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lundi 26 avril 2021

Tokyo des ruelles



Je réécoute souvent avec plaisir Tokyo Ville-monde, l’émission de France Culture qui est une balade dans la ville, où l’on croise des cinéastes aimés comme Kiyoshi Kurosawa et Shinji Aoyama ou le photographe Masataka Nakano, qui parlent de fantômes, d’une cité soudainement déserte ou de parcs où l’on peut aller à rebours du temps (voir ici). Un passage me plait particulièrement, lorsque l’écrivain Michael Ferrier compare Venise et Tokyo, et dit que les ruelles ont été construites sur d’anciens cours d’eau et bras de rivière. Il dit aussi qu'elles avaient pour but de protéger le palais du shogun des attaques de clans séditieux, emprisonnant les samouraïs dans des goulots. Si l’on s’éloigne des grandes avenues qui traversent la ville, Tokyo est selon l’expression consacrée une « mégalopole de village », chacun étant un labyrinthe de ruelles. Par celles-ci, Tokyo rejoint d’autres villes fantomatiques que sont Venise et Lisbonne, ce qui explique peut-être le culte qui entoure au Japon Fernando Pessoa. 

Pourquoi les ruelles sont-elles à ce point liées au fantastique et aux rêves ? Dans Opération peur de Mario Bava, je suis toujours enchanté par les ruelles gothiques embrumées qui forment le village hanté par Mélissa l’enfant spectrale. Elles me rappellent celui de mon enfance dans le Var et ses rues étroites, faiblement éclairées par des lampadaires en forme de lanterne, qui montaient jusqu’à la porte médiévale : empilement de maisons en pierre sinistres aux portes de garages en bois et aux volets fermés. Les traverser la nuit donnait le frisson : une main pouvait nous attraper et nous faire disparaître à jamais dans les ténèbres. Parfois j’y retourne dans mes rêves. Les ruelles de Tokyo sont tout autant hantées mais je n’y ai jamais peur. 

La ruelle est un endroit magique et l’hypothèse que ses serpentements épouseraient le souvenir de cours d’eau est fascinante. C’est ce qui explique peut-être pourquoi l’on part à la dérive dans Tokyo et que l’on soit portés par ses courants occultes. Ruelles de Kabukichô, où en marge des pachinkos et du Robot Restaurant, on peut se perdre dans un club secret de travestis. Ruelles de Nakano qui convergent vers l'Hotel World Kaikan et ses énigmatiques locataires (voir ici). Ruelles de Yanaka, où l’on peut voir glisser la silhouette équivoque de Shizuko, la femme fatale de La Proie et L’Ombre d’Edogawa Ranpo. Ruelles d’Asakusa et de Tamanoi où les ombres des écrivains Yasunari Kawabata et Nagai Kafû recherchent la maison close des Belles endormies ou celle de la prostituée O-Yuki. Dans certaines, le soleil ne pénètre pas ou si peu, et c’est là où se trouvent comme à Yanaka les commerces les plus désuets comme ces petits bazars tenus par les obachan où se côtoient outils, barils de lessives, cigarettes et conserves. Les ruelles sont l’espace étroit qui conduit à l’autre monde, et l’on ne s’étonnera pas qu’à Tokyo comme dans les autres villes qui n’ont pas rompu le contact avec leurs familiers, qu'elles soient aussi le territoire des chats.  



jeudi 26 mars 2020

Golden Gay


Il n’y a qu’à voir Les Funérailles des roses ou les photos de Katsumi Watanabe : Shinjuku était gay à la fin des années 60. Les Gay Boys étaient si populaires qu’ils commençaient à remplacer les mama-san et les clubs de travestis se multipliaient à Kabukicho. Si l’on regarde La Truite de Losey, les patronnes qui attendent les clients à la porte des bars de Golden Gai sont tous des travestis. Dans les années 80, régnait sur les nuits de Tokyo une star nommée Elle. Cette reine a par exemple baptisé Vivienne Sato, fabuleuse drag-queen et mémoire vivante du quartier, du nom quelle porte encore aujourd’hui. 
Si l'on veut s'éloigner de quelques centaines de mètres de la Ville dorée, on peut aller faire un tour à Nichome, le quartier gay attitré de Tokyo.  Le bar ouvert Advocate (désormais sous un autre nom) brasse sur sa terrasse Japonais et gaijin, et le Campy est le territoire de drag-queens exubérantes. Les filles ne sont pas oubliées et de nombreux club affichent "ladys only". Si l’on pousse la porte de certains établissements de Kabukicho, il n’est pas rare d’y trouver des yakuzas en train de boire avec les hôtesses travestis. Créatures de la nuit, participants aux mêmes économies clandestines, yakuzas et travestis ont curieusement noué un pacte tacite auquel le cinéma pourrait bien s’intéresser. Peut-être la peau tatouée, avec ses fleurs et ses ornements, est-elle une forme féminisation ? 
Les mama-san travestis sont désormais minoritaires à Golden Gai. Il y a quelques années, au bout de la rue où se trouvent le Baltimore et Uramado, trois bars formaient une petite enclave gay. Un des plus fascinants, maintenant fermé, était tenu par un travesti âgé, aux cheveux courts, que je voyais monter et descendre la rue perpétuellement. Parfois il ramenait un client en costard-cravate qui repartait aussitôt en compagnie d’un gay boy. L’activité de cette dame et de son bar me semblait assez claire. Juste en-dessous du Cambiare (le bar décoré à la façon du Suspiria de Dario Argento) : le fameux Jan June (prononciation japonaise pour Jean Genet), tenu par de jeunes travestis délurés.

