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mardi 29 mars 2022

Animerama : vertiges érotiques de l’animation japonaise

 


Entre 1969 et 1973, Osamu Tezuka et Eichii Yamamoto inventaient le dessin animé pour adulte, érotique et psychédélique, en se projetant dans les contes orientaux, l’antiquité et le moyen-âge. Après le génial Belladonna,  Eurozoom (voir ici) a édité également Mille et une nuits (1969) et Cleopatra (1972), les deux volets inédits de la trilogie Animerama.



Splendide folie graphique, toute en rondeurs, arabesques et couleurs vivantes, Mille et une nuits retrace l’épopée d’Adlin (mélange d’Aladin, Ali Baba et Sindbad, et par ailleurs inspiré de Jean-Paul Belmondo), un pauvre marchand d’eau finissant par devenir calife de Bagdad. Sous son allure picaresque, le récit offre une très belle construction symétrique puisque le nomade opprimé finira par exercer les lois injustes dont il était la victime.

Cette réflexion sur le pouvoir, l’amour et la révolte colle parfaitement à la contestation de l’autorité des années soixante, emportée par une irrésistible musique psychédélique d’Isao Tomita. Contemporain de Yellow Submarine de George Dunning, Mille et une nuits s’engouffre dans la même voie d’expérimentations visuelles et musicales. Malgré un sujet qui s’y prête, le film n’est pas une simple illustration des contes mais est sous-tendu par un projet plus ambitieux : faire du dessin animé l’expression la plus pure de l’érotisme. 





Sur une île peuplée de femmes surnaturelles, Adlin se noie dans une ivresse sensuelle se traduisant par des croisements de lignes douces esquissant des fesses, des seins ou des pénis sans jamais aller au terme de la représentation. Ce moment d’abstraction est le sommet du film et digne de figurer parmi les classiques du cinéma expérimental.



Cleopatra est davantage marqué par le style graphique de Tezuka (qui co-signe cette fois le long métrage) avec des personnages anguleux et des femmes insectes longilignes.  Ce second opus est à la fois un péplum et un film de science-fiction débutant avec des agents secrets du futur envoyés en Egypte antique. Lors du prologue filmé en prises de vues réelles, seuls leurs visages ont été redessinés, produisant une curieuse hybridation.



Plus comique avec ses déformations de personnages en proie l’émotion (souvent sexuelle), il joue sur les anachronismes et fait apparaître en caméo des icônes comme Astroboy, autre succès de Tezuka. Lors d’une séquence délirante, l’arrivée de Cléopâtre à Rome est saluée par un défilé de chefs-d’œuvre de l’art occidental animés allant de Goya à Dali, en passant par Degas et Millet. 



L’esthétique traditionnelle  japonaise, tenue relativement à l’écart de la trilogie, fait aussi retour lors de la splendide séquence de la mort de César filmée comme une pièce kabuki. 





Tout cela est un peu sans queue ni tête, historiquement farfelu (Cléopâtre aurait commandité l’assassinat de Cesar), mais témoigne d’une vigueur et d’un plaisir d’expérimenter réjouissant. 



Ce patchwork trouve son unité à travers la figure tragique de Cléopâtre,  femme à la fois fatale, innocente et victime de la soif de pouvoir des hommes. Cette dimension féministe trouvera son accomplissement dans Belladonna, le chef-d’œuvre symboliste de Yamamoto.



  

vendredi 28 janvier 2022

Summer Wars de Mamoru Hosoda (2012)

Contes et légendes du Cyberespace




Summer Wars décrit la guerre que livrent Kenji un jeune informaticien, et une famille campagnarde contre Love Machine, un virus menaçant de détruire Oz, un monde virtuel fédérant la population mondiale. Signé par un des plus talentueux animateurs japonais actuels, Summer Wars  est une œuvre complexe et sans cesse euphorique.

