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mercredi 1 janvier 2020

Furyo (panfleto)



"Les Japonais sont trop pressés de vivre et trop pressés de mourir... Sans éclaircir le secret de cette âme des Japonais, je me demande sans cesse si cela ne nous conduira pas de nouveau dans une voie qui mène à la guerre. Et s'il en était ainsi, faire un film et essayer d'y faire de modestes expériences cliniques serait peut-être trop tard. Mais, il n'y a rien d'autre à faire; je n'ai qu'à faire des films en rêvant au jour lointain où s'éteindra l'Etat."
Nagisa Oshima à propos de La Cérémonie



mardi 8 novembre 2016

Le livre de L'Empire des sens

L’Empire des sens étant censuré au Japon, Oshima édita en 1976 un livre qui comprenait le scénario, un texte du cinéaste et surtout 22 photographies. Plus qu’un livre, il devint  un motif d’inculpation et la police débarqua dans les locaux de la maison d’édition Sanichi Shobô pour en saisir les exemplaires. Le gouvernement japonais ne pouvant traduire Oshima devant les tribunaux pour un film français, c’est ce livre qui fut déclaré obscène et valut au cinéaste un procès qui le marqua à vie. Les photographies valent aussi par leur disposition en diptyque, horizontalement sur des doubles pages. La dernière photographie qui montre les amants riants à travers leur ombrelle percée affirme que L’Empire des sens est aussi un film sur la joie, le sentiment adverse à toutes les censures.
















jeudi 14 janvier 2016

David Bowie is… Japanese (2)


Furyo (1983)
Devant l’armée japonaise attendant la décapitation d’un prisonnier, le major Jack Celliers embrasse le capitaine Yonoi. Celui-ci blêmit et tombe à ses pieds comme une fleur coupée. Le rite de mort s’est converti en un rite d’amour tout autant fatal. Unis par un lien négatif, David Bowie et Ryuichi Sakamoto appartiennent à la lignée d’astres noirs à l’attraction destructrice du cinéma d’Oshima.
Comme R. le Coréen de La Pendaison, Celliers est l’ange exterminateur qui retourne la clôture du camp contre ses gardiens et les enferme dans leurs obsessions, leurs peurs et leurs désirs. Pourtant, ce qui foudroie Yonoi n’est pas seulement son amour pour Celliers mais la part sombre de ce dernier, ce qu’il croit avoir laissé derrière lui mais qu’il expie à l’intérieur du camp : le martyr de son petit frère bossu dans un collège anglais. On a l’impression que c’est l’infirmité du frère qui fait retour sur le corps de Yonoi et brise sa stature fasciste. Le Japon et l’Angleterre, empires déjà déchus ou proches de l’être, se rejoignent alors dans l’apologie des normes sexuelles et physiques. Ce qui rend la redécouverte de Furyo indispensable est aussi la présence de Kitano à 36 ans, alors comique de télévision, dans un contre-emploi alors imperceptible aux spectateurs occidentaux. L’amitié entre le sergent Hara et le colonel Lawrence forme ce second récit qui donne au film sont titre international : Merry Christmas Mr. Lawrence. A la fin de la guerre, Lawrence rend visite à Hara dans sa cellule, à la veille de son exécution. Le visage de Kitano, bouleversant de candeur, révèle que, sous la silhouette massive du soldat, se dissimulait un être perdu, autant manipulé par les puissances nihilistes que Boy, le petit garçon.

Extrait de l’article « Nagisa Oshima, sept cérémonies », paru dans Les Cahiers du Cinéma n°709, Mars 2015




jeudi 7 janvier 2016

Nagisa Oshima et Dominique Aury nous parlent de L’Empire des sens


Entretien avec Nagisa Oshima

Vous avez envisagé d'intituler au Japon votre film "Corrida d'amour". II s'agit donc, dans votre esprit, d'une mise à mort ?

 - Depuis longtemps j'avais à l'esprit un projet inspiré par la célèbre Sada. Anatole Dauman, producteur que j'admire le plus au monde, m'a un jour suggéré ce titre qui a été déterminant pour la réalisation du film.

Quels rapports établissez-vous entre la passion physique, la jouissance
 née du plaisir sexuel et la mort ?

- Un lien indissoluble. Dans l'extase de l'amour, ne s'écrie-t'on pas : "je meurs "?

