dimanche 21 juin 2020

Lady Snowblood, la fleur du massacre


Des chambaras pop des années 60-70, Lady Snowblood (1973) est l’un des plus hypnotiques. Adaptant un très beau manga de Kazuo Uemura (Lorsque nous vivions ensemble), Toshiya Fujita signe un poème blanc et rouge, à la fois stylé et barbare, n’hésitant pas à accompagner de musique rock les combats de son héroïne. Yuki (neige) est une damnée, un montage baroque de motivations vengeresses. Sa mère, condamnée à la prison à perpétuité, ne l’a conçue que comme l’instrument de sa vengeance, d’ailleurs posthume puisqu’elle décède en la mettant au monde. 
Un tel personnage ne pouvait être incarné que par Meiko Kaji, la grande tragédienne du film de sabre, poursuivant la voie mutique et cérémonielle de la série La Femme scorpion. Fantôme vengeur de sa propre mère, elle traverse cet effroyable roman-feuilleton avec un visage de pierre où seuls brillent des yeux de chat sauvage. La décennie précédente avait vu nombre de sabreurs œdipiens, souvent incarnés par le « nihiliste » Raizo Ichikawa, hantés par des pères monstrueux. 
La version féminine n’est pas moins violente lorsque  Yuki, vêtu d’un kimono blanc et transformant son ombrelle en sabre, traverse littéralement des flots de sang. Lorsqu’il ne jaillit pas des carotides en geyser, il est symbolisé par de la poussière rouge, comme si Lady Snowblood se battait à l’intérieur du sang maudit de sa mère. Le récit est finalement intimiste puisqu’elle parvient à se libérer de cette prison maternelle pour retrouver ses propres émotions et sensations. Yuki étant parvenu au bout de son destin, le second épisode (1974) pourrait sembler plus anecdotique. Pourtant, la voir choisir le camp des anarchistes plutôt que des nationalistes souligne bien la veine libertaire de Toshiya Fujita. 

samedi 20 juin 2020

Meiko Kaji, fatale beauté



Après des décennies de geishas souffrant de l’avidité des hommes, de filles dévouées à leurs parents vieillissants, d’épouses dociles et d’institutrices sacrifiant tout à leurs élèves, il fallait au cinéma japonais une héroïne sans foi ni loi, rejetant les modèles d’abnégation, et prête à régler son compte à la morale confucéenne, autre nom de la domination masculine. Cette justicière surgissant du brouillard, dandy jusqu’au bout du fouet, fut Meiko Kaji qui, dans une série de films d’action tournés à bride abattue, se fit l’incarnation de l’urami, le ressentiment des femmes japonaises. Dans Lady Snowblood et Elle s'appelait Scorpion, muette, le regard vitrifié par une haine glacée, elle ne connaissait ni la pitié ni le pardon et passait au fil du sabre ses tortionnaires : yakuzas, flics, violeurs, matons, politiciens. 
Ces figures abjectes du pouvoir étaient impuissants devant cette fleur du mal que rien ne pouvait soumettre, ni la prison ni la torture ni les sévices sexuels. Cheffe de gang aux épaules recouvertes de tatouages écarlates, tueuse en kimono dissimulant une lame dans son ombrelle, femme-scorpion éborgnant ses ennemis avec la rapidité de l’éclair, elle devint l’idole des étudiantes, délinquantes et fugueuses qui, en ces jours de révolution, arboraient la même chevelure corbeau. 
Reflet d’une jeunesse hédoniste, la série Stray Cat Rock (1970-1971) est centrée sur des loubardes chevaleresques en lutte contre les normes sexuelles et raciales. On y croise des motardes androgynes, des garçons fleurs, des métis nippo-afro-américains et des chanteuses d’acid-rock ; tout pour révulser une société encore prisonnière des mythes du foyer, de la pureté du sang et de la virilité samouraï. L’arme de Meiko Kaji contre ces gangsters grimaçants, portant Ray-Ban et chemises trop voyantes était d’abord son élégance absolue. 




