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mardi 1 novembre 2022

Tatouage et L’Ange rouge de Yasuzo Masumura



Au fond, les films de Yasuzo Masumura ne racontent qu’une seule chose : la guerre entre les hommes et les femmes. 


L’Ange rouge

En 1939, pendant la guerre sino-japonaise, l’infirmière Sakura travaille dans un hôpital psychiatrique où transitent des soldats.  Elle est un soir violée par un groupe d’hommes repartant au front le lendemain. Ayant signalé l’agression, Sakura est envoyée en Chine, à Tientsin, dans un hôpital de campagne. Manquant d’effectifs et de matériels, les médecins pratiquent sur les soldats des amputations à la chaîne. Parmi les blessés, elle retrouve l’un de ses violeurs et, convertissant sa vengeance en miséricorde, fait tout pour le sauver. Il mourra pourtant quelques heures plus tard. Sakura a alors la révélation quelle doit soulager les malades par tous les moyens, même sexuels.  Elle s’offre à un amputé des deux bras mais ne peut empêcher son suicide. Sakura tombe amoureuse de son supérieur, le docteur Okabe, un homme tourmenté devenu morphinomane pour oublier les horreurs de la guerre. Bien qu’il partage ses sentiments, le docteur, rendu impuissant par la drogue,  refuse de la toucher. Pour l’infirmière, commence alors une guerre personnelle. 



Film de guerre hyperréaliste et drame érotique ténébreux, L’Ange rouge est considéré comme le chef-d’œuvre de Yasuzo Masumura et l’apogée de sa collaboration avec l’actrice Ayako Wakao. Jamais auparavant, un cinéaste n’avait mis en scène les tourments de la libido dans un tel cadre : un hôpital de campagne où s’accumulent les cadavres et les mutilés. Ayant traversé les décennies avec un pouvoir de fascination intact, cette œuvre sanglante et magnifique est pour la première éditée en France. 


Un ange en enfer



Yasuzô Masumura et l’actrice Ayako Wakao avaient offert au cinéma japonais une série de grands films où la jeune fille des années 50, incarnant l’élan vers la modernité, se muait en une « monstresse » sanguinaire à la beauté foudroyante. On pouvait la voir rendre fou de désir un couple bourgeois (Passion), devenir une geisha-araignée (Tatouage), et crever les yeux de son mari soldat pour le retenir auprès d’elle (La Femme de Seizaku). Dans ces films flirtant avec le sadomasochisme, l’actrice était l’équivalent de Marlene Dietrich pour Joseph von Sternberg : une femme fatale entraînant les hommes (et parfois les femmes), réduits à l’état de pantins, aux enfers. 

Avec L’Ange rouge, Masumura construit autour de son égérie un film-choc. Il ne montre de la guerre que l’activité de ces médecins tentant de sauver des corps parvenus à un état de destruction et de souffrance extrêmes. Les blessés sont ramenés par camion entiers et déposés dans la cour de l’hôpital. Circulant entre eux, les médecins et infirmières doivent immédiatement décider qui a des chances de survie et gérer la pénurie d’anesthésiants. Les opérations sont pratiquées à la chaîne et parfois sur le vif. Si les malades sont amputés, c’est souvent par manque d’antiseptiques pour stopper la gangrène. Certains, terrorisés à l’idée de retourner au front, laissent leurs plaies s’infecter, préférant la perte d’un membre à une mort assurée.

 Masumura décrit l’enfer en un noir et blanc épais et poisseux comme le sang. Et dans cet enfer, il y a un ange : Sakura, l’infirmière qui tente d’apaiser les corps et les esprits. 



La guerre sino-japonaise

L’action de L’Ange rouge se déroule en 1939, lors de l’occupation de la Chine par les Japonais.

La seconde guerre sino-japonaise s’étend de 1937 à 1945. Elle est le résultat de l’invasion de la Mandchourie en 1931 et s’inscrit dans la politique expansionniste de l’Empereur Hiro-Hito. Alors que le Japon comptait gagner la guerre en trois mois, celle-ci dura en réalité huit ans.

Le 7 juillet 1937, l'incident du pont Marco-Polo à 15 km de Pékin déclenche le début des hostilités. Alors que les troupes japonaises s'entraînent à l'extrémité du pont Marco-Polo, elles accusent à tort les Chinois d'avoir enlevé l'un de leurs soldats. Les Japonais se livrent à une fouille des maisons puis font venir des renforts pour s'emparer de Pékin, puis de Tientsin, décor de L’Ange rouge. A partir de 1939, la guerre s'étend avec l'affrontement soviéto-japonais en Mongolie. En 1940, un régime pro-japonais est mis en place à Nankin. Après l’attaque de Pearl Arbor, la Chine se range du côté des alliés, et le conflit s’intègre à la seconde guerre mondiale. La guerre sino-japonaise prend fin en 1945 avec la capitulation du Japon.

Le conflit a duré 97 mois et 3 jours. Les troupes japonaises comptèrent environ un million et cent mille victimes. Du côté Chinois, 9 millions de civils et plus de 3 millions de soldats furent tués. Lors du massacre de Nankin (1937-1938), plusieurs centaines de milliers de civils et de soldats chinois furent assassinés. Il semblerait qu'il y ait eu entre 200 000 et 400 000 morts, ainsi que 20 000 à 80 000 femmes et enfants violés par les militaires japonais.


Les mirages de l’impérialisme

En prenant la période de la guerre comme cadre de L’Ange rouge, Masumura se livre à la critique d’un homme japonais aux muscles durs, à la virilité sans faille et à l’honneur chevillé au corps. Il démontre combien cet idéal relevait du fantasme et d’opérations de propagande masquant, par exemple, les actes de barbarie du sac de Nankin. La vérité est celle des soldats mutilés qui végètent dans les hôpitaux et qu’on empêche de retourner chez eux pour ne pas démoraliser la population. Toute une génération, à la jeunesse marquée par ces conflits, offrit au cinéma et à la littérature japonaise ses chefs-d’œuvre. 