Si votre tête leur revient, il est possible d’y passer un moment très agréable et découvrir un Tokyo underground : celui des employés de bureau qui le soir enfilent un tailleur et une perruque, se maquillent et deviennent quelqu’un d’autre. C’est une façon pour eux de tenir le coup qui vaut bien nos anti-dépresseurs. La jolie Mari, jeune serveuse y travaillant deux fois par mois, est banquier dans sa vie de tous les jours. Elle préfère les filles mais n’a pas eu de girl-friend depuis cinq ans. L’an dernier, je leur ai offert un exemplaire de Notre-Dame des Roses
En face, se trouvait le Pura-Pura, en haut d’un escalier éclairé de bleu, décoré de photos d’une femme glamoureuse à la perruque noire. 

J’ai quelque fois monté ces escaliers et invariablement me suis retrouvé dans un bar vide, avec derrière le comptoir un très grand travesti, rigide comme un mannequin de cire, et souriant de façon aguichante. J’ai toujours tourné les talons tant l’ambiance était glaçante. Il y a deux ans, je parlais d’elle avec Mami-chan au bar Buster. Elle m’a raconté cette anecdote : un de ses clients était allé prendre un verre au Pura-Pura, bien entendu désert. A un moment la patronne avait essayé de l’embrasser. Elle avait ensuite facturé ce baiser 10.000 yens comme un « service ». Pour plaisanter, j’ai dit à Mami-chan : « Je vais aller prendre un verre là-bas et si je ne suis pas revenu demain soir, tu devras me délivrer des griffes de la patronne. » L’an dernier, le Pura-Pura était fermé. Qu’est donc devenu le travesti-vampire qui y officiait ? 


dimanche 23 février 2020

Prisonnier de la rue Daido. Moriyama, New Shinjuku



C’est un de mes livres de photos préférés : "New Shinjuku" de Daido Moriyama, publié en 2014, et qui compte plus de 700 pages et 600 photos en noir et blanc. La jaquette est la vue abstraite d’une femme filée devant un mur mais sur la vraie couverture c’est un bar dont les murs sont couverts de photos de centaines d’yeux. 

Ces Tausend Augen sont ceux de Daido Moriyama, l’homme qui depuis 50 ans marche dans ce quartier, homme des foules, des gares et des ruelles. S’il entre dans les petits bars de Golden Gai, il reste à l’extérieur des clubs érotiques de Kabukicho, pour y pénétrer, il faudra aller voir du côté de son complice Araki.

C’est une vertigineuse énumération d’instantanés, principalement d’East Shinjuku, entre la gare, Kabukicho, Nichome, et Golden Gai… mes quartiers. C’est un ballet d’ombres où les hommes et les femmes, salarymen, office ladys, lycéennes, travestis et prostituées, se confondent avec les mannequins des vitrines, les affiches du dernier cinéma porno et les portraits en devanture des clubs à hôtesses. 

C’est aussi une collecte de murs en crépis, de carrelage, de goudron scintillant, de pavés, de grillages… de toutes les matières qui font Shinjuku.  Sur certaines pages, on peut sentir du bout des doigts le satiné de l’encre noire. Le sol est toujours ce qui semble attirer le regard de Daido : mégots, bouteilles en plastique, poubelles, clochards effondrés dans un amas de tissus, chats de gouttière, jambes de femmes chaussées de stilettos... Tokyo est aussi une ville qui sombre et Shinjuku sa dernière fête qui se poursuit nuit après nuit et les photos de Daido sont sa mémoire. Il y a aussi les multiplications et les empilements, dont le livre se fait l’écho dans ses dimensions-mêmes : perspective d'enseignes de clubs, cagettes de bouteilles de Coca, boîtes de conserves dans un konbini, photos de garçons nus sur les portes des bars de Nichome, étals de poissons, groupes d’office ladys, usagers du métro, vélos, autocollants sur les téléphones publics, centaines de bars de Golden Gai. 
La plupart sont sans qualité et valent pour leur multiplicité, l’effet de collection, retranscrivant la sensation exacte de traverser le quartier. 


