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vendredi 21 janvier 2022

Miss Hokusai (2015) de Keiichi Hara

Le mystère Hokusai O-Ei



Miss Hokusai de Keiichi Hara, confirme le talent d’un cinéaste minutieux, bâtissant une œuvre personnelle en marge des épopées guerrières ou mecha de ses pairs. Après Un été avec Coo (2007) narrant l’amitié entre un enfant et un Kappa (lutin japonais), et Colorful (2010) qui abordait les thèmes du suicide et de la prostitution adolescente, son nouveau film est également ambitieux puisqu’il s’agit d’une biographie du mythique peintre d’estampes Hokusai. En ce début du XIXe siècle, le statut de l’artiste a changé et il a désormais pour interlocuteurs des éditeurs et les des imprimeurs. Avec Hokusai débute l’industrie des arts visuels dont l’animation deviendra une branche florissante. L’angle d’Hara est cependant oblique puisque le personnage principal n’est pas le peintre mais sa fille O-Ei. Autant que l’œuvre d’Hokusai ce sont les rapports complexes au sein d’une famille d’artistes et la notion de transmission qui intéressent Hara. Son autre objectif est l’immersion dans la ville d’Edo (ancien nom de Tokyo) bouillonnant d’une intense activité artistique, libertaire et sensuelle.



Comme son père, O-Ei est une artiste bohème. Célibataire à 23 ans, elle semble peu soucieuse de rentrer dans le rang. Cette indépendance est le premier trait du personnage, vocalement grâce à la voix grave et très présente d’Anne Watanabe, et bien sûr graphiquement. O-Ei, qui ne possède aucune dimension kawaï, est immédiatement singulière et attachante. Le visage est ovale et le front haut est barré de deux larges sourcils identiques à ceux de son père, soulignant leur similitude de regards. Le petit renflement de la lèvre inférieure renforce également son expression volontaire, presque butée. Autre signe distinctif : les deux mèches de cheveux qui flottent devant ses tempes. Comme la queue des chats, ces deux virgules sont dotées d’une vie propre et prennent des directions inattendues selon ses émotions.



Si nombre d’épisodes de la vie d’Hokusai sont sujets à caution, la biographie d’O-Ei est quasiment inexistante. Exceptée la brève parenthèse d’un mariage raté, on sait qu’elle assistât son père jusqu’à la fin de la vie de ce dernier, avant de disparaître purement et simplement. De sa production personnelle ne subsistent qu’une dizaine d’œuvres authentifiées dont le très beau « Courtisanes se montrant à travers les grilles de Yoshiwara » aux clairs obscurs flamands. Paradoxalement, c’est son talent qui la condamna à l’invisibilité puisque la majeure partie de son œuvre fut incorporée à celle de son père. Sous le nom d’ « Hokusai » devenu une marque, elle dessina un nombre considérable d’estampes commerciales comme les portraits de « belles femmes » ou les très populaires scènes pornographiques.



On peut bien sûr considérer Hokusai comme un ogre dévorant la vie et la production artistique de sa fille. Plus certainement, le dessinateur semblait peu concerné par l’idée de famille, voyant d’abord en O-Ei une collaboratrice douée. Ce père célèbre mais criblé de dettes, multipliant les commandes, et exécutant de spectaculaires performances publiques comme le dessin d’une immense tête de Dharma, menait la vie excentrique d’une rock-star. Cette existence précaire mais flamboyante est caractéristique d’Edo, dont Hara retient avant tout deux décors. D’abord le pont Ryogoku traversant la rivière Sumida, endroit à la mode où, sans distinction de classe, transitent nobles, marchands, geishas ou acteurs de kabuki. C’est là qu’O-Ei rencontre le peintre Hatsugoro, son grand amour et ancien apprenti de son père. Entre ciel et terre, le pont est la représentation idéale de ce « monde flottant » grouillant de vie et d’intrigues romanesques. Cet univers ensoleillé et chatoyant possède un pendant clandestin et nocturne : Yoshiwara, le quartier des plaisirs. Cette enclave où le culte de la beauté et des arts recouvre la prostitution fut l’un des lieux clés de la scène artistique d’Edo. Cette cour des plaisirs avait ses peintres, dont Hokusai, immortalisant les plus belles geishas. Hara fait de Yoshiwara un lieu davantage de mystère que de débauche, aux ruelles obscures hantées par les fantômes et les yokaïs. L’au-delà et le monde réel se rejoignent à Yoshiwara, de même que les genres, indifférenciés par le fard. L’une des scènes les plus troublantes du film prend place dans l’une de ces maisons de plaisir lorsqu’O-ei, vierge mais voulant perfectionner son art de l’estampe érotique, connait une brève étreinte avec un travesti.