« Je suis de la génération de "fin de guerre", explique Masumura, parce que j’ai été mobilisé pendant seulement les trois ou quatre derniers mois de la guerre. Mishima Yukio a le même âge que moi, nous étions dans la même faculté à l’Université de Tokyo. Nous n’avions rien de commun au départ mais je je comprends très bien pourquoi il essayait de défendre l’empereur ou la droite... Nous nous sommes trouvés d’un coup en pleine guerre. Cette violence, cette pression incroyable nous paraissaient être le fait de la nature humaine. Et nous ne savions vraiment pas comment faire, comment sauver l’humanité... nous ne pouvions partir ni de la démocratie ni du communisme ni de l’impérialisme. »

Le Japon profita du conflit pour se lancer dans une "guerre totale", ce qui signifiait que tous les hommes en âge d’être incorporés pouvaient être envoyés au front. Le but du Japon, qui avait déjà annexé la Corée en 1910, était de gouverner un Empire asiatique. Dans ce qui était devenu une dictature militaire, les communistes, les pacifistes, ainsi que tous les opposants, étaient persécutés et  emprisonnés. La propagande plaçant l’Empereur comme descendant des divinités fondatrices du Japon était intégrée aux manuels des écoliers comme un fait historique et non plus symbolique. Il s’agissait de balayer l’ère Taishô (1912-1926) où régnait un esprit frondeur et un goût pour la culture occidentale. Les mouvements socialistes et féministes prenaient de l’ampleur, ce qui insupportait les réactionnaires. Pour contrecarrer cette vision égalitaire, ils firent de la virilité et de l’esprit guerrier des valeurs dominantes. Issues de la mythologie des samouraïs, les notions de fidélité à l’Empereur et de sacrifice redevinrent fondamentales et les femmes n’occupèrent plus qu’une place domestique. Entre 1945 et 1952, les Américains auront pour objectif d’imposer la démocratie et de « déféodaliser » le Japon en accordant par exemple le droit de vote aux femmes. Masumura accompagna cette évolution en montrant dans ses premiers films des jeunes japonaises émancipées se mouvant avec une certaine liberté dans une société modernisée. 


Un autre empire des sens



Lorsqu’on lui posait la question : « Qu’est-ce que l’érotisme pour vous ? » Masumura répondait : « C’est exactement ce qu’il y a de plus humain. Quand un humain se déshabille "humainement". Ça devient inévitablement érotique. Cet érotisme peut renvoyer soit à Freud ou Yanagi, soit être plus complexe. Mais à mon avis, l’érotisme est d’abord très humain, car l’homme est en partie un animal. Pour moi donc, l’érotisme, même s’il est très "osé", participe d’un esprit très sain. L’érotisme tel que je l’imagine, c’est la qualité inhérente de la créature qu’est la femme. Contrairement à l’homme, qui n’est qu’une ombre, la femme est un être qui existe réellement, c’est un être extrêmement libre — voilà l’érotisme tel que je le vois.  »

Dans l’évocation de cet être libre, « humain » et possédant une libido intense, on reconnait Sakura. C’est grâce à sa volonté qu’elle va tirer le docteur Okabe de son statut d’« ombre ».



S’immergeant corps et âme dans ce monde d’hommes mutilés en croyant alléger leurs souffrances, Sakura suit un parcours proche de la sainteté. Elle ne connait cependant que l’échec et ne les détourne qu’un instant de la mort. Elle partage ce pessimisme avec le docteur Okabe, qui vit également un martyr. Il a tellement découpé de membres de soldats, qu’il en est devenu impuissant, comme si la chair n’était pour lui que souffrance et plus jamais source de plaisir. Okabe et Sakura évoquent cet autre grand couple du cinéma japonais que sont Abe Sada et Kichi dans L’Empire des sens d’Oshima dont la passion se déroule en 1936, à la veille de la guerre sino-japonaise. En opposition à l’empire belliqueux d’Hiro-Hito, Sada et Kichi forment un empire érotique où la jeune femme est la figure dominante. Dans L’Ange rouge, pour combattre l’impuissance de son amant, Sakura ordonne sa désintoxication. Le médecin, qui est aussi un militaire, donne à une femme les pleins pouvoirs sur sa vie, ce qui dans ce contexte guerrier est véritablement transgressif. L’allégorie de ce renversement des valeurs est la scène fétichiste où Sakura revêt l’uniforme militaire d’Okabe. Dans ce jeu évidemment sadomasochiste, Sakura est une femme forte, aux pieds de laquelle rampent ces hommes mutilés, simples jouets d’un impérialisme cruel.  On ne retrouve cependant pas chez elle, le nihilisme de l’héroïne de Tatouage. Bien au contraire, elle souffre de ne pouvoir enrayer un processus d’autodestruction sans fin.  



Son prénom, Sakura, signifie "cerisier" et est associé au Printemps, donc à la renaissance. Le lit du médecin devient un champ de bataille amoureux où elle va l’aider à sortir de son état d’addiction et en faire un homme nouveau. Masumura met en pratique une de ses grandes théories : le manque de courage et d’individualité de l’homme japonais tandis qu’au contraire la femme est une force de volonté.

Masumura expliquait ainsi la présence de femmes fortes et souvent diaboliques dans son cinéma : 

« Je ne fais pas tout à fait le portrait de la femme même si finalement, c’est la femme qui est l’être le plus humain. C’est donc en prenant la femme comme objet qu’on peut le plus facilement exprimer l’humanité. L’homme est un être complètement dépourvu de liberté. L’homme est obligé de penser à l’honneur, à la vérité. Mais finalement, c’est un animal qui ne vit que pour la femme. C'est pour ça qu’il est tout à fait inintéressant de faire le portrait de l’homme. Il devient un « héros » s’il n’est pas un raté mais l’homme le plus viril n’est pas très intéressant. Il n’y a qu'à lire Tanizaki : tous ses héros sont faibles, lâches, laids... L’homme est tellement enchaîné par les règles de la société qu’on ne peut pas exprimer l'humain par l’homme. Donc, pour exprimer l'humain, il n'y a que la femme. Ce n'est pas pour exprimer la femme que je choisis la femme... Je ne suis pas spécialiste des femmes comme Mizoguchi.»