Connu en France grâce à La Traversée du temps, Mamoru Hosada est un peintre délicat de la vie provinciale japonaise, constante des productions Madhouse (les merveilleux Un été avec Coo et Mai Mai Miracle). S'il excelle à représenter une campagne estivale bruissant d'une vie secrète, Hosada est également le démiurge d’univers virtuels foisonnants. Oz marque l'aboutissement d'un travail commencé avec Superflat Monogram, reprise de l'univers d'Alice commandée par l'artiste Pop Art Takashi Murakami, et Digimon Adventure, décrivant déjà la lutte contre un virus informatif vindicatif. Oz, aux allures de parc d'attraction psychédélique, récupère les esthétiques pops du Kawaii (le mignon enfantin, tout en courbes, popularisé par Hello Kitty) et du Superflat (les couleurs en à-plats, sans ombre ni relief). Sa belle architecture aérienne et ses avatars drolatiques, renvoient à la préhistoire le sinistre Second Life et son peuple de zombies.

Cette vision idéalisée et pacifiste, propre au Kawaii, est aux antipodes de celles, cauchemardesques, de Serial Experiment Lain de Ryutaro Nakamura et Chiaki Konaka ou de Ghost in the Shell de Mamoru Oshii nées au début de l'Internet.



Oz est un monde en perpétuelle construction et métamorphose, comme le signale le totem qui occupe son centre : une tête gigantesque de Félix le chat. Outre son statut de figure fondatrice du dessin animé, Félix est une créature modulable (sa queue devient un point d'interrogation), presque un idéogramme. Pendant les premières minutes du film, Oz s’élabore au fur et à mesure de sa description. Le plaisir enfantin du jeu de construction se développe encore lors de l'énumération des degrés de parentés de la famille et l'organisation  par la grand-mère de la résistance de la petite ville contre le virus.


La grand-mère devient le lien affectif et familial qui unit tous les membres de la communauté. Ce qui permet de lier les mondes réels et virtuels, n'est rien d’autre que la famille, fondement de la société japonaise. D’abord locale et provinciale, la famille devient globale et planétaire dans le Cyberespace. Pour autant Hosoda, n’en fait pas une force passéiste. Au contraire,  c’est une entité mutante, tentaculaire et joyeusement anarchique. Le jeune héros, mathématicien génial, devra tout autant débrouiller des généalogies remontant aux samouraïs que déjouer les stratégies malignes de Love Machine.

 


Dans son ultime métamorphose, Love Machine devient un essaim d’avatars, rappelant les créatures d’épingles d’Alexeïeff. Tirer son énergie d’identités qu’il emprisonne est l’unique motivation de ce vampire cybernétique. Alors que Oz repose sur une vision enchantée et utopique de la mondialisation, le virus en est le démon capitaliste et profondément nihiliste. Lorsqu'il aura épuisé toutes les ressources du monde virtuel, il ne lui restera qu'à disparaître avec lui. 

Pourtant, Love Machine motivé uniquement vers sa satisfaction immédiate, recèle une faiblesse : il ne possède ni passé ni mémoire. Pour le combattre, Kenji et la famille convoqueront d'abord les stratégies guerrières des samouraïs. Les matières synthétiques du monde virtuel sont remplacées par une multitude de petites baraques en bois qui emprisonnent le virus. Le bois, anachronique dans le monde lisse et acidulé d’Oz, est comme l’exhumation d’une antique civilisation au cœur du Cyberespace. Hosoda ne se contente pas d'opposer Love Machine, monstre issu des jeux vidéos, à une pratique ancestrale, il montre le plaisir ludique comme une constante de l'âme japonaise. Ainsi, la grand-mère lègue à sa petite fille son habileté au Hanafuda, jeu de carte traditionnel. La mémoire à laquelle fait appel Hosoda est alors très émouvante. L'actrice qui prête sa voix à la grand-mère n'est autre que JUnko Fuji, interprète de la Pivoine Rouge, la joueuse de Hanafuda d’une série mythique des années 70.

C’est ce passé glorieux, l’âme d’un cinéma japonais à la fois populaire et ambitieux, dont le conte cybernétique de Mamoru Hosada recueille l’héritage.

 

 

Entretien avec Mamoru Hosoda



On retrouve dans Summer Wars certains motifs des œuvres de Takashi Murakami ?

