dimanche 27 mars 2022

Pages folles du cinéma japonais

 

Kohada Koheiji (Satamai joo, 1925)

C’est sous l’impulsion de Mizoguchi que Teinosuke Kinugasa (futur cinéaste de La Porte de l’enfer, Grand Prix au festival de Cannes 1954) réalise en 1926 le premier film d’avant-garde japonais sur un scénario de l’écrivain Kawabata. Il emprunte au caligarisme puisque c’est un « récit de fou », genre littéraire japonais à part entière dont le chef-d’œuvre est l’halluciné Dogra Magra (1935) de Kyusaku Yumeno. 



Ses surimpressions et miroitements renvoient quant à eux à l’avant-garde européenne. Un vieillard devient concierge dans un asile pour secrètement rester aux côtés de sa femme devenue folle après la noyade de leur enfant. La visite de leur fille fait revenir les images du passé et l’homme va tenter de faire évader son épouse. Ce résumé officiel est cependant peu compréhensible à la vision du film. Malgré la récente restauration de Lobster films (voir ici), une vingtaine de minutes reste manquante mais surtout demeure introuvable le récit du Benshi qui commentait la séance en direct. Faute de ces éléments narratifs, on s’immerge d’abord dans les images hallucinées de ce conte à la Edgar Poe. La caméra, extrêmement mobile se perd dans un labyrinthe de cellules et de visages, tournoie et les mélange comme dans un praxinoscope. Les délires des pensionnaires se superposent comme cette danseuse folle qui tournoie dans sa cellule, s’imaginant revenue au temps de sa gloire, observée par les aliénés aux visages déformés par le désir. 




Le cauchemar se mue par la suite en une étrange féérie lorsque les fous, portant des masques Nô, exécutent une procession spectrale. Ce n’est pas seulement l’usage de procédés avant-gardistes qui font d’Une page folle une date mais de pénétrer dans la conscience altérée de ses personnages, imposant l’image mentale comme une possibilité cinématographique. S’il s’inscrit dans l’esthétique un extravagante de l’ère Taisho, Une page folle anticipe également le cinéma indépendant de la fin des années 60 et en premier lieu le baroque théâtral de Shuji Terayama. L’énigmatique trilogie Taisho de Seijun Suzuki (Mélodie tzigane, Brume de chaleur et Yumeji) avec ses femmes dédoublées et ses artistes perdus dans des labyrinthes s’inscrit aussi dans la lignée du film de Kinugasa.




Une page folle est une œuvre unique dans le cinéma japonais. Pourtant nul autre cinéma ne fut à ce point hanté dès ses origines par les spectres défigurés, les lutins des forêts ou les monstres mi-hommes mi-bêtes. 

Gorira (Murakoshi Shojiro, 1926)


C’est ce que nous dévoile un livre étonnant paru en 2019 aux éditions Shinbaku : Carnal curses, disfigured dreams de Kagami Jigoku Kobayashi. L’ouvrage nous replonge dans notre enfance où il suffisait de lire un résumé ou d’être frappé par une photo pour rêver un film entier. Dans le cas du cinéma japonais entre 1898 et 1949, rêver est bien tout ce qui reste, la majeure partie de cette production ayant disparu dans le tremblement de terre du Kantô en 1923 et lors des bombardements de la seconde guerre mondiale.

New Islans Japon/Shin Nihon Jima (Abe Yuaka, 1926) 