Contre le lyrisme et la beauté

« Moi je déteste le lyrisme, et cela parce que dans le cinéma japonais, lyrisme signifie répression de soi, harmonie avec le groupe et renoncement, tristesse, défaite, fuite. Les actions dynamiques, les oppositions, les joies et les luttes à mort, les victoires, les poursuites, ne correspondent pas en réalité aux sentiments ou à la psychologie des Japonais. » L’opposition au lyrisme était une façon pour Masumura d’affirmer son individualisme et surtout celui de ses héroïnes. Il méprisait également la résignation des Japonais passant de la soumission à l’Empereur à l’idolâtrie de l’occupant américain et de ses valeurs. Son cinéma s’affirmait comme antihumaniste, opposé en cela aux mélodrames de son contemporain Kinoshita, comme 24 prunelles qu’il considérait comme larmoyant. On ne pourrait en effet pas taxer L’Ange rouge d’un quelconque sentimentalisme. Masumura se place délibérément du côté le plus sombre de l’âme humaine imaginant « des personnages anormaux, non quotidiens, extraordinaires. »



Masumura déclarait également n’être intéressé que par l’histoire et le sujet, et non par l’image : « On ne peut pas faire confiance à I’image. On dit souvent qu’un film comme L'Ange rouge est plein d'images grotesques, mais je ne recherche jamais le grotesque. Je n’ai pas le culte de l'image. Je pense qu’un film doit avoir une construction, une trame, une évolution, bref, sa propre structure. Je me moque de la beauté, de l'esthétique... que je ne comprendrai jamais. »

Masumura prétendait s’éloigner du cinéma très esthétique de Mizoguchi et de celui d’Oshima qu’il considérait trop intellectuel. Il considérait même que le cinéma « n’était pas un moyen d’expression tout puissant mais au contraire inefficace et impuissant. » Même s’il feignait de ne pas y accorder d’importance, son esthétique est une des plus fascinantes des années 60. Il est autant un maître de la couleur dans Passion et Tatouage, que du noir et blanc dans ses films liés à la guerre comme La Femme de Seizaku, Le Soldat yakuza ou L’Ecole d’espions de Nakano. Le chef opérateur de la plupart de ses films est Setsuo Kobayashi qui photographia pour Kon Ichikawa le terrifiant Feux dans la plaine et le somptueux drame en couleur La Vengeance d’un acteur. Pour Masumura, il devient un prince des ténèbres noyant ses images dans le clair-obscur. Sombre, estompée par des voiles, la chambre d’Okabe, baigne dans une atmosphère décadente où il se réfugie pour se droguer, et s’extraire de la guerre. 

Une autre substance macule le film de Masumura : le sang qui noirci le sol, les vêtements, les draps d’hôpitaux et qui bien sûr s’écoule des plaies . La présence constante de ce sang noir permet de placer le spectateur en état de choc, sans pour autant se montrer complaisant lors des scènes d’opération. Les séquences d’amputations impressionnent mais ne versent pas dans le gore et jamais on ne voit la section d’un membre amputé. Tout est suggéré par le hors-champ et des effets de trompe l’œil. L’angoisse est surtout perceptible dans les yeux d’Ayako Wakao et la sueur qui perle sur son front, mais aussi dans la bande sonore.  Un bruit dans L’Ange rouge est inoubliable, celui de la scie du chirurgien amputant un soldat. Il nous glace, c’est le cas de le dire, jusqu’aux os.




Tatouage

L’encre d’Eros et Thanatos

« Contrairement à l’homme qui n’est qu’une ombre, la femme est un être qui existe réellement, c’est un être extrêmement libre – voilà comment je conçois l’érotisme. » Yasuzô Masumura



La jeune Otsuya et son amant Shinsuke, l’apprenti de son père, fuient la maison familiale pour vivre leur amour. Les amants trouvent refuge chez Gonji, un escroc qui se prétend leur ami mais fait tout pour profiter d’eux. Il tente d’assassiner le jeune homme et la vend au tenancier d'une maison de geishas. Le tenancier fait tatouer sur le dos d’Otsuya une araignée à tête humaine dans le but de briser sa volonté. C’est le contraire qui se produit et le tatouage métamorphose Otsuya. Elle devient une geisha sans scrupule et extermine les hommes qui ont fait son malheur. Manipulatrice et sanguinaire, elle semble possédée par l’araignée gravée sur sa peau.

Chef-d’œuvre du fantastique et de l’érotisme japonais, Tatouage (Irezumi-1966) nous entraîne dans un Japon décadent et mystérieux. Dédié à la beauté de l’actrice Ayako Wakao, l’art raffiné et cruel de Tatouage est digne des maîtres de l’estampe. 

La geisha sanglante

Avant d’écrire ses classiques Svastika, Un amour insensé ou Eloge de l’ombre, Junichirô Tanizaki était connu dans les années 10 comme écrivain de nouvelles érotiques et fantastiques. Dans ses récits macabres, il explorait les thèmes « scandaleux » de son œuvre à venir : le masochisme masculin, l’impuissance, le fétichisme (en particularité des pieds), l’homosexualité.  



Lorsqu’il écrit Tatouage en 1910, il est âgé de 24 ans. Si la nouvelle n’est pas exactement datée, la mention de Yoshiwara, le mythique quartier des Geishas de Tokyo, la situe à l’ère Edo (1603-1868), période de paix relative et d’effervescence artistique. A cette époque, le tatouage connait une grande popularité chez les dandys japonais : « C’est à qui serait le plus beau. Tous en venaient à faire instiller l’encre du tatouage dans ce corps qui pourtant est un don du ciel ; et de somptueuses, voire puissamment odoriférantes, lignes et couleurs dansaient alors sur la peau des gens. » (Tanizaki, Tatouage)

Longue d’à peine une dizaine de pages, la nouvelle relate la passion maladive de Seikichi, un tatoueur, pour la peau d’une jeune geisha. Seikichi enlève la jeune fille, la drogue et tatoue sur son dos une monstrueuse tarentule à tête humaine. Au-delà de la peau, c’est son âme qu’il veut atteindre pour la transformer en femme fatale rendant ses prétendants fous de désir et les laissant exsangues. Les hommes ne seraient alors que du fumier sur lequel pousserait cette somptueuse fleur du mal. Avec son encre, c’est sa propre noirceur et sa misanthropie qu’il infuse dans le cœur de la geisha.


