Texte de la
rétrospective Oshima à la Cinémathèque française du 4 mars au 2 mai 2015.
Le programme
de la rétrospective sur le site de la CF ici
Le nom de Nagisa Oshima est
indissociable de la Nouvelle Vague japonaise, dont il fut la figure de proue
mais aussi le grand destructeur. À l'origine, la "Nuberu Bagu"
n'était pas un mouvement rebelle mais l'imitation, au sein des studios, du modèle
français. La Shochiku fit débuter des assistantsréalisateurs de moins de 30
ans, comme Kiju Yoshida, Masahiro Shinoda et surtout Nagisa Oshima, également
virulent polémiste. De 1959 à 1960, Oshima réalisa Une ville d'amour et
d'espoir, Contes cruels de la jeunesse etL'Enterrement
du soleil. La description des bidonvilles de Tokyo et d'Osaka, l'évocation
brutale de la sexualité adolescente et une poésie funèbre, révélèrent un
cinéaste flamboyant et provocateur, dont la capacité à créer le scandale était aussi
un gage de succès.
Mort et résurrection de la nouvelle
vague japonaise
Oshima avait conscience que son rôle
d'agitateur était au fond contrôlé par les studios et que, tôt ou tard, il
devrait rentrer dans le rang. Sans doute voulait-il aussi devenir un héros du
cinéma et réaliser un coup d'éclat, un geste absolument suicidaire dans la
production japonaise. Sans fournir à la Shochiku de scénario définitif, il
tourna ce film inconcevable : Nuit et brouillard du Japon (1960),
récit politique lugubre revenant sur la faillite des luttes des années 1950.
Dans une demeure ténébreuse où les jeux d'ombre et de lumière rappellent les
films de fantômes de Nobuo Nakagawa (L'Enfer), 43 scènes en 43 plans
enferment les personnages dans la répétition et l'échec. Effrayée par ses
expérimentions et par la critique d'une gauche embourgeoisée, la Shochiku en
saborda la sortie. Oshima claqua la porte et fonda sa propre société, la
Sozosha. Cette "brèche" dans la production qu'il espérait en 1958
dans un texte sur Les Baisers de Masumura, Oshima l'avait
lui-même ouverte ; des cinéastes comme Yoshida, Hani et Matsumoto s'y
engouffrèrent.
Ses premières années de liberté sont cependant hésitantes. Tout
en travaillant pour la télévision, il réalise Une bête à nourrir (1961),
belle adaptation de Kenzaburo Œ, Le Révolté (1962), sur la
répression des Japonais catholiques, et Les Plaisirs de la chair (1965),
film existentiel proche de ceux de Masumura. Malgré leurs qualités, aucun ne
retrouve la puissance de Nuit et brouillard au Japon. C'est en 1966
que naît le nouvel Oshima, avec L'Obsédé en plein jour. Pour ce
portrait d'un violeur assassin, il révolutionne sa mise en scène avec un
montage de 2000 plans qui est comme un flot d'images mentales. Ayant assisté à
un double suicide amoureux, Eisuke, le "démon criminel", ranime la
jeune fille en la violant. La cérémonie de mort des amants donne ainsi lieu à
une contre-cérémonie, unissant Eisuke et Shino par un lien négatif. Comme
Kiyoshi et Makoto (Contes cruels de la jeunesse), Toyaki et Mayuko (À
propos de chansons paillardes au Japon), Abe Sada et Kichizo (L'Empire
des sens) mais aussi le major Jack Celliers et le capitaine Yonoi (Furyo),
Eisuke et Shino font partie de cette lignée d'astres noirs à l'attraction
destructrice.
Quittons les studios et sortons dans
les rues !
L'année 1966 correspond à la
radicalisation de la nouvelle gauche et Oshima va trouver des alliés chez ses
membres les plus extrémistes : Masao Adachi qui signe le scénario de La
Pendaison (1968), et Koji Wakamatsu, génie libertaire du cinéma pink
et futur producteur exécutif de L'Empire des sens (1975). Ce
cinéma voyou, en lutte perpétuelle avec la censure, investit les rues, montre
la foule de Tokyo et les combats des zengakuren (syndicats
d'étudiants) avec la police. Oshima s'en inspirera pour Double suicide,
été japonais (1967), Le Journal d'un voleur de Shinjuku (1969)
et Il est mort après la guerre (1970), versant déchaîné et
expérimental de son œuvre. Le cinéma d'Oshima met en pratique le cri du
militant de Nuit et Brouillard au Japon : "Arrachons les
masques !"
Dans Le Retour des trois saoûlards, les usagers de
la gare de Shinjuku ôtent leurs masques de "Japonais" et déclarent
face à la caméra : "Je suis Coréen". Oshima attaque le fantasme
récurent de la pureté de la race et révèle en quoi le pays est imaginaire.
Comme les étudiants d'À propos de chansons paillardes au Japon (1967),
les personnages d'Oshima déambulent alors dans les cités désertes et les
cimetières. Leur sexualité n'est nourrie que de fantasmes (violer une camarade
dans un amphithéâtre pendant un examen) et les grands discours politiques
n'aboutissent qu'à l'organisation de festivals folks. Fatalement, il ne reste
qu'à tourner en rond dans la nuit en essayant de trouver cette
"brèche" permettant d'accéder au réel. Prisonniers d'une fiction
créée par les mensonges historiques et les ressassements de militants, les
personnages voient leurs destins s'enrayer.