Je dirai plutôt que c'est l'inverse : c'est moi qui lui ai donné ses idées. Lorsque j'ai tourné Digimon, j'ai représenté le monde virtuel comme un globe blanc, parcouru de lignes rouges. En automne 2002, Murakami est venu me voir aux studios de Toei Animation. Il devait faire une publicité pour Louis Vuitton et m'a commandé un film d'animation : Superflat Monogram. Lorsqu'il m'a montré son projet, j'ai retrouvé des images de mon Digimon. Donc, c'est plutôt moi qui l'ai influencé. Takashi Murakami est un ami, je ne corrige pas à chaque fois.

 

Pourquoi avoir donné au virus le nom de Love Machine ?

Love Machine représente l'intelligence artificielle - "AI" en anglais qui signifie "amour" en Japonais. Takashi Okazaki, l'auteur d'Afro Samouraï qui a créé le design des personnages, est un fanatique des statues de Bouddha. Il lui a donné cette forme impressionnante.

 

Une même saturation d'informations caractérise le monde d'Oz et la famille Shinohara.

Cela vient de l'expérience de mon propre mariage. Lorsque j'ai rencontré la famille de ma femme, ils étaient si nombreux que je ne comprenais pas qui était qui. Encore aujourd'hui je ne me souviens pas de tous leurs noms. Pour moi, le mariage représente une multitude d'informations et j'ai failli m'évanouir quand j'ai du toutes les mémoriser.

On retrouve ce foisonnement dans la scène du repas familial. Ils sont une trentaine autour d'une table, cela demande énormément de travail. Pour cette raison, les films d'animations comprennent très peu de scènes de repas. Ici chaque membre de la famille mange à son propre rythme. Il n'y a pas vraiment de héros dans Summer Wars, c'est la famille qui est un personnage à part entière.

 

Summer Wars associe le monde virtuel et la famille, ce qui est inhabituel.

Lorsqu'on traite du réel et du virtuel on condamne souvent un des deux. Par exemple, on dit que l'Internet est un monde faux, que ce n'est qu'un rêve et qu'il faut faire confiance à la réalité. A l'inverse, on dit aussi que l'Internet représente le progrès et permet de réaliser des choses inédites. Je voulais montrer les bons côtés de ces deux univers puisque l'Internet et la famille sont indispensables à notre vie. La vraie opposition ce situe davantage entre ce qui est local ou régional et la globalisation. On a tendance à penser que ce qui est local n'a plus de valeur. J'ai voulu montrer comment les familles du monde entier veulent aider cette famille japonaise. Je pense que malgré la globalisation, les familles peuvent changer le monde.

 

Vous utilisez des stratégies anciennes pour combattre les dangers du futur.

Je crois que ces stratégies miltaires existent encore aujourd'hui dans le monde d'Internet. La scène où Love Machine est emprisonné par les petites maisons vient d'un fait historique. Je me suis inspiré de la famille Sanada, qui a réellement existé dans cette région et qui a combattu l'armée du samouraï Tokugawa. La famille Sanada avait 2000 soldats alors que l'adversaire en avait 38.000. C'était donc sans espoir. Mais ils ont gagné en enfermant l’armée ennemie à l'intérieur de leur propre château.

L'origine du titre vient du fait que la famille Sanada a livré plusieurs guerres en été. D'où le pluriel. 

 


Dans quel courant de l’animation japonaise vous situez-vous ?

Dans l'histoire du cinéma d'animation japonais, il y a trois courants. D'abord, Toei animation, qui a produit le premier long métrage d'animation japonais : Le Serpent blanc de Taiji Yabushita. Aujourd'hui, Miyazaki  s'inscrit dans cette tradition. Le 2e courant vient de Tatsunoko Pro., fondée par Tatsuo Ushida, dont Mamoru Oshii est l'héritier. Madhouse quant à lui retrouve l'esprit du studio d'Osamu Tezuka. La caractéristique de Madhouse est son grand respect de chaque auteur. Même si j'ai beaucoup travaillé pour eux, je suis issu de la Toei et  Madhouse l'a parfaitement accepté. Dans Summer Wars, j'ai mis beaucoup de ma propre expérience et de ma vie privée. Je viens de la Toei où j'ai appris le cinéma. J'aime son côté très dynamique, et même un peu vulgaire. Je suis très fier de mon origine.