Plus introvertie que son père, O-Ei est elle-même une « folle du dessin », y sacrifiant sa vie sentimentale. Amoureux des mélodrames de Keisuke Kinoshita, l’auteur des Vingt-quatre prunelles, Hara en retrouve le souffle romanesque et les pointes d’émotion irrésistibles. Le mélo ne s’incarne cependant pas en O-Ei, trop volontaire pour être le jouet du destin, mais en sa petite sœur aveugle O-Nao. L’enfant, à laquelle Hokusai ne rend jamais visite, est littéralement le point aveugle de la vie du peintre. Quasiment abandonnée à la naissance, O-Nao devient une version souffrante et recluse d’O-Ei. La transmission d’un héritage artistique qui est au centre du film ne s’effectue pas seulement entre Hokusai et sa fille, voire ses assistants, futurs peintres de renom, mais aussi avec Keiichi Hara lui-même. Rarement un biopic aura exprimé aussi fortement le désir d’être là au moment précis où apparait une œuvre d’art. A l’exception d’une spectaculaire animation de « La Vague », Hara se garde bien d’imiter le style du maître. Ce qui l’émerveille davantage, tel Clouzot dans Le Mystère Picasso, est de reconstituer l‘acte de création : ce moment unique où le pinceau se pose sur la toile et dessine, par exemple, le colossal Dharma de Nagoya. L’animation alors devient le medium idéal pour redonner vie à Hokusai et son art.

 


Entretien

Keiichi Hara, recréer le monde flottant



Il y a un manga à l’origine de Miss Hokusai.

Oui, il s’agit d’une bande dessinée d’Hinako Sugiura. Elle est née en 1958, un an avant moi, et est morte très jeune, il y a une dizaine d’années. Nous sommes de la même génération. J’aime toute ses œuvres et Miss Hokusai est représentatif de son talent. Elle n’était pas très connue du grand public et je suis très heureux d’avoir pu lui rendre hommage.





Comment avez conçu le personnage d’O-Ei ?

Le personnage était bien sûr dans le manga original mais nous avons recréée son apparence. En fait, d’après les archives historiques et un petit portait dessiné par Hokusai, on sait que O-ei n’était pas une belle femme. Nous l’avons donc embellie. Il fallait aussi qu’elle soit dotée d’une forte volonté et pour cela nous lui avons fait des sourcils plus épais que dans le manga.


Sa voix est très marquante.

L’actrice qui l’interprète est Anne Watanabe, la fille de Ken Watanabe. Elle s’intéresse beaucoup à l’histoire et elle aime les mangas d’Hinako Sugiura. Elle est même venue à la post-synchronisation en kimono.


Votre film reflète-t-il la condition féminine au Japon sous Edo ?

Contrairement aux idées reçues, à cette période, les femmes étaient très respectées, surtout dans la ville d’Edo où les hommes célibataires étaient en surnombre. Donc les femmes étaient précieuses et choyées.


Les rapports entre O-Ei et son père semblent durs et peu affectueux.

