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dimanche 9 avril 2017

Necronomidol : Ithaqua



Les Necronomidol sont nos petites chamanes préférées de la J-pop. Dans le premier clip de leur album Deathless, elles invoquent une créature lovecraftienne : Ithaqua, seigneur de la neige et des vents glacés. Elles sont filmées dans les forêts enneigées du nord du Japon, terre mythique de religions plus anciennes encore que le shintoïsme et célébrées par des prêtresses en peaux de bêtes collectant les ossements et les pierres. C’est aussi de ces paysages de neige qu’est issu le butô torturé de Tatsumi Hijikata, comme si la blancheur glacée était la cristallisation des ténèbres. C’est ce qui fascine dans la vidéo : ce froid qui les enserre et que leurs frissons rendent perceptible. Elles évoluent dans un monde qui, paradoxalement, associe le froid à l’hypersensibilité et au trouble charnel, mais aussi à l'extase, comme celle qui saisit Sari la jeune fille aux cheveux verts. Bien qu’elle en soit la parfaite antithèse, le ventre dénudé de Risaki Kakizaki est dans ce contexte l’image la plus érotique que la J-pop a produit depuis Heavy Rotation des AKB48. Ithaqua est donc la vidéo des Necronomidol qui décrit au mieux le territoire unique qu’elles construisent. Ce refus d’appartenir au monde bariolé et électrique de leurs consœurs, quitte à se figurer en monstres, fantômes ou sorcières, en fait des figures en retrait, aristocratiques et un peu hautaines. Mais cette terre maudite, si elle est leur royaume sera aussi leur tombeau nous dit la vidéo qui les voit s’effondrer une à une. Les Necronomidol est bien le groupe le plus romantique de la J-pop.  









mercredi 3 juin 2015

Tatsumi Hijikata et le démon de l’île solitaire

La récente parution du génial roman-feuilleton (1929-1930) d’Edogawa Ranpo Le démon de l’île solitaire (éditions Wombat), m’a incité à reposter et corriger ce texte consacré aux liens entre le danseur butô Tatsumi Hijikata et le film de Teruo Ishii Horrors of a Malformed Man. En effet, j’avais attribué comme origine au film un autre récit de Ranpo, L’île Panorama écrit en 1926. Les deux romans sont bien sûr proches : dans l’un un démiurge modifie l’organisme humain, dans l’autre, il tord selon ses propres lois délirantes l’espace et l’architecture. S’il calque son récit sur Le Démon…, Ishii emprunte tout de même à L’île panorama la promenade en barque sur la rivière et la découverte des maléfices du territoire, preuve de sa connaissance l’œuvre de Ranpo. Enfin, comme dans la plupart des récits de Ranpo, il est question d’un homme devenu un dieu fou, soit parce qu'il se pense un meurtrier insoupçonnable comme le fameux promeneur du grenier ou la femme fatale de La Proie et l’ombre, soit parce qu’il boucle le monde autour de sa seule figure despotique. L’île maléfique, l’inversion du corps fasciste en corps monstrueux, et le démon infanticide sont ici les évidentes métaphores d’un Japon en pleine folie belliciste. 





Les horreurs des hommes malformés 



"Quand le voyageur qui sort de la vaste plaine se retrouve là, soudain face à ces créatures artificielles, humaines et végétales, il suffoque devant la beauté fantastique de ce monde irréel."

Edogawa Ranpo, L'île panorama (1926).


Horrors of a Malformed Man (Kyofu kikei ningen, 1969) adapté du Démon de l’île solitaire d'Edogawa Ranpo est la plus célèbre des collaborations entre Teruo Ishii, esthète du cinéma érotique (Femmes criminelles, Orgies sadiques de l'ère Edo), et Tatsumi Hijikata, fondateur de la danse butô. Pour saisir le caractère miraculeux de la rencontre, il faudrait imaginer Antonin Artaud dans le rôle de César, le somnambule du Cabinet du Dr. Caligari, ou Julian Beck et le Living Theater rejouant leur Frankenstein pour Roger Corman.