 

En quoi Summer Wars est-il proche de la Toei ?

Dans l'histoire du cinéma japonais, il y a également trois tendances : la Toei, la Toho et la Shochiku. Ozu a beaucoup tourné pour la Shochiku. Les films Shochiku montrent des familles tranquilles, ancrées dans la vie quotidienne. Un des réalisateurs phares de la Toho, est Kon Ichikawa dont les familles sont plutôt  hors-normes. A la Toei, les familles sont un peu yakuza comme dans la série La Pivoine rouge. L'héroïne est jouée par Junko Fuji qui était à l'époque une star.  C'est elle qui prête sa voix à la grand-mère dans Summer Wars. Et elle est la maman de Shinobu Terajima qui vient de remporter le prix d'interprétation à Berlin pour Caterpillar de Koji Wakamatsu !

 

Interprète : Shoko Takahashi

jeudi 27 janvier 2022

Hana & Alice mènent l’enquête de Shunji Iwai (2016)

Contours de l’adolescence



Portraitiste délicat de la jeunesse japonais, avec des films comme April Story, Love Letter ou All About Lyly Chouchou, Shunji Iwai fut un cinéaste culte dans l’Asie des années 90-2000. Son meilleur film, Hana & Alice (2004), récit vagabond sur les complots amoureux de deux lycéennes, marqua une éclipse d’une dizaine d’années consacrées à la production. S’il revient à la réalisation, c’est précisément pour retrouver son duo d’adolescentes et raconter l’origine de leur amitié. Preuve que l’animation reste le seul cinéma japonais réellement exportable, Hana & Alice mènent l’enquête est le premier film d’Iwai à connaître une exploitation française. Si on pouvait craindre que son style pop et impressionniste s’accorde difficilement à l’époque contemporaine, il n’en est rien. L’animation faisant l’effet d’un bain de jouvence, c’est avec une fraicheur intacte qu’il retrouve son cher sujet : l’éducation sentimentale des jeunes filles. Essayant de suivre la trace de « Judas » un collégien sataniste et polygame, les aventurières ne cessent d’emprunter des fausses pistes, de passer du coq à l’âne,  et de divaguer dans cette ville de province assoupie. Comme des petites sœurs en uniforme de Céline et Julie ou de Reinette et Mirabelle, leur amitié est un dialogue ininterrompu et fantasque qui réinvente le monde et relance sans cesse la fiction. 



La rotoscopie, consistant à redessiner les prises de vues réelles, n’est pas un simple cosmétique qui permettrait Yu Aoi et Anne Suzuki, les interprètes du film « live », de rajeunir d’une quinzaine d’années. Décrié par les tenants du dessin pur dans les années 70, lorsque Ralph Bakshi le généralisait avec Le Seigneur des anneaux, et aujourd’hui rendu vieillot par la motion capture, le procédé est utilisé par Iwai pour sa dimension poétique et surréelle. Hana et Alice sont dans l’entre-deux du dessin et de la photo, comme elles le sont de l’enfance et de l’âge adulte. 



Le rotoscope n’est alors ni un décalque ni une simplification du réel mais le révélateur de la vie parallèle des adolescentes. Iwai dessine au cœur du visible et du quotidien un territoire clos et un peu sacré qui est celui de la shojo, terme japonais désignant tout à la fois la jeune fille et la vierge. Comme dans le film de 2004, la salle de danse que fréquente Alice devient une « station physiologique » où il étudie les corps, mouvements et postures. Les jeunes filles sont d’abord « écrites », comme l’onnagata dont parle Barthes dans L’Empire des signes, cet acteur de kabuki, spécialiste des rôles de reine ou de vierge et qui est d’abord un calligraphe de la féminité. 



