mercredi 24 janvier 2024

Notes sur quelques livres et films

J’avais pris ces notes en décembre 2023 sans avoir eu le temps de les publier. Je les poursuis donc aujourd’hui. D’une année à l’autre, c’est toujours la pluie et le froid qui règnent et pour survivre à ces maussades journées sans soleil, et puisque tutto il resto è noia, une seule solution : peupler sa caverne de livres et de films. 


Ozu. Une affaire de famille de Pascal-Alex Vincent (éditions La Martinière)



Pascal-Alex a eu la gentillesse de m’offrir son magnifique livre sur Ozu. Le cinéma japonais, Ozu en représenterait le symbole le plus pur : les plans fixes, la caméra à « hauteur de tatami », les acteurs filmés frontalement. C'est à la construction de ce style hypnotique que Pascal-Alex Vincent nous invite. Une affaire de famille mais aussi une histoire du Japon débutant dans le cinéma muet, dans un pays en crise et les milieux populaires, voyant apparaître les premiers salarymen, le conflit sino-japonais (où Ozu fut mobilisé), le peuple brisé de la défaite, avant de suivre les Japonais dans leur accès au confort et à l’électro-ménager dans les films en couleur de la fin de sa carrière. 



Son œuvre côtoie brièvement les « modernistes » et la nouvelle vague dont certaines futures stars ont tourné chez lui comme Mariko Okada (Fin d’automne), Ayako Wakao (Herbes flottantes) et Shima Iwashita (Le goût du saké). Le livre est aussi une « petite histoire du cinéma d’Ozu » remplie d’anecdotes, de potins des journaux de l’époque, et de romances réelles ou prêtées au cinéaste, composant un Ozu humain, moins « cadré » que ses films, et un peu vieillard terrible comme le monsieur Kohayagawa de Dernier caprice. 



Ozu meurt en 1963, âgé de 60 ans, ce qui est jeune pour un cinéaste japonais. On peut imaginer un Ozu ayant continué de tourner encore pendant 20 ou 25 ans. Quel regard aurait porté Ozu sur les années de contestation de la jeunesse ? Sur la société du divertissement des années 70 et 80 et le monopole de la télévision ? Sur le consumérisme des années 80 ? Momoe Yamaguchi aurait-elle incarné une jeune fille moderne, née un an après que le cinéma d’Ozu soit passé à la couleur ?  Concordance des temps, le livre est préfacé par Wim Wenders, alors que sort le très beau Perfect Days. 




Le garçon et le héron d’ Hayao Miyazaki



Autre grand maître qui en revanche nous est contemporain : Miyazaki. Je ne prétendrais pas avoir tout compris de ce film foisonnant, labyrinthique mais à la narration et l’animation d’une grande souplesse.  Miyazaki reste toujours atypique. Le symbole pourrait être ce héron, gracieux, mais qui cache dans son ventre un petit bonhomme grassouillet au gros nez - soit son inverse complet. Lorsque le bonhomme ressort, le héron n’est plus qu’un déguisement. Il y a ainsi au cœur de cette histoire tragique d’un garçon ayant vu sa mère brûler vive pendant le bombardement de Tokyo, toujours cet esprit drolatique. Ainsi la tribu d’adorables mémères, hautes comme trois pommes, et taxant des cigarettes. Elles me rappellent ces vieilles tortues que je vois trottiner toutes courbées, dans les rues et les couloirs du métro. Ce sont en fait des yokaïs et malgré tous mes efforts, je ne parviens jamais à les prendre en photo : elles ne se déplacent pas à vitesse humaine. 


Yuki-onna à la galerie Da-end 

Je suis passé en décembre par la galerie da End, dont la thématique est yuki-onna. Je n’ai pas vraiment vu l’enchanteresse et glaciale femme des neiges, mais des lithographies de Toshio Saeki, une très jolie miniature de Satodhi Saïkusa 



et une belle photographie de Daido Moriyama. Au fond cette femme nous offrant l'intérieur de ses cuisses, comme un paysage de neige nocturne, mais dont le flou frustre notre désir, est peut-être la vraie incarnation de Yuki. 




L’obs hors série, Novembre 2023 : le pouvoir des mafias. 




Une belle couverte de Bruce Gilden flashant l’ancien yakuza Noya Abe, devenu auteur de manga sous le nom de George Abe. Jake Adelstein évoque dans un article, une organisation religieuse ultra puissante : la Soka Gakkai, fondée avant la seconde guerre mondiale, qui dompte désormais 8 millions de membres et possédant même presque entièrement le quartier de Shinomachi à Tokyo. Actif aussi dans la politique au parti libéral démocrate, le Soka Gakkai a également recours à des yakuzas pour certaines opérations. Encore un exemple de l’action liens des gangs dans la face cachée d’organisations légales. 

En bonus, les toujours splendides femmes (de) yakuzas de Chloé Jafé.