Carnal curses, disfigured dreams s’intéresse à une catégorie précise, relevant du domaine de l’horreur, de la SF ou de l’insolite. Pour exhumer ce continent disparu, l’auteur a consulté les catalogues des maisons de production et les articles de revues de cinéma de l’époque. L’ouvrage se présente comme une liste chronologique de fiches techniques et de synopsis, et de photos inédites faisant revivre une production que l’on n’imaginait pas si excentrique. Les découvertes sont nombreuses, concernant en particulier le cinéma muet. Le genre le plus représenté est le film de fantôme, adapté du kabuki, qui envahit les écrans dès le début du siècle. On apprend que Kenji Mizoguchi réalisa en 1926 The Female Teacher from Kyoren, un film d’épouvante d’après Le Fantôme de Kasane. Trois ans auparavant, il adaptait Hoffmann avec Blood and Soul, imitant l’expressionnisme du Cabinet du Docteur Caligari. On découvre dans ces mêmes années une mode du film de ninjas ainsi que des films d’aventures nationalistes, comme New Island Japan (1926), avec des sous-marins futuristes inspirés de Jules Vernes. En 1933, c’est rien moins que de King Kong dont s’inspire Japanese-made King Kong. Si d’après le résumé il s’agit d’un acteur costumé pour une représentation théâtrale, une photographie montre bien un singe géant tenant dans sa main une Fay Wray japonaise. 

Japanese-made King Kong/ Wasei Kingu Kongu (Saito Torajiro, 1933)


Si au cours des années 30, les spectres et les femmes-chats sont toujours populaires, de nouvelles créatures apparaissent : robots, criminels masqués inspiré du Zigomar français, imitations de Tarzan, et poupées humaines meurtrières. On assiste aussi au développement de l’industrie du dessin animé, souvent utilisé à des fins de propagande.  Même si la production d’après 1945 est plus connue, on aimerait bien découvrir The Rainbow Man (1949), film policier mélangeant noir et blanc et couleurs psychédéliques.



 

 

jeudi 24 mars 2022

Devant mes yeux le désert de Shuji Terayama

 



Boxe et poésie à Shinjuku

De toute l’œuvre cinématographique de Shuji Terayama, seul Le Labyrinthe d’herbe dans la très belle version traduite par Chris Marker est disponible en complément du coffret Sans soleil chez Potemkine* (voir ici). Sa filmographie comptant à peine six longs métrages et 16 courts métrages serait totalement inconnue sans sa présence sur certains sites pirate et cinéphiles proposant des sous-titres anglais puisqu’elle demeure aussi inédite dans les pays anglosaxons. Autrefois l’un des artistes japonais les plus en vue à l’étranger, Shuji Terayama (avec Susumu Hani) est bien devenu le grand inconnu du milieu artistique des années 60 et 70. Une situation d’autant plus aberrante que son iconographie fascinante et sa production multimédia touchant autant au théâtre qu’à la poésie et la photo, seraient plébiscitées par la jeune génération à l’égale de celle d’un Jodorowsky.

Heureusement, du côté de la littérature le constat est moins amer puis que les éditions Inculte (voir ici) ont réédité Devant mes yeux le désert (1966) sa seule œuvre romanesque parue en France en 1973. On retrouve peu l’univers ésotérique et carnavalesque développé par Terayama dans son théâtre ou ses films comme Cache-Cache pastoral ou Le Labyrinthe d’herbes. Ici pas de chamane borgne, de phénomènes de cirque ou d’écolier fantomatique, mais le Tokyo des années 60 et en particulier la faune du quartier de Kabukicho à Tokyo, lumpen semi criminel allant du yakuza à l’hôtesse de club érotique. C’est dans la peau d’un Jean Genet nippon que se glisse Terayama pour décrire ce petit monde, avec comme place central une salle de boxe. 



En effet, ce sport a tenu une place importante dans la vie de l’auteur, qui le pratiqua, en fut le commentateur et lui consacra son seul film de studio, le très beau The Boxer (1976). L’avant-garde de Terayama (et japonaise en général) n’est absolument pas délétère mais compose avec les thèmes de la vitalité, de la santé et d’une virilité toujours trouble. Le livre suit le parcours de deux jeunes garçons : Shinji, petit délinquant qui cherche la célébrité, et Kenji alias « la tondeuse », bègue pour qui la boxe est un chemin de croix. Autour d’eux, le Shinjuku des années 60 que Terayama décrit par fragments : collage de poèmes, de paroles de chansons, de coupures de journaux ou de journaux intimes comme celui de Taichi Miyagi, quadragénaire tourmenté par son homosexualité. Ces digressions dressent le portrait fragmenté d’une ville électrique, agitée par la fièvre créatrice et politique de la jeunesse. Une énergie telle qu’elle s’exprime autant dans la poésie (les tanka ces poèmes courts qui ouvrent chaque chapitre) que sur le ring, le théâtre ou le cinéma.



