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mardi 22 février 2022

Le prix de la critique de cinéma pour Cérémonies, au coeur de L'Empire des sens

Mon livre "Cérémonies, au coeur de L'Empire des sens" a reçu le prix du meilleur livre français sur le cinéma 2021 remis par le syndicat français de la critique de cinéma.



My book "Cérémonies, au cœur de L'Empire des sens" (Ceremonies, at the heart of In the Realm of the Senses) was awarded the prize for the best French book on cinema in 2021 by the French Union of Film Critics.








mardi 1 février 2022

Nagisa Oshima, révoltes et autres cérémonies



Nagisa Oshima fut l’un des cinéastes les plus célèbres de son temps mais paradoxalement un des plus insaisissables, la majeure partie de son œuvre, élaborée dans le feu des années 60, étant tout simplement invisible en France.  « Rites d’amour et de mort » pourrait être le sous-titre de la totalité de l’œuvre de Nagisa Oshima. Dans la plupart de ses films, les rituels et cérémonies permettent au Japon de regarder son passé maudit : celui de l’Empire, de l’endoctrinement, des suicides rituels, et des clans sanguinaires. Dans d’autres, l’amour fou, l’érotisme et l’art ont le pouvoir de conjurer le mal historique et parfois d’affronter la mort elle-même.  

 

Nuit et brouillard du Japon (1960)



Avec Nuit et brouillard du Japon, Oshima met en scène sa première grande cérémonie : le mariage de jeunes militants de gauche dans une ténébreuse maison bourgeoise. Si le titre rend hommage à Resnais, la demeure lugubre et baroque, devenant un labyrinthe temporel, anticipe Marienbad. Que s’est-il passé l’année dernière à Tokyo, pendant les grandes manifestations contre le traité de sécurité nippo-américain ? Qu’est devenu le supposé « espion » séquestré dans la cité universitaire ? Le mariage apparaît alors comme un pacte de silence entre les jeunes militants et les dirigeants communistes embourgeoisés. Conscient que la Shochiku avait une conception folklorique d’une Nouvelle vague mettant en scène des jeunes rebelles sur fond de jazz, Oshima fait preuve d’un formalisme presque suicidaire. Au cours des 43 scènes en 43 plans qui composent le film, il plonge le décor dans les ténèbres, isole ses personnages dans une lueur spectrale, et enchaîne en continuité le présent et le passé. Oshima emprunte à Nobuo Nakagawa, maître du fantastique des années 50 (Histoire de fantômes japonais, L’Enfer), ses expérimentations lumineuses, les trucages à vue du Kabuki et un existentialisme sans espoir. Car il s’agit bien d’un film de fantôme : à l’intérieur même du parti, lorsque les leaders envoient les jeunes militants affronter la police, reviennent les spectres des généraux de l’empire. 



Avec cette véritable machine de guerre, Oshima brisa un autre mariage hypocrite, celui de la jeune garde avec les grandes compagnies. Après que la Shochiku ait sabordé la sortie du film, les cinéastes choisirent l’indépendance et donnèrent réellement naissance à la véritable nouvelle vague japonaise.

 

La Pendaison (1968)



« Vous qui êtes favorables à la peine de mort, avez-vous déjà vus une chambre d’exécutions ? », demande Oshima en ouverture du film. Un plan aérien au-dessus de la prison dévoile le bâtiment et sa forme qui rappelle un modeste pavillon de banlieue fait déjà froid dans le dos. Ainsi l’endroit où le jeune Coréen va être exécuté est le lieu par excellence de la famille japonaise moderne, comme si c’était dans ce cadre domestique qu’un exorcisme devait alors lieu, comme s’il fallait chasser le fantôme honteux de l’ère coloniale. Désigné par sa seule initiale, R. est coupable d’avoir assassiné puis violé une lycéenne. La première pendaison rate et le rend amnésique. Pour lui faire retrouver la mémoire et achever l’exécution, les témoins (prêtre, médecin, directeur) vont alors rejouer sa vie de famille et son acte meurtrier. On a cité Brecht, mais c’est davantage Buñuel qu’Oshima rappelle dans ces répétitions déréglées et ces lieux que le refoulé historique vient clôturer. R., soudain absent de lui-même, de ses actes et de son identité, laisse les témoins face à leur propre image de la Corée. 



