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dimanche 11 décembre 2022

Emma Sugimoto, l’Emmanuelle japonaise

  




Keiko Matsukata nait le 17 juin 1950 à Osaka de parents japonais et américains. A la fin des années 60, elle adopte le prénom Emi ou Emma et le nom Sugimoto et devient mannequin et présentatrice d’une émission sportive.



En février 1969, elle pose nue pour la marque Papilio Cosmetics, ce qui était alors rare dans les publicités. Les affiches d'Emma était ainsi rapidement dérobées. Cette petite célébrité la fit apparaitre en seconds rôles dans une poignée de films de séries. Elle est la faire valoir des groupes de rock The Tigers et The spiders, joue dans des films de mystères ou de yakuza.


L’un de ses films les plus curieux semble une parodie de science-fiction de 1969:  Conto 55 : The Great Space Adventure (コント55号 宇宙大冒険), véhicule des comiques Kinichi Hagimoto et Jiro Sakagami. Ema Sugimoto y interprète Cléopâtre et la star transsexuelle Carrousel Maki, Jeanne d’Arc.


Ce fut le chant du cygne cinématographique d’Emma Sugimoto qui se consacra au mannequinat pour les magazines et à la photo de charme qui, comme souvent au Japon, est le terrain d’expérimentation de talentueux photographes.


On peut l’admirer dans Emma, private 2 de Shunji Okura en 1971 et Ema Nude in Africa de Masaya Nakamura, la même année. A noter que son prénom prend sur les couvertures parfois un seul M. Bien qu’elle n’ait pas tourné dans des films érotiques, Emma Sugimoto est synonyme d’un exotisme sensuel accentué par son métissage.
 











On l'imagine vivre des aventures érotiques en Afrique, continent alors très populaire chez les Japonais, ce qui ne manque pas d’intriguer vue la suite de sa carrière.A priori, rien de particulier à signaler chez cette belle jeune femme qui fit sans doute rêver à des destinations lointaines quelques salarymen épuisés. Pourtant, Emma Sugimoto allait connaître un curieux destin professionnel l’espace de deux années. Emmanuelle de Just Jaekin ayant remporté comme dans le reste du monde un succès phénoménal au Japon, elle fut en 1974 choisie pour interpréter la version japonaise de la chanson de Pierre Bachelet.

 



Elle s’en tire très bien, avec une grande sensualité, d’autant que la production rajoute quelques soupirs évocateurs, et même (si je ne m’abuse) quelques mots en français (« très bien »). Elle signa les paroles de l’adaptation ainsi que de neuf chansons de l’album Emma is Love, preuve qu’elle n’était pas une simple poupée et partageait un peu de l’indépendance de son modèle.





Ce n’est pas seulement à cause de son prénom qu’Emma Sugimoto fut choisie mais aussi pour son physique eurasien qui en font un double très réussi de Sylvia Kristel. Adoptant la coiffure et le maquillage de l’actrice hollandaise, quelques photos sont même à s’y méprendre. 






Son album de photo Ema nude in Africa prend un certain sens, rejoignant l’exotisme facile d’Emmanuelle et de sa version « black » Laura Gemser.

On peut imaginer qu’elle fut courtisée par les studios pink pour exploiter le succès du film Jaekin mais cela n’eut (malheureusement) pas lieu. Emmanuelle in Tokyo (1975) fut bien tourné par Akira Katô mais interprété par Kumi Taguchi qui malgré le brushing ressemble bien moins à Sylvia Kristel.



Cet ultime succès et cette étrange gloire marqua la fin de la carrière d’Emma Sugimoto qui se retira en 1975.











 

vendredi 1 avril 2022

Les draps froissés d’Araki

C’était une de mes photos préférées de l’expo Araki à la Bourse de commerce : Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank (1993). Elle n’a rien d’agressif ou de dérangeant, au contraire de cette autre, que j’ai aussi beaucoup aimée, montrant une femme enceinte, des cordes nouées autour de son ventre et de ses seins. Les déformations classiques du shibari accentuaient sa maternité, et suggéraient d'autres lien : à son enfant ? Son visage était, comme toujours chez Araki, serein. Devant moi une fille, un peu outrée, disait à son amie « ça, je peux pas ! »



Rien de tel dans cette photo qui est un nu classique. Repliée dans son sommeil, la jeune fille est comme un poisson blanc échoué sur le sable. Araki est un grand photographe du corps et de la peau mais aussi des draps froissés des love hotels, ceux des chambres conjugales, ou des petits studios de Tokyo où vivent les hôtesses de bar et travailleuses sexuelles des clubs. Les draps sont des surfaces blanches plissées et striées d’ombres,  des paysages lunaires et un pays de fantômes.