* Je suppose qu’un DVD antédiluvien des Fruits de la passion production française d’Anatole Dauman doit exister.

 

lundi 21 mars 2022

Akiko Wada, la rebelle




En France, pendant la période yéyé, Sylvie Vartan en blouson de cuir chantait "Comme un garçon", et Polnareff revendiquait une masculinité douce et romantique, gentiment provocatrice lorsqu’il chantait "Moi je veux faire l’amour avec toi". Ce bouleversement était timide, et surtout ne remettait pas en question la sexualité des chanteurs. Il faudra attendre la variété glam de Patrick Juvet et le milieu des années 70 pour qu’une figure bisexuelle émerge dans les hit-parades et se retrouve à la Une de Podium. Aussi bien par rapport à la France que les USA, le Japon avait pris de l’avance sur ces questions dès la fin des années 60.

L’archipel avait connu en 1969 le phénomène des gayboys dont le film "Les Funérailles des roses" s’était fait le témoin (voir ici) et certaines personnalités transgenres étaient de véritables célébrités. Miwa (voir ici) par exemple était une diva flamboyante et intimidante, ancré dans un intellectualisme « rive gauche » à la japonaise. Au contraire Peter apparaît comme un ragazzo des rues de Shinjuku, un peu sauvage, dont le surnom anglosaxon suggérait déjà un métissage. Tout le monde, garçons et filles pouvait s’identifier à lui.




Peu de temps après "Les Funérailles des roses", la Nikkatsu lance la série "Stray Cat Rock" sur des jeunes filles rebelles de Shinjuku. Le film s’amuse avec les genres, présentant des filles énergiques, en vestes indiennes à franges, gilets de cuir, et gros ceinturons, tandis que leurs compagnons sont des hippies délicats en chemises à fleurs. Si le film lance l’absolue modernité de Meiko Kaji, son actrice principale est Akiko Wada, motarde toute de jean vêtue et dépassant d’une tête ses compagnes.

 



Dans la bande, certaines ne sont pas insensibles au charme de cette « grande sœur » bravant les yakuzas. De la même façon que Peter était lancé à ses débuts comme un garçon sensible, apte à faire fondre le cœur des mémères, Akiko Wada, par la suite mariée, n’a jamais revendiqué une quelconque homosexualité. Cependant, les jeunes lesbiennes japonaises se reconnaissaient davantage en ce personnage androgyne que dans le cliché de deux geishas s’étreignant dans un onsen.



Née en 1950, Akiko Wada n’était pas à la base une actrice mais une chanteuse de blues. Je tire du wikipedia japonais quelques éléments biographiques. D’origines coréennes, de son vrai nom Kim Bok-ja, elle était la fille du directeur d’un dojo de judo d’Osaka. Avant sa première année de collège, elle était déjà premier dan de judo. Akiko détestait son père qui tenait son foyer sous une discipline de fer et l’obligeait à le saluer à genoux.  Dès la seconde année de collège, Akiko était cheffe de gang, possédait des hommes de main, buvait et fumait. Cette jeune rebelle avait une autre passion que la délinquence, le blues, et depuis l’âge de 15 ans chantait dans les cafés où elle fut repérée par le producteur Takeo Hori. A 18 ans, elle déménage à Tokyo où elle fait ses débuts de chanteuse. Son père, pensant que dans le show business, un nom l’identifiant comme coréenne zainichi l'aurait handicapée, l'a fit adopter par un oncle naturalisé nommé Wada (ce qui lui permit d'obtenir de fait la naturalisation). Son premier patronyme pour coller au style Rythm N’ Blues était Margareth Wada, changé ensuite en Akiko.