L’ange exterminateur les emprisonne dans leur propre fiction judiciaire. Pour quitter le pavillon-prison, les japonais doivent fabriquer un Coréen chimérique et le mettre à mort. La Pendaison pourrait également s’appeler « Exécution rituelle du Coréen ». Pour Oshima, il est primordial de faire entrer à l’intérieur du cinéma japonais cette Corée introuvable, par exemple, dans le cinéma d’Ozu ou Mizoguchi. Ce sera le sens d’une scène du Retour des trois soulards, tourné la même année, où des étudiants demandent aux usagers de la gare de Shinjuku : « êtes-vous Japonais ? » Tous répondent « Non. Je suis Coréen », et malicieusement Oshima se glisse parmi eux. 



Au cours de cette performance destinée à combattre le déni et l’aveuglement historique, le premier Coréen à apparaître est Yu Do-yun, l’acteur de La Pendaison.

 

Journal d’un voleur de Shinjuku (1968)



En se déshabillant en plein soleil devant la gare de Shinjuku, le metteur de scène de théâtre Juro Kara fait ressurgir, au cœur du Japon moderne, toute la sensualité violente et désordonnée d’Edo. A ce Japon soumis à l’ami américain, à qui on fait miroiter les plaisirs du capitalisme, Oshima oppose le romantisme de la jeunesse et le souffle révolutionnaire de l’art. En rebaptisant pour une chanson folk Shinjuku « Ali Baba, la cité des mystères », Kara fait planer une atmosphère sensuelle et orientale sur ce quartier de Tokyo alors peuplé de jeunes « futen » (vagabonds). 



La caverne aux trésors était alors Kinokuniya, librairie où les étudiants chapardaient les œuvres de Bataille, Sade et Genet sous l’œil protecteur du directeur lui-même. Parmi les voleurs, l’élégant Birdey Hilltop (le peintre pop Tadanori Yokoo) qui tombe amoureux de la vendeuse Umeko. Incapables de passer à l’acte sexuellement et politiquement, les deux amants sont typiques de cette jeunesse « bloquée » que l’on rencontre aussi dans les films de Wakamatsu.



Pour atteindre l’orgasme et passer du dandysme à la révolution, il faut un exorcisme. Celui-ci aura lieu dans la tente rouge de la compagnie de Kara, dans les jardins du temple Hanazono. En un des gestes les plus énigmatiques du cinéma d’Oshima, Umeko trempe le doigt dans le sang de ses règles et barre son ventre d’un trait. Elle théâtralise ces rituels japonais morbides que sont le double suicide amoureux et le seppuku mais le geste peut aussi s’interpréter comme une réappropriation de son sang et de sa chair. Birdey passe lui aussi son doigt sur la blessure symbolique avant de faire l’amour avec elle. 



Lorsqu’Umeko atteint l’orgasme le quartier s’embrase et les étudiants prennent d’assaut un commissariat proche de la gare de Shinjuku. L’objectif des émeutiers, lors de ce que l’on appelé la « guerre de Tokyo », était d’empêcher les trains d’acheminer des armes vers Okinawa, alors base de l’armée américaine. La passion mystique de Umeko et Birdey, en opposition à la guerre du Vietnam, annonce celle des amoureux fous de L’Empire des sens

 

Il est mort après la guerre (1970)



La guerre de Tokyo a finalement été perdue et le film est son testament. Dans cette version désenchantée du Journal d’un voleur de Shinjuku, la grâce des amants s’est évaporée et la jeunesse est à nouveau engluée dans l’échec. Avec son héros qui, en une boucle fatale, se poursuit lui-même et visionne le film de son suicide, Oshima expérimente une structure proche de La Jetée et Mullholand Drive. Le jeune cinéaste politique, tourne en rond dans une cérémonie étrange qui est celle de sa vie passée.