Nous ne connaitrons pas le vrai visage des interprètes d’Hana et Alice (Yu Aoi et Anne Suzuki ne font que leur prêter leur voix), « modèles » auxquels le contour noir donne dans une forme. C’est une empreinte dynamique que la rotoscopie révèle : Alice est mutine et coquette, portée par une énergie parfois désordonnée mais toujours solaire ; Hana est farouche et maladroite, ses mouvements traduisant quelque chose de plus obscur et recroquevillé. Ce tracé expressif fait défaut aux garçons de l’école, figures anonymes aux traits à peine esquissés, comme s’ils n’avaient pas encore totalement pris consistance dans le monde des deux filles. Quant aux pères, ils sont absents ou lointains comme celui d’Alice, un salaryman fatigué. L’enquête d’Hana et Alice porte alors sur une figure masculine qui n’est qu’une chimère, une de ces légendes urbaines dont raffolent les jeunes Japonais. 



Mais cette obsession qui leur fait perdre la tête et les entraîne à hors du monde shojo est déjà le sentiment amoureux. Grâce aux décors et effets atmosphériques d’Hiroshi Takiguchi (Garden of Words de Makoto Shinkai), la dernière partie de l’enquête est le moment le plus beau du film. La petite ville passe de teintes orangées et crépusculaires à une nuit grisâtre. 



Ce monde dépeuplé où Hana et Alice semblent naufragées est le pays perdu de la jeunesse des adultes. Cette angoisse couve sous le rose-kawaï, lorsque les mères minaudent devant les professeurs comme des lycéennes ou sont embaumées dans leurs vêtements de gothic lolita comme de grandes poupées inquiétantes. 

Un vieil homme se décrit comme un dessin qui peu à peu se tache et se ride, mais il raconte que son bras, toujours lisse comme celui d’un adolescent, l’empêche de basculer tout à fait dans le monde des vieillards.

 



La question initiale d’Iwai, « Qu’est-ce qu’une adolescente japonaise ? », débouche alors sur d’autres interrogations : qu’est-ce qu’une mère ? Qu’est-ce qu’un père ? Qu’est-ce que vieillir ? La seule réponse est qu’en tous les cas il ne faut rien regretter de sa jeunesse.





mardi 25 janvier 2022

Liz et l’oiseau bleu de Naoko Yamada (2019)

 

Les choses qui font battre le cœur

 






Après Silent Voice, Liz et l’oiseau bleu vient placer Naoko Yamada au premier plan de l’animation japonaise contemporaine. Qu’il s’agisse de la première réalisatrice d’anime pour le cinéma à gagner un statut international n’est pas insignifiant. Cette mue qui fut celle du manga dans les années 70, il est temps qu’elle s’opère dans l’animation, milieu encore très masculin et otaku. La dimension où s’inscrit Liz et l’oiseau bleu est de fait riche d’écrivaines et d’auteures de manga puisqu’il s’agit du shôjo, récits sentimentaux destinés aux adolescentes et les mettant en scène.  Bien plus qu’une simple classification entre les genres, cette véritable culture, commune aux femmes japonaises, remonte aux années 1920. Sans cantonner les réalisatrices à des sujets exclusivement féminins, il apparaît cohérent que cette catégorie leur soit prioritairement ouverte, ce que la réussite de Liz et l’oiseau bleu vient démontrer.



Si l’on devait dresser une taxinomie du shôjo, le film de Naoko Yamada en fournirait les exemples les plus essentiels. On y retrouve certains motifs récurrents comme la communauté féminine (un lycée pour filles), une discipline artistique (la musique classique), des références européennes (L’Oiseau bleu lointainement inspiré de Maurice Maeterlinck) et surtout une amitié exacerbée et romantique entre camarades de classe. Les deux héroïnes, Nozomi et Mizore, musiciennes dans l’orchestre du lycée, vivent leurs dernières semaines de terminale et peut-être celles de leur amitié. A la vivace et aérienne Nozomi est dévolue la flute, tandis que l’introvertie Mizore possède la gravité du aubois. Le morceau qu’elles répètent et le conte dont celui-ci s’inspire, vont leur permettre de comprendre leurs aspirations respectives. En retour, les sentiments des jeunes filles enrichiront la musique, par ailleurs une superbe création originale de Kensuke Ushio et Akito Matsuda. C’est donc un très beau thème qu’aborde Naoko Yamada : l’interprétation musicale comme création et introspection. Ces univers intérieurs, presque abstraits, la réalisatrice les avait déjà éprouvés puisqu’avant l’hypersensibilité musicale de Liz et l’oiseau bleu, elle explorait dans Silent Voice le monde du silence d’une jeune sourde-muette.