En cette fin des années 60, Teruo Ishii profite du regain d'intérêt pour les romans étranges d'Edogawa Ranpo (1894-1965). Père du roman policier japonais, Ranpo fut aussi l'initiateur d'une de ses variations, davantage tournée vers l'insolite et l'horreur : l'ero-guro, abréviation japonaise d'érotisme et de grotesque. Adapter ces récits cruels et décadents permettait aux studios de s'inscrire dans la culture underground de l'époque, et proposer une version luxueuse des films indépendants de Terayama, Wakamatsu ou Hani. Si La Bête aveugle (Moju, 1969) de Masumura s'inspire dans son générique des photos de Pierre Molinier, Le Lézard noir (Kurotokage, 1968) de Fukasaku, a pour interprètes l'onagata Miwa Akihiro, reine de la scène gay tokyoïte, et Yukio Mishima qui en signe l'adaptation. Qu'un danseur d'avant-garde joue un savant fou chez un maître de la série B érotico-sadique était donc moins singulier qu'il n'y paraît.



Le film est une adaptation relativement fidèle du récit de Ranpo : chirurgien infirme aux doigts palmés, Jougorou Mokota (Tatsumi Hijikata) capture des enfants et des vieillards dans le but d'édifier une société d'« hommes malformés » et d'inverser les valeurs du beau et du laid. Les monstres en question ne sont autres que la troupe d'Hijikata, la Ankoku Butoh School, conservant leurs costumes et maquillages de scène.
Chez Teruo Ishii, les écrits de Ranpo ne deviennent pas un simple prétexte à l'exhibition des "scandaleux" interprètes de la danse butô. Accentuant les traits les plus macabres des récits de Poe, l'ero-guro fut d'abord une littérature du corps et de ses métamorphoses. Hijikata trouva dans cet effroyable bestiaire humain, ce catalogue de chair souffrante et cette Psychopathia sexualis exubérante, l'équivalent japonais des auteurs occidentaux "infernaux" qu'il vénérait, Sade, Lautréamont, Artaud ou Bataille.

Chimères de l'ero-guro

Le terme "grotesque" renvoie aux "fantaisies monstrueuses" de Poe (le recueil Tales of the Grotesque and Arabesques), mais plus largement à la catégorie artistique adoptant ce terme dès la fin du XVe siècle. « Les artistes, écrit Vasari, y représentaient des difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de leur fantaisie extravagante : ils (...) transformaient les pattes d'un cheval en feuillage, les jambes d'un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d'espiègleries et d'extravagances. » (1)




Les sonorités mêmes du terme « ero-guro », gutturales et sinistres, sont évocatrices de ce monde hanté par des gargouilles humaines, assassins diaboliques souvent contrefaits. Dans l'ero-guro, comme chez Tod Browning et Lon Chaney dont les films seraient le pendant occidental, l'être humain est condamné à perdre sa stature et à ramper. Il ya déjà les prémisses du corps obscur que Hijikata explorera, ces torsions animales et cet effroi blafard. L'écrivain et le chorégraphe partageaient une obsession commune pour les insectes, sans doute fascinés par la répulsion qu'ils provoquent et leur aspect chimérique.

Dans son gigantesque atelier, le sculpteur de La Bête aveugle évolue telle une araignée sur d'immenses moulages de membres féminins, des ventres, des seins, des fesses... L'« art tactile » auquel il initie sa maîtresse, se sculpte à même la peau et les nerfs, en une série de blessures puis de mutilations. « Le couple de monstres aveugles au milieu des ténèbres trouva ainsi un plaisir sans égal dans ces ultimes caresses. » (2) Chez Masumura, de façon encore plus radicale, le couple finit par déserter l'espèce humaine. Le monde tactile devient "le monde des insectes, des étoiles de mer et des méduses, le monde des espèces inférieures. Au fin fond de cet univers, il n'y avait finalement que la mort, la mort et les ténèbres."

*

Autre homme-insecte, le lieutenant mutilé de La Chenille. Revenant du front défiguré, sourd, muet, et amputé des quatre membres, il n'est plus qu'une masse de chair avide. « Sa vie s'était alors réduite à la satisfaction immédiate de son appétit et de ses instincts sexuel. » (3) Lui crevant les yeux, détruisant ainsi sa dernière possibilité de communication humaine, son épouse scelle définitivement le devenir-animal du lieutenant.