S’il y a des fantômes et une malédiction dans Il est mort après la guerre, ce sont surtout ceux de la jeunesse révolutionnaire, qui dix ans après Nuit et brouillard du Japon, reste prisonnière de discussions politiques stérile. La faillite sexuelle et révolutionnaire s’accompagne également d’une incapacité artistique, le héros échouant à filmer les émeutes. On mesure pourtant la liberté formelle atteinte par Oshima en ce début des années 70. A la froideur des procédés brechtiens, parfois trop conscients d’eux-mêmes, s’est substituée une forme erratique et rêveuse. Ignorant qu’il visionne le film de sa mort, l’étudiant en collecte les lieux et finit par se retrouver dans la maison de ses propres parents. Le dernier plan de paysage du film n’étant autre que la vue depuis la fenêtre de sa chambre d’enfant, il comprend avec amertume qu’il s’agissait de sa propre mort. Au fond s’il avait pu à ce point oublier jusqu’à son suicide, c’est d’abord parce que jamais il ne s’était vraiment incarné dans la vie. 



En une scène magnifique, une des plus belles du cinéma d’Oshima, la jeune fille se caresse sous ses yeux, alors que, sur son corps nu, sont projetées des images de la ville. Le garçon la regarde, sans doute la désire-t-il, mais il ne la rejoint pas.

 

Le Petit garçon (1969)



Avec son visage rond, son uniforme et sa casquette jaune, le petit garçon – dont la seule identité est « Boy » – semble sortir de Bonjour d’Ozu. Oshima reproduit également les cadrages d’Ozu comme si celui-ci avait figé une fois pour toutes la représentation de la famille japonaise. Ici, pas de doux vieillard ou de gamins frondeurs, mais des parents monstrueux exerçant un atroce pouvoir cannibale. Ses parents obligent Boy à se jeter contre les voitures pour rançonner les conducteurs. Le père, qui a mis au point cette escroquerie, prétexte une blessure de guerre qui l’empêche de travailler. Au cours des faux accidents, cette blessure, dont on ne saura jamais l’authenticité, est symboliquement reportée sur le corps de l’enfant transformé en petit kamikaze. Le père se rembourse alors, grâce au corps supplicié du petit garçon, de ce qu’il estime lui être dû par la société pour ses années de guerre.  Comme les aviateurs de l’empire, Boy se projette vers le néant au cours d’un martyr cent fois répété, devenant une cérémonie familiale pervertie. A cette situation de pure terreur où s’exerce le droit du plus fort, Oshima donne des tours d’écrous supplémentaires. Ainsi, pour financer un avortement, la mère (en fait la belle-mère) pousse Boy à multiplier les accidents, entraînant encore l’enfant dans une économie de la mort. L’avortement lui-même se révèlera un mensonge, comme si le néant était à son tour avalé par le néant.



La casquette jaune par sa couleur naïve, est ce qui rattache, pendant une brève période, Boy à l’enfance. Peu à peu, le film glisse vers le monochrome, et s’estompera encore lors de l’ultime voyage de la famille dans le nord de l’Archipel. Perdue dans la neige, c’est une famille de fantômes qui erre d’une auberge à l’autre. Le petit garçon est l’un des chefs-d’œuvre du cinéma des années 60 et un film à part dans la carrière d’Oshima. Son intellectualisme parfois hautain et son rejet de l’humanisme s’évanouissent lorsqu’il filme Boy regardant la mer avec une insondable tristesse.



 

La Cérémonie (1971)



L’enfant vient rendre hommage à son grand-père, chef d’une famille de hauts fonctionnaires. De chaque côté du patriarche, sont alignés les fils, belles-filles et petits enfants. Cette composition, nous la connaissons pour l’avoir vue dans Hara-Kiri de Kobayashi et les Combats sans code d’honneur de Fukasaku : elle est celle des cérémonies de clans samouraï et yakuza, l’image même de la violence patriarcale.



Le chef interprété par le génial Kei Sato, devenu une sorte de momie calcaire, représente toutes les dominations : politique, financières et sexuelle. Mariages ou funérailles, les cérémonies qui balisent le film n’ont qu’un but : permettre au Japon de se nourrir de sa propre fiction et rejouer le rêve, pas encore dissipé, d’un empire. A ces cérémonies s’articule à un autre rituel, secret et primitif, s’exerçant sur le corps des femmes. S’estimant être l’unique dépositaire de la pureté de la race, le chef viole ses belles-filles pour assurer sa descendance.