Elle subit les brimades d’autres chanteurs lui reprochant son attitude de « grande gueule ». Elle souligne qu’elle n’avait pas une attitude particulièrement arrogante mais que cette impression était provoquée par sa grande taille et sa voix grave. Elle résista aux pressions visant à la féminiser et conserva sa personnalité turbulente en particularité dans les bars où allaient boire les célébrité. « On voulait que je sois une “bonne personne” mais si telle est l'image d’“Akiko Wada”, pourquoi en changer? Une “Akiko Wada” qui ne boit pas, ne fait pas d'histoires et ferme sa gueule n'est pas une “Akiko Wada”. » 



Surnommée "La reine japonaise du rhythm 'n' blues", elle fait ses débuts sur disque le 25 octobre 1968 avec "Hoshizora No Kodoku". Le 25 avril 1969 (Showa 44), son deuxième disque, "Doshaburi no ame no nakade", devient un grand succès et se vend à 170 000 exemplaires. Elle a 20 ans lorsqu’elle tient le rôle principal de Stray Cat Rock et en 1972, elle remporte le prix de la meilleure chanson aux 14e Japan Record Awards pour "Ano Kane wo ringarunowa anata". Si elle délaisse le cinéma, elle alterne jusqu’à nos jours une carrière de chanteuse à succès et, à l’instar de Peter, de présentatrice et invitée à la télévision. 



Peter et Akiko Wada sont d’ailleurs apparus dans le film de « jeunes délinquantes » Three Pretty Devils (1970) de Sadao Nakajima et Motohiro Torii (voir ici), et ont fait l’objet d’un reportage photo les associant comme « fiancés » romantiques dans un très amusant jeu d'inversion des genres. 









lundi 14 mars 2022

Ce blog a sept ans !

Jours étranges à Tokyo, créé en mars 2015 a désormais sept ans. 



Si je fais un petit historique, il y eut d’abord Les Films libèrent la tête qui a compté 465 billets entre le 31 mars 2009 et le 20 décembre 2013. Il s’agissait d’un blog un peu fourre-tout où le cinéma côtoyait l’illustration… et bien souvent n’importe quoi. Il marchait bien car je scannais mes propres images qui étaient relativement inédites. A l’époque où Pinterest et Tumblr balbutiaient, les photogrammes, les photos rares et insolites étaient très recherchées. Mon premier scanner ayant un léger défaut il m’arrive encore d’en reconnaître certaines. 






Les Films libèrent la tête était en fait devenu impraticable et trop tourné vers l’iconographie au détriment des textes. Je ne percevais plus son identité et le sabordais donc en pleine gloire ! Après quelques expériences de courtes durées (un blog de critiques, Journal de l’année des 13 lunes), je décidais de dédier un blog à la culture japonaise.



Le titre, Jours étranges à Tokyo, était un mélange entre Strange Days des Doors pour l’insolite, et Jours tranquilles à Clichy d’Henry Miller. Je m’imaginais bien à Tokyo comme Miller à Paris, hantant les bas-fonds et menant une vie d’écrivain alcoolique et désargenté. Dans mes fantasmes bien sûr. Je rapatriais sur ce nouveau média une grande partie des billets japonais des Films libèrent la tête, et partais à l'aventure.

Au fond pourquoi écrire un blog ? Je devais bien un jour me poser la question.

Il est pour moi un média, un carnet de voyage, un bloc-notes et, pour qui sait lire entre les lignes, un journal intime. Malgré mon travail dans la presse et la rédaction de mes livres, je ne l’ai jamais abandonné même si je l’ai parfois délaissé. Je sais que beaucoup de blogueurs de la même époque se sont tournés vers Facebook (ou pire Twitter), séduits par la réactivité, le dialogue et une meilleure audience. J’ignore presque totalement qui consulte mon blog et les commentaires sont rares mais ce machin ringard a finalement pris un peu de cachet au milieu de la cacophonie des réseaux sociaux. Le temps passé à écrire un billet, le manque flagrant d’humour (alors que je suis très drôle sur Facebook, si si), le choix des photos, et la réelle satisfaction au moment où je le mets en ligne ont ce côté laborieux de l’internet d’avant Zuckerberg. 