Dans les années 20 et 30, l'ero-guro et ses créatures, et particulièrement l'atroce lieutenant chenille, étaient contraires au Japon impérialiste et son l'idéal absolu : un soldat taillé d'un seul bloc dans le patriotisme (4). Dans les années soixante, Hijikata inventait des corps eux-aussi irrécupérables par la société du "miracle japonais" et de la culture des loisirs. La Rébellion de la chair (1969), spectacle contemporain du film d'Ishii, était également titré "Hijikata et les Japonais", comme si le danseur traçait une ligne franche entre lui et ses concitoyens. Tatsumi Hijikata écrivait en 1961 : « Cet usage du corps dénué de toute finalité auquel je donne le nom de "danse", je le veux être l'ennemi le plus détestable et le plus tabou de notre société productiviste. » (5)



La rébellion de la chair

Avec la plastique somptueuse du cinéma d'exploitation japonais de l'époque (image scope et couleurs éclatantes), Les Horreurs des hommes malformés offre un document précieux sur Hijikata et la Ankoku Butoh School à la fin des années 60.



L'apparence d'Hijikata est conforme à celle de La Rébellion de la chair : barbu, les cheveux hirsutes, un trait de fard blanc sur le nez ; vêtu d'une longue robe blanche, il se meut avec une dérangeante féminité. Teruo Ishii reprend également la scène dite de "La Procession du roi crétin" : Hijikata, debout sur un palanquin bordé de moustiquaires, est porté par ses disciples recouverts de peinture argentés. Comme le décrit Kuniyoshi Kasuko, dans la chorégraphie originale, Hijikata, qui jouait à la fois le rôle du roi et de la mariée, ouvrait brutalement sa robe de noce et révélait un corps émacié et viril. Autre accessoire emprunté à la pièce, de grands panneaux de cuivres tournoyants, qui multiplient et transforment en arabesques les silhouette des danseurs. En jouant sur le travesti, le dédoublement, les reflets déformés, les parures absurdes de feuillages et de pattes de poulets, Ishii déplace ses monstres dans le champ du rituel et du symbole. Les malformations promises par le titre ne cessent jamais d'être jouées et dansées, faisant du butô l'effet spécial majeur du film.



Le seul danseur à ne pas exhiber son anatomie est Hijikata lui-même, qui la tient cachée sous sa longue robe blanche. La malformation n'est pas localisée dans le corps mais dans la théorie qu'il propose. Ainsi, sa robe de femme portée retournée, symbolise l'inversion des genres et la subversion de leurs codes. Hijikata n'a même pas besoin d'opérer pour malformer les hommes car sa gestuelle désossée désarticule déjà l'humanité ; son androgynie lui permet d'arracher le masculin et le féminin et les mélanger ensemble, comme il le fera en soudant une jeune fille kawai à un colosse hideux. Ce rôle de créateur de monstre, version freak du docteur Moreau, devient finalement la métaphore du chorégraphe et chef de troupe que fut Hijikata.


Le chant du fœtus

Récit gothique endiablé à base de substitutions d'identités, de jumeaux séparés et d'inceste, Les Horreurs des hommes malformés s'avère classiquement une quête de l'origine. Si elle concerne le roman familial du héros, elle apparaît surtout comme un processus de régression des corps, à la rencontre des monstres intimes de l’organisme et de l’anatomie.



Les premiers monstres habitent les berges du fleuve que les personnages descendent en barque. Entrent en scène, une tribu de filles nues, des fers à cheval sous les seins, qui caracolent et agitent leurs crinières ; d'autres danseuses, centaures grotesques aux partis mal ajustées, sont greffées à des chèvres ensanglantées ; des golems crucifiés sortent de la mer, se prosternent devant des autels enflammés et vénèrent des momies.

Plus tard, les créatures infirmes ou débiles qui hantent le village sont le versant douloureux de ce butô carnavalesque et sauvage. Monstres tristes, prostrés ou aliénés, ils disparaissent sous les bandages, les fils de soies ou les tumeurs minérales. Leur chair est malade, affamée jusqu'à se dévorer elle-même. C'est un autre enfer, celui des hospices, du cancer et de la psychiatrie.
La dernière métamorphose s'effectue dans la salle d'opération de Jougorou Mokota, devenant la humani corporis fabrica de Tatsumi Hijikata.



