Le vendredi 6 février, je présente
aux 16e journées cinématographiques Dionysiennes, L’empereur Tomato Ketchup (1971) de
Shuji Terayama. Voici le texte que j’ai écrit l’an dernier pour le catalogue du
Festival des cinéma différents de Paris.
Sorti en 1972, L’Empereur Tomato Ketchup existe sous deux formes : un court
métrage, et une version de 71 minutes. Même au sein d’une filmographie comptant
plusieurs fleurons de l’avant-garde tels que
Jetons les livres et sortons dans la rue, L’Empereur Tomato Ketchup est une
œuvre à part, relevant d’un burlesque enragé et méchant auquel Terayama ne
reviendra pas. C’est aussi la seule incursion du cinéaste dans la satire
politique pure avant de s’épanouir dans des labyrinthes symbolistes composés
d’ombres, d’horloges et d’allumettes enflammées. Si la suite de sa filmographie
semble explorer un temps et un espace lui étant propre, le contexte est ici
primordial. Bien qu’on rattache Terayama à la Nouvelle vague japonaise des
sixties (il écrivit le scénario de Premier
amour version infernale de Susumu Hani), L’Empereur Tomato Ketchup se situe à son extrémité et débouche sur
autre chose : un underground « garage », plus violent et sale
que les œuvres d’Oshima ou Imamura, et pouvant rappeler, à cause de son 16mm
cramé, Flaming Creatures de Jack
Smith. Les années 60 se sont achevées avec le suicide de Mishima et peu après
la sortie de L’Empereur Tomato Ketchup, les
membres de l’armée rouge unifiée se livrèrent à d’absurdes purges staliniennes.
Quelque chose de cette de cette vision ubuesque du pouvoir passe dans le film.
Ces enfants, qui jouent à la guerre, à la politique et au sexe nous détestent,
nous les adultes. Ils envoient leurs parents dans des camps et se sentent plus
proches des chats, qu’ils qualifient de « seul animal domestique politique
existant » que de l’espèce humaine. Même si l’usage que font les
enfants de leurs esclaves adultes fait encore frémir, il ne faut pas voir ces
petites créatures fardée et déguisées comme des enfants réels. Ils sont d’abord
des démons qui adoptent une apparence scandaleuse pour interpréter une pièce
sur la domination politique et sexuelle. Mais cet Empereur, tyran haut comme
trois pomme, qui est-il au juste ? Est-ce l’occupant américain, grand
enfant à la culture régressive et meurtrière ? Est-ce une caricature de la
jeunesse militante, qu’elle soit gauchiste ou fascisante, s’enfermant dans des
systèmes absurdes et autodestructeurs ? La violence et l’idiotie de l’Empereur et
de ses militaires en font naturellement des figures du chaos, hostiles à toute
forme de morale. Leur rejet de
l’autorité et des règles sociales des adultes dessinent une humanité
littéralement préhistorique, qu’on voit s’affronter dans des immeubles en
ruines. Terayama effectue un retour à l’esprit transgressif des peintres d’Edo,
peuplant leurs estampes de petite créatures obscènes et ricanantes. Cette
démonologie est typique de Terayama et de la région de son enfance : les
paysages désolés du nord du Japon, haut-lieu de la paysannerie mystique, des chamanes
et de la danse butô sous son occurrence la plus dark et hirsute. Avec ce
film unique, on mesure combien Terayama
et troupe d’acteurs furent eux-mêmes les
démons du cinéma japonais.
Le site des journées cinématographiques Dionysiennesici
La redécouverte du cinéma de Koji Wakamatsu fut l’un
des évènements majeurs de la cinéphilie des années 2000. De ces chefs-d’œuvre, inédits
depuis plus de 30 ans, surgissaient des images d’une pureté bouleversante, encore
brûlantes de la révolte qui les avait vu naître : une femme nue crucifiée
devant le mont Fuji et un homme en pleurs à ses pieds ; une vierge éclatant
de rire sous le soleil ; des amants révolutionnaires dont l’orgasme
embrasait Tokyo. Koji Wakamatsu donnait une voix aux étudiants japonais des
Sixties, mais plus encore à tous les proscrits et les discriminés : les
sans-abris, les combattants palestiniens, les adolescents assassins, rendus fous
par un système aliénant, et les femmes qu’il désignait de façon définitive comme
les prolétaires d’une classe masculine féodale. Sur le corps de ces femmes
s’acharnaient des hommes rendus impuissants depuis l’enfance par une société malade.