L’enfant a grandi et prépare son mariage. Cette cérémonie-là, pourtant, risque d’être avortée : la mariée, terrifiée par le clan s’est enfuie. Pour ne pas perdre la face devant les invités, le patriarche ordonne que le mariage se déroule malgré tout. Que voit-on alors ? Les plus tristes noces du monde, un marié solitaire et des convives silencieux qui n’osent pas tourner les yeux vers lui. Lorsque la pureté « japonaise » de la mariée fantôme est vantée, Oshima dévoile ironiquement le mensonge fondateur de cette aristocratie japonaise. Les derniers héritiers du patriarche choisiront de mettre fin à cette lignée maudite, déjà en état de décomposition avancé. Le suicide du couple tragique, probablement frères et sœurs, est la contre-cérémonie définitive, celle qui renvoie au néant toutes les autres. Oshima avouera avoir tourné la fin du film sous le choc de la mort de Mishima, ce suicide spectaculaire qui mit un terme aux années soixante.



lundi 29 novembre 2021

Abe Sada et moi

 

Abe Sada par Rina Yoshioka, peinture réalisée pour mon livre

Il y a un peu plus d’une quinzaine d’années, j’avais fait partie d’un petit groupe de cinéphiles, ne se connaissant pas à l’origine mais qui, par une étrange synchronicité, découvraient en même temps les films de Kôji Wakamatsu. Les cassettes vidéo et les fichiers numériques s’échangeaient à cette époque où seuls deux de ses films avaient été édités aux USA : Va, va deux fois vierge et L’Extase des anges qui possédaient la particularité d’avoir ses bobines 3 et 4 inversées sur le DVD rendant le film encore plus énigmatique. Par association, Wakamatsu m’avait entraîné vers un autre cinéaste, célèbre en apparence mais dont la plupart des films étaient invisibles : Nagisa Ôshima. La filmographie d’Ôshima dans les années 60 est une série de déflagration : outre Contes cruels de la jeunesse et L’Enterrement du soleil, je plongeais dans les austères et fascinants Nuit et brouillard au Japon et La Cérémonie, le déchaîné L’Obsédé en plein jour, les glaçants Le Petit garçon et La Pendaison, et surtout Le Journal du voleur de Shinjuku qui allait occuper une place très particulière dans ma vie. J’y découvrais la puissance de l’underground japonais et me mis à collecter tout ce que je pouvais sur Tadanori Yokoo, Juro Kara, Simon Yotsuya ou Akaji Maro.  Le Journal du voleur de Shinjuku formait pour moi une trilogie informelle avec Les Funérailles de roses de Toshio Matsumoto et Premier amour, version infernale de Susumu Hani, comme un portait éclaté de la jeunesse du Swinging Tokyo. Remonter la filmographie d’Ôshima m’amena jusqu’à L’Empire des sens.  J’avais découvert le film à 20 ans et c’étaient les premières images de sexe explicite que je voyais sur un grand écran. Je me souvenais de la sensation presque hallucinatoire que m’avaient procurées certaines scènes comme la fellation de Sada. L’impression d’être au-delà des images coulé dans quelque chose de doux, chaud et humide dépassant la simple excitation sexuelle. Ôshima faisait sentir l’amour de façon sensible. Le revoyant, chargé de ses films des années soixante, j’y ai découvert encore bien d’autres choses.

Et il y eu aussi la tristesse de voir disparaître Wakamatsu et Oshima à quelques mois d’intervalle le 17 octobre 2012 et le 15 janvier 2013.

Par la suite, dans plusieurs travaux sur Ôshima, des textes pour les Cahiers du cinéma, pour le programme de la Cinémathèque, des vidéos, des émissions télévisées, je réservais toujours une place à L’Empire des sens qui me faisait l’effet d’un ilot et d’un film orphelin. L’Empire des sens qui a fait découvrir Ôshima jusqu’alors confidentiel, est sans aucun doute le film japonais le plus célèbre au monde mais paradoxalement il marque presque la fin de sa carrière qui se limitera à quatre films. Plusieurs cinéastes s’y confronteront pour représenter l’amour intégral, sans jamais parvenir à en égaler la pureté. J’avais intitulé mon livre précédent « L’Adolescente japonaise ou l’impératrice des signes » faisant un clin d’œil à Abe Sada derrière le pastiche de Roland Barthes. Voulant attaquer un livre sur Ôshima, je décidais donc de prendre L’Empire des sens comme point de départ.