Surtout en été, lorsque Daido photographie cette fille, la tête contre le comptoir du bar, la peau humide et les cheveux emmêlés et collés de sueur. 

Et dans cette suite minimaliste et fragmentaire, soudain un visage dans la nuit.



lundi 27 janvier 2020

Benzaiten, protectrice de Kabukicho



Il y a au Japon sept divinités associées au bonheur ou Shichifukujin : Ebisu (protecteur des pêcheurs et des marchands), Daikokuten (la richesse, le commerce et les échanges), Bishamonten (les guerriers, et la loi bouddhique), Fukurokuju (la longévité, la virilité et la sagesse), Hotei (l'abondance et la bonne santé), Jurōjin (la prospérité). Fardée et apprêtée, Benzaiten, seule femme de ce panthéon, est la protectrice de l'art et de la beauté, de l'éloquence, de la musique, de la littérature, des sciences et de la vertu. A l’exception d’Ebisu issu du Shintô, tous sont des dieux indous ayant transité par la Chine et qui, selon les chercheurs, auraient étés regroupés artificiellement sous l’ère Muromachi (1392-1568) avant de trouver leur forme définitive au 17e siècle. L’origine de Benzaiten est Saravasti, épouse, demi-sœur et fille de Brahma, possédant les mêmes dons artistiques. Sa monture, un cygne blanc, est remplacée au Japon par un serpent de mer car Benzaiten est une déesse maritime, dont le culte est rendu dans les îles et sa guitare devient un biwa. Divinité des arts et de la séduction féminine, elle est naturellement devenue la protectrice des geishas dont le luth est également l’instrument de prédilection.
Benzaiten par Aoigaoka Keisei (1832) Metropolitan Museum
 Dans un recoin de Kabukicho, entre les pachinkos les clubs érotiques et les love hotel, se trouve un minuscule temple dédié à la belle Benzaiten. Devant l'autel est inscrit : « En l’honneur de notre respect éternel pour Benzaiten, la protectrice du quartier ». 
Si l’on cherche l’esprit du lieu, la sainte du quartier, c’est ici qu’il faut aller. Kabukicho n’était jusqu’à l’après-guerre qu’une terre marécageuse où de nombreux dieux étaient célébrés. En avril 1945, sous les bombardements, les temples furent dévastés. Seule la statue de Benzaiten put être sauvée par un de ses fidèles. Kihei Suzuki, le chef de l’association de la reconstruction de Shinjuku de l’après-guerre, l’homme qui voulu faire du quartier le centre de la vie théâtrale de Tokyo (d’où l’appellation Kabukicho) fit construire ce petit temple pour héberger Benzaiten. Il s’agit d’un des premiers actes de la restauration de Shinjuku. Son projet théâtral échoua mais finalement Benzaiten, patronne des geishas, est tout à fait à sa place au cœur du quartier rouge. Nul doute que bien des filles de Kabukicho viennent faire leurs dévotions à Benzaiten au cœur de la nuit électrique.




samedi 28 septembre 2019

Un étranger dans la ville dorée



« Vous vous souvenez de Golden Gai il y a 10 ans ? C’était une ville-fantôme. » regrette le patron d’Uramado, qui est peut-être le bar le plus sombre du quartier, une chapelle dédiée aux chanteuses de jazz et d’acid folk de l’ère Showa comme Maki Asakawa et Morita Douji. Seule une étoile violette allumée au-dessus de la porte indique que le bar est ouvert car aucune lumière ne perce de ses fenêtres. 