Hokusai ne comptait pas former quelqu’un et encore moins sa fille mais le destin a fait qu’elle s’est retrouvée là, avec ce don extraordinaire, et qu’elle a été en mesure de l’aider. O-Ei n’avait sans doute pas non plus la vocation d’être peintre. Pour ce qui est de sa liberté, je suppose qu’Hokusai ne lui imposait rien. Elle pouvait aussi bien partir que rester dessiner avec lui. Après, quand il avait besoin de sa fille, il l’utilisait mais cela ne concernait que la peinture. En tant que père, il désirait sans doute qu’elle se marie. Dans le film, elle a 23 ans, ce qui à l’époque d’Edo est l’âge d’être une mère.





Quels éléments de la vie d’O-Ei sont véridiques.

Je me suis surtout basé sur le récit d’Hinako Sugiura. La séquence du dessin du dragon sur lequel O-Ei fait tomber les cendres est consigné dans les archives. On sait qu’O-Ei buvait et fumait alors que son père était très sobre.


Hokusai avait donc une vie plus saine que les autres artistes d’Edo ?

Je pense qu’il voulait vivre très longtemps. Il écrivait qu’à 120 ans son œuvre serait accomplie. Il n’a atteint que 90 ans mais à cette époque c’était un âge exceptionnel.


Avait-il vraiment une fille aveugle ?

On sait qu’il avait une fille de cet âge, mais la cécité est une invention de Sugiura. C’est une création extraordinaire car on peut voir la différence entre elle et son père, peintre de génie pour qui les yeux et la vision sont primordiaux.





L’intrusion de la musique rock lors du générique de début est surprenante.

Hokusai et O-Ei, mais aussi les personnages secondaires comme les apprentis sont comparable, à cause de leur mode de vie marginal, à des musiciens de rock. L’autre raison est que raison et que Sugiura écoutait de la musique rock lorsqu’elle dessinait ses mangas sur Edo.


Quelle est votre définition du « monde flottant » d’Edo ?

Je ne connaissais pas si bien cette époque avant de lire les œuvres de Sugiura. J’ai appris que les gens vivaient à un rythme plus lent. Ils avaient moins de stress, travaillaient moins et vivaient au jour le jour. Mettre de l’argent de côté était considéré comme une chose absurde.


C’était aussi une période d’intense activité artistique.

Le mot « artistique » est très relatif. Hokusai et les autres peintres d’estampes n’avaient pas conscience d’être des artistes. Ils se voyaient plutôt comme des artisans produisant du divertissement. La postérité ne les intéressait pas. Ça ne voulait pas dire qu’ils n’étaient pas ambitieux. Je crois qu’Hokusai voulait réaliser des œuvres et des performances jamais vues auparavant comme l’immense peinture du Dharma de Nagoya.


Vous avez réalisé en 2013 un film en prises de vues réelles : Dawn of a Filmmaker: The Keisuke Kinoshita Story.

Oui, c’est tiré d’un petit essai autobiographique que Kinoshita avait publié dans un journal. C’est un cinéaste que j’adore et, comme c’était le cas avec Hinako Sugiura, j’ai voulu montrer ma reconnaissance à un artiste que j’admire et aider à faire connaître son travail.





Quel est le sujet du film ?

Le film se passe pendant la guerre. A cette époque, Kinoshita réalisait des films de propagande à la demande de l’Etat. Un jour, il a filmé une mère qui pleurait en voyant son fils partir au front. Ça n’a pas été bien perçu par les autorités qui voulaient que les mères japonaises soient fières que leurs enfants combattent pour l’Empereur. Il a donc fait une pause dans sa carrière pour justement s’occuper de sa mère. Celle-ci avait la moitié du corps paralysée à cause d’une attaque cérébrale. Comme c’était la fin de la guerre et que les bombardements s’intensifiaient, Kinoshita a voulu la mettre à l’abri. Il l’a mise dans une brouette et a quitté Tokyo pour gagner la campagne. Le film raconte leur périple.


Comptez-vous persévérer dans le cinéma en prises de vues réelles ?

J’ai un tel respect pour Kinoshita que je savais que si je ne réalisais pas ce film j’en aurai des regrets toute ma vie. A part ce projet très précis, je pense être davantage fait pour les films d’animation.




Propos recueillis à Paris le 12 juin 2015.