lundi 8 juin 2020

La résurrection de Belladonna. Entretien avec Eiichi Yamamoto


Belladonna des tristesses (1973) d’Eiichi Yamamoto (né en 1940)  fut longtemps le trésor caché de l’animation japonaise. Produite par le légendaire Osamu Tezuka (Le Roi Léo, Astroboy), cette adaptation de La Sorcière de Michelet (sortie en France en 1976), évoque Klimt, Beardsley et Mucha, et impose une héroïne fascinante, une beauté décadente à la chevelure écarlate et à la peau d’ivoire. Troisième volet d’une trilogie consacrée aux grandes femmes fatales, Jeanne, la sorcière de Belladonna, fait suite à la Shéhérazade des Mille et une nuits (1969) et à la reine d’Egypte de Cléopâtre (1970) également réalisés par Yamamoto. Ce dernier se libère de l’influence graphique de Tezuka pour livrer une relecture hallucinée du moyen-âge occidental. Le pré-féminisme du livre de Michelet est préservé : l’inquisition apparait comme un véritable gynécide, orchestré par une classe masculine affaiblie par les guerres et voyant monter le pouvoir des femmes. Ce discours, accordé au Women’s Lib de l’époque, n’a rien perdu de sa virulence. Il s’accompagne d’une forme psychédélique éblouissante : le corps même de la sorcière devient le terrain de toutes les métamorphoses, laissant échapper un geyser de sang se muant en vol de chauve-souris ou transfiguré par une extase menaçant d’embraser le monde.

Entretien avec Eiichi Yamamoto  


Comment êtes-vous devenu animateur ?

Je viens d’une île qui s’appelle Shôdoshima dans la préfecture de Kagawa. C’est vraiment la campagne mais c’est là, pour la première fois, que j’ai vu des lanternes magiques qui projetaient des images en mouvement. J’en ai eu des frissons. Comme si c’était un signe des dieux, j’ai décidé d’aller dans cette voie. J’ai d’abord travaillé avec Yokoyama Ryūichi un très célèbre mangaka qui avait débuté dans les années 30. J’ai ensuite croisé Osamu Tezuka par hasard dans les bureaux d’un hebdomadaire et je lui ai demandé du travail. J’ai rejoint sa compagnie Mushi production. J’ai travaillé sur le film expérimental Histoires du coin de la rue (1963), et les séries télévisées Astroboy (1963-1966) et Le Roi Léo (1965). Nous étions une sorte de coopérative d’auteurs. Nous étions sept et on travaillait à tour de rôle sur les productions télés. Les films commerciaux nous servaient à produire des films expérimentaux. 

Comment est née la collection de films érotiques nommée « Animerama » ?

On a choisi le nom « Animerama » en référence au format Cinérama, encore plus grand que le Cinémascope. On voulait faire quelque chose de jamais vu : les premiers dessins animés érotiques japonais. Tezuka disait qu’il y avait quelque chose d’érotique dans l’idée-même de dessin animé. Les Mille et une nuits nous a permis d’initier ce type de production très librement. On pensait au désert comme à un espace sans limite et puis, en faisant le film, on s’est rendu compte que c’était encore trop petit. Cléopâtre, c’était vraiment une création de Tezuka donc j’ai été moins impliqué dedans. 

La Sorcière de Michelet était-il un livre connu au japon ?

A l’époque, oui. Jules Michelet écrit de manière assez romanesque, mais certains moment du récit sont très abstraits.  Je trouvais alors que ça ressemblait à de l’animation. 


Comment avez-vous travaillé le style visuel du film ?

Au début, ça commence avec un plan tout blanc, juste après le titre. Puis une ligne noire fait son entrée. Cette ligne, en devenant floue, laisse apparaître un paysage en arrière-plan, puis la couleur entre en scène de manière un peu vague. On a éliminé les mouvements inutiles que le spectateur peut imaginer comme ceux de la bouche des personnages qui parlent. En revanche, on a vraiment animé ce qui sortait de l’ordinaire comme les monstres et les métamorphoses. J’ai pris comme modèle le théâtre de marionnettes jôruri, ancêtre du bunraku, dont l’action est décrite par un narrateur. Pour la voix-off, je me suis donc adressé à Nakayama Chinatsu, une chanteuse, actrice et écrivain qui était également militante féministe. Le design général des personnages, et surtout du personnage féminin avec son côté symbolique et maniériste est l’œuvre du directeur artistique Kuni Fukai. 