Au milieu des affaires courantes, il est  un moment de pause et une façon de revisiter le Japon. De le recomposer à partir des films, des livres, des images et des figures aimées. Même si aux Cahiers, je me suis beaucoup consacré au cinéma japonais, au fond j’avais aussi envie de prendre cette fameuse « voie oblique » pour traverser le pays. Parler du Japon des yakuzas, du Japon des travestis, du Japon des bars, du Japon des fantômes et des écolières. Je sais qu’il y a un côté foncièrement markerien dans la liberté qu’offre ce média. La statue d’une déesse, croisée dans un petit temple de Shinjuku, entre les clubs érotiques et les love hotels, mérite forcément que je lui consacre quelques lignes.

Et puis avouons-le, c’est aussi une façon de calmer ma graphomanie. 


J’ai choisi dix articles pour fêter cet anniversaire.

Cliquez sur le titre


Miwa, un dandy japonais



Golden Gai is the space



Encore une histoire de fantômes à Golden Gai





Morita Doji, la chanteuse évaporée




Richard Brautigan, encore une histoire de fantômes à Tokyo



La voie oblique




Le monde de Rina Yoshioka



L'érotisme noir de l'ère Showa



Benzaiten, protectrice de Kabukichô



Elle est morte après la guerre



jeudi 10 mars 2022

L'hiver des yakuzas 4

 ‎Gloire à Yoshio Harada



Le plaisir de cette traversée du monde des yakuzas est aussi un plaisir d’acteurs. Passer de l’intense et rigoriste Ken Takakura (années 60) au très Rock N’Roll Yoshio Harada (années 70) constitue en soi un changement d’époque et de mentalité. Comme Yusaku Matsuda (né en 1949) ou Meiko Kaji (1947), Harada (1940) incarne cette nouvelle génération plus métissée et plus américaine aussi. Il y aurait sans doute un parallèle à faire avec le Pacino de Serpico et ces nouveaux acteurs de films d’action. 



A l’influence hippie correspond leur équivalent japonais : les futen. Matsuda et Harada sont chevelus, portent des raybans et des vestes de l’armée américaine, et surtout sont cools, un peu machos (influence Steve McQueen) et débraillés. La marginalité des yakuzas (et parfois aussi des flics) rejoint celle de la contre-culture. L’un des atouts d’Harada est d’avoir alterné des productions commerciales pour la Nikkatsu ou la Toho et des films indépendants mythiques comme le superbe The Assassination of Ryoma (1974) de Kazuo Kuroki où il incarne une grande figure de la restauration de Meiji ; Cache-chache pastoral (1974) de Terayama ; Preparation for the Festival (1975) de Kazuo Kuroki ou encore Mélodie Tzigane (1980), Brumes de chaleur (1981) et Yumeji (1991), la trilogie Taisho de Seijun Suzuki. En termes de liberté artistique et d’image, Yoshio Harada a sans aucun doute contribué à décomplexer et moderniser les acteurs japonais, ouvrant par exemple la voie à Koji Yakusho et Tadanobu Asano.




9 février 

Blood For Blood / Ryuketsu no Koso (1971) de Yasuharu Hasebe



Un clan véreux pousse les autres clans à se détruire pour asseoir sa suprématie. C’est compter sans l’héroïque Tezuka (Joe Shishido) sortant de prison et ne pouvant se résoudre à affronter son « frère », appartenant à un clan adverse, et faussement accusé d’avoir tué son chef. 



Après avoir surtout exploré les productions Toei, il est presque rafraichissant de regarder un Nikkatsu : cool, jazzy, délirant et sanglant mais surtout beaucoup moins névrotique dans sa représentation des yakuzas. Ici le divertissement prime sur l’autolégitimation du milieu. 



Joe Shishido compose un personnage un peu cartoonesque, yakuza à rouflaquettes, qui justement porte bien son nom puisqu’il a l’air sorti d’un manga de Tezuka. 