Dans Le Retour des trois
saoûlards (1968), le film est remis à zéro et les trois héros,
confondus avec des clandestins coréens, répètent les mêmes erreurs. Une boucle
semblable emprisonne le jeune cinéaste d'Il est mort après la guerre,
qui revit son échec sentimental et politique. Dans La Pendaison, il
faut exécuter deux fois R., le jeune Coréen, pour parvenir à le tuer. C'est
finalement un Coréen chimérique qui est pendu et le film pourrait s'intituler
"Rituel d'exécution du Coréen". On a cité Brecht, mais il y a aussi
du Buñuel chez Oshima, dans ces répétitions déréglées, lorsque les témoins de
la pendaison, prêtre, médecin, directeur de prison, pour lui faire retrouver la
mémoire, rejouent la vie de R. en des saynètes grotesques. Dans ces cérémonies,
qu'il s'agisse de réunions politiques, de mariage, de funérailles, d'exécution
capitale ou de seppuku, le Japon ne cesse de se nourrir de sa
propre fiction. Tout est absurde et mortifère, et chacun tient son rôle, comme
hypnotisé, avec une rigidité de mannequin.
Dans le chef-d'œuvre qui en fait son
sujet même, La Cérémonie, un mariage doit quand même avoir lieu
pour "sauver les apparences" alors que l'épouse s'est enfuie. Dans un
silence de mort, le marié exécute toute la cérémonie avec une partenaire
invisible. Si la jeune fille, dont sont vantées les vertus de "pure vierge
japonaise", est un fantôme, c'est toute l'assemblée qui est rendue
spectrale. Au cours de ces rites, les ancêtres étendent leur emprise sur les
jeunes générations. Ils sont la partie visible d'une cérémonie secrète, celle
où le patriarche viole les épouses de ses fils pour engendrer une descendance
"pure". Plus réduite, la famille n'en est pas moins cannibale.
Dans Le Petit Garçon (1969), les parents obligent le fils à se
jeter contre les voitures pour rançonner les automobilistes. De façon glaçante,
l'argent collecté est censé payer l'avortement de la mère, faisant entrer
l'enfant dans une économie de la mort et du néant.
Les anges exterminateurs
Tout en bannissant l'humanisme,
Oshima n'exclut pas les figures romantiques de la révolte. Au début du Journal
d'un voleur de Shinjuku, le metteur en scène Juro Kara se déshabille sur le
parvis de la gare, et se retrouve, hirsute et obscène au milieu de la foule.
Toute la sensualité désordonnée du monde flottant d'Edo surgit au cœur d'une
population aliénée, honteuse de son corps et de ses désirs. Porté par les
figures incroyablement gracieuses de Rie Yokohama et du peintre pop Tadanori
Yokoo, Le Journal d'un voleur de Shinjuku est l'hommage
d'Oshima aux artistes et à la jeunesse des années 1960. Pour une fois, il
s'agit d'une apologie de la libération et non d'une traversée de l'insatisfaction
sexuelle. Non seulement la frustration est dépassée mais elle débouche sur la
passion et la révolution. Alors que Birdey et Umiko s'étreignent, la guerre de
Tokyo est déclarée et la gare de Shinjuku est prise d'assaut pour empêcher le
transport des armes à Okinawa, base militaire vers le Vietnam. Leur orgasme qui
embrase la ville fait des amants les anges exterminateurs d'une société
asphyxiant les désirs de la jeunesse.
Des destructeurs idéalistes, nihilistes
ou innocents, il y en aura d'autres dans le cinéma d'Oshima : le couple
de La Cérémonie, dont le double suicide met un terme à la lignée
maudite ; David Bowie dans Furyo (1982) qui, par un baiser,
brise la stature fasciste du jeune officier ; l'éphèbe de Tabou (1999)
qui révèle l'homosexualité constitutive du clan samouraï. La figure
insurrectionnelle la plus sublime, celle qui se dresse tout entière contre le
Japon, reste Abe Sada, l'héroïne de L'Empire des sens. Chaque
chambre d'auberge devient pour Sada et Kichizo le lieu clos d'une contrecérémonie,
célébrant toutes les émotions humaines de la vie, du plaisir et de la mort,
alors qu'au même moment les soldats en guerre sont promis à une inutile
destruction. "Je suis l'obsédé en plein jour et chaque film doit être un
acte criminel", avait déclaré Oshima. L'Empire des sens réalisa
pleinement cette affirmation, provoquant au Japon le plus grand scandale jamais
causé par une œuvre artistique. La situation était d'autant plus intolérable
pour la justice que le film était français. Produit par Argos Films et Anatole
Dauman, sa projection au Festival de Cannes l'avait rendu visible aux yeux du
monde entier, faisant d'Oshima le cinéaste japonais le plus célèbre de son
temps. Avec ce film d'amour fou, Nagisa Oshima devint lui-même l'ange exterminateur
du cinéma japonais.