Avez-vous songé à Georges Bataille, à Antonin Artaud ou à Sade, qu'évoque inévitablement le nom de Sada ?

- Je suis trop paresseux pour les avoir relus avant d'écrire mon scénario.

- L'action du film se donne comme un acte d'amour ininterrompu; seuls les lieux de son accomplissement changent selon un itinéraire qui interdit la moindre halte aux deux amants. On découvre ainsi 20 décors différents, 20 chambres d'amour, lieux clôturés comme une arène et consacrés à un rite mortel. Etes-vous, avec nous, convaincus de l'unicité de votre démarche ? 

- Comme vous le relevez avec tant de pertinence, j'ai voulu que gestes et paroles résultent d'un seul discours : le discours sexuel. S'il en était autrement, je tiendrais mon film pour un échec. L'espace choisi est bien celui de l'Amour et de la Mort et, pour moi, recouvre le Japon tout entier.

- Vous nous interdisez, semble-t-il, de regarder Sada comme une meurtrière L’homme, sa victime, accepte et suscite même son propre anéantissement. Dépassant l'anecdote vous semblez célébrer l'Amour Fou comme une religion de l'Absolu.

- Associé à Sada, le mot de meurtrière me choque comme il étonnerait tout Japonais. Si, au départ, Sada et Kichizo semblent n'être que des liber- tins, ils s'acheminent néanmoins vers une forme de sanctification, et j'espère que tout le monde le comprendra.

- Le Petit Garçon et La Pendaison se référaient à des faits divers très récents; L'Empire des Sens, lui, tire son origine d'un événement survenu il y a 40 ans. Quelle est pour vous son actualité ?

-   Les faits ne perdent rien de leur actualité tant qu'ils éveillent en nous un écho et cela, même s'ils appartiennent à un autre siècle.

- Certains vous reprocheront malgré tout d'avoir renoncé à vos préoccupations sociales et politiques.

- N'est-ce pas extrêmement significatif que de manifester son indifférence
 à la politique ?

- Que subsiste-t' il du thème majeur de vos précédents films : rêve  d'enfance - réalité japonaise ? Peut-on le retrouver dans les relations  œdipiennes qui unissent ces presque-orphelins Sada et Kichizo à des  partenaires sexuels plus âgés qu'eux ?

 - Je n'entends pas récuser cette forme d'approche psychanalytique, que vous  êtes libre de pratiquer à l'usage de mon film. Je vous en laisse la  responsabilité. Je dirais pour ma part : sait-on que faire de sa vie  quand on est jeune ? Plus tard, on finit par l'entrevoir, et c'est justement le cas de mes personnages qui affirment leurs désirs, s'opposant  ainsi à la Société.

 - Quelles sont pour vous les scènes-clés du film ? 

- Que chaque spectateur réponde à ma place.

- Pour éviter tout malentendu, pouvez-vous nous préciser l'acceptation des  termes "geisha" et "prostituée" dans le Japon de 1936 et celui d'aujourd'hui ?

 - Le mot "geisha" implique des catégories professionnelles très différentes.  Il signifie "vendre son art" mais, au bas de l'échelle sociale, il veut  dire "vendre son corps". A ce propos, permettez-moi un petit discours.  Selon des notions spécifiques à notre pays, le monde de la sensualité  est loin de compromettre la valeur humaine. Cette notion de "koshokou"  qui fait intervenir le "savoir apprécier" et le "savoir aimer", ne fut  jamais négligée. En d'autres temps, ce fut même la condition pour être  un gentleman. Au Xème siècle le "roman de Ghenji" fonde la Société  aristocratique au Japon et, pour la 1ère fois à travers elle, une culture  sexuelle prétend au "savoir aimer". La polygamie et la polyandrie  règnent en maîtresses dans cette classe aristocratique. Ce raffinement  des mœurs érotiques prendra fin pendant l'ère brutale des "Samouraïs"  mais il ressurgira pendant l'époque "Edo", soit du 17ème au 19ème siècle.  Bien sûr, une telle culture était le privilège des classes dominantes,  qui la mettaient en pratique dans des maisons de plaisir. Maisons "qui  n'étaient pas vouées à la honte - absolument pas -. La monogamie s'impose  à l'époque "Meiji" favorisant la modernisation économique du pays d'après  un modèle importé. La belle tradition du "savoir aimer" se fane et meurt  à la veille de la deuxième guerre mondiale. Sada et Kichiso, mes personnages, sont les survivants d'une tradition sexuelle qui a vécu et qui,  pour moi, est admirablement japonaise.