Mais l’acteur le plus troublant est Tatsuya Fuji, cinq ans avant L’Empire des sens et sans moustache. Son agonie finale, génial plan fixe monté en jump-cuts, montre à quel point le second rôle des Stray Cat Rocks est devenu un grand acteur. Pendant quelques minutes, Fuji devient l’acteur principal du film et le détourne vers la tragédie.

 


10 février 

Yakuza Wolf / Ôkami yakuza: Koroshi wa ore ga yaru (1972) de Ryuichi Takamori



Je n’ai pas fait le compte du nombre de films de yakuzas que j’ai vu depuis l’été, mais Yakuza Wolf s’il n’est pas le meilleur est sans conteste le plus délirant et le plus survolté. Si certains Ninkyo ressemblent à des westerns classiques, Yakuza Wolf a clairement pour modèle le western italien. Le pistolero dressant l’un contre l’autre deux clans rappelle l’homme sans nom de Pour une poignée de dollars, et le reste, de ses vêtements noirs à ses mains brisées, est calqué sur Django. 




Sonny Chiba, barbu et portant un chapeau à larges bords est parfait dans son rôle de fossoyeurs des yakuzas ayant massacré sa famille et enlevé sa sœur. Takamori multiplie les plans iconiques de héros solitaire et pousse un peu plus loin la latinité en peignant en couleurs bariolées, entre Bava et Argento, un club libertin privé. 



Le sommet du délire est atteint lorsque la fille tenue en otage d’un oyabun est dévoilée crucifiée sur la remorque d’un camion. 



Si l’on est parfois submergé par le nombre d’épisodes des sagas japonaises, on regrette que ce fascinant Loup Yakuza n’ait connu qu’une seule occurrence.


24 février

L’emblème de l’homme/ Otoko no monshô (1963) d’Akinori Matsuo





Ce premier épisode d’une série de la Nikkatsu est une merveille de scénario et de réalisation. La première scène est un moment traumatique pour Ryuji qui, enfant, voit son père, un chef yakuza,  tuer au sabre l’homme qui les attaquait dans leur sommeil. 



Le générique suit alors Ryuji de son enfance à son adolescence. Une vie comme les autres entre l’école et les bagarres avec collégiens, mais toujours sous le regard de son père. La mère semble alors absente, et le père éduque son fils avec bonté et dévouement. Pourtant le scénario attendu bifurque et au lieu de suivre le chemin paternel, Ryuji achève brillamment ses études de médecine. Pour échapper au clan, Ryuji s’exile volontairement dans les montagnes. 



En tant que médecin des ouvriers d’une carrière, il se conduit avec bravoure en s’opposant à un clan cruel – il a malgré tout le ninkyo chevillé à l’âme.  Apprenant l’assassinat de son père, il finit par accepter son destin. Sur son dos il se fait tatouer l’« emblème de l’homme » soit le même dessin de dragon que son père – acceptation de cet héritage où le clan se confond avec la famille. 



Le scénario se complexifie avec l’entrée en scène d’une Woman Boss, qui se révèle la mère, qu’il n’a jamais connu car appartenant à un clan adverse. Cette femme aimante, ne pouvant pas l’approcher, n’a cessé de le suivre de loin. Le combat est bien entendu intérieur avec des valeurs confucéennes que Ryuji finira par accepter mais en payant le prix fort : tuer pour venger son père alors que son choix était d’être l’inverse, un chirurgien réparant les corps blessés. Le final le montre sous la pluie, couvert de sang, titubant et complètement désarticulé. Le plus beau du film réside dans les relations père-fils, et la vénération de Ryuji pour cet homme juste et pacifiste, refusant tout acte de vengeance. 




Lors d’une scène magnifique Ryuji et son père jouent du tambour pendant un matsuri : deux forces s’accordant par la musique et qui finiront par se rejoindre au-delà de la mort,  le tatouage signant la coupure du waka (jeune chef) avec la société légale. « L’homme est celui qui sait que faire un pas en avant va sceller son destin même si celui-ci le conduit, seul, vers la mort », telle semble être la morale du film. La vérité du yakuza réside-t-elle dans les rituels, les coupes de saké échangées, le titre d’oyabun ? Non elle réside dans la mort, le sang, et c’est une chose laide qui détruit intrinsèquement l’être humain. 