Derrière la table d'opération, trois souriantes chasseuses de papillon, leurs filets à la main, le torse ouvert, exhibent poumons et intestins. Ces coquettes poupées anatomiques sont la reprise humoristique des maquillages butô inspirés par le surréalisme. Dans Émotion métaphysique (1967), Hijikata exhibait une colonne vertébrale, peinte sur le modèle de l'ange anatomique de Gautier D'Agoty. Il se drapait également de tissus écarlates en lambeaux, comme de la chair à vif. Tôishi kamano, quant à lui, faisait palpiter sur son dos le dessin d’une vulve gigantesque.
Nues et recroquevillées sur des étagères, des larves humaines, à la peau d'argile blanche écaillée et aux yeux morts, sont reliées entre elles par des tuyaux, à la fois perfusions et cordons ombilicaux.


*
Ils reproduisent une chorégraphie dans laquelle les danseurs Akira Kasai et Mitsutaka Ishii, partageant le même cordon ombilical, se nourrissaient d'eux-mêmes comme des fœtus vampires. D'autres fœtus adultes, recroquevillés et ligotés, pendent au plafond comme des fruits mûrs.
Cette nuit du corps que danse Hijikata s'avère bien différente de celle dont s'extirpait l'homme de Vésale. Sortant de l'obscurantisme du moyen-âge, fier et oublieux de ses chairs à vifs, l'écorché était le héraut de l'Europe des Lumières. A l'inverse, Hijikata s'enfonce en lui-même, et nous entraîne dans la nuit rouge, préférant la compagnie des fantômes à celle de ses contemporains. Du corps archaïque et ritualisé au corps hospitalisé, de l'écorché au fœtus, l'homme d'Hijikata retourne à l'effroi de sa conception.

"Fœtus,

Fœtus
Pourquoi t'agites-tu ?
Tu vois l'âme de ta mère
Et elle te fait peur ?" **



* Akira Kasai et Mitsutaka Ishii

**Kyûsaku Yumeno, Dogra Magra (1935), ed Philippe Picquier, 2003, trad. Patrick Honnoré.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.




(1) Giorgio Vasari, De la peinture, vers 1550.




(2) Edogawa Ranpo, La Bête aveugle (1931), ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Rose-Marie Makino-Fayolle.




(3) Edogawa Ranpo, "La Chenille" (1929) in La Chambre rouge, ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Jean-Christian Bouvier.




(4) La Chenille fut d'ailleurs interdit de publication pendant toutes les années de guerre.




(5) Tatsumi Hijikata, cité par Kuniyoshi Kazuko, "Repenser la danse des ténèbres" in Butô(s), CNRS Editions, 2002.





Photos : Les Horreurs des hommes malformés


sauf * Orgies sadiques de l'ère Edo (1969)de Teruo Ishii dont Hijikata a chorégraphié le genérique.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.

mercredi 11 mars 2015

Akaji Maro, J'irai comme un chameau fou



En novembre 2014, la compagnie butô le Dairakudakan (« le grand vaisseau du chameau ») était venue présenter Symphonie M à la Maison de la culture du Japon à Paris. Dans ce voyage sidérant au pays des morts, on croisait de séduisantes Ménades et des hommes en noir aux gestes d’insectes, comme échappés d’un manga de Suehiro Maruo. Maître de cet univers : le charismatique chorégraphe Akaji Maro tout à tour diva en robe blanche et perruque étoilée, fillette folle ou vielle femme obscène. A 71 ans, Maro se produit encore presque nu, le corps recouvert de peinture blanche comme les maîtres Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno.  Si Maro est une star internationale de la danse, pour les Japonais il est aussi une figure familière du cinéma et de la télévision où son physique de pirate burlesque fait merveille. Second rôle d’une multitude de films et de dramas, on peut le voir chez Sono Sion, Takeshi Kitano, Naomi Kawase et même chez Tarantino dans Kill Bill Vol.1.  Si Maro est une figure culte, c’est aussi comme acteur privilégié des mouvements d’avant-garde des années 1960. Pendant sa tumultueuse jeunesse, Maro a croisé le butô sombre et primitif du pionnier Tatsumi Hijikata, le kabuki situationniste de Juro Kara et le cinéma révolutionnaire de Nagisa Oshima. Dans cette résurgence du  monde flottant d’Edo, les artistes étaient encore des figures scandaleuses et marginales, se donnant des allures de monstres pour attaquer une société injuste. Encore aujourd’hui, c’est ce souffle libertaire qui traverse les spectacles d’Akaji Maro.