Perfect days de Wim Wenders



Wenders m’apprend un mot japonais : Komorebi, la lumière du soleil jouant avec les feuilles des arbres. Goût pour les choses infimes et fugitives, mais aussi puissances de l’imperfection et de la fragilité, car jamais le soleil ne pourrait traverser le béton. Perfect days m’a fait penser à Richard Breautigan, et chaque étape de la journée de monsieur Hirayama pourrait être un chapitre du Tokyo Montana Express. Imaginons : « Les 4000 toilettes publiques de Tokyo », « la cassette de Lou Reed qui valait de l’or », « Les deux amours de la mam-san », « Un seul livre à la fois »… 



Si la jeunesse ne tient pas en place, doit prendre la route, et faire des expériences, la vieillesse continue le voyage sur un autre mode : celui d’une routine heureuse, et explore un territoire tout aussi infini où chaque jour peut devenir œuvre d’art intime, surtout quand il s’achève devant la mama-san de son bar favori. 



Le film m’a aussi rappelé cette vérité simple : oui, Tokyo est l’une des villes les plus propres du monde, parce que les Japonais sont soucieux du bien commun, mais aussi parce qu’il y a des gens qui la nettoient chaque jour. Monsieur Hirayama est encore vigoureux, mais derrière son soin méticuleux à nettoyer les toilettes, on perçoit une réalité sociale plus dure : celle des travailleurs âgés qui gardent les parkings, font la signalisation devant des travaux, travaillent dans les restaurants, ou ceux qui pistent les fumeurs et leur tendent une bouteille de soda pour qu’ils y éteignent leur cigarette. Lorsque son assistant lâche son travail, il doit en exécuter le double, et on sent que c’est bien trop pour lui. 


Petit éloge de l’errance (2014) d’Akira Mizubayashi



Par hasard, après Perfect Days, je retrouve dans ma bibliothèque ce Petit éloge de l’errance, si mince que je croyais l’avoir perdu depuis longtemps. Les premières pages sont une longue et belle description de Yojinbo de Kurosawa, le rônin devenant pour lui la personnification du Japon de l’après-guerre, traçant un chemin hasardeux mais déterminé, dans un monde chaotique. « Notre yojinbo, une fois qu’il a pris note de la direction indiquée par la branche d’arbre lancée au hasard en l’air s’est mis en effet à marcher d’un pas ferme et assuré dans le vaste champ désert. »


Keiko kishi, une femme libre de Pascal-Alex Vincent



Outre son évocation attachante d’Ozu, Pascal-Alex Vincent nous propose de rencontrer Keiko Kishi dans un documentaire poursuivant ses portrait d'actrices japonaises : Miwa, et Kunyo Tanaka. Ozu n’est évidemment pas loin puisque Keiko a tourné dans Printemps précoce. Keiko Kishi c’est aussi la femme des neiges de Kwaidan, la Eiko de Yakuza de Pollack, l'actrice de Naruse et Kon Ichikawa. Mais aussi une française d'adoption mariée au cinéaste Yves Ciampi ; une productrice avec les actrices Yoshiko Kuga et Ineko Arima, entre autres de Fleur pâle de Shinoda et de Kwaidan. Dans les années 70, s’éloignant du cinéma, elle fut aussi une globe-trotteuse intrépide, réalisant des reportages en Iran pendant la révolution. Le film contient une interview exclusive réalisée l’été dernier à Tokyo. Elle fête cette année ses 91 ans. La particularité de Keiko Kishi est d’avoir été énormément filmée par sa famille dans des home-movies, et d’avoir été une des personnalités du milieu artistique parisien dans les années 50, fréquentant Cocteau et jouant pour lui au théâtre. Léguée à la cinémathèque, les archives de Keiko Kishi fournissent une passionnante matière au documentaire de Pascal. 


Godzilla Minus One de Takashi Yamazaki



L’excellent Godzilla Minus One prouve qu’un film d’action peut aussi être (relativement) lent, avec des plans fixes. L’attaque de Ginza est particulièrement magnifique, et l’introduction du thème musical donne des frissons. Godzilla lui-même est majestueux, avec cette idée formidable d’avoir conservé, alors même qu’il est en CGI, une certaine rigidité et un côté mastoc,  comme si un acteur se cachait encore sous sa peau. Mais tout de même, on ne peut pas faire l’impasse sur un discours politique pour le moins curieux. L’affrontement en 1947, entre Godzilla et un Japon privé d’armée, abandonné par les USA en pleine guerre froide, permettrait au peuple de laver la honte de la défaite. Le patriotisme et le fascisme ne sont jamais évoqué mais, comme le déclare un scientifique, beaucoup d’hommes sont morts aux combats à cause d’armes et avions défectueux. Que de vies auraient été épargnées si les avions des kamikazes avaient été dotées de sièges éjectables ! Enfin sans aller jusqu'au nationalisme, puisqu’au fond le film rejette in fine l’idée du sacrifice, c'est plutôt l'effet étrange de voir un film restituant l'esprit de 1947, et réclamant au moins des forces d'autodéfense.


Angel Guts Red Porno (1981) de Toshiharu Ikeda



Revision à la Filmothèque, dans le cadre du ciné-club de Stéphane Delorme, du plus cauchemardesque des Roman Porno Nikkatsu. A l’exception des scènes où Nami couche avec son collègue de bureau dans un hôtel, toutes les scènes érotiques sont des scènes de masturbation ou des images mentales. Vision hallucinée d’un monde d’hommes et de femmes séparées, presque un apartheid où, ne circulent que des images érotiques industrielles, productrices de fantasmes. Rien n’est plus difficile que de franchir ces parois de verre pour qu’une vraie rencontre se produise.