 

« Bientôt, serrant son pinceau entre pouce, annulaire et petit doigt de la main gauche, il en appliqua la pointe sur le dos de la jeune fille et là, de la main droite, enfonça son aiguille. Fondue dans l’encre de Chine, l’âme du jeune homme entrait dans les tissus. Chaque goutte instillée de cinabre des Ryûkû dilué dans l’alcool de riz était comme une goutte de sa propre vie ; il y voyait la couleur même des émois de son âme. » (Tanizaki, Tatouage)

La nouvelle se termine par l’achèvement du tatouage, la jeune fille observant avec un plaisir pervers l’araignée sur son dos. Le thème du portrait maléfique, ici transformé en tatouage, rappelle Le Portrait de Dorian Gray de Wilde ou Le Portrait ovale d’Edgar Poe. Dans ces récits, la peinture, telle un vampire, dévore son modèle. Selon l’esthétique décadente, la représentation surpasse le modèle et l’artifice est toujours supérieur à la nature. Le monde des geishas avec ses codes complexes rend la représentation de l’amour plus excitante que l’amour lui-même. Dans l’atelier du tatoueur, une estampe représente une geisha se dressant victorieuse sur un amas de cadavres d’hommes. Bien que Tanizaki n’en ait peut-être pas conscience, il s’agit d’une réplique d’Elle de Gustav Adolf Mossa, célèbre peinture de 1906 où une géante est voluptueusement assise sur une montagne d’hommes inertes, une chauve-souris figurant son sexe.   



Tatouage est la deuxième des trois adaptations de Tanizaki par Masumura, suivant Passion (1964) d’après Svastika, et précédant La Chatte japonaise (1967), d’après Un amour insensé. La nouvelle, fidèlement adaptée, est un point de départ pour Masumura qui, avec son scénariste Kaneto Shindo, développe un implacable scénario de vengeance. Le tatouage corrompt moins Otsuya qu’il ne révèle sa nature profonde de prédatrice. Le film pourrait aussi être comparé aux adaptations de La Femme et le Pantin de Pierre Louÿs par Joseph von Sternberg et Luis Buñuel (Cet obscur objet du désir).

C’est en la voyant traverser un tripot, dédaigneuse telle une impératrice déchue, que le tatoueur est saisi par sa beauté et pressent son potentiel de cruauté. Dès le début, Otsuya est la personnalité dominante du couple qu’elle forme avec Shinsuke, jeune homme peureux et indécis. Alors qu’il n’est qu’un modeste apprenti du père d’Otsuya, c’est elle qui le pousse à dérober l’argent de celui-ci et à s’enfuir avec elle. Si elle lui porte un amour sincère et même sensuel, celui-ci est indissociable de l’emprise qu’elle exerce sur lui. Shinsuke devient l’instrument de la vengeance d’Otsuya envers les hommes qui l’ont précipitée dans la prostitution. Armé d’un couteau, le garçon devient le dard de la femme-araignée. Telle la veuve noire, elle dévore symboliquement son amant en le réduisant à une partie d’elle-même. 


La stratégie de l’araignée

La part fantastique de Tatouage en fait un récit du double et l’inscrit dans la mythologie éternelle d’Eros et Thanatos. Le double d’Otsuya est l’araignée qui est devenue sa sœur siamoise : « Au rythme de sa respiration qui lourdement, soulevait et laissait retomber ses épaules, les pattes de l’araignée s’étiraient et se contractaient comme celles d’une bête vivante. » (Tanizaki, Tatouage)



L’ancienne Otsuya est toujours amoureuse du faible Shinsuke mais la tarentule désire s’unir au mâle dominant que représente un samouraï. L’allusion sexuelle est explicite : plutôt qu’un couteau, elle préfère un sabre. Lorsqu’elle dit au samouraï « Je vous aime », elle ne manifeste aucune émotion. C’est l’araignée à sang froid qui parle. 

Tatouage pourrait être alors l’expression de la misogynie très présente dans la littérature décadente à travers la fascination pour les femmes fatales et les monstresses. Masumura dresse cependant un portrait sans concession des hommes qui entourent Otsuya. En cela il est extrêmement fidèle à l’auteur bien qu’il extrapole la nouvelle originale : « Il n’y a qu’à lire Tanizaki : tous ses héros, sont faibles, pleutres, laids... » Shinsuke, le plus innocent, est cependant un lâche. Gonji, le prétendu ami qui les héberge, soutire de l’argent à la famille d’Otsuya, la soumet au tatouage, la revend à un souteneur et tente de faire assassiner Shinsuke. Tokubei son "propriétaire" l’utilise pour escroquer les hommes qu’elle envoûte. Seul le samouraï veut lui offrir le statut envié parmi les geishas de concubine. C’est-à-dire qu’il est prêt à la racheter auprès de Tokubei pour en faire sa maîtresse exclusive. Cette semi-liberté qu’elle retrouverait n’est pas l’expression d’un quelconque sens de la justice mais du pouvoir du samouraï, superpuissant symbole d’une société féodale. Le personnage du tatoueur est le plus ambigu. Tout en la marquant, il lui donne les armes pour se défendre dans ce monde d’hommes faibles ou cruels. Allégorie de l’écrivain Tanizaki et du cinéaste Masumura, il l’observe dans l’ombre comme s’il admirait l’accomplissement de son chef-d’œuvre maléfique. Epuisé par sa création, il est le premier à être vampirisé et c’est avec lui qu’Otsuya aura formé un véritable couple. Comme dans les récits gothiques, il se crée un lien vital entre le monstre et son créateur : en la tuant, il s’anéantit du même coup. Lorsqu’il plante son couteau dans le dos d’Otsuya, il poignarde avant tout l’araignée. C’est l’insecte qui semble vomir du sang en un dernier spasme.  