 - La fin du film rappelle que 4 jours après son crime Sada a été retrouvée  resplendissante de bonheur et tenant à la main les attributs de son  amant. D'où vient cette information ?

 - Toutes les enquêtes policières en témoignent et m'ont inspirées la  séquence finale sans laquelle mon film se révélerait faux de bout en  bout.

 - Vos dialogues sont brefs... en pointillé. Sans démontrer, vous contraignez à voir, à sentir, à penser. Pour chaque spectateur le film en  devient d'autant plus personnel, plus intime.

 - J'ai préféré user de dialogues toujours brefs dont les sous-titres  français reflètent d'ailleurs bien la concision, et puis l'acte d'amour  n'a pas besoin de mots.

 - L'Amour fou semble trouver un accomplissement dans la castration  finale et sans doute ne convient-il pas d'invoquer ici la notion de  pêche au sens chrétien ?

 - Ah!... certes. Et je souhaite que Kichizo n'évoque pas pour vous  l'image de l'Homme Crucifié. 

- Qui trouve-t-on dans votre famille spirituelle ? 

-Tous ceux qui ont voulu ou veulent transformer la Société et tous  ceux qui ont voulu et veulent se transformer eux-mêmes. Mais, à  choisir entre les gens célèbres et ceux qui ne le sont pas, j'aime  mieux la compagnie de ces derniers.

 - L'esthétique "Oshima" fait bien sûr appel à l'utilisation du décor,  des costumes, de la musique et vous êtes toujours secondé par le  même décorateur.

 - Au début je me tenais pour quelqu'un qui souhaitait détruire toutes  les esthétiques et cependant, de film en film je découvre une  esthétique qui m'est propre, cela surtout après ma rencontre avec  l'éminent décorateur qui se nomme Jusho Toda. Si je devais m'en  expliquer, il y aurait échange entre une forme d'ascèse et un sentiment  ineffablement épicurien. Et si je devais me résumer en un plan, on  verrait une flamme sur un fond noir ou très sombre. De cette manière  l'Empire des Sens manifeste délibérément la limite où me conduit cette  esthétique.

 - En effet - et ce ne peut être que délibérément - vous vous enfermez  pour la première fois dans une action physique et même sexuelle,  n'ignorant aucun des malentendus qui pourraient en résulter.

 - II est vrai je me suis senti totalement libre en réalisant ce film  exactement comme je l'ai voulu.

 - Sada est, au Japon, une figure populaire. Que représente-t-elle et  pourquoi lui dédiez-vous un film?

- Le nom de Sada est si populaire au Japon qu'il suffit de le prononcer  pour mettre en cause les plus graves tabous sexuels. Il est tout naturel  qu'un artiste japonais aime dédier son œuvre à cette femme merveilleuse.  Grâce à la magnifique collaboration des acteurs et aux moyens fournis  par les producteurs, je ne crois pas avoir trahi son image.

 - Obéissez-vous à un axiome, à un dicton ?

 - Je rêve depuis toujours de confondre rêve et réalité.

 - Quel est le sujet de votre prochain film ?
 - Demandez le à Monsieur Anatole Dauman. 



L’Empire des sens par Dominique Aury (Pauline Réage)