Cérémonies aurait d’ailleurs dû avoir une forme différente et l’anecdote est assez amusante. En 2018, je contactais Marcos Uzal qui dirigeait alors la collection Côté Films de Yellow Now, la petite collection d’analyse de film. Il se montrait intéressé par mon projet mais, après plusieurs échanges de mails, alors que nous devions nous rencontrer pour en discuter, il disparut purement et simplement des radars. Le silence complet et aucune réponse à mes messages. C’était bien curieux. J’en devinais quelques mois plus tard la raison : il était sur les rangs pour reprendre la rédaction en chef des Cahiers du cinéma où je travaillais alors. Qu’on ne soit jamais surpris est une surprise en soi. Evidemment, cela ne m’a pas arrêté, d’autant que mon livre avait pris une autre direction. Il devait à l'origine porter sur la représentation du sexe et aurait classiquement contenu un certain nombre de photogrammes. Avais-je vraiment envie d’emprunter une forme aussi universitaire pour L’Empire des sens ? Un court chapitre devait revenir sur l’origine du film, à savoir l’affaire Abe Sada. C’est au cours de mes recherches que je tombais dans un gouffre. Je ne savais presque rien de la vie de cette femme qui pourtant, sous les traits d’Eiko Matsuda, était devenue l’un des visages iconiques du cinéma japonais. Je découvrais son enfance, le viol dont elle avait été victime à 14 ans, sa vie d’errance de maisons de geisha en bordels, ses multiples identités, jusqu’à sa rencontre en 1936 avec Kichi l’homme de sa vie. Quelques minutes du film Déviances et Passions de Teruo Ishii me terrassèrent avec l’apparition d’Abe Sada, vieille dame dans le Japon bétonné de 1969.

Sada allait m’apporter ce que j’aime le plus lorsque j’écris sur le cinéma : une narration. De la même façon que le vampire de mon livre Le Miroir obscur traversait tous les états du cinéma, c’est Sada, la véritable Abe Sada, qui allait me guider dans L’Empire des sens. J’allais à mon tour rendre hommage à celle qu’Oshima appelait une « femme merveilleuse ». Au cours de longues soirées qui m’amenaient parfois au cœur de la nuit je suivais ses traces. C’est à ce moment que j’ai aussi plongé dans le répertoire de Keiko Fuji, la chanteuse de Enka, qui en quelque sorte est devenue la voix de mon héroïne. Parfois vers trois heures du matin, c’était comme si la présence de Sada devenait très légèrement tangible à mes côtés. Le saké n’y était bien sûr pas pour rien. Pendant combien de temps pouvais-je tenir la figure, conserver sa persistance ? Jusqu’au célèbre fait-divers et son procès. Mais plus loin encore sa sortie de prison, la guerre, les années 50… Sada était toujours là et continuait à mener sa vie de femme, rencontrant des écrivains, participant à des représentations théâtrales. Elle traversait les époques et elle ne disparut (ou plutôt s’évapora) dans les années 70 que pour renaître sous les traits d’Eiko Matsuda dans L’Empire des sens, entraînant à nouveau scandales et procès. Le visage de Sada d’ailleurs n’était pas un mystère : il y avait celui de la jeune femme au sourire incroyable arrêtée par des inspecteurs aux mines ahuries comme s’ils tombaient eux-aussi sous le charme. Et puis le visage de la femme mure des années 50 enfin l’obachan (mamie) des années soixante. Toutes ces femmes étaient bien sûr Sada mais étaient-elles pour autant la Sada qui m’avait accompagnée ? Je devais à mon tour inventer le visage de my own private Abe Sada.

Entretemps, j’avais trouvé l’éditeur de mes rêves : Le Lézard noir, qui m’avait initié aux mangas sulfureux de Suehiro Maruo. A travers Sada, revenaient les démons du Japon qui passionnaient l’éditeur Stéphane Duval autant que moi, et en premier lieu Mishima. C’est grâce à lui que j’ai donné un visage à ma Sada puisqu’il accepta une idée un peu folle.