Il est vrai que Golden Gai avait une drôle de gueule en cette fin septembre avec le championnat de rugby qui se tenait à Tokyo. Rien ne pouvait être plus incongru que ces fans et joueurs, pour certains néo-zélandais, armoires à glace s’entassant dans les bars minuscules ou, à la grande hilarité des mama-san travestis, usant de mille contorsions pour entrer dans les toilettes basses et étroites. Je revois ce groupe de malabars stationnant au milieu de la rue et hurlant, leurs bières à la main, comme s’ils se trouvaient dans l’outback australien. Une porte s’ouvre dans le mur, et se matérialise une petite vielle courbée, borgne et furieuse, qui hurle « SHUT UP ! », avant de retourner dans sa caverne. C’était l’esprit de Golden Gai qui réclamait le silence ! Le quartier n’a cependant pas attendu les rugbymen et l’annonce des JO de l’an prochain pour changer de visage et devenir un lieu touristique. Sans doute est-ce le prix à payer pour sa survivance et rares sont les bars pratiquant encore le « guests only » et le dissuasif « extra-charge » (sorte de prix d’entrée) est un peu moins pratiqué. Pourtant, sans qu’on ne sache vraiment pourquoi, l’obscurité reprend parfois ses droits et Golden Gai redevient la cité des ombres, avec ces anges soulageant les solitudes, et ses démons comme ce cauchemardesque travesti vêtu de rouge, accompagné de deux très jeunes filles, et traversant à toute vitesse le quartier pour racoler des clients et les entraîner dans les bas-fonds de Kabukicho. 
Je suis moi-même un étranger dans la ville dorée, mais dans ces moments d’obscurité je n’aspire à rien d’autre qu’être un fantôme parmi d’autres, collectant les chansons d’amour embrumées, les photos des mama-san du temps jadis qui jaunissent sur les murs, les affiches de théâtre du génial Shuji Terayama et celles de Tatsumi Hijikata et son corps de terre noire, les clichés charbonneux des photographes de Provoke et les souvenirs des cinéastes rouges qui venaient y refaire le monde.


mercredi 7 septembre 2016

Dans la ville rouge

Faute de déchiffrer les caractères des enseignes de Kabukicho, on développe d’autres facultés. Faire défiler dans sa mémoire des dizaines de façades de clubs érotiques est sans doute un talent inutile mais cela reste un talent. ll y a le club des infirmières, le club des écolières, le club des guerrières, les innombrables Hosts clubs avec sur leurs façades des visages d’éphèbes aux yeux de biches, le Robot restaurant à la musique entêtante et aux automates de femmes gigantesques, et il y a maintenant le Toho Cinéma avec son magnifique Godzilla grandeur nature escaladant la façade. Je suppose que se retrouver « in front of Godzilla » est désormais aussi courant que donner rendez-vous devant Hachiko ou Studio Alta. Plusieurs fois j’ai traversé Kabukicho avec en bande-son Kabukicho no Joou (la princesse de Kabukicho) de Shiina Ringo, troqué cette année pour Shinjuku mon amour d’Urbangarde, déclaration d’amour extatique au quartier.
Cette année, pour la première fois, j’habitais au cœur de Kabukicho, à quelques minutes de Golden Gai. Ce qui m’apparaissait était le Kabukicho matinal, quotidien. A huit heure du matin, les néons sont éteints depuis longtemps et les rabatteurs sénégalais sont rentrés chez eux mais il y a encore des jeunes traines savates ivres qui titubent dans les rues ou boivent une soupe devant une minuscule échoppe, encore des filles en robes collantes et perruques oranges qui sortent des clubs, et des jeunes yakuzas transportant sans doute la recette à leur oyabun dans de petites serviettes en cuir noir. Le matin, alors que les camionnettes et les scooters approvisionnent les conbinis et les bars, il flotte comme une atmosphère de ville portuaire, avec ses bâches bleues, ses vieux japonais tannés, en maillot de corps, un mouchoir noué sur la tête, transportant les tonneaux de bières. Et comme une ville portuaire, Kabukicho est pâle et vieillie au petit matin, attendant la nuit pour retrouver son maquillage écarlate de néons. 



samedi 2 janvier 2016

Tokyo 2015 #5. Les sourires de Kabukicho.

A l’origine, Kabukicho a été construit après-guerre sur un quartier de Shinjuku rasé par les bombardements. Il devait accueillir, un grand théâtre Kabuki qui ne fut jamais construit. Mais le nom est resté, et au fond il lui va à merveille, comme si l’esprit sulfureux du vieux kabuki, la pratique du travestissement et la prostitution des jeunes actrices et acteurs avaient implicitement décidé de l’orientation du quartier. Lorsque je me rends à Golden Gai, j’aime toujours le traverser pour en sentir l’électricité presque palpable, au sens propre d’abord puisque les néons des boîtes en font sans doute l’une des plus grandes dépenses de Tokyo. J’aime regarder les hosts, ces jeunes garçons travaillant dans les clubs pour femmes esseulés, mince et habillés de noir, les cheveux oranges ébouriffés comme des chats de gouttières. Je suis toujours intrigué par la façon dont les rabatteurs sénégalais s’arrêtent à la lisière de Golden Gai, devant le bar karaoké philippin Champion, comme si une barrière magnétique de science-fiction séparait les deux mondes. Ce soir-là, la veille de mon retour en France, j’ai voulu emporter avec moi les sourires de Kabukicho.