 


Masaaki Yuasa, l’animation bohème





Agé de 52 ans, Masaaki Yuasa n’est pas une jeune pousse mais appartient à la génération de Mamoru Hosoda et Keiichi Hara. Si Le Château de Cagliostro de Miyazaki est le détonateur de sa carrière, les influences de Yuasa sont variées et concernent peu l’animation commerciale japonaise : « J’aime les vieux comics américains et les bois peints japonais que j’ai voulu adapter à l’animation. J’aime aussi  les animés en noir et blanc de Toei Television, les cartoons de Tex Avery et Yellow Submarine de George Dunning. En France, j’aime Le Roi et l’oiseau de Grimault et La Planète sauvage de Laloux. »

Après avoir travaillé sur plusieurs animés télévisuels, comme Crayon Shin-chan série comique supervisée par Keiichi Hara, il réalise en 2004 pour 4°C, Mind Game son premier long métrage. Ce film fou sur un mangaka refusant  de mourir ne ressemblait à rien de connu : les personnages étaient laissés à l’état de croquis, des visages réels étaient incrustés sur des corps à peine ébauchés, et les décors passaient de l’hyperréalisme  à quelques lignes jetées sur des couleurs acides.  Ces hybridations, ce ton adulte, un peu vulgaire et ironique, produisaient une animation punk inédite au Japon. Sensation de festivals et film-culte immédiat, Mind Game est le manifeste artistique de Yuasa : « En termes de liberté graphique, c’est le film qui me représente le mieux. » Hybridation des techniques, collages de photos et de dessins, mouvements perpétuels et déformations hallucinées des corps et des perspectives, sont les signes caractéristiques d’un style qu’on a qualifié de punk pour son côté un peu « sale » et sa vitalité. A l’intérieur d’une production de plus en plus unifiée et tendant vers un style global, Yuasa brise les conventions et ne fais jamais oublier la main de l’animateur.



« Avant, l’animation s’élaborait de façon très physique sur des planches à dessins. Sans étape fondatrice, on est passés à l’animation numérique et j’étais étonné de voir les spectateurs s’adapter facilement à cette transition. Avec Mind Game, je me suis demandé comment réintroduire ce côté très matériel. Le plus souvent, j’essaye que le rendu soit le plus uniformisé possible mais parfois je préfère accélérer le processus. Certaines séquences nécessitent un travail très minutieux et d’autres naissent davantage du rythme et de la rapidité. Je me suis efforcé d’apprendre du mieux que je le pouvais les règles de l’animation mais à un moment je me suis demandé : est-ce qu’elles sont si importantes que ça ? »

Ce style brut est particulièrement perceptible dans le court métrage Kick-Heart (2012) proche de Bill Plympton. Dans cet affrontement entre un catcheur et une nonne-amazone, Yuasa laisse visibles les croquis préalables pour conserver toute l’énergie du dessin, exagérant les musculatures et modifiant en permanence les proportions. 



Les métamorphoses corporelles sont permanentes, qu’elles soient l’œuvre des forces occultes (Devilman Crybaby), de la musique (Lou et l’île aux sirènes), de l’euphorie (Night Is Short, Walk On Girl), ou de la vitesse et des perspectives (la série Ping Pong).

L’art de Yuasa est avant tout intime bien qu’il s’exprime de façon souvent très spectaculaire comme la guerre entre les démons et les anges sur fond d’apocalypse de Devilman Crybaby (série de dix épisodes produite par Netflix).  « J’essaye d’imprimer avant tout mes sentiments dans les images. Ce sont eux qui donnent cette vision déformée de la réalité. Si on prend une scène d’amour dans Mind Game, c’est la manière dont je les ressens d’une manière générale. En ce qui concerne Devilman Crybaby, je regardais l’anime de Go Nagai étant enfant. Il a eu sur moi l’influence que pouvait avoir Star Wars auprès d’autres. Même s’il était destiné à des enfants, il avait des côtés très sombres qui exprimaient bien le chaos de cette époque.  Les démons sont la métaphore de la personne absolument mauvaise que l’on peut devenir en ne faisant pas les bons choix. »