Même dans les copies sans sous-titres des Anges
violés et La Vierge violente,
nous comprenions tout: l’amour fou et la révolution, la haine du pouvoir et
l’apologie du plaisir et surtout le romantisme d’une jeunesse prête à tout
sacrifier pour son idéal.
Pour Koji Wakamatsu la couleur des années 60
japonaises, fut le rouge : celui des drapeaux, des idéogrammes sur les
casques des étudiants et des visages tuméfiés après les manifestations. Lorsque
le noir et blanc laissait place à la couleur, selon l’économie propre au cinéma
« pink » dévoilant la chair
« rose » des actrices, c’était encore le rouge qui dominait, en drippings sanglants, comme un spasme de
jouissance de l’image elle-même. Quand l’embryon
part braconner, La Vierge violente,
Les Anges violés, Va vierge pour la seconde fois, L’Extase des anges… à travers cette
longue suite de titres poétiques, aux répétitions lancinantes, Wakamatsu fit
des luttes politiques et sexuelles de la jeunesse une épopée lyrique et
violente.
Le bleu fut son autre couleur fétiche, celle de
paysages plus intimes et d’inaccessibles paradis perdus. Une plage monochrome
est le décor mélancolique des souvenirs d’enfance de la jeune fille de Va vierge pour la seconde fois. L’assassin
des Anges violés, ne trouve un moment
de calme et d’abandon qu’en rejoignant en rêve ce bleu des origines, la tête
posé contre le ventre de la dernière survivante. Empruntant souvent à
l’imagerie chrétienne (« J’ai sans doute un complexe de la
Sainte-Vierge », plaisantait-il), les symboles des films de Wakamatsu
avaient une force d’évocation immédiate, dépassant leur origine culturelle.
Pour le fils de paysan monté à Tokyo, l’ancien Yakuza
s’étant forgé en prison une conscience politique, le militant partant filmer au
Liban les membres exilés de l’Armée Rouge Japonaise, le cinéma était un art à
la fois raffiné et barbare, proche du free jazz qui accompagne certains de ses
chefs-d’œuvre comme L’Extase des anges.
Entre les années 60 et le début des années 70, Wakamatsu, bien mieux que ses
pairs de la Nouvelle vague japonaise, parfois trop théoriciens, sut capter
l’esprit tumultueux de l’époque. Ses films donnent la sensation d’avoir été
tournés à l’intérieur même des événements, dans le chaos des insurrections ou la
fièvre des réunions politiques clandestines. Son cinéma s’écrivait alors au
présent absolu : quelques jours après avoir manifesté, les étudiants pouvaient
en voir les images dans Sex Jack ou Réflexions sur la mort passionnelle d’un fou.
Ses acteurs étaient les marginaux qui trainaient alors à Shinjuku, les membres
de troupes de théâtre expérimental ou les filles croisées dans les bars de
Golden Gai.
Wakamatsu et Oshima
La résurgence, presque spontanée, du cinéma de
Wakamatsu était l’annonce d’un évènement encore plus considérable : son
retour sur la scène internationale à 70 ans passés. Comme une transition entre les
deux époques de son cinéma, Landscape of
a 17 Year Old (toujours inédit en France), reprenait la figure clé de ses
films des années 60 : un lycéen assassin, ici matricide. Fuyant à vélo vers
le nord de l’île, le fugitif croisait les fantômes de l’Histoire : un vétéran
traumatisé et une vieille dame coréenne, ancienne « femme de réconfort »,
prostituée de force pour l’armée japonaise. Ce regard d’un adolescent sur le
passé maudit du pays fut le point de départ d’une trilogie historique consacré
à l’Armée Rouge Japonaise (United Red
Army), aux mutilés de la seconde guerre mondiale (Le Soldat-Dieu) et aux derniers jours de Yukio Mishima (Le jour où il choisit son destin). Le
destinataire de ces films était la jeunesse dont les générations précédentes,
soucieuses de tirer un trait sur le passé, cultivaient l’amnésie.