« Le sang a un lien très intime avec le sexe, déclarait Masumura. Je crois qu’il y a un lien mystique entre le sang et le sexe féminin. Bien sûr le sang, lorsqu’on traite du sexe féminin, est un piège très dangereux : on arriverait à s’égarer dans un univers bizarre. »


Un érotisme pervers


Lorsque Masumura s’empare de la nouvelle de Tanizaki les revues érotiques abondent en représentations sadomasochistes. S’inspirant des estampes érotiques de l’époque Edo, ces photos et illustrations mettent en scènes des femmes en kimono ligotées dans toutes les positions. Les cordes rouges qui entravent Otsuya, son kimono en désordre, le personnage du tatoueur diabolique, appartiennent à cet érotisme presque gothique. Il ne s’agit pas seulement d’exciter le spectateur mais aussi de lui faire peur. L’atmosphère morbide de Tatouage et ses décors fantomatiques de cimetières dans la brume pourraient en faire un équivalent japonais des films d’horreur de Mario Bava et Terence Fisher. Sa splendeur visuelle est à mettre au crédit de Kazuo Miyagawa, directeur de la photographie de Rashômon de Kurosawa et des chefs-d’œuvre de Mizoguchi dont Les Contes de la lune vague après la pluie et Les Amants crucifiés. La peau d’Ayako Wakao étant un des enjeux esthétiques du film, elle est rendue plus pâle encore par le contraste avec ses sous-vêtements rouges. Masumura dévoile le corps de l’actrice autant que le permet la censure et son statut de star. Les cadrages s’arrêtent à la lisière des seins ou des fesses mais s’attardent sur son dos dénudé où l’araignée a étendu son empire. L’érotisme cruel nait de la froideur avec laquelle Otsuya pousse les hommes à se détruire. Alors que les mutilations étaient réservées aux combats de samouraïs, Ayako Wakao est montrée les mains et le visage écarlates et le kimono souillé. Masumura ouvre la voie à ces héroïnes n’hésitant pas à trancher la chair des hommes que seront Lady Snowblood la femme yakuza incarnée par Meiko Kaji ou Abe Sada dans L’Empire des sens de Nagisa Ôshima. 






mercredi 2 juin 2021

Les Fleurs du mal - Réhabilitation par Mon Sexe

Yasuzō Masumura, La Bête aveugle (Mōjū, 1969)



Visitant l’exposition du photographe Yamana dont elle est le modèle, Aki est témoin d’un étrange spectacle. Au milieu des photos qui la représentent diffractée, enchaînée ou perdue dans les ténèbres, se tient un visiteur mystérieux. Le regard vide, il palpe une statue la représentant. Aki, troublée, se met à ressentir sur sa peau ses caresses indiscrètes. Cet homme, c’est la bête aveugle, le masseur pervers du célèbre roman policier d’Edogawa Ranpo. Il va enlever le modèle et la séquestrer dans son atelier : un immense sous-sol plongé dans les ténèbres, planète étrangère dont les dunes et les vallons se révèlent un gigantesque corps de femme. Aki et Michio, vont s’engager dans une passion hors norme, se mutilant jusqu’à quitter l’espèce humaine pour devenir des créatures des profondeurs, dont la seule conscience est celle de la chair. 


Pour représenter l’exposition de Yamana, Yasuzô  Masumura filme une véritable galerie de Tokyo où sont accrochées les photos d’Akira Suzuki : « Les Fleurs du mal - Réhabilitation par Mon Sexe » dont l’actrice Mako Midori est effectivement le centre. Masumura ne cherche d’ailleurs pas à dissimuler la source réelle de ces images. Il y a un réel dialogue entre le photographe et le cinéaste, les photos de Suzuki défilant également pendant le générique. Masumura est coutumier des génériques en images fixes, comme les photos de presse à scandale du Grand salaud ou celles d’Un amour insensé (La Chatte japonaise) composé de clichés de Naomi. Le choix de Suzuki rattache La Bête aveugle au courant d’avant-garde japonais dont la figure de proue était le traducteur, écrivain et collectionneur Tatsuhiko Shibusawa. Ce passionné de littérature française transgressive rendit familier à l’intelligentsia artistique, dont Masumura, Mishima et Tatsumi Hijikata, les noms de Baudelaire, Sade, Genet et George Bataille. L’étrange sous-titre de l’exposition, en français, « Réhabilitation par Mon Sexe » porte la marque de Shibusawa. 
Le recueil de photographie du même nom est un fascinant objet noir à fourreau, dont le titre est gravé en lettres dorées. 

Les poèmes de Baudelaire qui alternent avec les photographies sont traduits par Daigaku Horiguchi (1892-1981) à qui l’on doit la popularisation du surréalisme au Japon mais aussi de Cocteau, Radiguet, Verlaine, Apollinaire ou encore Paul Morand. Deux textes demeurent en français : « Au lecteur » et « Femmes damnées ».


Lorsque Mako Midori pose pour Akira Suzuki et tourne pour Masumura, elle a déjà quitté la Toei, lassée des rôles de starlettes qu’on lui confie. L’année 1968 est pour elle-aussi une révolution, et elle deviendra une actrice de théâtre d’avant-garde, jouant dans les pièces du légendaire Juro Kara et avec son mari Renji Ishibash. Le choix des œuvres de Suzuki, s’il est en partie dicté par Mako Midori, n’est en rien décoratif. Que racontent ces photos ? La recherche d’une femme obscure et primitive. Les découpages et les collages du corps de Mako, sont déjà comme les amputations que lui fera subir la bête aveugle, qui loin de l’affaiblir la renforcent. 