En 2010, Yuasa supervise pour la télévision les 11 épisodes de The Tatami Galaxy, d’après le roman de Tomihiko Morimi. On retrouve le style « brut » et le trait un peu sale, mais surtout un beau travail sur des décors un peu décrépits mais chaleureux, et les ambiances nocturnes enchantées. Le récit se déroule en effet à Kyoto, ville étudiante et « arty » préservant une atmosphère douce, intellectuelle et l’amour des choses anciennes. Dans Tatami Galaxy, Sensei revit perpétuellement sa première année de fac et ses tentatives ratées de séduire la « Fille aux cheveux noirs ».  



Dans le génial dernier épisode, sa chambre de 4,5 tatamis devient un labyrinthe dont il doit trouver l’issue pour échapper à la répétition de ses échecs amoureux et sociaux. Les incertitudes de Sensei se traduisent par des monologues intérieurs délirants. « Ce flux de pensées était déjà présent dans les romans. Il n’est pas indispensable au récit et difficile à assimiler pour le spectateur, pourtant c’était pour moi la dimension formelle la plus intéressant des romans et je ne voulais ni la réduire ni la couper »



Comme le jeune héros explorant sans succès les différents clubs de l’université dont le club de tennis et le club de cinéma, il importait pour Yuasa de se replonger dans la vie universitaire. « Quand j’ai entrepris Tatami Galaxy, j’ai dormi pendant un mois  dans un dortoir à Kyoto et j’ai exploré la vie des étudiants. Je prenais des photos et je collectais les lieux avec Google Map. Pour The Night is short, walk on girl, sa suite que je n’ai pu tourner que l’an dernier, j’ai suivi les évènements du festival culturel de l’université. J’ai assisté aux feux de camps et aux représentations théâtrales. »  



Réalisé la même année que Lou et l’île aux sirènes, The Night is short, walk on girl, est le second long métrage de Yuasa. Il retrace la folle nuit d’une étudiante, « la fille aux cheveux noirs » et ses rencontres dans les bars de Kyoto. L’alcool tient une grande place dans le film et les cocktails provoquent chez la jeune fille des ondes de plaisir colorés.  Au cours de ses pérégrinations nocturnes, elle croise le club des sophistes et ses danses rituelles, un commando libérant les livres rares des bibliothèques des collectionneurs, ou encore une troupe situationniste, mais à chaque fois, elle manque la rencontre avec Senpai l’étudiant amoureux d’elle. « J’ai voulu décrire la frivolité de la vie des étudiants et l’alcool en fait partie. Le garçon est très sérieux et se concentre sur ce qu’il juge important, mais il n’est pas très heureux. La fille, semble en apparence se disperser et perdre son temps mais elle est heureuse de boire dans les bars et de faire des rencontres. »



Le refus par Yuasa du formatage, qu’il soit visuel ou narratif, le pousse à aborder des thèmes très différents de ceux de ses pairs : Night Is Short, Walk On Girl est une comédie musicale hyper colorée célébrant les vertus de l’amitié, de la philosophie et surtout de l’alcool plongeant les personnages dans de douces extases psychédéliques.  « C’est un film sur les plaisirs partagés, le loisir et l’amusement. En animation, c’est assez rare de défendre le fait de boire de l’alcool comme quelque chose de très agréable. »



Cette légèreté revendiquée se teinte aussi d’une mélancolie heureuse. Au fur et à mesure que la nuit se poursuit, les festivals d’été laissent place aux festivals d’automne et bientôt c’est l’hiver qui tombe sur Kyoto, entraînant une épidémie de rhume. Seule la fille aux cheveux noirs est assez vaillante pour aller de maison en maison pour soigner ses amis. « Le roman original est constitué de quatre nouvelles représentant chacune une saison. La première est The Night is short, walk on girl, et j’ai décidé de rassembler les quatre histoires en une seule nuit. » La vie est courte et passe en une nuit comme un rêve. Alors, jeune fille, en avant ! Et profite des plaisirs. Rappelant les artistes bohèmes de l’ère Taisho, ces années folles japonaises, Masaaki Yuasa est le poète libertaire de l’animation japonaise.