Tiré à peu d’exemplaires, Le Voyage sentimental (1971) est son premier chef-d’œuvre et l’album inaugural de sa carrière. Il y documente sa lune de miel, créant un style autobiographique inédit dans la photo japonaise. Ici, leur petite chambre d’auberge, un peu défraichie et sombre, et deux futons vides aux draps usés. Le couple est absent et ce sont les draps qui gardent l’empreinte de leur vie à cet instant précis. Il n’est alors qu’un artiste bohème n’ayant pour seule richesse que ses photographies, et ce petit voyage hors du béton, était tout ce qu’ils pouvaient s’offrir pour leur mariage.



Ces draps du voyage de noce deviendront d’autres draps, les plus tristes de toute l’œuvre d’Araki, bien qu’immaculés : ceux du lit d’hôpital où Yôko meure d’un cancer dans Le Voyage d’hiver (1989). La main d’Araki tient celle de Yôko qui dépasse des draps. 



Lui en costume noir, elle dans un cocon de tissus blancs, comme au jour de leur mariage, première photo du Voyage sentimental. C’est déjà comme s’il tenait la main d’un fantôme dont le corps est en train de rejoindre le monde invisible.



Tout au long du Voyage d’hiver, un esprit protecteur et espiègle empêche Araki de lui-même se laisser glisser au pays des morts : c’est Chiro, la petite chatte qui est l’autre grand amour du photographe. Sur le drap blanc qui recouvre le paysage, elle incarne tout simplement la vie qui danse devant les yeux d’Araki.



 

Les photos du Voyage sentimental et du Voyage d’hiver sont visibles à l’exposition Love Songs, Photographies de l'intime à la Maison Européenne de la Photographie (voir ici)

 

 

 

dimanche 25 juillet 2021

Shinjuku, c’est

un quartier de jeunes 

un quartier où l’on fait une halte en rentrant chez soi 

un haut lieu de l’underground 

un endroit où il se passe toujours quelque chose 

un quartier de vagabonds 

un quartier chaud 

les entrailles de la civilisation 

un supermarché géant 

Tokyo en miniature 

La Mecque de la culture de l’immédiat 

là où tout peut arriver 

un lieu où les étudiants 

se sentent chez eux 

où les nouveaux venus se constituent des familles 

où l’on peut boire et danser pour 200 yens 

où tout le monde se donne rendez-vous 

où l’on rejette l’autorité 

un mélange de frivolité et d’infamie 

une jungle moderne 

le parfum du crime 

un quartier du désir qui, déchaîné, peut tout engloutir

Postface de Shomei Tomatsu

O ! Shinjuku, éditions Shaken, Tokyo 1969

Cartel à l’exposition de la MEP : Moriyama-Tomatsu (19.05.2021 - 24.10.2021)



Tout me touche dans cette description, et plus particulièrement « où les nouveaux venus se constituent des familles ». Bien sûr on m’objectera que le Shinjuku que j’ai découvert en 2009 n’est que l’ombre de celui de 1969. Et pourtant l’esprit du lieu est bien présent, et si ce n’est plus Tokyo ou le Japon que ce « quartier du désir qui, déchaîné, peut tout engloutir », c’est bien moi qu’il a fini par entraîner là où je ne croyais jamais aller. 



En visitant l’expo de la MEP, j’ai pensé comment Tomatsu avait d’abord poursuivi la tradition du cadrage japonais (et Dieu sait si les Japonais, de la peinture au cinéma, en sont les maîtres), pour ensuite la briser et saisir l’énergie des années soixante, dont Shinjuku était l’épicentre sismique. C’est la pure intensité de l’éditeur enragé cognant sur son punchingball, du manifestant sur le goudron luisant comme les écailles d’un gigantesque poisson. 