Jamais, au cours de ces dernières années, Wakamatsu ne
se lassa d’aller à la rencontre de cinéphiles ou d’étudiants pour leur raconter
à nouveau l’histoire de cette génération poursuivant un idéal ; quitte à
s’y brûler, comme les membres de l’armée rouge se massacrant au nom de la
pureté révolutionnaire ou de Mishima et ses compagnons allant vers la mort en
chantant, les yeux éblouis par leur destin romantique. Cette jeunesse qui
peuplait encore la salle de sa dernière apparition au Festival de Busan,
demeure le légataire éternel du cinéma de Wakamatsu. Il y aura toujours quelque
part dans le monde un garçon ou une fille qui, découvrant L'Extase des anges ou Va
vierge pour la seconde fois, s’écriera : « Ce film m’était destiné ! Qui
est ce cinéaste qui a si bien compris mes désirs et mes révoltes ? »
Texte paru le 28 janvier 2013 dans le magazine Bungei Bessatsu aux éditions Kawade Shobo.
Alors que le
festival d’Angoulême (28-31 janvier) s’apprête à fêter l’immense Katsuhiro Otomo, retour sur l’exposition
qui s’était tenue à Tokyo du 9 avril au 30 mai 2012 à la galerie 3331 Arts
Chiyoda. L’exposition était particulièrement émouvante et utile puisqu’il s’agissait
de récolter des fonds pour les victimes du séisme du 11 mars 2011, Otomo étant
originaire de Miyagi, l’une des régions les plus touchées par la catastrophe.
A noter que
l’exposition qui se tiendra à Angoulême permettra également de se faire
photographier en blouson rouge sur la moto de Kaneda.
Le 10 juillet 2015, je présentais un cours de cinéma au Forum des images sur le thème de l’adolescente japonaise. Sujet qui ne fait pas que traverser la littérature, les mangas et le cinéma mais qui, en chair, en os et minijupe sillonne surtout les rues de Tokyo. J’en profitais pour attaquer quelques idées reçues : l’uniforme n’était pas un signe de soumission mais bien au contraire d’émancipation lorsqu’au début du XXeme siècle les jeunes filles quittaient leurs kimonos pour aller à l’école ou faire du sport. C’était au contraire une façon de libérer l’esprit et le corps du féodalisme. Qu’il soit devenu un objet de fantasme, c’est une toute autre histoire.
Durant mes recherches, je découvrais une auteur de romans pour jeunes fille (ou
« class S » ou encore « yuri »), sorte de version Japonaise
de Colette : Nobuko Yoshiya, dont
les œuvres sont centrées sur des « jeunes filles en uniformes »,
dévorées par des passions homosexuelles. Autre plaisir, et pas des moindres,
projeter sur l’écran de la salle 500 du forum le clip Aitakatta des AKB48. Pourtant ces idoles de 15 ans qui
envahissent le cinéma et la chanson ne sont pas que des poupées kawai en
costume marin. Impératrices des signes, les adolescentes sont d’abord animées
par la passion de la métamorphose, des jeux de rôle, et de l’hybridation.
Romantique, androïde, guerrière ou transgenre, l’adolescente devient, chez des
cinéastes tels queShinji Somaï (Sailor Suit
& Machine Gun), Nobuhiko Obayashi (House) ou encore Sono Sion (Love
exposure), une créature expérimentale et panique.
Qui est donc alors l’adolescente
japonaise : une figure de l’émancipation, de la consommation ou du chaos ?