Le véritable combat pour être un homme et non une bête sanguinaire commence. Hideki Takahashi, acteur d’une grande beauté, apporte à son personnage une sensibilité à fleur de peau. Un film génial sur lequel on pourrait écrire un livre entier. 



25 février

Outrage Coda (2017) de Takeshi Kitano 



Dernier épisode de la trilogie Outrage sorti chez nous en VOD et passé à peu près inaperçu. La première partie est une lutte de pouvoir, avec l’habituel jeu d’alliances et de trahisons. Si elle peut sembler statique et bavarde et ressembler à une succession de conseils d’administration, c’est surtout parce que Kitano déroule une galerie de gangsters quasi séniles, ralentis, essoufflés, vicieux ou demeurés, bien différents des nobles oyabun des années 60. Cette coda est celle d’un monde sinistre, peuplé de vieillards aigris, aux visages affaissés et aux paupières gonflés, marchant avec difficulté, et s’accrochant au pouvoir comme les politiciens du PLD. 




Lorsqu’il entre en scène, Kitano va régler à sa façon habituelle la lutte de succession. Si le jeu de massacre culmine dans le mitraillage d’une réception en l’honneur d’un yakuza fraichement libéré de prison, il faut encore aller flinguer deux types, dont on a oublié le rôle exact, dans une casse de voiture. En plan large, sans même montrer leurs visages comme une dernière formalité. Le yakuza, reproduisant son suicide de Sonatine, se loge alors une balle dans la tête. Un film cruel et nihiliste qui est aussi la coda d’un genre et du personnage fétiche de Kitano.





 

26 février

Melody Of Rebellion/Hangyaku no Melody (1970) de Yukihiro Sawada



A début des années 70, la Nikkatsu a tenté de moderniser sa propre série de yakuza-eiga. La compagnie, plus pop que sa rivale Toei avait toujours été moins rigide et à cheval sur le Ninkyo. Sans doute les vrais yakuzas y avaient moins d’influence ce qui permettait à Seijun Suzuki de les ridiculiser. Exit donc les playboys en costards Akira Kobayashi et Tatsuya Watari et place à une nouvelle génération d’acteurs dont l’emblème était le chevelu Yoshio Harada, ressemblant plus à un rocker qu’à un membre du Yamaguchi-gumi. 



Son « gumi » étant dissous, Tetsu retourne à son clan d’origine au fin fond de la province. Il  prête main-forte à sa belle-sœur dont le mari est en prison, et qui est harcelée par des gangsters peu respectueux du code. Contemporain de la série Stray Cat Rock, il s’agit plus de mêler le film de jeunes marginaux aux yakuza-eiga que de tourner un Ninkyo carré. 




Le folk remplace la enka, les motards d’inspiration « yankee » les cadets des gangs, une jeep les limousines, et Harada a troqué les costumes noirs pour un ensemble en jean qu’il porte à même la peau. Pourtant, le film s’achève dans les règles de l’arts avec un héroïque massacre final. Un duo mythique entoure Harada : rien moins que Meiko Kaji et Tatsuya Fuji dans le rôle du frère de sang. 



4 mars

Trail of Blood / Mushukunin Mikogami no Jôkichi: Kiba wa hikisaita

The Fearless Avenger / Mushukunin mikogami no jôkichi: Kawakaze ni kako wa nagareta. 

Slaughter in the Snow / Mushukunin Mikogami no Jokichi: Tasogare ni senko ga tonda

(1972–1973) de Kazuo Ikehiro



Dans cette trilogie réalisée par Kazuo Ikehiro (plusieurs Zatoichi et Kiyoshiro Nemuri) , Yoshio Harada interprète Jokichi, un matatabi soit un yakuza errant d'avant l'ère Meiji. Reprenant par amour une vie légale, il subit les humiliations de ses anciens ennemis mais, se tenant à son éthique d’honnête homme, ne réplique pas, allant même jusqu’à se faire couper deux doigts à la main gauche. 