Pourquoi cadrer lorsque tout est mouvant et explose. Lorsque le désir entre en irruption. De cet abandon du cadre naîtra la photographie japonaise moderne et celle de Daido Moriyama qui ira encore plus loin en radiographiant la ville. Chez Daido le cadre est de toute façon ailleurs, c’est le contour impossible de Shinjuku. C’est le centre impossible de Shinjuku. Si l’on faisait une mosaïque des photos de Moriyama sera-t-elle aussi grande que le quartier ? Quel visage apparaîtrait ? 


photographies de Shomei Tomatsu

1. Couverture de Oh! Shinjuku

2. oh! Shinjuku. 1964

3. Série « Chewing Gum and Chocolate ». 1960

4. Takuma Nakahira, éditeur du magazine Provoke, 1964

5. Protest, Tokyo. 1969 (oh! Shinjuku)

6. Série « Japan A Photo Theater ». 1964. 

7. oh! Shinjuku. 1964  


mercredi 2 juin 2021

Les Fleurs du mal - Réhabilitation par Mon Sexe

Yasuzō Masumura, La Bête aveugle (Mōjū, 1969)



Visitant l’exposition du photographe Yamana dont elle est le modèle, Aki est témoin d’un étrange spectacle. Au milieu des photos qui la représentent diffractée, enchaînée ou perdue dans les ténèbres, se tient un visiteur mystérieux. Le regard vide, il palpe une statue la représentant. Aki, troublée, se met à ressentir sur sa peau ses caresses indiscrètes. Cet homme, c’est la bête aveugle, le masseur pervers du célèbre roman policier d’Edogawa Ranpo. Il va enlever le modèle et la séquestrer dans son atelier : un immense sous-sol plongé dans les ténèbres, planète étrangère dont les dunes et les vallons se révèlent un gigantesque corps de femme. Aki et Michio, vont s’engager dans une passion hors norme, se mutilant jusqu’à quitter l’espèce humaine pour devenir des créatures des profondeurs, dont la seule conscience est celle de la chair. 


Pour représenter l’exposition de Yamana, Yasuzô  Masumura filme une véritable galerie de Tokyo où sont accrochées les photos d’Akira Suzuki : « Les Fleurs du mal - Réhabilitation par Mon Sexe » dont l’actrice Mako Midori est effectivement le centre. Masumura ne cherche d’ailleurs pas à dissimuler la source réelle de ces images. Il y a un réel dialogue entre le photographe et le cinéaste, les photos de Suzuki défilant également pendant le générique. Masumura est coutumier des génériques en images fixes, comme les photos de presse à scandale du Grand salaud ou celles d’Un amour insensé (La Chatte japonaise) composé de clichés de Naomi. Le choix de Suzuki rattache La Bête aveugle au courant d’avant-garde japonais dont la figure de proue était le traducteur, écrivain et collectionneur Tatsuhiko Shibusawa. Ce passionné de littérature française transgressive rendit familier à l’intelligentsia artistique, dont Masumura, Mishima et Tatsumi Hijikata, les noms de Baudelaire, Sade, Genet et George Bataille. L’étrange sous-titre de l’exposition, en français, « Réhabilitation par Mon Sexe » porte la marque de Shibusawa. 
Le recueil de photographie du même nom est un fascinant objet noir à fourreau, dont le titre est gravé en lettres dorées. 

Les poèmes de Baudelaire qui alternent avec les photographies sont traduits par Daigaku Horiguchi (1892-1981) à qui l’on doit la popularisation du surréalisme au Japon mais aussi de Cocteau, Radiguet, Verlaine, Apollinaire ou encore Paul Morand. Deux textes demeurent en français : « Au lecteur » et « Femmes damnées ».


Lorsque Mako Midori pose pour Akira Suzuki et tourne pour Masumura, elle a déjà quitté la Toei, lassée des rôles de starlettes qu’on lui confie. L’année 1968 est pour elle-aussi une révolution, et elle deviendra une actrice de théâtre d’avant-garde, jouant dans les pièces du légendaire Juro Kara et avec son mari Renji Ishibash. Le choix des œuvres de Suzuki, s’il est en partie dicté par Mako Midori, n’est en rien décoratif. Que racontent ces photos ? La recherche d’une femme obscure et primitive. Les découpages et les collages du corps de Mako, sont déjà comme les amputations que lui fera subir la bête aveugle, qui loin de l’affaiblir la renforcent. 

En un kaléidoscope de jouissance tournoient les cent visages de Mako. La survivante de l’apocalypse. La femme vampire aux cheveux d'or. La grande prostituée dont les chaînes, loin de l’asservir, deviennent les bijoux. La prêtresse couverte de terre blanche dansant devant les flammes. La déesse descendant parmi les hommes dans un œuf cosmique. 





On peut alors rajouter à ces figures mythiques la Vénus mutilée de La Bête aveugle, ultime incarnation de ce grand cycle de corps douloureux, détruits et reconstruits de Masumura, commencé avec La Femme de Seisaku (1963) et dont L’Ange rouge (1966) avait été la première apothéose.

En cette fin des années soixante Mako Midori était l’actrice totale.