On se dit d'abord que Juliette, la fascinante Juliette de Sade, qui exige le plaisir, ordonne les orgies, et tue ses amants, a fait sa réapparition a l'autre bout du monde, dans le Japon des geishas et des cerisiers en fleurs, mais on se trompe. Sada, la petite prostituée, et le silencieux Kichizo, souriant jusque dans la mort, sont les héros éperdus d'une autre histoire, immémoriale et terrible, une histoire d'amour fou, où le désir d'amour et le désir de mort sont le même désir, le même plaisir.
Les poètes des religions antiques que deux millénaires chrétiens ont fait oublier assuraient que les dieux avaient caché aux mortels le suprême bonheur de la vie : c'était le bonheur de la mort. Ce qu'on cache n'est jamais tout à fait caché. La folie des sens a mis les hommes sur la voie, et la chose du monde la mieux partagée n'est pas le bon sens, qui refuse la mort, mais l'amour fou, qui l'accepte et quelquefois la réclame.
Le langage populaire parle de la petite mort, où s'abîment les amants. Toutes les images du total plaisir sont de dévastation et de mort : brûlé, noyé, anéanti. Quelle fille n'a dit un jour à son amant : je voudrais mourir dans tes bras ? Quel amoureux n'a supplié : fais de moi ce que tu voudras ? Oui, même les amants les plus ordinaires, il leur arrive d'être un instant traversés par cet appel tragique de sentir le piège les saisir. Ils échappent. Sada et Kichizo n'ont pas échappé.
Victimes éblouies et cent fois consentantes, ce sont des victimes exemplaires, qui s'abandonnent avec délice à leur perte. On parle ici d'amour physique, on parle de plaisir. Ces termes sont bien légers pour désigner - sans jamais l'expliquer - le mystère atroce et fascinant par quoi les corps soumettent les âmes, les enivrent et les détruisent. En contemplant la douce Sada meurtrière, qui serre dans sa petite main, comme un trophée, comme une relique, le sexe tranché de son amant. On songe aux ménades qui ont mis en pièces Orphée. Elles descendaient en hurlant à travers les bois et les prés les montagnes de Thessalie, et les bergers épouvantés fuyaient. Sada pendant trois jours erra dans Tokyo, voilà quarante ans passés, n'a jamais crié et tout autant que les ménades, est devenue célèbre. Son double aujourd'hui bouge sur l'écran, et l'on ne peut cesser de le regarder. Tout cela passe le sens, et fait frémir.
Peut-être sent-on renaître l'effroi que dans les vieux mythes ont laissé les religions féminines, où l'amour et la mort étaient au seul pouvoir des femmes. Le corps et l'âme tremblent au spectacle de l'amour dans la mort désirée et reçue. Mais justement, l'horreur sacrée, la voilà.

(Dossier de presse de L’Empire des sens, 1976) 


20 mai 1936. Abe Sada le jour de son arrestation, un sourire éclatant sur le visage 





Rappelons qu'il s'agissait d'un acte consenti par les deux amants, ce qui explique qu'Abe sada ne fut condamnée qu'à 6 ans de prison et vécu libre jusqu'en 1970, date présumée de sa mort.


La Véritable Abe Sada, filmée
Quelques minutes documentaires font de Déviances et passions (Meiji Taisho Showa Ryoki Onna Hanzaishi, 1969) de Teruo Ishii (second volume du DVD « femmes criminelles ») l’un des films les plus troublants du cinéma japonais.
Teruo Yoshida, figure habituelle des films d’Ishii, rencontre sur un pont une vieille dame qui lui raconte son histoire. Elle n'est autre qu'Abe Sada, dont plus tard Noburo Tanaka (La Véritable histoire d'Abe Sada) et bien sûr Oshima (L'Empire des sens) retraceront le destin.

Alors que nous n'avions d'elle que l’image d’une jeune femme errant dans le Japon des années 30, elle est là dans le Tokyo de la fin des années 60, sur un pont, au milieu des buildings et des voitures.







Abe Sada et le danseur Tatsumi Hijikata





jeudi 19 mars 2015

Nagisa Oshima. Arrachons les masques


Texte de la rétrospective Oshima à la Cinémathèque française du 4 mars au 2 mai 2015.
Le programme de la rétrospective sur le site de la CF ici



Le nom de Nagisa Oshima est indissociable de la Nouvelle Vague japonaise, dont il fut la figure de proue mais aussi le grand destructeur. À l'origine, la "Nuberu Bagu" n'était pas un mouvement rebelle mais l'imitation, au sein des studios, du modèle français. La Shochiku fit débuter des assistantsréalisateurs de moins de 30 ans, comme Kiju Yoshida, Masahiro Shinoda et surtout Nagisa Oshima, également virulent polémiste. De 1959 à 1960, Oshima réalisa Une ville d'amour et d'espoirContes cruels de la jeunesse etL'Enterrement du soleil. La description des bidonvilles de Tokyo et d'Osaka, l'évocation brutale de la sexualité adolescente et une poésie funèbre, révélèrent un cinéaste flamboyant et provocateur, dont la capacité à créer le scandale était aussi un gage de succès.