Quel personnage interprétez-vous dans Symphonie M ?
C’est moi-même. Je passe du bébé au vieillard, parce que le corps contient une sorte de symphonie. Ce mélange d’anarchie et de mélancolie peut être un peu déroutant pour le public mais je le laisse juger. C’est le regard des autres qui forme ma présence sur scène. Le public me cuisine comme il le veut.

Vous portez également une robe.
La féminité fait partie de moi. Ça reflète l’admiration que j’ai pour ma mère. C’était une femme qui adorait la littérature mais qui n’avait pas d’aptitude sociale. Après la mort de mon père à la guerre, elle a sombré dans la folie. Je n’en ai pas été témoin et donc j’essaye d’imaginer ce qu’a pu être sa fin. Il me reste quelques photos d’elle et quand je me travestis, j’ai l’impression de lui ressembler. J’ai l’angoisse de devenir fou comme elle et j’essaye d’exorciser ce destin possible en le représentant sur scène.



Vous ressemblez parfois à une poupée manipulée par d’inquiétants hommes en noir.
Ils ressemblent à des croque-morts, comme dans le film Departure sur les hommes qui maquillent les cadavres. Ils peuvent aussi évoquer des serviteurs, mais en même temps, ce sont eux qui me dominent. Je deviens alors une petite fille persécutée. Le masochisme est au centre de la pièce et c’est d’ailleurs une des racines du butô. Sans rien y pouvoir, le corps reçoit des choses extérieures comme la maladie, le temps, l’air pur ou l’air pollué. On a beau ne pas vouloir subir les radiations, on est bien obligé de respirer. Ce n’est pas en tordant la bouche et en respirant de travers qu’on peut les éviter. On peut porter un masque mais c’est un choix absurde puisque les radiations entrent de toute façon dans notre organisme. En tous cas, notre corps contient une énorme symphonie chaotique et mon butô consiste à l’extérioriser

Vos danseurs sont divisés en deux par une corde rouge, l’effet est très graphique.
J’aime bien leur profil souligné par la corde rouge. On voit une personne parce que la corde dessine une forme. Un peu comme dans certains tableaux de Magritte où le contraste avec l’extérieur permet de distinguer la figure. Le fard blanc qui couvre le corps des danseurs dessine aussi une forme, comme une statue. On peut penser aux sculptures grecques, à celles de la Renaissance ou aux personnages habillés et recouvert de plâtre de George Segal. Le maquillage blanc immobilise le corps et arrête le temps.

Symphonie M s’inspire du livre des morts tibétain, c’est donc un voyage initiatique.
Oui. Le livre des morts tibétain retrace le chemin vers l’éveil. Il aide à sortir du karma de la réincarnation pour devenir vraiment le vide, le rien et disparaître. C’est un peu comme un manuel divisé en 49 jours. Paradoxalement, c’est une accumulation d’expériences que personne n’a pu raconter. Le livre rassemble probablement les témoignages de moines qui, à force de jeûner et de méditer, sont entrés dans une sorte d’état de mort. Lorsqu’on jeûne, au bout de deux jours, on est la proie d’illusions : on se fait attaquer par de la nourriture ou par des femmes séduisantes. On traverse des forets où volent des boules lumineuses colorées et à la fin on se décompose dans la lumière blanche. C’est comme ça qu’on atteint l’éveil. Mais moi, comme j’ai l’esprit espiègle, même dans la lumière blanche, je résiste et je deviens une vieille folle obsédée qui retire sa robe. Je ne cherche pas d’éveil religieux dans mon art. Il faut se laisser attirer par les boules lumineuses colorées, pour devenir un bon artiste. Se laisser séduire et recevoir des coups est enrichissant.