Les lecteurs de ce blog savent la place qu’occupent les peintures de Rina Yoshioka dans mon imaginaire. Rina travaillait à cette époque sur une peinture de femme yakuza pour l’exposition Ultime Combat, arts martiaux d’Asie au Musée du Quai Branly. Je lui demandais de créer une Sada qui ne devait pas ressembler à Eiko Matsuda mais à un mélange entre la vraie Sada et Junko Miyashita, l’actrice du magnifique La Véritable histoire d’Abe Sada de Noboru Tanaka. Elle me fournit plusieurs esquisses, et je dois avouer que je l’ai un peu épuisée à lui en demander toujours de nouvelles. Le visage était trop rond ou trop mince, elle était trop vieille ou trop juvénile, le regard trop aguicheur… J’ai un peu honte en y repensant car je l’obligeais en réalité à devenir une médium et à tâtonner à l’intérieur de ma propre psyché. Je ne la remercierai jamais assez pour sa patience. Et puis un jour, j’ai vu Sada apparaître dans sa chambre d’auberge et me regarder, accroupie devant la table où s’entassaient les bouteilles de saké, tenant entre ses doigts la lanière de son kimono rouge. Par la fenêtre, une clarté lunaire baignait les maisons en bois de cette rue du Tokyo des années 30.  J’avais particulièrement insisté sur la présence de la lune. Je ne sais toujours pas pourquoi. Rina mit en quelque sorte le point final à mon livre, et sa peinture devint une préface que l’on fit figurer dans le sommaire.

J’arrête également ici les souvenirs de l’écriture de mon livre, et alors qu’un froid polaire s’est étendu sur Paris et qu’un retour au Japon semble encore lointain, je me verse un verre de saké, et écoute une fois de plus Keiko Fuji chanter que les rêves fleurissent la nuit.



Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



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samedi 27 novembre 2021

Abe Sada en 1969

André Breton n’a pas rencontré Violette Nozières ni Jean Genet les sœurs Papin. En revanche, Tatsumi Hijikata, l’inventeur de la danse butô, a bien rencontré Abe Sada et a même été pris en photo avec elle.



Cela atteste de la popularité de Sada dans l’avant-garde japonaise initiée à la culture de la transgression française par le flamboyant Shibusawa Tatsuhiko. Cette star des milieux intellectuels traduisait Sade et Bataille et posait en vêtements psychédéliques devant une reproduction de La Poupée d’Hans Bellmer. 



Abe Sada était pour ces intellectuels férus de surréalisme la plus pure incarnation de l’Amour fou. Cette intelligentsia se rendait dans le bar Hoshikikusui où Sada était la serveuse et l’attraction. Telle Lola Montès, au cours d’une descente d’escalier théâtrale, elle se mettait en scène pour des clients (faussement) tétanisés et protégeant avec leurs mains leur entrejambe. 

« Je veux une photo capturant l’âme pure de Sada », avait demandé le danseur au photographe Fujimori Hideo. Cette photo servit en 1972 d’affiche à la rétrospective chorégraphique «Grand motif dansé du sacrifice enflammé » de la troupe de Hijikata. Abe Sada était alors âgée de 64 ans

Les rapports entre Sada et les artistes d’avant-garde japonais sont étudiés dans mon livre  Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



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mercredi 24 novembre 2021

Abe Sada après L’Empire des sens




Le film de Nagisa Oshima s’achève sur l’image des amants ensanglantés tandis qu’une voix-off relate que, lors de son arrestation, le visage de Sada était radieux. 

Qu’advint-il de Sada après les évènements relatés par Oshima ? Elle ne fut condamnée ni à mort ni à la prison à perpétuité mais à six années de détentions. Elle n’en purgera que quatre puisqu’elle fut libérée par une grâce collective de l’Empereur le 14 mai 1941. Un mois avant l’attaque de Pearl Harbor. Abe Sada a alors 36 ans. 

Mon livre s’intéresse à ce que fut alors la vie de Sada : les années de guerre qu’elle passa remariée sous un nom d’emprunt, les faits qui lui firent reprendre son patronyme et redevenir une figure publique, enfin sa popularité dans les milieux de l’Underground japonais pour qui elle symbolisa l’Amour fou. 