La mise en scène de cette admiratrice de La Couleur de la grenade de Paradjanov et de Piquenique à Hanging Rock de Peter Weir est calme, précise et presque expérimentale. Les fenêtres, grilles, aquariums et tableaux noirs délimitent l’espace du lycée, tout comme les chaussettes, jupes, nœuds et chemises construisent les figures de lycéennes. Pour Yamada le visage n’est pas le point nodal de l’expression et de l’émotion. Elle peut tout aussi bien cadrer à partir de la taille les jambes de ses personnages, leur faire exécuter une pirouette gracieuse, saisir un tremblement de main, et laisser la tête hors-champ. Cette structure, si elle multiplie les cadres et fragmente les corps, n’est cependant pas carcérale et oppressante, il s’agit seulement de saisir l’adolescence comme un temps et un espace circonscrit dont le lycée et l’uniforme sont les symboles. 



Avec leurs jupes bleues, les lycéennes sont bien entendu des oiseaux prêts à quitter leur cage et prendre leur envol. L’univers du conte, dont nous voyons les images s’animer, est l’inverse graphique du lycée. Le huis-clos s’ouvre sur des collines d’herbes vertes, des grands ciels d’azur, et les camaïeux de gris et de verts laissent place à des couleurs vives qui, dans les moments les plus lyriques, s’évadent des contours. Dans ces ruptures de style et l’emploi de l’aquarelle, est perceptible l’influence de Belladonna de Yamamoto. « Qu’il vienne le temps où les cœurs s’envolent » semble chanter le film lorsque l’oiseau bleu n’est plus qu’une tâche d’encre s’ébattant dans le ciel, accordé aux notes, elles-aussi libérées, de la flute de Nazomi. Ce qui vient de prendre son envol est alors le talent de Naoko Yamada.





 

dimanche 23 janvier 2022

Your Name (2016) de Makoto Shinkai

 



Une brève histoire d’amour et de temps

Succès « titanesque » au Japon avec plus de 10 millions de spectateurs, Your Name marque la reconnaissance méritée dun cinéaste jusque-là confidentiel et anticipe cette ère post Miyazaki que le vieux maître ne cesse de retarder. On connaissait Makoto Shinkai pour son approche intimiste de la science-fiction (5mm par seconde) et des récits de fantasy (Voyage vers Agartha). Récemment, son moyen métrage The Garden of Words sur les rencontres dun  adolescent et dune jeune femme les jours de pluie dans un parc de Tokyo, avait confirmé son goût, rare en animation, pour les récits immobiles et mélancoliques. Limpossibilité des êtres à se rejoindre, la séparation et loubli, sont les grands thèmes quil reprend dans Your name en les amenant à un degré de virtuosité inouïe. La première partie est une éducation sentimentale fantastique : sans raison apparente, un garçon et une fille échangent fréquemment leurs identités pendant la nuit, expérimentant ainsi des corps et des vies inconnues. Les Japonais connaissent bien ce thème qui était celui dI are you, you am me de Nobuhiko Obayashi, classique de la teen comedy des années 80. Les deux collégiens, bien sûr antagonistes, décidaient de passer leurs journées ensemble pour ne pas rater linstant où ils réintégreraient leurs véritables corps. La variation principale quapporte Shinkai est l’éloignement des adolescents, Taki vivant à Tokyo et Mitsuha dans un village de montagne. Si le film questionne laltérité, celle-ci ne se limite pas au genre mais à des modes de vie opposés.