Schoolgirl
Complex (2010) est une très
belle série de livres de photos signées Aoyama Yuki, qui envisagent l’écolière
comme une créature quasi fantastique, une espèce à part. Il n’y a jamais de
visage mais des fragments de corps et de vêtements. Ces corps tirent partie des
pouvoirs de l’uniforme (états oniriques qui leur permet de se dégager de
l’apesanteur) mais semblent également lutter contre la loi que leur imposent
ces quelques pièces de tissus. Postures extraordinaires, torsions de corps qui
amènent au-delà de la forme humaine, contamination par les fétiches (un visage
dévoré par les rubans), l’univers deSchoolgirl
Complexest forcément trouble
et Aoyama Yuki multiplie les images floues derrière des vitres ou des voiles.
Ces écolières sans visages montrent la formation des désirs, embryonnaires, qui
tentent de se dégager de leur chrysalide ou en tout cas d'un carcan social.
La
rumeur s'est alors répandue qu'il y aurait dans la Zone un endroit où tous vos
vœux se réalisent. Andreï Tarkovski, Stalker (1979)
Le 11 mars 2011, le tremblement de terre
puis le tsunami qui frappèrent le nord du Japon provoquèrent d’abord un
affolement du visible. Qu’il s’agisse des images, presque en temps réel, de la
vague s’abattant sur les côtes ou des villes instantanément réduites en
miettes, elles relevaient d’une terreur dépassant la raison. Impossible ces
maisons brisées comme des allumettes, ces avions échoués sur les parkings, ces
voitures flottant dans la mer, ce chalutier projeté au cœur de la ville.
Certaines informations allaient mêmes au-delà de la représentation : quinze
milles habitants d’un village portés disparus ; on pouvait se répéter ces mots
et tenter de leur trouver un sens, mais on n’y parvenait pas.
Telles les « répliques » qui secouaient
encore Tokyo des semaines après le séisme, la catastrophe continuait de
produire des événements insensés et des images de terreur.
Le 24 mars 2012, les Américains
coulaient un chalutier japonais fantôme qui dérivait sans personne à bord
depuis plus d’un an. On n’était pas non plus étonné d’apprendre que les
survivants étaient frappés d’états oniroïdes, d’hallucinations. Ils voyaient apparaitre
des fantômes dans les villages détruits. Ils voyaient cent spectres courir sur
l’eau pour échapper à la vague. La seconde catastrophe, l’accident de la
centrale de Fukushima, releva au contraire de l’invisible. Le réel restait le
même – en apparence – mais secrètement infecté. Le 25 mars, pour circonscrire
la radioactivé, on dessina autour de la centrale un périmètre de trente
kilomètres dont la population fut évacuée. Cette frontière était bien sûr
arbitraire puisque la radioactivité s’étendait bien au-delà. Elle créa même une
inégalité cruelle parmi les survivants. Les habitants vivant au-delà des trente
kilomètres n’étaient pas moins touchés, et leur production agricole tout autant
sinistré ; rien ne fut fait pour les reloger ou les indemniser. Ainsi, la zone
interdite, qui s’étend sur vingt kilomètres, et où nul civil ne peut circuler,
servit d’abord d’écran aux approximations (pour ne pas dire aux mensonges) de
TEPCO et à son incapacité à gérer la crise. Devant la menace de fusion du
réacteur n°4, la zone devînt peu à peu un territoire opaque, gouverné par les
intérêts nucléaires mondiaux, bien plus que par TEPCO ou par le Japon.
Si les médias, en grand partie par leur
silence, devinrent le canal du mensonge, des vidéos firent leur apparition sur
des réseaux tels que Youtube. Ces artefacts audiovisuels, ne relevant ni de la
fiction ni du documentaire, et s’inscrivant dans la geste situationniste,
pourraient être définis comme des films d’infiltration et d’occupation
d’espaces sous contrôle.
Ainsi, quelques mois à peine après la
catastrophe, deux étonnantes vidéos se mirent à circuler : Inside report from Fukushima nuclear reactor evacuation zone, qui
se présente comme un voyage dans la zone interdite jusqu’à la centrale ; et Fukushima worker pointing and making signals
to camera, qui met en scène une figure appartenant désormais à la
mythologie de Fukushima : « L’homme qui pointe du doigt ».