Propos recueillis au Festival International de Tokyo le 31 novembre 2017 et le 1er novembre 2018, interprète Constant Voisin.



 

 

lundi 8 juin 2020

La résurrection de Belladonna. Entretien avec Eiichi Yamamoto


Belladonna des tristesses (1973) d’Eiichi Yamamoto (né en 1940)  fut longtemps le trésor caché de l’animation japonaise. Produite par le légendaire Osamu Tezuka (Le Roi Léo, Astroboy), cette adaptation de La Sorcière de Michelet (sortie en France en 1976), évoque Klimt, Beardsley et Mucha, et impose une héroïne fascinante, une beauté décadente à la chevelure écarlate et à la peau d’ivoire. Troisième volet d’une trilogie consacrée aux grandes femmes fatales, Jeanne, la sorcière de Belladonna, fait suite à la Shéhérazade des Mille et une nuits (1969) et à la reine d’Egypte de Cléopâtre (1970) également réalisés par Yamamoto. Ce dernier se libère de l’influence graphique de Tezuka pour livrer une relecture hallucinée du moyen-âge occidental. Le pré-féminisme du livre de Michelet est préservé : l’inquisition apparait comme un véritable gynécide, orchestré par une classe masculine affaiblie par les guerres et voyant monter le pouvoir des femmes. Ce discours, accordé au Women’s Lib de l’époque, n’a rien perdu de sa virulence. Il s’accompagne d’une forme psychédélique éblouissante : le corps même de la sorcière devient le terrain de toutes les métamorphoses, laissant échapper un geyser de sang se muant en vol de chauve-souris ou transfiguré par une extase menaçant d’embraser le monde.

Entretien avec Eiichi Yamamoto  


Comment êtes-vous devenu animateur ?

Je viens d’une île qui s’appelle Shôdoshima dans la préfecture de Kagawa. C’est vraiment la campagne mais c’est là, pour la première fois, que j’ai vu des lanternes magiques qui projetaient des images en mouvement. J’en ai eu des frissons. Comme si c’était un signe des dieux, j’ai décidé d’aller dans cette voie. J’ai d’abord travaillé avec Yokoyama Ryūichi un très célèbre mangaka qui avait débuté dans les années 30. J’ai ensuite croisé Osamu Tezuka par hasard dans les bureaux d’un hebdomadaire et je lui ai demandé du travail. J’ai rejoint sa compagnie Mushi production. J’ai travaillé sur le film expérimental Histoires du coin de la rue (1963), et les séries télévisées Astroboy (1963-1966) et Le Roi Léo (1965). Nous étions une sorte de coopérative d’auteurs. Nous étions sept et on travaillait à tour de rôle sur les productions télés. Les films commerciaux nous servaient à produire des films expérimentaux. 

Comment est née la collection de films érotiques nommée « Animerama » ?

On a choisi le nom « Animerama » en référence au format Cinérama, encore plus grand que le Cinémascope. On voulait faire quelque chose de jamais vu : les premiers dessins animés érotiques japonais. Tezuka disait qu’il y avait quelque chose d’érotique dans l’idée-même de dessin animé. Les Mille et une nuits nous a permis d’initier ce type de production très librement. On pensait au désert comme à un espace sans limite et puis, en faisant le film, on s’est rendu compte que c’était encore trop petit. Cléopâtre, c’était vraiment une création de Tezuka donc j’ai été moins impliqué dedans. 

La Sorcière de Michelet était-il un livre connu au japon ?

A l’époque, oui. Jules Michelet écrit de manière assez romanesque, mais certains moment du récit sont très abstraits.  Je trouvais alors que ça ressemblait à de l’animation. 


Comment avez-vous travaillé le style visuel du film ?