Mort et résurrection de la nouvelle vague japonaise



Oshima avait conscience que son rôle d'agitateur était au fond contrôlé par les studios et que, tôt ou tard, il devrait rentrer dans le rang. Sans doute voulait-il aussi devenir un héros du cinéma et réaliser un coup d'éclat, un geste absolument suicidaire dans la production japonaise. Sans fournir à la Shochiku de scénario définitif, il tourna ce film inconcevable : Nuit et brouillard du Japon (1960), récit politique lugubre revenant sur la faillite des luttes des années 1950. Dans une demeure ténébreuse où les jeux d'ombre et de lumière rappellent les films de fantômes de Nobuo Nakagawa (L'Enfer), 43 scènes en 43 plans enferment les personnages dans la répétition et l'échec. Effrayée par ses expérimentions et par la critique d'une gauche embourgeoisée, la Shochiku en saborda la sortie. Oshima claqua la porte et fonda sa propre société, la Sozosha. Cette "brèche" dans la production qu'il espérait en 1958 dans un texte sur Les Baisers de Masumura, Oshima l'avait lui-même ouverte ; des cinéastes comme Yoshida, Hani et Matsumoto s'y engouffrèrent. 
Ses premières années de liberté sont cependant hésitantes. Tout en travaillant pour la télévision, il réalise Une bête à nourrir (1961), belle adaptation de Kenzaburo Œ, Le Révolté (1962), sur la répression des Japonais catholiques, et Les Plaisirs de la chair (1965), film existentiel proche de ceux de Masumura. Malgré leurs qualités, aucun ne retrouve la puissance de Nuit et brouillard au Japon. C'est en 1966 que naît le nouvel Oshima, avec L'Obsédé en plein jour. Pour ce portrait d'un violeur assassin, il révolutionne sa mise en scène avec un montage de 2000 plans qui est comme un flot d'images mentales. Ayant assisté à un double suicide amoureux, Eisuke, le "démon criminel", ranime la jeune fille en la violant. La cérémonie de mort des amants donne ainsi lieu à une contre-cérémonie, unissant Eisuke et Shino par un lien négatif. Comme Kiyoshi et Makoto (Contes cruels de la jeunesse), Toyaki et Mayuko (À propos de chansons paillardes au Japon), Abe Sada et Kichizo (L'Empire des sens) mais aussi le major Jack Celliers et le capitaine Yonoi (Furyo), Eisuke et Shino font partie de cette lignée d'astres noirs à l'attraction destructrice.

Quittons les studios et sortons dans les rues !



L'année 1966 correspond à la radicalisation de la nouvelle gauche et Oshima va trouver des alliés chez ses membres les plus extrémistes : Masao Adachi qui signe le scénario de La Pendaison (1968), et Koji Wakamatsu, génie libertaire du cinéma pink et futur producteur exécutif de L'Empire des sens (1975). Ce cinéma voyou, en lutte perpétuelle avec la censure, investit les rues, montre la foule de Tokyo et les combats des zengakuren (syndicats d'étudiants) avec la police. Oshima s'en inspirera pour Double suicide, été japonais (1967), Le Journal d'un voleur de Shinjuku (1969) et Il est mort après la guerre (1970), versant déchaîné et expérimental de son œuvre. Le cinéma d'Oshima met en pratique le cri du militant de Nuit et Brouillard au Japon : "Arrachons les masques !" 
Dans Le Retour des trois saoûlards, les usagers de la gare de Shinjuku ôtent leurs masques de "Japonais" et déclarent face à la caméra : "Je suis Coréen". Oshima attaque le fantasme récurent de la pureté de la race et révèle en quoi le pays est imaginaire. Comme les étudiants d'À propos de chansons paillardes au Japon (1967), les personnages d'Oshima déambulent alors dans les cités désertes et les cimetières. Leur sexualité n'est nourrie que de fantasmes (violer une camarade dans un amphithéâtre pendant un examen) et les grands discours politiques n'aboutissent qu'à l'organisation de festivals folks. Fatalement, il ne reste qu'à tourner en rond dans la nuit en essayant de trouver cette "brèche" permettant d'accéder au réel. Prisonniers d'une fiction créée par les mensonges historiques et les ressassements de militants, les personnages voient leurs destins s'enrayer. 
Dans Le Retour des trois saoûlards (1968), le film est remis à zéro et les trois héros, confondus avec des clandestins coréens, répètent les mêmes erreurs. Une boucle semblable emprisonne le jeune cinéaste d'Il est mort après la guerre, qui revit son échec sentimental et politique. Dans La Pendaison, il faut exécuter deux fois R., le jeune Coréen, pour parvenir à le tuer. C'est finalement un Coréen chimérique qui est pendu et le film pourrait s'intituler "Rituel d'exécution du Coréen". On a cité Brecht, mais il y a aussi du Buñuel chez Oshima, dans ces répétitions déréglées, lorsque les témoins de la pendaison, prêtre, médecin, directeur de prison, pour lui faire retrouver la mémoire, rejouent la vie de R. en des saynètes grotesques. Dans ces cérémonies, qu'il s'agisse de réunions politiques, de mariage, de funérailles, d'exécution capitale ou de seppuku, le Japon ne cesse de se nourrir de sa propre fiction. Tout est absurde et mortifère, et chacun tient son rôle, comme hypnotisé, avec une rigidité de mannequin. 
Dans le chef-d'œuvre qui en fait son sujet même, La Cérémonie, un mariage doit quand même avoir lieu pour "sauver les apparences" alors que l'épouse s'est enfuie. Dans un silence de mort, le marié exécute toute la cérémonie avec une partenaire invisible. Si la jeune fille, dont sont vantées les vertus de "pure vierge japonaise", est un fantôme, c'est toute l'assemblée qui est rendue spectrale. Au cours de ces rites, les ancêtres étendent leur emprise sur les jeunes générations. Ils sont la partie visible d'une cérémonie secrète, celle où le patriarche viole les épouses de ses fils pour engendrer une descendance "pure". Plus réduite, la famille n'en est pas moins cannibale. Dans Le Petit Garçon (1969), les parents obligent le fils à se jeter contre les voitures pour rançonner les automobilistes. De façon glaçante, l'argent collecté est censé payer l'avortement de la mère, faisant entrer l'enfant dans une économie de la mort et du néant.