 

Mettant en scène un garçon des villes et une fille des champs, Shinkai échappe cependant à la pensée miyazakienne faisant lapologie de la vie pastorale et reconduite dans Mon ami Coo (Hosoda), Lettre à Momo (Hiroyuki Okiura) ou L’Île de Giovanni (Mizuho Nishikubo). Pour Mitsuha, la campagne est synonyme dennui puisque, perpétuant la tradition familiale, elle officie comme prêtresse shinto. Cest pour échapper à la monotonie dune vie rythmée par les cérémonies rituelles quelle se projette dans le corps du jeune citadin. On est alors loin de la vision féminine et mystique de Naomi Kawase dans Still the Water où la jeune fille reçoit comme un don le chamanisme de sa mère. Pour Mitsuha, l’éternité de la campagne japonaise et même sa beauté sont un étouffement, et cest Tokyo qui scintille de tous ses désirs dadolescente.


 

La ville nest pas le lieu de la corruption dun esprit ancestral mais, dans ces destruction et reconstruction multiples, une entité optimiste et ouverte à tous les possibles. Shinkai est mélancolique mais jamais nostalgique et dans Your Name, la vie urbaine brille du même enchantement quautrefois les forêts et les champs de Miyazaki. Les climats, la neige et la pluie sont des éléments indissociables de son art, ce qui en fait le plus impressionniste des  animateurs japonais. Dans Your Name, il saisit magnifiquement la lumière éclatante de Tokyo, la transparence de lair, le bleu inimitable du ciel et les reflets sur les miroirs de la Cocoon Tower de Shinjuku. Ses personnages sont eux-aussi des figures modernes et en apparence assez standards : élancées, un peu anguleuses et dynamiques. Si leur caractérisation rappelle les séries de grande consommation, cest aussi parce quil sagit de limage la plus contemporaine des jeunes japonais. Avec Mitsuha, cest aussi la nouvelle génération du cinéma danimation qui se projette dans des corps modernes, loin de l’écrasante influence des maîtres.

Avec son rythme rapide de comédie, cette première partie semble dirigée vers la rencontre entre les deux personnages. Shinkai brise cette attente et révèle que ce n’était pas seulement la distance qui sépare les deux adolescents mais, de façon définitive, le temps. Cette conversion de la comédie en mélodrame est proprement déchirante. Lorsque Taki parvient à localiser Mitsuha, il découvre un immense cratère là où une météorite sest écrasée trois ans auparavant, anéantissant le village et ses habitants. Cest depuis un temps révolu, scellé par la mort, que lesprit de Mitsuha tentait de survivre. Shinkai déploie alors son grand romantisme : il sagit pour Taki, comme pour le héros de La Jetée de Marker, de « réparer à lendroit de laccroc le tissus du temps » (Sans soleil). 



Le rituel nest plus alors perçu comme une aliénation et la survivance dun archaïsme mais comme la possibilité dextraire le temps de la fatalité et de lutter contre loubli. En recherchant Mitsuha dans les ténèbres du passé, Taki ramène aussi les images de cette catastrophe presque oubliée, quil avait aperçue autrefois sur les écrans géants de Shibuya.  Avec la météorite meurtrière, Shinkai fait bien sûr référence au Tsunami de 2011 mais aussi à cette habitude japonaise du déni et de lamnésie volontaire qui permettraient de continuer à vivre. Perdre le souvenir des drames cest aussi oublier ces choses fragiles et énigmatiques qui font toute la beauté du cinéma de Shinkai. Cette inconnue à peine entraperçue dans le croisement dune rame de métro mais dont le visage résonne en nous. La lanière rouge attachant les cheveux dune fille et qui reste entre les doigts du garçon qui veut la retenir. Le saké magique qui, à trois ans d’écart, passe de la bouche de la Mitsuha à celle de Taki, baiser impossible à travers le temps et qui justement permet son retour. On nen finirait pas de faire la liste des merveilles dont Shinkai parsème son film, mais il y a une scène qui affirme la puissance mélodramatique du réalisateur : celle où Taki, depuis son balcon, regarde ébloui les météorites traverser la nuit, sans savoir que lune delle provoquera la mort de la jeune fille quil aurait pu aimer.



 

Entretien avec Makoto Shinkai

Quand avez-vous eu lidée du film ?