Quelle fut d’ailleurs l’inspiration du personnage de Jeanne ?

Kuni Fukai a travaillé avec des photos de modèles européens pour créer Jeanne, même si au final elle ne ressemble à aucune fille réelle. Pour les Japonais, elle est l’archétype de la beauté féminine occidentale.

Avez-vous utilisé des techniques de peinture peu courantes comme l’aquarelle

Les autres films Animerama utilisaient aussi l’aquarelle, mais pour Belladonna nous n’avons gardés que cinq couleurs de base. Il y a d’abord une seule couleur à l’écran mais elle change au fur et à mesure, puis une nouvelle couleur entre en scène. Le fait de donner un mouvement même à la couleur et de la dramatiser est spécifique à Belladonna.


Vous n’hésitez pas inclure des séquences psychédéliques anachroniques comme celles qui rappellent Le Sous-marin jaune de George Dunning ?

Il y a bien sûr des scènes psychédéliques. Ce mouvement était très en vogue au Japon pendant les années soixante et nous sommes arrivés un peu à la fin. Plus que psychédéliques ces scènes sont pour moi inspirées du pop’art.

Comment avez-vous eu l’idée de confier à Tatsuya Nakadai la voix du démon ? 

Nakadai, à cette époque, jouait dans un drama d’époque de la NHK. Quand je l’ai vu, j’ai pensé : « Ça c’est vraiment Nakadai, cette voix et toute cette virilité. » Il a accepté tout de suite. Quand il a vu le personnage, il a ri en disant : « ça fait longtemps que je suis acteur mais je ne pensais pas jouer un jour un pénis ! »

Le film est parait-il un petit budget. 

C’est sa réputation mais il a tout de même coûté 40 000 000 yens.  Les Mille et une nuits et Cléopâtre ont coûté 45 000 000 yens. Ce n’était pas si bon marché. La situation financière de Mushi productions était désastreuse et la production fut longue et difficile. Alors que beaucoup de monde avaient travaillé sur Les Mille et une nuits et Cléopâtre, nous étions peu nombreux sur Belladonna. Fukai, en plus de la création des personnages, supervisait l’ensemble du film. Il était impossible qu’il livre tous les dessins en quatre mois et nous avons dû nous accorder à son rythme. Pour le dire autrement, sur Les Mille et une nuits et Cléopâtre, cent personnes ont travaillé pendant quatre mois et sur Belladonna, dix personnes ont travaillé pendant dix mois. 

Quelle fut sa réception ?

Ce fut un échec pour deux raisons : tout d’abord, il aurait dû passer au Miyuki-za, un cinéma de Tokyo spécialisé dans les films de qualités comme ceux de Bergman et Fellini. Mais ce cinéma était fermé au moment de la sortie du film. Ensuite, les gens qui s’occupaient de la promotion ont voulu faire de l’argent. Ils ont imaginé un slogan aberrant : « Après Astroboy, Belladonna ». Mais ça n’avait rien à voir. Les fans d’Astroboy qui voyaient Belladonna ne comprenaient pas de quoi il s’agissait. 

Belladonna est aussi en phase avec la libération sexuelle de l’époque et avec le féminisme.

Oui évidemment, il s’agit de la révolution sexuelle. Mais davantage encore, le film exprime ma colère sur la violence faite aux femmes, toujours présente dans le monde moderne. Regardez Malala, la jeune Pakistanaise, qui s’est fait tirer dessus à coups de fusil. Ça ne s’est en fait jamais arrêté. 

Entretien réalisé à Yokohama le 27 octobre 2013, traduction Marie-Noëlle Beauvieux

Remerciements à Stéphane Derdérian et Mme Kiyo Joo.
publié dans Les Cahiers du cinéma n°719 (février 2016) 



dimanche 31 mai 2020

Kazuo Hara, le cinéma du choc




La place des handicapés, la condition féminine et la mémoire de la guerre, sont des thèmes classiques du cinéma documentaire des années 70, mais rarement ils ont été traités avec autant de d’invention formelle et d’énergie transgressive. Méconnu en France où il n’a jamais fait l’objet d’une rétrospective, Hara a capturé la vie tumultueuse des activistes japonais, personnages excessifs et mystérieux devenant de réelles obsessions pour le spectateur.