Si elle disparut à nouveau au début des années 70 rien n’indique qu’elle soit décédée pendant cette période. 





En 1976, Abe Sada était-elle au courant que son nom était à nouveau sur toutes les lèvres ? Savait-elle qu’elle était au cœur du plus grand scandale culturel que le Japon avait connu et que sous les traits de l’actrice Eiko Matsuda elle entrait à nouveau dans un tribunal ? 

Cette autre histoire d’Abe Sada, je la raconte dans mon livre Cérémonies – au cœur de l’empire des sens.



A commander sur la boutique du Lézard noir, ici.

Les photos de Sada datent des années 50.



lundi 22 novembre 2021

Cérémonies - au cœur de L'Empire des sens



Mon livre qui revient sur les origines, le tournage et le procès de L’Empire des sens est en librairies.


En 1976, L’Empire des sens révolutionna le cinéma mondial par sa description sans tabou d’un amour passionnel. Connait-on pour autant la vie d’Abe Sada, la femme des années 1930 qui inspira Nagisa Ôshima ? Geisha, prostituée, criminelle, martyre de la condition féminine japonaise et personnalité publique, cette femme aux cent visages fut avant tout pour le cinéaste une héroïne révoltée. De sa naissance en 1905 au scandale que provoqua L’Empire des sens, Cérémonies retrace le destin hors norme d’une femme japonaise et le combat pour la liberté d’expression de Nagisa Ôshima.

à commander sur le site du Lézard Noir ici
 

lundi 4 octobre 2021

Hommage à Ri Reisen



J’apprends le décès survenu le 22 juin dernier de Ri Reisen à l’âge de 79 ans. Figure importante de l’angura (underground) des années 60 et 70, Ri Reisen participa, couverte de peinture dorée aux spectacles de cabaret de Tatsumi Hijikata. C’est surtout aux côtés de son mari, Kara Juro,  qu’elle devint l’une des actrices principales du Jikei Gekijo ou Théâtre des situations.






On peut la voir, avec la troupe de Kara, dans Le Journal du voleur de Shinjuku (1969) de Nagisa Oshima. C’est elle la femme torse nue, aux longs cheveux noirs, les seins tatoués qui mime un seppuku. 



Le physique fascinant de Ri Reisen lui fit interpréter le rôle de la « female Boss » décadente de La Tanière de la bête de Shun’ya Itō (1973), troisième épisode de la saga de la femme scorpion interprétée par Meiko Kaji. Dans le Mishima de Paul Schrader (1985), dans l’épisode La Maison de Kyoko, elle joue la prostituée Kiyomi, avec qui Kenji Sawada passe la nuit. Un miroir posé sur la poitrine de Sawada le dote des seins de Ri Reisen. 

Née de la seconde génération de Coréens, ne parlant que japonais, elle soutiendra pendant les années 70, le mouvement pour la démocratie de Kim Dae-jung qui  subissait la violente répression du Président Park.

Excellente chanteuse elle est l’interprète du magnifique Le Vent souffle à Junku (1979) sur des paroles de Juro Kara et une musique de Jun Sakurai. 



Le vent souffle sur Junku, allons-y.

Le même stupide vent que d'habitude

Je fais exprès de trébucher et de me frotter à toi

Je cherche quelqu'un qui me ressemble

Je regarde en arrière, je regarde en arrière

La ville de Junku !

Un long couloir sans plafond.


Il y a une rivière qui coule à travers Junku.

Une rivière sans nom qui sent les crottes de nez.

Laisse-moi voir ton visage et ton sourire

Voyons qui se tient derrière moi

Elle coule, elle coule, elle coule

La rivière sans nom

Un long couloir à l'envers


Il y a un arc-en-ciel sur Junku

Un arc-en-ciel fou auquel il manque des couleurs

Je vais ajouter une autre couleur, la couleur de l'amour

La couleur de la vengeance est trop chaude

Je regarde en arrière, je regarde en arrière

La ville de Junku.

L'arc-en-ciel disparaîtra, lui aussi, dans le long couloir.