Il y a deux ans, au printemps. Je cherchais quelque chose qui naurait jamais été raconté. Jai alors pensé à une histoire damour qui sachèverait avec la rencontre réelle des deux personnages. Javais donc la fin du film mais je devais trouver une solution pour le commencer. Jai dabord imaginé quils se rencontraient en rêve mais jai finalement choisi l’échange de corps.

Ce thème rappelle I are you, you am me de Nobuhiko Obayashi

Oui, il sagit dun film célèbre au Japon. Mais cest en réalité un thème très populaire. Dans le manga Ranma ½ de Rumiko Takahashi par exemple, un garçon se transforme en fille au contact de leau. Le récit le plus ancien date de l’ère Heian et raconte lhistoire dune fille et dun garçon qui, en grandissant, échangent leurs personnalités. Quant aux récits où une fille est élevée comme un garçon, ils sont très nombreux dans le manga ou lanimation. Cest donc une problématique classique au Japon mais javais aussi envie de surprendre le spectateur. Doù lidée de passer dune séparation spatiale à une séparation temporelle et ainsi de la comédie à un film plus grave. 

Cest le désir de lhéroïne de quitter le village qui motive l’échange de corps.

Oui. Mitsuha porte en effet en elle un lourd fardeau qui est celui de la campagne et de ses traditions. Jai choisi de placer la jeune fille dans ce contexte au lieu du garçon pour éviter une connotation autobiographique trop évidente. Moi-aussi je viens de la campagne et jai fait le choix davoir une famille à Tokyo. Je devais mettre une distance entre le personnage et moi pour réaliser un divertissement et pas une introspection. Plus quun message sur la campagne et la ville, cest la question du choix impliquant une autre vie qui me semble importante. Je peux très bien imaginer quun autre moi nest pas devenu réalisateur de film danimation à Tokyo et vit dans sa campagne natale.



Les éléments qui auparavant étaient dans vos films une source denchantements deviennent destructeurs dans Your Name.

Cest en grande partie à cause du tremblement de terre de 2011. Je crois que la mentalité de la société japonaise à changé à ce moment-là. Nous étions un pays industriel, moderne, mais nous avons pris conscience que nous pouvions disparaître. Lorsqu’à la fin du film, Taki dit quon ne sait pas quand Tokyo sera détruit il exprime ce fatalisme. Cest qui explique sans doute le changement de statut des éléments dans mon cinéma.



Dans la scène du cratère nous sommes dans une temporalité qui nappartient ni au passé ni au présent.

Bien quils aient échangés leurs corps à ce moment-là, l’écart temporel demeure. Le corps de Mitsuha vit toujours avant la catastrophe et celui de Taki après. Fatalement, ils restent invisibles lun pour lautre même sils se recherchent dans ce même espace qui est le bord du cratère. Pourtant, lorsque le soleil est sur le point de disparaître, ils parviennent à se voir pendant un court laps de temps. Cest un moment particulier du crépuscule qui nest ni le jour ni la nuit et qui se situe hors du temps. Au Japon on dit que cest linstant où lon peut voir les morts.

Cest votre premier film où vous donnez une chance aux amoureux.

Oui, je voulais que ce film soit celui où un couple se forme. Dans mes films précédents comme Cinq millimètres par seconde ou Garden of Words, même si le héros perd son premier amour, il doit continuer à vivre. Il rencontrera sans doute quelquun dautre et,  dune façon différente, parviendra à être heureux. Cette fois, à cause de la catastrophe de 2011, je voulais créer un miracle et permettre à mes personnages de se rencontrer vraiment.



Finalement, un peu comme le héros du film vous avez un personnage en tête et vous cherchez à le faire exister.

Ce nest pas tout à fait comme si je recherchais mon premier amour puisque j'ai une femme et des enfants. Je n'ai pas un type dhéroïne que je poursuivrai de film en film mais jai remarqué quelque chose. Au moment du casting, jai tendance à choisir des actrices qui ont toujours le même type de voix. Donc on peut imaginer que jai un goût pour un timbre en particulier.



Entretien réalisé au Festival international de Tokyo le 27 octobre 2016.