Goodbye CP (1972)


Kazuo Hara a 26 ans lorsqu’il tourne Goodbye CP en 1972 et dès la première séquence son cinéma est lancé : un jeune homme atteint de paralysie cérébrale traverse douloureusement un passage clouté en marchant sur les genoux. Ce que l’on voit n’est pas seulement un handicapé mais un être en fureur, revendiquant sa visibilité dans une société où la déformation physique est taboue.
« A l’origine de Goodbye CP, il y a la rencontre entre Sachiko, ma productrice et compagne, et un moine qui avait fondé une communauté pour paralysés cérébraux. Il les considérait comme une force révolutionnaire jusque-là négligée. Voyant des couples se former, il a mis à leur disposition des chambres individuelles. Les enfants nés dans ces familles ne souffraient d’aucun handicap. » Epoux et père, Yokoto  n’a pas demandé à la société le droit de fonder une famille et refuse d’être réduit à son seul handicap. Il rejette également le fauteuil  roulant censé régler la question de l’intégration des handicapés dans la ville. Pour Hara, cette radicalité passe aussi par le choix de ne pas sous-titrer les paralysés cérébraux à l’élocution contrariée : « Ça aurait été comme les remettre de force dans leurs fauteuils roulants. »
Dans Goodbye CP, les paralysés prennent possession de la ville avec violence, affrontent sa forme, ses matières  et ses habitants qui vont jusqu’à les traiter de phénomènes de foire. Par leur visibilité, ils deviennent des figures du chaos détruisant l’idée de norme et désarticulant la hiérarchie sociale. Hara rejette lui-aussi les cadrages identifiables, comme si la grammaire cinématographique avait elle-aussi été conçue pour répondre à une certaine norme.  Ainsi lors d’une violente dispute entre lui et Yokoto, la caméra désorientée glisse sur les murs de l’appartement, passe de l’homme désemparé à sa femme furieuse et aux enfants en pleurs. Il est alors comme cet autre handicapé qui prend une multitude de photos dont il ne peut maîtriser le cadrage. Hara termine le film par un plan qui deviendra l’emblème de son cinéma : Yokoto exposant son corps nu, symbole aussi fort que le poing levé des Black Panthers.  

Extreme Private Eros Love Song 74 (1974)