Au début, ça commence avec un plan tout blanc, juste après le titre. Puis une ligne noire fait son entrée. Cette ligne, en devenant floue, laisse apparaître un paysage en arrière-plan, puis la couleur entre en scène de manière un peu vague. On a éliminé les mouvements inutiles que le spectateur peut imaginer comme ceux de la bouche des personnages qui parlent. En revanche, on a vraiment animé ce qui sortait de l’ordinaire comme les monstres et les métamorphoses. J’ai pris comme modèle le théâtre de marionnettes jôruri, ancêtre du bunraku, dont l’action est décrite par un narrateur. Pour la voix-off, je me suis donc adressé à Nakayama Chinatsu, une chanteuse, actrice et écrivain qui était également militante féministe. Le design général des personnages, et surtout du personnage féminin avec son côté symbolique et maniériste est l’œuvre du directeur artistique Kuni Fukai. 

Quelle fut d’ailleurs l’inspiration du personnage de Jeanne ?

Kuni Fukai a travaillé avec des photos de modèles européens pour créer Jeanne, même si au final elle ne ressemble à aucune fille réelle. Pour les Japonais, elle est l’archétype de la beauté féminine occidentale.

Avez-vous utilisé des techniques de peinture peu courantes comme l’aquarelle

Les autres films Animerama utilisaient aussi l’aquarelle, mais pour Belladonna nous n’avons gardés que cinq couleurs de base. Il y a d’abord une seule couleur à l’écran mais elle change au fur et à mesure, puis une nouvelle couleur entre en scène. Le fait de donner un mouvement même à la couleur et de la dramatiser est spécifique à Belladonna.


Vous n’hésitez pas inclure des séquences psychédéliques anachroniques comme celles qui rappellent Le Sous-marin jaune de George Dunning ?

Il y a bien sûr des scènes psychédéliques. Ce mouvement était très en vogue au Japon pendant les années soixante et nous sommes arrivés un peu à la fin. Plus que psychédéliques ces scènes sont pour moi inspirées du pop’art.

Comment avez-vous eu l’idée de confier à Tatsuya Nakadai la voix du démon ? 

Nakadai, à cette époque, jouait dans un drama d’époque de la NHK. Quand je l’ai vu, j’ai pensé : « Ça c’est vraiment Nakadai, cette voix et toute cette virilité. » Il a accepté tout de suite. Quand il a vu le personnage, il a ri en disant : « ça fait longtemps que je suis acteur mais je ne pensais pas jouer un jour un pénis ! »

Le film est parait-il un petit budget. 

C’est sa réputation mais il a tout de même coûté 40 000 000 yens.  Les Mille et une nuits et Cléopâtre ont coûté 45 000 000 yens. Ce n’était pas si bon marché. La situation financière de Mushi productions était désastreuse et la production fut longue et difficile. Alors que beaucoup de monde avaient travaillé sur Les Mille et une nuits et Cléopâtre, nous étions peu nombreux sur Belladonna. Fukai, en plus de la création des personnages, supervisait l’ensemble du film. Il était impossible qu’il livre tous les dessins en quatre mois et nous avons dû nous accorder à son rythme. Pour le dire autrement, sur Les Mille et une nuits et Cléopâtre, cent personnes ont travaillé pendant quatre mois et sur Belladonna, dix personnes ont travaillé pendant dix mois. 

Quelle fut sa réception ?

Ce fut un échec pour deux raisons : tout d’abord, il aurait dû passer au Miyuki-za, un cinéma de Tokyo spécialisé dans les films de qualités comme ceux de Bergman et Fellini. Mais ce cinéma était fermé au moment de la sortie du film. Ensuite, les gens qui s’occupaient de la promotion ont voulu faire de l’argent. Ils ont imaginé un slogan aberrant : « Après Astroboy, Belladonna ». Mais ça n’avait rien à voir. Les fans d’Astroboy qui voyaient Belladonna ne comprenaient pas de quoi il s’agissait. 

Belladonna est aussi en phase avec la libération sexuelle de l’époque et avec le féminisme.