En un kaléidoscope de jouissance tournoient les cent visages de Mako. La survivante de l’apocalypse. La femme vampire aux cheveux d'or. La grande prostituée dont les chaînes, loin de l’asservir, deviennent les bijoux. La prêtresse couverte de terre blanche dansant devant les flammes. La déesse descendant parmi les hommes dans un œuf cosmique. 





On peut alors rajouter à ces figures mythiques la Vénus mutilée de La Bête aveugle, ultime incarnation de ce grand cycle de corps douloureux, détruits et reconstruits de Masumura, commencé avec La Femme de Seisaku (1963) et dont L’Ange rouge (1966) avait été la première apothéose.

En cette fin des années soixante Mako Midori était l’actrice totale.




vendredi 21 mai 2021

Namio Harukawa : la cité des femmes


Il y a un an mourait le mystérieux dessinateur Namio Harukawa, le Fellini du fetish japonais.

 



Harukawa est fasciné par des femmes monumentales qui étouffent sous leurs fesses des avortons d’hommes réduits au mieux à l’état d’accessoires. C’est un monde fantastique puisque les femmes d’Harukawa disposent de ces tabourets humains où qu’elles soient : au bureau, dans les bars, le métro… Ces géantes sont les maîtresses d’un monde dévoué à la suffocation masculine.


 

Harukawa possède une technique hors-pair de la mine de plomb qui dote ses dominas d’une puissante réalité charnelle. Namio Harukawa est un pseudonyme et nul ne connait son vrai nom. La composition de son nom d’artiste nous donne déjà les clés pour entrer dans son univers. 

Namio est l’anagramme de Naomi, l’héroïne d’Un amour insensé de Tanizaki, autre fétichiste mais lui des pieds. Naomi, une adolescente, réduit en esclavage son mari, un faible salaryman nommé Jôji. L’emprise de Naomi est plus psychique que sexuelle bien que basée sur la frustration. Ayant abandonné tout amour-propre, Jôji est réduit à être chevauché par son épouse et à faire le tour de leur salon, allégorie de son aliénation. Ci-dessous Naomi interprété par Machiko Kyo dans l'adaptation de Keigo Kimura (1949) et dans celle de Yasuzô Masumura (1967). 




 

C’est cette situation que reprendra le dessinateur dans son étude de la soumission masculine. On peut se demander de quoi se nourrissent ses hommes atrophiés, à la bouche éternellement collée aux fesses de leur maîtresse. Mais Harukawa reproduit aussi littéralement la cavalcade érotique de Naomi.

 


Harukawa est un hommage à l’actrice Masumi Harukawa (née en 1935). Elle débuta sa carrière comme danseuse burlesque sous le nom de Dharma-chan et Jumbo-chan.


 

Outre sa riche filmographie allant de Mizoguchi (Cinq femmes autour d’Utamaro) à Zatoïchi et aux films de camionneurs de Bunta Sugawara, on la retrouve également chez Shûji Terayama dans Cache-cache pastoral où elle joue une artiste de cirque éléphantesque. Mais ce n’est qu’un misemono (un faux phénomène) et son corps se révèle une baudruche. 


 

Son physique inspira le cinéaste Shohei Imamura qui lui offrit son plus grand rôle dans Désirs meurtriers (1964). Elle n’est au départ qu’une femme domestiquée, esclavagisée par son mari et sa famille, avant qu’un viol ne lui révèle sa soumission.


Ce corps jusque-là alourdi, étouffant sous la tradition, révèle sa force d’inertie, réduisant à néant son mari et son violeur, tous deux des hommes chétifs et malades. C’est ce matriarcat sans partage que reproduit Namio Harukawa en donnant à ses héroïnes le visage malicieux de l’actrice.

 




  


mercredi 17 février 2016

Gender trouble (Cherchez le garçon)

En 1980, les Cahiers du Cinéma éditent le numéro spécial "Monstresses", recueil de photos d’exploitation, non pas commentées mais interrogées dans leur pouvoir de fascination même (et surtout) détachées des films dont elles étaient issues. Le principe sera repris et étendu par Jean Louis Schefer pour L'homme ordinaire du cinéma. En page 60, cette photo de Michiyo Yasuda dans le Deuxième sexe (Sekkusu chekku - Daini no Sei, 1968) de Masumura.
La même année sort «Cherchez le garçon» de Taxi Girl. La pochette est une reprise par le collectif 'Belle Journée en Perspective' de la même image. On peut d’ailleurs supposer que c’est précisément dans "Monstresse" que BJEP est allé chercher son inspiration. Le rapport entre le film, que BJEP n’avait sans doute pas plus vu que Jean Louis Schefer, et la chanson réside dans le jeu sur les genres. La jeune fille qui se rase du Deuxième sexe est une sprinteuse poussée à bout par son entraîneur et qui perd jusqu’à son identité sexuelle. BJEP a rajouté des yeux de félin à Michiyo Yasuda, et a doté la mousse à raser d’une très étrange fluorescence.
On a l’impression que c’est sa peau que rase la créature, faisant apparaître un androgyne fantastique.


Au dos du même numéro, on trouvait aussi cette image fascinante de Premier amour, version infernale de Susumu Hani.


dimanche 15 mars 2015

Yasuzô Masumura, un anarchiste des passions

Textede la Rétrospective Yasuzô Masumura à la Cinémathèque française en 2007.
                 