Inside
report fut
mis en ligne le 6 avril 2011 par le média internet japonais Videonews. Fukushima Worker apparu sur Youtube le
28 août 2011. Elle est issue d’un enregistrement de la fuku1live
TEPCO webcam (ici), destinée à retransmettre en direct sur Internet les
images officielles de la centrale. On notera évidemment la littéralité des
titres, se présentant comme des « rapports » ou des documents
scientifiques. Nous n'avons bien sûr pas les moyens de juger de la validité de
ces deux vidéos. Ce qui nous intéresse est la façon dont leurs auteurs
s'emparent d'une réalité falsifiée, avec les moyens mêmes de son
contrôle : pour la première, un compteur Geiger, pour la seconde, la
webcam officielle de la centrale.
La
majeure partie de Inside report est
filmée depuis la voiture du journaliste Tetsuo Jimbo : sur le tableau de bord,
deux compteurs Geiger indiquent le taux de radioactivité.
Pour commencer le
voyage, le journaliste emprunte un tunnel, dont il connait sans doute la valeur
symbolique d’échange entre les mondes. Sur la route de campagne, se succèdent
les villages, les champs et les forêts. C’est une belle après-midi de
printemps, au ciel pur, sans l’ombre d’un nuage. L’angoisse est tout entière
contenue dans les pulsations du compteur qui s’emballe à l’approche de la
centrale. Ces pulsations, comme le sonar d’une chauve-souris, ne relèvent pas
seulement le taux de radioactivité, mais dessinent également un paysage
négatif, contaminé. Elles mesurent ce qui a été effacé de l’image : la présence
humaine. Tetsuo Jimbo est un homme sans visage, à peine l’apercevons-nous dans
le rétroviseur dissimulé sous un masque anti-bactérie : un être sans
identité qui n’est déjà plus qu’un reflet. Inside
report devient alors un grand film de terreur moderne, celle que l’on
retrouve chez Aoyama et Kiyoshi Kurosawa. La catastrophe, si elle débute par un
événement spectaculaire, relève en fait du remplacement graduel, presque
invisible d’un monde par un autre, où l’homme n’aurait plus sa place.
Ce monde où l’humanité apparaît en voie
d’extinction est abandonné aux bêtes, comme dernière manifestation – temporaire
– du vivant. Une bande de chiens errants, un troupeau de vaches dans un village
et un autre chien, un bouledogue qui vient joyeusement à la rencontre du
journaliste. Ces animaux irradiés vont mourir d’un mal créé par l’homme, mais
ils l’ignorent. Ces troupeaux et ces meutes inscrivent la frontière réelle
entre l’homme et sa disparition. Face à eux, il n’est déjà plus qu’une ombre,
celle que le journaliste projette sur la route. Elle rappelle les silhouettes
noires, laissées par les habitants d’Hiroshima sur les murs des maisons comme
dernière trace de leur présence. À l’approche de la centrale, le paysage, qui
jusqu’alors gardait malgré tout sa cohésion, commence à se déstructurer : les
routes sont fracturées, les maisons effondrées, les champs jonchés d’épaves de
voitures. Tetsuo Jimbo sort de la voiture et escalade une bute. Il tient le
compteur devant la caméra : 94.2µsv/h... 98µ... 112µ ... un zoom cadre alors la
centrale. Nous sommes parvenus au bout du monde. En douze minutes, Inside report nous a raconté la fin de
l’humanité et l’avancée jusqu’au cœur brûlant du mal. On ne saurait imaginer
plus mythologique.
À l’ombre noire de Inside report succède le spectre blanc de Fukushima Worker reprenant le geste classique de l’accusateur. S’il
y a un montage dans Inside report, Fukushima Worker est en revanche un
plan-séquence sans coupe de vingt minutes.