Les anges exterminateurs



Tout en bannissant l'humanisme, Oshima n'exclut pas les figures romantiques de la révolte. Au début du Journal d'un voleur de Shinjuku, le metteur en scène Juro Kara se déshabille sur le parvis de la gare, et se retrouve, hirsute et obscène au milieu de la foule. Toute la sensualité désordonnée du monde flottant d'Edo surgit au cœur d'une population aliénée, honteuse de son corps et de ses désirs. Porté par les figures incroyablement gracieuses de Rie Yokohama et du peintre pop Tadanori Yokoo, Le Journal d'un voleur de Shinjuku est l'hommage d'Oshima aux artistes et à la jeunesse des années 1960. Pour une fois, il s'agit d'une apologie de la libération et non d'une traversée de l'insatisfaction sexuelle. Non seulement la frustration est dépassée mais elle débouche sur la passion et la révolution. Alors que Birdey et Umiko s'étreignent, la guerre de Tokyo est déclarée et la gare de Shinjuku est prise d'assaut pour empêcher le transport des armes à Okinawa, base militaire vers le Vietnam. Leur orgasme qui embrase la ville fait des amants les anges exterminateurs d'une société asphyxiant les désirs de la jeunesse. 
Des destructeurs idéalistes, nihilistes ou innocents, il y en aura d'autres dans le cinéma d'Oshima : le couple de La Cérémonie, dont le double suicide met un terme à la lignée maudite ; David Bowie dans Furyo (1982) qui, par un baiser, brise la stature fasciste du jeune officier ; l'éphèbe de Tabou (1999) qui révèle l'homosexualité constitutive du clan samouraï. La figure insurrectionnelle la plus sublime, celle qui se dresse tout entière contre le Japon, reste Abe Sada, l'héroïne de L'Empire des sens. Chaque chambre d'auberge devient pour Sada et Kichizo le lieu clos d'une contrecérémonie, célébrant toutes les émotions humaines de la vie, du plaisir et de la mort, alors qu'au même moment les soldats en guerre sont promis à une inutile destruction. "Je suis l'obsédé en plein jour et chaque film doit être un acte criminel", avait déclaré Oshima. L'Empire des sens réalisa pleinement cette affirmation, provoquant au Japon le plus grand scandale jamais causé par une œuvre artistique. La situation était d'autant plus intolérable pour la justice que le film était français. Produit par Argos Films et Anatole Dauman, sa projection au Festival de Cannes l'avait rendu visible aux yeux du monde entier, faisant d'Oshima le cinéaste japonais le plus célèbre de son temps. Avec ce film d'amour fou, Nagisa Oshima devint lui-même l'ange exterminateur du cinéma japonais.