Comment entre-t-on au Dairakudakan ?
Il n’y a pas de critère : je considère que tout le monde possède un talent. C’est ma magie, ma sorcellerie. Depuis 40 ans, je ne refuse personne et je ne courre jamais derrière ceux qui partent. Les danseurs qui découvrent des notions ou des paroles qui se transforment en mouvement restent dans la compagnie. Certains deviennent des saints, c’est à dire des cons, mais les intelligents ont tendance à se détruire et à perdre le nord. Il n’arrive plus à comprendre ce qu’ils font et je trouve ça très bien. Il faut se débarrasser de la logique. Je leur demande de devenir un cheval mais c’est leur propre cheval qu’ils doivent trouver. Je leur demande de danser une rivière. Certains représentent des vagues et d’autres restent simplement assis et regardent la rivière. Il suffit d’un an pour avoir un certain niveau. Après, ils doivent développer une danse personnelle. Par exemple, cette expression classique du butô où la bouche ouverte ressemble à une cave sombre, il faut 5 ans pour l’acquérir.

Le butô est une danse assez dérangeante, parfois cauchemardesque.
C’est l’écrivain Haniya Yutaka qui a inventé le terme Ankoku Butô qui veut dire « la danse des ténèbres ». Tatsumi Hijikata a ramené d’Akita, son pays natal, la gestuelle des paysans pauvres, affamés, courbés comme des handicapés, ou mentalement arriérés. Hijikata a montré ça sur scène avec ses costumes en tissus usés et rapiécés. La société japonaise avait alors honte de cette paysannerie misérable et archaïque. Dans les années 1960, aimer la laideur avait vraiment un sens. Hijikata était l’idole de personnalités d’avant-garde comme Ishihara Shintaro, qui n’était pas encore un politicien de droite, Mishima, ou Tatsuhiko Shibusawa, le traducteur de Sade et de Bataille. Il incarnait pour eux l’artiste qui renversait les valeurs de la société. En 1959, il avait par exemple adapté Couleurs interdites de Mishima dont le sujet était l’homosexualité. L’époque était pleine de tabous et de répression et Hijikata a jeté son corps là-dedans.

Quel a été votre parcours dans le Tokyo des années 1960 ?
J’ai grandi dans la province de Nara et je suis monté à Tokyo en 1961. A cause des mouvements de protestation contre le traité de sécurité avec les USA, les universités étaient fermées et j’ai commencé à faire du théâtre. En fait, je traînais surtout à Shinjuku qui était pour moi un endroit sacré : l’université de la vie et de la société. Je passais le plus clair de mon temps au café Fugatsudo où se retrouvaient les artistes mais aussi les arnaqueurs, les traine-savates et les petits yakuzas. Le café coutait 70 yens et on pouvait rester toute la journée à écouter de la chanson française. Je ne foutais rien : j’essayais de me faire payer des clopes ou un café et le soir je dormais chez les uns et les autres. Un jour, j’ai été approché par Juro Kara, le metteur en scène de théâtre d’avant-garde. Il portait un costard, ce qui était bizarre parce qu’il était assez pauvre, et avait une très belle voix un peu efféminée. J’ai intégré sa troupe et au bout de 5 ans nous avons présenté nos spectacles sous un chapiteau rouge, dans le jardin du temple Hanazono à Shinjuku. Kara était devenu une figure très populaire. On avait monté une pièce sur un révolutionnaire du XIXe siècle en parallèle avec les émeutes étudiantes qui embrasaient le quartier. En 1969, Nagisa Oshima qui préparait Le Journal d’un voleur de Shinjuku a décidé d’inclure la pièce dans le film avec dans le rôle principal Tadanori Yokoo, le peintre pop.

Comment êtes-vous passé du théâtre de Juro Kara au butô d’Hijikata ?
En fait, j’ai rencontré Hijikata en même temps que Kara. Je pouvais dormir dans le studio d’Hijikata ce qui a réglé mes problèmes de logement. En revanche j’étais obligé de tourner avec le Kimpun Show, sa troupe de cabaret. Je ne savais pas danser mais il suffisait de s’huiler le corps en doré et de bouger avec la musique. Je mimais la boxe, ce qui était la seule chose que je savais faire. Pendant 3 ans, j’ai tourné dans tout le Japon. Ces spectacles de cabaret, qui rapportaient des fortunes,  permettaient à Hijikata de financer ses pièces d’avant-garde. A cette époque, il était fatigué des institutions chorégraphiques et avec Kara on essayait de s’éloigner du théâtre moderne japonais d’avant-guerre. Même si nos disciplines étaient différentes, Hijikata nous stimulait énormément. Une fois par semaine, il organisait des soirées arrosées, où se retrouvaient les intellectuels de l’époque. Je faisais alors le service et servais à boire à Mishima. Celui-ci me tripotait en disant : « Tu as un joli corps, dis donc. » Je ne savais rien de l’homosexualité, j’étais très innocent. Comme je protestais, Hijikata me disait : « Allons Maro, laisse Mishima te toucher un peu… »