Après l’assassinat de son épouse, également violée, et de son fils, il reprend son sabre et se lance à la poursuite des deux chefs de clans ayant monté l’opération. Cette très réjouissante saga rappelle les mangas écrits par Kazuo Koike comme Lady Snowblood et surtout Love Wolf and Cub dont il est contemporain des adaptations. 



On retrouve la même impureté, les « gadgets » comme les ongles de Jokichi taillés pour former des griffes, des signes distinctifs comme le chapeau en osier, et un chemin de croix rappelant le western italien. La musique, l’errance du héros, le masochisme, doivent peut-être plus à Sergio Corbucci qu’à Kenji Misumi. Harada est un yakuza sombre et hirsute, transposant dans le chanbara ses personnages débraillés proches de la contre-culture. 



Au fond c’est une petite révolution qu’il impose au genre et ses successeurs seront les rônins J-pop aux cheveux oranges et aux mèches tombant sur l’œil. Sa gestuelle-même lors des scènes de combat est aussi celle d’une rockstar. L’autre signature des trois films est de splendides paysages traversés par le yakuza : plaines enneigés, forêts, immenses crépuscules… Le dernier épisode est l’un des plus beaux, Isao Natsuyagi interprétant un charismatique yakuza tuberculeux crachant son sang sur la neige. Une passion étrange se noue entre les deux hommes, Jokichi ne parvenant pas, jusqu’à la fin, à tuer son rival. 





Sa lutte contre la maladie en plein cœur des combats et son sens de l’honneur le poussant même à rejeter tout honneur le bouleversent. Ce lanceur de couteau sera détruit surtout par les images de la femme qu’il aime faisant l’amour avec son ennemi ; magnifiques surimpressions de leur étreinte sur la fuite du yakuza dans la neige. 








6 mars

Nuclear Gypsies / Ikiteru uchiga hana nanoyo (1984) d’ Azuma Morisaki



Barbara et Miyazato sont deux amants originaires d’Okinawa ayant immigré sur l’île principal. Barbara est devenue danseuse de cabaret itinérante, et Miyazato pour la suivre Nuclear Gypsies, un saisonnier du nucléaire allant de centrales en centrales. Bien avant la catastrophe de Fukushima, Azuma Morisaki (scénariste et réalisateur d’un épisode de Tora-san devenu indépendant) alertait sur ces « prolétaires de l’atome », usant leur vie et leur santé dans des condition de travail inhumaines. Sur le port de Nagoya, Miyazato a fini par devenir un yakuza à la solde d’une société criminelle, réunissant gangsters et policiers organisés autour de la centrale : dissimulant les morts au travail, exploitant les immigrés philippins, et n’hésitant pas à liquider ceux tentant de s’échapper. 



Cette corruption d’un homme au départ honnête est parallèle aux chemins des radiations dans son corps. Yoshio Harada, acteur suffisamment libre pour alterner productions de studios et films indépendants engagés, compose une figure tragique mais gardant un certain panache. Bien sûr sa rébellion légendaire reprendra le dessus : il se retournera contre ses employeurs, et retrouvera sa dignité aux yeux de la femme qu’il aime. 




Barbara est interprétée par Mitsuko Baisho, grande actrice ayant joué dans tous les films d’Imamura à partir de La Vengeance est à moi. Avec elle Morisaki peut glorifier ce prolétariat japonais insoumis, et un peuple plus composite que l’extrême-droite ne veut l’admettre. 



C’est tout un monde des bas-fonds qui est mis en scène, des vieux capitaines, des immigrés philippins, des patronnes d’auberges et des délinquants juvéniles commettant des exactions ratées et absurdes. 



Il y a même un professeur en pleine crise existentielle se mêlant à cette vie parallèle. Avec son scénario foisonnant et sa magnifique photographie, Nuclear Gypsies est l’un des trésors cachés du cinéma japonais des années 80, un film romantique et militant au cœur d’une décennie vouée à la consommation effrénée. 



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