Sur certaines vidéos circulant sur
Youtube, les internautes ont procédé à des accélérations ou à des zooms cadrant
l’homme à la taille, mais l’original est un plan fixe. L’homme se place d’abord
à une dizaine de mètres de la caméra, tend le bras vers sa droite et, décrivant
un arc de cercle, pointe le doigt devant lui. Au bout de dix-huit minutes et
cinquante secondes, il sort du champ et réapparaît en gros plan devant la
caméra, le doigt toujours pointé. Cette vidéo créa un événement car il
s’agissait des premières images non maîtrisées par TEPCO, filmées depuis
l’intérieur de la centrale. Elle fut à l’origine de bien des spéculations :
l’homme était-il un activiste parvenu à s’introduire sur le site ? Un artiste
contemporain réalisant une performance ? D’autres théories, d’inspiration plus
fantastique, n’étaient pas moins intéressantes : l’homme en scaphandre aurait
été une créature de l’au-delà ou un voyageur du futur. Un spectre, le Fukushima worker l’était assurément,
dans sa combinaison blanche comme un suaire. Il rappelait une figure de la
vidéo maudite de Ring d’Hideo Nakata (1997)
: un homme à la tête couverte d’un tissu blanc, au doigt tendu, désignant un
peuple de damnés rampant sur une roche volcanique probablement irradiée. Le Fukushima worker, par sa position de
sentinelle adressant un énigmatique message, évoquait aussi le maître des
fantômes de Kairo de Kiyoshi Kurosawa
(2000) nébuleuse noire à forme humaine qui signifie aux derniers survivants que
ce monde n’est plus le leur. L’hypothèse
d’un voyageur temporel, venu d’un monde détruit livrer un message énigmatique,
évoquait évidemment La Jetée de Chris
Marker.
Le 8 septembre 2011, l’homme révéla la
vérité sur son blog (ici). Il était en fait un ouvrier de TEPCO. Sa vidéo
n’accusait pas – selon lui – la politique nucléaire japonaise, ni d’ailleurs
directement TEPCO, mais mettait en cause les conditions de travail des ouvriers
de la centrale. Il révélait la loi du silence régnant à Fukushima. « Certains jours, je ne peux pas dormir
convenablement pendant la journée bien que j’ai travaillé très tard dans la
nuit, car les horaires des ouvriers de notre dortoir sont différents. Il y a
une règle qui veut que les travailleurs doivent déclarer leurs conditions de
santé par des formulaires. J’écrivais : quatre heures de sommeil, mais je
m’apercevais que les contremaîtres avaient marqué : six, lorsque j’avais le
dos tourné.” L’homme dévoile ainsi un lumpenprolétariat de l’ère nucléaire
: des hommes en combinaison, ses doubles, comme lui dénués de visage, hantent
des intérieurs bâchés, des vestiaires et des rangées de casiers.
Le blog, outre de présenter un tracé du
parcours du Fukushima Worker,
éclaircit une énigme : quel objet tient-il à la main pendant son action ? On a
cru qu’il s’agissait d’une caméra et qu’il filmait à son tour le site. Il
s’agissait en réalité d’un téléphone portable branché sur la fuku1live TEPCO webcam. Ainsi qu’il le
revendique, ce n’est pas seulement TEPCO ou les spectateurs de la vidéo qu’il
désigne, mais lui-même.
L’homme crée une boucle d’image et observe en temps
réel le personnage qu’il enverra hanter les réseaux internet. L’idée d’un
artiste contemporain activiste n’est alors pas si fantaisiste. Le Fukushima worker admet s’être inspiré de
Centers, une performance vidéo de
Vito Acconci datant de 1969, dont la scénographie et la durée sont analogues.
Il considère son action comme le remake de Centers
à l’âge d’Internet et du désastre nucléaire. Il apparaît donc certain qu’il
voulut aussi détourner la fonction de ces caméras allumées en permanence mais
ne diffusant en définitive aucune information.
L’homme de Fukushima n’est pas un
voyageur du temps, pourtant son film nous glace comme s’il s’agissait déjà
d’une vidéo fossile : un témoignage, projeté dans le futur de l’humanité, sur
sa propre disparition. Publié dans Vertigo n°43. Fin de mondes. Eté 2012.