Vous connaissiez également le dramaturge Shuji Terayama.
Terayama était déjà une star à l’époque. Il était surtout essayiste et poète. Un jour, il a commencé à faire du théâtre en créant sa compagnie, le Tenjo Sajiki, et ça nous a beaucoup énervés. On se faisait la guerre entre compagnies théâtrales mais on ignorait alors que Kara adorait Terayama et lui envoyait même certaines pièces à corriger.


Vous en êtes même venu aux mains avec lui ?
Terayama nous a fait une mauvaise blague. Après une représentation, pour nous féliciter, il nous a envoyé des fleurs funéraires. Comme on jouait à Shibuya où était aussi son théâtre, on a décidé de lui rendre visite. On a donc débarqué à 20, très sales, avec nos costumes et maquillages de scène. Au départ, on voulait juste le saluer de façon ironique mais ça a dégénéré en bagarre de rue avec le Tenjo Sajiki. A un moment, je me suis retrouvé nez à nez avec Terayama et j’étais prêt à lui mettre mon poing dans la figure. Mais il est devenu comme un enfant et il m’a regardé avec des yeux tous mignons. Il faisait lui-même de la boxe mais il était très malin et il a réussi à m’attendrir. On s’est tous retrouvés au poste mais j’étais encore énervé parce que les autres prisonniers étaient très excités d’avoir Terayama parmi eux et personne ne faisait attention à nous. Après sa mort, j’ai joué souvent une de ses pièces, La Marie-Vison, avec son amie intime, la célèbre Akihiro Miwa. Je joue l’autre Marie, celle du revers. Miwa m’a dit qu’elle ne peut pas imaginer quelqu’un d’autre que moi dans le rôle.

Quand avez-vous monté votre propre compagnie ?
Je me suis séparé de la troupe de Kara en 1971, lorsque j’ai été engagé par Kô Nakahira pour jouer le rôle principal du peintre Kinzô dans Chimimoryo – une âme aux diables. Kara jouait au cinéma dans des films indépendants comme Les Anges violés de Wakamatsu mais Nakahira était une star de la Nikkatsu. C’étaient deux mondes différents et Kara a dû en concevoir un peu de jalousie. Après le tournage, j’ai quitté la compagnie de Kara et j’ai traversé une sorte de crise existentielle. Comme Rimbaud qui avait arrêté la poésie pour devenir trafiquant, j’ai essayé de vendre du riz et de l’ivoire, mais ça n’a pas marché. Tout le monde m’incitait à revenir au théâtre. Mais écrire des textes et les apprendre, c’est chiant tout de même. C’est plus facile de faire des grimaces à poil. J’ai donc monté une compagnie de danse butô. Quelques fans m’attendaient et mes délires ont provoqué une sorte d’engouement. On se couvrait le corps d’argile, on marchait comme des zombies, et le public était bouche bée. Les critiques étaient enthousiastes, surtout les amateurs d’art qui ont vu dans mes spectacles un nouveau mouvement. Je n’avais pas vraiment intellectualisé ma danse mais il fallait que j’invente une méthode. J’ai alors commencé à rester debout, sans rien dire, en laissant les spectateurs interpréter mes expressions. Et ça dure depuis 40 ans.

Entretien réalisé par Stéphane du Mesnildot, à Paris, le 26 novembre 2013
Un grand merci à Aya Soejima de la Maison de la culture du Japon à Paris pour son aide et sa traduction.
Texte Paru dans Chro n°7. Juin 2014.

Photo d'ouverture :  Araki.
Les autres photos : Junichi Matsuda