Le personnage principal de Extreme Private Eros Love Song 74 est l’ex fiancée de Hara, Miyuki Takeda, jeune militante ayant quitté Tokyo pour s’installer à Okinawa, « zone occupée » par les Américains, venant tout juste d’être rendue au Japon.  « Okinawa était la ville des bases militaires américaines et donc le foyer de beaucoup d’activisme politique. Tout le monde à l’époque regardait dans cette direction. » Sous les discours politiques de Miyuki et son féminisme radical (le droit à une maternité hors du couple), se dissimule un autre film, celui « privé » de Hara : la chanson d’amour 74, recueillant les dernières images d’une femme qui s’éloigne de lui.  Hara avoue que le film était d’abord une façon de côtoyer la jeune femme après leur rupture. « Plus, elle me reprochait des choses, plus je la trouvais belle et désirable. »
Hara rejoint cette interrogation éternelle du romantisme cinématographique : comment capturer la vérité de la femme qu’on aime ? C’est Miyuki qui lui en fournit l’occasion, lui faisant du même coup franchir la ligne taboue entre le cinéaste et son sujet.
« Elle voulait savoir à quoi elle ressemblait pendant l’orgasme. J’ai donc fait l’amour avec elle en filmant son visage. Avec une main je me soutenais et avec l’autre je filmais. La caméra une Arriflex 16mm, était assez lourde et à la fin j’avais le dos brisé. » Même si ce type d’image a été depuis largement exploité, en particulier par Antoine d’Agata, il est beau d’en retrouver l’innocence et la fraicheur amoureuse. L’autre scène unique du film est l’accouchement de la jeune femme. Le plan fixe est flou, Hara n’ayant pas réussi à faire le point. Comme si des larmes brouillaient ses yeux, l’émotion du cinéaste est visible à la surface de l’image. « Je ne suis pas à l’écran mais ma présence produit les images du film. Donc je suis aussi un personnage du film. C’est comme une double couche. »
Extreme Private Eros Love Song 74, avec ses images fixes, granuleuses et surexposées, s’inscrit dans une esthétique plus marquée que Goodbye CP. A Okinawa, Hara donne la parole à un peuple en rupture sociale comme les hôtesses de bar et les adolescentes déjà usées par le monde de la nuit comme l’émouvante Chi-Chi. Il filme aussi les soldats noirs américains avec leurs fiancées japonaises, dansant sur le funk de Joe Tex ou faisant le signe des Black Panthers. « Même si les soldats n’étaient pas politisés, il flottait dans l’air l’atmosphère du black is beautiful et du mouvement des droits civiques. A Okinawa, il y avait une vraie ségrégation avec des bars pour les blancs et des bars pour les noirs. Miyuki Takeda allait dans les bars des soldats noirs et rencontrait les filles qui travaillaient là-bas car elle s’identifiait aux discriminées. Elle avait l’idée de créer une sorte de communauté avec ces gens et moi aussi je sentais que c’était important de faire un film qui les représente.»
Hara est finalement exclu de l’entourage de Miyuki comme il l’avait été de celui de Yokoto. Mais la transition se fait en douceur, avec un certain optimisme. Miyuki rejoint une communauté féminine et le film se remplit de femmes et d’enfants. Le cinéaste n’y a pas sa place et il ne reste plus aux anciens amants qu’à se séparer.

The Emperor's Naked Army Marches On (1987)


Dans ce troisième chef-d’œuvre, Kenzo Okuzaki, vétéran de l’armée impériale, enquête sur l’exécution de déserteurs en Nouvelle Guinée pendant la seconde guerre mondiale. Il interroge de vieux généraux et leur fait avouer l’anthropophagie des soldats en proie à la famine. Davantage qu’un cas extrême de survie, Hara dévoile une pratique encore plus glaçante. Il s’agit d’un cannibalisme « hiérarchique », les sans-grades étant exécutés pour nourrir les officiers. Au-delà de cette révélation qui provoqua une prise de conscience au Japon, Hara est captivé par la personnalité d’Okuzaki, cet activiste qui ne se réclame d’aucun mouvement politique. Pour suivre cet acteur-né, charismatique et manipulateur, Hara adopte une forme davantage narrative que dans ses précédents films, abandonnant l’esthétisme pop qui pointait dans Extreme Private Eros. Filmé en couleur, ce Japon hanté par les spectres de la guerre est aussi banal que celui de AKA Serial Killer (1969) de Masao Adachi.
Ne craignant ni la police, ni la prison (où il a passé 13 ans), et encore moins les vieux généraux et l’Empereur, Okuzaki est en définitive un homme qui n’a peur de rien. « Au début, il voulait tout simplement assassiner l’Empereur. Se rendant compte que son action avait peu de chance d’aboutir, il a décidé de détruire le système qui avait rendu possible l’existence de l’Empereur. Pour se convaincre qu’il était plus fort que ce système, il a appelé son projet « l’armée de dieu » qui est le titre japonais du film. Il en était l’unique soldat et trouvait l’énergie  de continuer son combat en se projetant  dans sa propre fiction. Il me disait souvent que la seule personne qui pouvait jouer Kenzo Okuzaki était Kenzo Okuzaki.  » Fanatique, persuadé d’incarner la justice historique, Okuzaki est un « démon » dostoïevskien dont l’équivalent fictionnel serait le Travis Bickle de Taxi Driver. « Lorsque j’ai demandé à Okuzaki quel serait le Palais de l’armée de Dieu, il m’a répondu : une cellule de prison pour un seul homme. »
Bien qu’il ne s’en réclame pas, Hara a été rattaché au courant du cinéma-vérité. Il en incarne tous les paradoxes, lui et ses sujets ne laissant jamais le réel en repos. Le destin de The Emperor's Naked Army Marches On est à cet égard étonnant puisque le film lui-même est devenu la preuve de la réalité qu’il enregistrait. « Quand le film a été terminé, Okuzaki était déjà retourné en prison. Pendant le procès, il a demandé à ce qu’on utilise le film comme la preuve que son action était juste. La cour a accepté et nous avons projeté le film au tribunal. C’est de cette façon qu’il a vu le film. »