Oui évidemment, il s’agit de la révolution sexuelle. Mais davantage encore, le film exprime ma colère sur la violence faite aux femmes, toujours présente dans le monde moderne. Regardez Malala, la jeune Pakistanaise, qui s’est fait tirer dessus à coups de fusil. Ça ne s’est en fait jamais arrêté. 

Entretien réalisé à Yokohama le 27 octobre 2013, traduction Marie-Noëlle Beauvieux

Remerciements à Stéphane Derdérian et Mme Kiyo Joo.
publié dans Les Cahiers du cinéma n°719 (février 2016) 



jeudi 21 janvier 2016

Belladonna des tristesses, japanese psychedelica



Le 6 février, je présente à la Cinémathèque française, Belladonna des tristesses (Kanashimi no Belladonna, 1973) d’Eiichi Yamamoto, adaptation érotique et psychédélique de La Sorcière de Michelet. 
Produite par Osamu Tezuka, le père du Roi Léo et d’Astro Boy, il s’agit du dernier opus d’une trilogie de dessins animés pour adultes comprenant Les Milles et une nuit (1969) et Cléopâtre (1970). Ce véritable opéra-rock à la folle imagination s’inscrit dans la culture underground et érotique de l’époque, proche autant du baroque de Shuji Terayama que du cinéma pink du révolutionnaire Koji Wakamatsu. Comme chez l’auteur de La Vierge violente, les tortures dont est l’objet la sorcière ne servent pas une apologie de la soumission mais au contraire de la libération féminine.
Si on reconnait le style de Tezuka dans les deux premiers films de la trilogie, Eiichi Yamamoto conçoit Belladonna comme une aventure graphique inédite : parfois seulement crayonnés, aucun dessin n’est lisse et les encres et aquarelles produisent des matières mouvantes et inattendues. Empruntant à l’Art Nouveau, Gustav Klimt, Aubrey Beardsley mais aussi au Yellow Submarine de George Dunning, il s’agit davantage d’une série d’illustrations à l’animation parfois succincte mais hypnotique.
Sa beauté réside dans ses transformations symbolistes : le corps de Belladonna se fend en deux à partir du sexe dans un geyser de sang qui se transforme en vol de chauves-souris. Autre scène folle : la jouissance éperdue de la sorcière nue, engloutie dans l’ombre gigantesque du prince des ténèbres (auquel le mythique Tatsuya Nakadai prête sa voix) qui se dilate, et se contracte autour de son corps et blanc. Avec sa cohorte de femmes brûlées, torturées ou crucifiées de peur que leur jouissance ne dévore le monde, Belladonna respecte à la lettre le caractère visionnaire et féministe du livre de Michelet.


Le 24 septembre 2011, j’avais trouvé à la foire du cinéma d’Argenteuil, ce jeu complet de photos d’exploitation françaises, accompagnant sa sortie en 1976.


On a peu d’informations sur Kuni Fukai, le directeur artistique de Belladonna, sinon qu’il s’agit d’un illustrateur né en 1935, et qu’il serait encore vivant. Une autre de ses collaborations, moins flamboyante visuelle est Hoshi no Orpheus (1978) de Takashi d’après les métamorphoses d’Ovide. Une collecte d’image permet de constater que Belladonna est l’application directe de son style et de ses techniques telle que l’aquarelle. Jeanne la sorcière apparaît comme l’idéal féminin de Kuni Fukai.

Si Beardsley et Klimt sont les influences revendiquées de Kuni Fuka, on peut déceler des correspondances avec le travail du dessinateur allemand Alastair (Baron Hans Henning Voigt, 1887 – 1969), pendant germanique d’Aubrey Beardsley. Ce grand décadent habillé de satin blanc, est surtout connu pour ses illustrations du Sphinx d’Oscar Wilde et de Carmen de Mérimée.

Autre influence perceptible : l'univeres moyenâgeux de l’irlandais Harry Clarke (1889-1931), grand illustrateur de Poe et d’Andersen. 


avec Eiichi Yamamoto en octobre 2013



Pour la séance de la Cinémathèque française, voir ici