L'Ange rouge (1966)
Dans l'interview qu'il accorda aux Cahiers du cinéma en 1970 (1), Yasuzô Masumura déclarait n'attacher que peu d'importance à l'image et se défier de l'esthétisme. Si la rigueur des compositions de Irezumi (Tatouage) ou Manji (Passion) semble contredire cette affirmation, il est vrai que souvent chez Masumura l'image se trouve entraînée vers une forme de raréfaction, voire un pur évanouissement. Dans Manji (Passion), l'éblouissement du couple vouant un culte à la déesse Kanon, transforme leur chambre en un monde sans contour ni consistance où vacille leur identité même ; l'héroïne de Seisaku no tsuma (La Femme de Seisaku), aveuglant son mari, parvient à le soustraire à la guerre et à l'oppression du village ; une semblable cécité est partagée par les amants de Môjû (La Bête aveugle) et leur fait rejeter le monde visible pour un univers tactile. Ce dernier film peut d'ailleurs valoir comme le manifeste d'un cinéma davantage sensitif que visuel et soumis à des forces de vitalité, d'intensité et de rythmique. Que ces énergies en viennent à se figer à l'intérieur d'une image, à se conformer à une esthétique, serait déjà en soit un signe d'aliénation. Quel que soit le genre qu'ils abordent (comédie, film noir, érotisme cruel), les films de Masumura sont traversés par un même conflit : l'oppression des forces vitales de l'homme dans une société où "ni l'individu ni la liberté n'existent" (2).
                                 
Passion (1964)
Le cinéma de Masumura naît à un tournant de la société et du cinéma japonais : le développement du capitalisme et le crépuscule des grands auteurs : Ozu, Naruse et Mizoguchi. Après avoir d'ailleurs assisté Mizoguchi sur ses dernières --uvres, Masumura passe trois années au Centro Sperimentale Cinematographico de Rome (où il se lie avec Antonioni). Masumura aura donc connu successivement la fin du cinéma classique japonais et la modernité européenne. Son premier film, Kuchizuke [Les Baisers] en 1957, s'inscrit alors presque naturellement dans un genre "moderniste" et d'inspiration occidentale : les films des taïo-zoku ou Saison du soleil, désignant les adolescents hédonistes ayant grandi dans l'après-guerre. Pour Oshima et ses pairs, ce courant, et particulièrement Kuchizuke [Les Baisers], ont représenté l'équivalent de Monika et, dans une moindre mesure, de Et Dieu créa la femme pour la nouvelle vague française (3). Les corps et le désir se dévoilaient avec une franchise inédite ; les courses en moto et les pistes de danses imprimaient des rythmes et des vitesses nouvelles aux personnages. Enfin, les cinéastes sortaient des studios pour plonger dans le chaos de la vie urbaine. Pourtant, cette libération contenait déjà les paradoxes de l'oeuvre à venir de Masumura. Ce tempo inédit et les postures calquées sur celles de James Dean ou Brando étaient naturels à une jeunesse ayant vécu dans le voisinage des bases militaires américaines. Si les adolescents japonais trouvaient dans l'Occident matière à s'extirper du carcan des traditions, cette modernité relevait d'une culture d'occupation. L'année suivante avec Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], à travers la guerre que se livrent des sociétés de caramels, Masumura attaquera frontalement les nouveaux rythmes de vie imposés par le capitalisme.                     
Les Baisers (1957)
Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], reproduit le style euphorique des comédies de Frank Tashlin et Stanley Donen (il s'inspire d'ailleurs en partie de Funny Face). Rapide, saturé de couleurs, avec des personnages en mouvement perpétuel, le film paraît s'abandonner aux formes les plus extatiques du cinéma hollywoodien. Pourtant, les plans de machines d'usines et les presses à journaux révèlent l'inhumanité des forces motrices qui entraînent ce monde. Les personnages tentent de survivre à la folie du consumérisme et à la marche implacable de l'industrie. Kyoko, l'adolescente plébéienne choisie pour représenter la marque de caramels, perd son innocence lorsque le photographe lui demande de jouer la candeur. Désormais, mieux que personne, elle saura manier les codes de ce monde factice. Son parcours est absolument identique à celui de Otsuya dans Irezumi (Tatouage) qui retourne contre ses oppresseurs le monstrueux dessin d'araignée dont ils ont marqué sa peau. A l'inverse, le "créateur" de Kyoko, le chef de publicité Goda, s'éreinte à suivre le rendement de sa compagnie au fur et à mesure qu'elle "dévore" ses concurrents. Alors que Kyoko évolue cyniquement sur la scène scintillante du spectacle capitaliste, Goda se retrouve à l'agonie, crachant du sang dans des bureaux sombres et déserts. Au terme de la relation vampirique qui unie la plupart des couples du cinéaste, les personnages masculins achèvent souvent leur destin dans la répétition hystérique de leur aliénation.
Tatouage (1966)
Le yakuza de Karakkaze yarô [Le Gars des vents froids] interprété par Yukio Mishima (qui détourne d'ailleurs le film par une interprétation très camp) est ironiquement couplé à un petit singe mécanique joueur de cymbale. Dans un final dont s'est peut être souvenu Brian de Palma pour Carlito's Way (L'Impasse), il succombe à la loi du clan : échouant à s'évader avec sa compagne enceinte, il meurt en remontant l'escalier mécanique d'une gare. Le héros de Nise daigakusei [Le Faux étudiant], séquestré par ses camarades activistes, devient lui-aussi un automate détraqué : arpentant un couloir d'asile, il déclame des slogans en un simulacre de manifestation. L'employé de Chijin no ai (La Chatte japonaise, d'après Tanizaki) ne peut échapper à la soumission, même dans ses jeux érotiques : chevauché par son épouse, il en est réduit à faire indéfiniment le tour de la table du salon. Pour Masumura, l'homme se construit avant tout par la négation de son individualité : « répression de soi, harmonie avec le groupe, tristesse, défaite, fuite » (4). Si Masumura aborde le milieu militaire, c'est évidemment pour en faire la matrice de la régulation des corps et de l'écrasement des esprits de la société japonaise. Dans Heitai yakuza [Le Soldat yakuza], le système de grades qui régit les prostituées établit un rapport entre le bordel et la caserne : les militaires sont eux aussi des corps déterminés par un usage, des pantins dociles, remplaçables à l'infini. Dans Akai Tenshi (L'Ange rouge), mutilés, réduits à des fragments de corps indifférenciés, ils perdront toute identité.