Propos recueillis à Montréal le 22 novembre 2014 à l'occasion des Rencontres Internationale du Documentaire. Paru dans Les Cahiers du Cinéma n° 707. Janvier 2015.





samedi 23 mai 2020

Kinji Fukasaku : La comédie inhumaine des yakuzas


Né en 1930, et donc encore adolescent à la fin de la guerre, Fukasaku ne cesse de revenir sur la naissance catastrophique du Japon moderne dans les décombres de Tokyo et les cendres d’Hiroshima. Fukasaku entre à la Toei, jeune compagnie fondée en 1950 désireuse d’apporter un sang neuf au cinéma de genre. Il y effectuera l’essentiel de sa carrière puisque Battle Royale s’ouvre également avec la célèbre image de la vague fracassant les rochers. Après quelques comédies policières interprétées par Sonny Chiba, il tourne en 1964 Hommes, porcs et loups dans les bidonvilles de Tokyo. Ce film inédit en France, aussi révolté que L’Enterrement du soleil d’Oshima ou Accatone de Pasolini, fonde sa vision nihiliste de l’humanité et son jusqu’au-boutisme formel. Dans le village de taules et de boue qui les a vus naître, trois frères s’entretuent pour un butin, symbole d’une liberté inaccessible. Seul l’aîné, homme de main servile d’un clan yakuza, en réchappe mais paye sa survie par une déchéance morale absolue. 

Un monde en négatif


Alors que ses confrères Gosha ou Misumi perpétuent de façon névrotique la geste des samouraïs, Fukasaku trouve son inspiration dans le film noir américain. Du cinéma de Fuller et Siegel, il amplifie la violence, non seulement physique mais aussi stylistique, renversant brutalement le cadre, jetant sa caméra dans les combats et emplissant l’écran de visages exorbités par la haine ou la douleur. Lors du final expérimental de Hommes, porcs et loups, il anamorphose les images comme s’il voulait les étirer jusqu’à la déchirure. A la façon d’un Wakamatsu et des cinéastes de la Nouvelle vague japonaise, Fukasaku est un destructeur rejetant l’héritage des maîtres classiques. Il refuse le sentimentalisme et se place délibérément dans le camp du mal. Dans l’étonnant Chantage (1966), autre film noir inédit, un cadre supérieur dont la famille est séquestrée marche dans Tokyo filmé en négatif, comme s’il prenait conscience de l’envers criminel de la société. La figure centrale de cet antimonde est le yakuza dont Fukasaku fait un maudit, une créature dostoïevskienne possédée par un mal d’abord historique. Le yakuza ne se défini jamais par rapport à une société légale qui demeure d’ailleurs introuvable. Les policiers usent des méthodes de la pègre et s’inscrivent dans un système de clan, s’ils ne sont pas eux-mêmes d’anciens yakuzas comme dans Police contre syndicat du crime (1975). Dans Tombe de yakuza et fleur de gardénia (1976), le détective devient le frère de sang d’un malfrat et accélère sa corruption en plongeant dans la drogue.  Même la prison ne relève plus de la loi mais, en tant que rite de passage, fait partie intégrante de la « société des gangsters ». 

