut s’insinuer dans son
esprit et y planter le germe du meurtre. Cette politesse, qui est à la base du
«vivre ensemble» japonais trouve son négatif dans le «désir de la mort des
proches», pour reprendre le concept primordial travaillé par Jean-François
Rauger et Diane Arnaud au cours de leurs interventions (on ne pourra plus
désormais en faire l’économie lorsqu’on abordera l’œuvre de Kurosawa). Je
pensais alors à Meet me in St-Louis (1944) de Minnelli. Le plaisir de la petite
communauté, de la famille et des relations de voisinage, trouve son négatif
dans la crise de nerfs de la petite Tootie représentant sa famille sous la
forme de bonshommes de neige et les détruisant avec fureur.
Rétribution
De quoi les
passagers du Ferry sont-ils coupables ? D’être passés devant un sanatorium en
ruine où était torturée une jeune femme (le spectre qui désormais les hante) ?
Mais en fait, aucun des passagers ne pouvaient réellement voir ni savoir ce qui
se passait dans le bâtiment noir. «La cause s’est perdu et il ne reste que les
effets», disait Diane Arnaud pendant sa conférence. C’est ce qui se passe ici,
il me semble. La cause de la hantise est donc doublement lointaine : dans le
temps (on ne sait pas réellement quand la jeune femme est morte) et dans
l’espace (l’éloignement du sanatorium empêche les personnages d’être réellement
témoins). Le double du bâtiment est la chambre de l’inspecteur, dont la porte
est ouverte mais où il ne pénètre jamais pour ne pas être confronté au cadavre
de sa fiancée. Pour l’inspecteur, c’est une femme qui a été torturée et
abandonnée dans le sanatorium, mais qu’en est-il des autres passagers du Ferry,
cette communauté négative dont on ne voit que des silhouettes noires ? Quelle est
leur hantise ? De quels crimes peuplent-ils l’immeuble en ruine ?
Doppelganger
Situation
inédite d’un spectre - mais un «fantôme de vivant», donc concret, matériel -
assassinant un autre spectre, celui du frère de la jeune femme.
Un monde désert
Devant les
films de Kiyoshi Kurosawa, on voit un pays désertifié, même lorsque (comme dans
Cure et Doppelganger) l’Apocalypse n’a pas (encore) eu lieu. On retrouve cette
dimension dans ces téléfilms, même dans une version nippone de Premiers baisers
(15 ans, l’âge des passions). Cela m’a rappelé les feuilletons japonais de mon
enfance, les X-or et Spectreman se déroulant dans un univers de carrières et de
friches industrielles très éloignées du Tokyo surpeuplé que l’on imagine.
Posant la question à Noboru Iguchi cet hiver à Tokyo, à propos de son remake de
la série Karate-Robo Zaborgar, il me donna la plus simple des explications. Ces
séries, par manque d’argent, étaient le plus souvent tournées à proximité des
studios. Ceux-ci vus les prix élevés des bâtiments à Tokyo étaient situées en
banlieue dans des endroits paisibles et pas trop peuplés. De ces contraintes
économiques (ce qui est une des règles fondamentales de la série B) est née
cette étrange atmosphère de fin du monde, où l’humanité est presque introuvable.
6. Koji Yakusho par Diane Arnaud
«Il campe la
plupart du temps des inspecteurs au bout du rouleau, mal coiffés et bouffis,
l’air à la fois sonné et inquiet, l’allure défaite et élégante, qui se situent
quelque part entre Blade Runner et Columbo. Ils sont placés en marge du système
de manière à être mieux frappés par des frayeurs aussi inavouables
qu’obsédantes. Ses personnages semblent survivre en fait à l’oubli d’avoir tué
leurs femmes ou au déni de vouloir la tuer.
Les crimes
en série cachent un meurtre originaire lié à une peur archaïque : la menace
ancestrale pour l’homme effrayé que la femme effroyable lui fasse vivre un
enfer au quotidien.»
Conférence
de Diane Aranud : "Kiyoshi Kurosawa, un cinéma de la survie et de
l'oubli". Lundi 19 mars 2012
7. période rose
* Kandagawa
Wars (1983), c’est un peu "Céline et Julie s’envoient en l’air".
Akiko et Masami, jeunes filles perdues dans les grands ensembles de la banlieue
de Tokyo, cherchent l’aventure. Epiant leurs voisins à la longue vue, elles
surprennent un inceste entre une mère et son fils.
* Il reste
une influence de Wakamatsu et des Secrets derrière les murs mais sur un mode
plus burlesque que cauchemardesque.
*
D’ailleurs, tous les personnages masculins, maigres à lunettes, ressemblent au
lycéen fou de Va, Va deux fois vierge.
* La mère et
le fils sont de curieux cinéphiles qui tapissent de titres de films les murs de
leur appartement.
* Akiko, du
début à la fin du film, est vêtue d’une robe rouge, forcément rouge.
* Parfois,
les personnages gardent leur culotte pendant les scènes d’amour. L’érotisme
pink n’intéresse pas beaucoup Kiyoshi Kurosawa alors que ses femmes fantômes
peuvent être très attirantes.
* Volonté de
Kurosawa de démystifier le cinéma érotique ? On aperçoit clairement à la fin du
film les adhésifs que les acteurs fixent sur leurs parties génitales pour
éviter tout frottement inopiné.
* Le flou
final sur le pubis d’Akiko dissimule ainsi ce que l’on ne verrait de toute
façon pas. Il ne dissimule pas le réel mais l’artifice.
* Si Kiyoshi
Kurosawa prend à la légère les scènes érotiques, il traite en revanche avec
sérieux la figure de la mère incestueuse qui terrorise son fils et le considère
comme sa propriété sexuelle. L’origine mauvaise, cannibale, dévore le futur de
ses enfants.