Le Gars des vents froids (1960)
Face à ces "ombres" sans corps ni conscience, la femme canalise les énergies vitales : "les actions dynamiques, les oppositions, les joies, les luttes à mort. (5)" Dans les premiers temps, elle est une créature du mouvement et de la vivacité, comme Nozoe Hitomi dans Kuchizuke [Les Baisers] et Kyojin to gangu [Le Géant et les Jouets], qui enchaîne à une vitesse folle les mimiques et les gestes. Elle peut aussi épouser la forme plus chimérique et inquiétante d'Ayako Wakao, la femme de toutes les métamorphoses, déesse autant qu'animal sanguinaire. Au cours des années 60, l'opposition du personnage féminin à tous les types de sociétés humaines va incliner les films de Masumura vers un érotisme archaïque et barbare.
Il adapte les romans de Tanizaki (Passion, Tatouage) et Edogawa Rampo (La Bête aveugle), posant ainsi les premiers jalons cinématographiques de l'ero-guro (érotique grotesque), érotisme sanglant auquel on peut rattacher de nos jours le très masumurien Ôdishon (Audition) de Takashi Miike. Ayako Wakao va incarner des créatures proches de Sacher-Masoch ou Pierre Louÿs ; une statue d'albâtre au contact de laquelle les hommes se disloquent. L'introduction de Irezumi (Tatouage) pourrait définir les personnages d'Ayako Wakao : « une superbe femme piétine des corps d'hommes exsangues. Elle se repaît de leur chair et de leur sang pour prospérer. » Comme chez Tod Browning (cinéaste ero-guro qui s'ignorait), les pulsions font dégringoler l'homme de sa stature et le condamnent à la reptation.

L'école d'espions de Nakano (1966)
Les attractions irrépressibles, l'animalité primordiale ou encore le déterminisme des caractères féminins et masculins, inclinerait le monde de Masumura vers le Naturalisme. Cependant, bien que son action soit davantage nihiliste qu'émancipatrice, la violence de la femme relève également du choix. Dans Tsuma wa kokuhaku suru [Confession d'une épouse], au cours d'une escalade, la femme doit décider entre couper la corde qui la relie à son mari ou tomber dans le vide avec lui. Elle sera moins accusée du meurtre de son conjoint que d'avoir refusé le sacrifice. En crevant les yeux de son mari pour l'empêcher de retourner à la guerre, la femme de Seisaku choisit de s'opposer au village se cherchant un héros militaire. L'infirmière de Akai Tenshi (L'Ange rouge) pourrait n'être qu'une figure maudite, entraînant malgré elle les hommes vers la mort, pourtant c'est sa volonté qui délivre le médecin de l'impuissance et de la drogue. Même si Nagisa Oshima rejeta violemment Masumura à partir de Karakkaze yarô [Le Gars des vents froids], Abe Sada dans Ai no corrida (L'Empire des sens), vivant sa passion en marge du Japon militariste, est un personnage strictement masumurien.

La Bête aveugle (1969)
Malgré ses affirmations péremptoires, Masumura aura su doter certains personnages masculins d'une individualité forte. Ainsi Omiya dans Heitai yakuza [Le Soldat yakuza], ou encore Hanzo dans Goyôkiba: kamisori hanzô jigoku zeme (L'Enfer des supplices), tous deux personnifiés par Shintaro Katsu. De fait, l'interprète de la série des Zatoïchi, représentant d'un anarchisme populaire typiquement japonais, ne pouvait entrer dans la lignée des hommes atrophiés de Masumura. Face aux soldats, tous taillés sur le modèle de la virilité japonaise (cheveux ras, corps sec), la rondeur burlesque de Katsu le désigne comme un corps absolument hors norme. Forgé au code d'honneur des yakuzas, son mépris absolu de la hiérarchie militaire lui permet de rester insensible aux pires châtiments corporels. Dans Goyôkiba: kamisori hanzô jigoku zeme (L'Enfer des supplices), Katsu interprète un inspecteur "tantrique" qui soutire des aveux aux femmes grâce à son pénis, fortifié par d'effarants exercices. Le personnage retient toute jouissance, émotions et pulsions et devient une force abstraite, presque immatérielle, circulant entre les corps féminins.
Masumura sur le tournage de Passion
C'est logiquement par l'évanouissement dans le féminin que l'homme peut se soustraire à l'aliénation. Yonosuke, le libertin de Koshoku ichidai otoko [L'homme qui ne vécut que pour aimer], interprété par le génial Raizo Ichikawa, fait passer son amour des femmes avant toutes les conventions sociales. Bravant le pouvoir du Shogun, Yonosuke dilapide en orgies la fortune familiale. Proche du Casanova de Fellini, il traverse des mondes dégradés ou parodiques : un bordel pour travestis, une forêt de vieilles prostituées, un cimetière où l'attend une fiancée morte. Mais à la différence de Casanova, jamais le personnage, sans doute le plus optimiste créé par Masumura, n'atteint le territoire des passions glacées et mécaniques. A bord d'un navire dont les cordages sont tissés de cheveux de femmes, il s'embarque pour une île merveilleuse bordée de sirènes. Dans Môjû (La Bête aveugle), l'--uvre la plus transgressive du cinéaste, l'atelier du sculpteur sert également à une mythification du corps féminin. Rampant sur le corps d'une géante de pierre, les amants aveugles explorent l'« art tactile ». De mutilations en mutilations, ils s'éloignent du monde des hommes pour atteindre un autre territoire, n'ayant pour règle et superficie que l'intensité des sensations. Même si leur destination se révèle les ténèbres et la mort, par la seule force de leur désir, ils incarnent le nihilisme forcené de Masumura, dirigé vers l'abolition de toutes les formes de sociétés.


(1) Les Cahiers du Cinéma n° 224, octobre 1970
(2) ibid
(3) Nagisa Oshima, « Cela constitue-t-il une brèche » (1958) in Ecrits 1967-1978 (Cahiers du Cinéma/Gallimard, 1980)
(4) Yasuzô Masumura, texte paru dans Eiga Hyoron, février 1958, cité par Max Tessier in « Yasuro Masumura et les modernistes du Taiyozoku » (« Le Cinéma japonais au présent », Cinéma d'Aujourd'hui, 1980)
(5) ibid