Chroniques criminelles du Japon


La série Combat sans code d’honneur (cinq épisodes entre 1973 et 1974) retraçant une sanglante lutte de pouvoir à Hiroshima, est l’expression la plus radicale de ce resserrement narratif autour de la seule criminalité. Brassant les destins de plus d’une trentaine de personnages, de 1945 à l’aube des années 70, la série peut se lire comme une comédie inhumaine chez les gangsters ou l’histoire du Japon racontée par les yakuzas. Au début de chaque épisode Fukasaku fait s’élever le champignon atomique au-dessus d’Hiroshima ; « Mourir pour le Japon » n’a désormais plus de sens et les Japonais vont adopter les valeurs du vainqueur : le culte de l’économie et un libéralisme littéralement « sauvage ». 
Tourné la même année que le premier Combat sans code d’honneur, Sous les drapeaux, l’enfer (1973) en est l’arrière fond historique. Ce projet très personnel, financée en dehors de la Toei avec la petite compagnie Shinsei Eigasha, relate la déroute d’un bataillon en nouvelle Guinée à la fin de la seconde guerre mondiale. L’ennemi américain est quasiment absent excepté un pilote exécuté de façon atroce. La principale menace vient du bataillon lui-même et du fanatisme militaire : les supérieurs deviennent des tortionnaires, la survie pousse au cannibalisme, et le Japon impérial n’est plus qu’un mirage de l’autre côté du Pacifique. Pour Fukasaku, la guerre n’a jamais pris fin et se poursuit dans les luttes fratricides des clans tout autant dénuées de sens et d’idéal. Concrètement, les yakuzas, pour la plupart des soldats survivants, se sont enrichis grâce au marché noir. Au plus bas de la hiérarchie se trouve un lumpen de jeunes gangsters trop jeunes pour avoir été envoyés au front, et accomplissant les basses-œuvres. La plupart du temps, il s’agit de missions expéditives les conduisant derrière les barreaux à la place de leurs chefs. 

Les yakuzas maudits


Fukasaku a sonné le glas définitif du Ninkyo eiga, le film chevaleresque des années 1960, exaltant le prétendu code d’honneur des yakuza. Comme le soulignait Jean-François Rauger pendant la conférence « Qui êtes-vous Kinji Fukasaku ? », dans le Ninkyo eiga, par exemple Blood of Revenge (1965) de Tai Kato, les yakuzas étaient parés de valeurs morales paradoxalement supérieures à celles des honnêtes gens. Nul héroïsme dans les épopées de Fukasaku qui ne sont que soif de vengeance, alliances nouées pour être aussitôt rompues et corruption. Toute l’ironie de Fukasaku peut se lire dans cette scène du premier Combat sans code d’honneur où une phalange coupée atterrit dans un poulailler où les volatiles commencent à la manger. Les yakuzas sont des monstres mais aussi des idiots terrorisés par leur propre violence. Les exécutions sont désordonnées et convulsives, comme si Fukasaku se faisait un devoir moral de leur enlever toute grandeur. Même dans le cadre très narratif du yakuza-eiga, Fukasaku n’abandonne pas les innovations formelles des années 60. La caméra n’a rien perdu de son dynamisme, chavirant sous les impacts de balles au son des stridences jazz de Toshiaki Tsushima et la pellicule est souvent cramée ou irradiée par les néons, annonçant les futurs effets photographiques de Wong Kar-wai. 
Cette hystérie qui n’épargne pas le support lui-même, est incarnée à la perfection par le très corporel Bunta Sugawara. Sanguin et surexpressif mais aussi enfantin et buté, il porte en lui la colère de ce cinéma. Les tatouages qui couvrent son corps, autrefois fierté des yakuzas, évoquent une lèpre, la brûlure symbolique que la bombe aurait laissée sur sa peau. Dans ce naturalisme halluciné, la mort ne parvient pas à briser la chaîne des malédictions. Même après l’exécution du gangster qui l’a violée et prostituée, la jeune femme des Trois frères chiens fous (1972), ne peut échapper à son emprise. Alors qu’elle mange un bol de nouille, s’inscrit en lettres de sang sur l’image : « Plusieurs mois plus tard, cette femme donna naissance à un bébé portant le sang du chien enragé. » La sentence concerne la femme perpétuant une lignée maudite mais aussi le yakuza voyant son destin se perpétuer même au-delà de la mort. 
Ne pas pouvoir mourir est aussi la malédiction de Rikio, le yakuza drogué et nihiliste du Cimetière de la morale (1975). Multipliant les meurtres et les sacrilèges, il est littéralement un paria au sein du clan. Les autres membres n’osent pas l’abattre, comme s’il concentrait tout le mal et la folie de leur monde. Lui-seul ayant le pouvoir de s’enlever la vie, il laisse comme note de suicide sur le mur de sa cellule : « Trente ans de vie, trente ans de bordel ! Quelle rigolade ! » Les Yakuzas de Fukasaku ne créent rien, ne produisent que la mort et parfois même la dévorent, comme Rikio croquant les os calcinés de son épouse en un dernier hommage. Ces bêtes cruelles, nées de la guerre et du fanatisme militaire, exercent à leur tour une action cannibale sur la jeunesse du pays. En arrière fond des luttes de pouvoir complexes, chaque Combat sans code d’honneur retrace le destin d’une jeune recrue, de son enrôlement à sa mort violente. Lors de l’ultime cérémonie funéraire terminant la série, Bunta Sugawara avoue ne même pas se souvenir du visage de ce garçon mort pour le clan. Le gangster observe la propre insignifiance de son existence et le vide qu’il laissera derrière lui. 

Un cinéaste de la catastrophe


« A la place du bidonville, se dressa bientôt un de ses champs de pétrole qui firent du Japon la seconde puissance mondiale, et bientôt les yakuzas furent avalés par la fumée noire du capitalisme », telle est la conclusion du Blason ensanglanté (1970) décrivant l’expropriation sauvage d’habitants d’un village de taules par des clans aux ordres d’industriels. Bras armé du capitalisme, les gangsters finirent par s’y fondre, se regroupant en associations « politiques », pour la plupart d’extrême droite.  Fukasaku lui-même tirait ses dernières cartouches au milieu des années 70. Nouveaux combats sans code d’honneur (1974-1976), une trilogie assez faible revenant sur les clans d’Hiroshima, prouvait que le filon était désormais tari. Alors que la technologie japonaise envahissait le monde, la critique du capitalisme n’était plus de mise et la science-fiction, les adaptations de best-sellers et les produits sur-mesure taillés pour de jeunes idoles de la chanson dominèrent alors le box-office. Fukasaku suivit le mouvement et se tourna vers le film historique (Le Samouraï et le shogun, 1978), la science-fiction inspirée par Star Wars (Les Evadés de l’espace, 1977, qui donna naissance à la série San Ku Kai), le film catastrophe (Virus, 1979) et les produits pour adolescents (dans La Légende des huit samouraïs, 1983, avec l’idole Hiroko Yakushimaru). 
Bien que moins éclatante la suite de la carrière de Fukasaku réserve cependant de belles surprise. Histoire de fantôme à Yotsuya (1994) réintègre le célèbre fantôme d’Oiwa à la légende des 47 rônins et contient un splendide combat abstrait sous la neige. Retour mélancolique au film de gangster, Un jour étincelant (1992) oppose vieux et jeunes braqueurs. Le couple de chiens fous, au premier abord hystérique et décérébré, se révèle romantique et idéaliste, tandis que les anciens, perclus de dettes, n’ont pour horizon que de nouveaux braquages. Si la violence du cinéma de Fukasaku n’était plus en phase avec la période de prospérité du Japon, ce fut l’éclatement de la bulle économique qui lui  permit de signer son ultime chef-d’œuvre : Battle Royale (2000). L’économie, ce nouvel impérialisme dont les films de Yakuza montraient l’avènement, avait chuté à son tour, entraînant un désordre moral aussi violent que celui de l’après-guerre. Le jeu Battle Royale était alors destiné à redonner le goût de la compétitivité à des adolescents désengagés, refusant le travail et l’éducation. Encore fois, le cinéaste montrait une vieille génération cynique, incarnée par Takeshi Kitano, prête à envoyer la jeunesse à la mort pour conserver ses privilèges. A 70 ans, Fukasaku signait un nouveau brûlot anarchiste, concluant magistralement une œuvre placée sous le signe de la catastrophe. 


Texte paru dans le n°703 des Cahiers du cinéma (septembre 2014), à l'occasion de la rétrospective Kinji Fukasaku à la Cinémathèque française du 2 juillet au 3 août 2014.
Les images sont extraites de Battles Without Honor and Humanity: Final Episode (1974)