mercredi 12 juillet 2023

12 juillet : Obayashi et les jeunes filles magiques

 


Juin avait été le mois de La Fleur pâle de Shinoda, et juillet a vu le retour pour moi de "la folie Obayashi" avec cet évènement qu’est la sortie de House dans les salles françaises avec la magnifique copie restaurée de Potemkine. Il aura fallu donc 45 ans pour qu’on découvre ce film génial, et ce n’est pas tout puisque sortira en bluray chez Spetrum (voir ici) à la rentrée The Aimed school et surtout The Girl who leapt through time que j’aime autant que House. 



C’est amusant de lire qu’il s’agit d’un cinéma de niche alors que ces films ont été dans leur pays d’énormes succès, sont régulièrement diffusés à la télévision et ont influencé des cinéastes comme Mokoto Shinkai et Mamoru Hosoda. Autant dire que Your name est un film de niche. J’étais évidemment très heureux de participer à cette connaissance du cinéma d’Obayashi avec une présentation devant une salle comble au Reflet le 26 juin. Suivra un article pour le numéro spécial Maisons Hantées de Mad Movies, et des bonus pour les futurs éditions bluray. 






Je me suis donc immergé à nouveau dans les films d’Obayashi, en me souvenant de cette rencontre en 2017 (voir ici) avec ce vieux monsieur, très émouvant. 



Il était affaibli, malade et frêle, mais il bouillait encore de l’énergie d’un jeune cinéaste. Atteint d’un cancer au stade terminal, alors qu’on ne lui donnait plus que trois mois à vivre, il était parvenu à achever le magnifique Hanagatami. On ne se doutait pas qu’il terminerait un autre film, Labyrinth of Cinema en 2019, où il nous lègue une dernière réflexion sur sa figure favorite, la jeune fille, et dévoile que celle-ci n’est autre que le cinéma lui-même.




Ce qui m’a marqué en revoyant The Girl who Leapt Through Time, est l’intimité absolue du film avec le personnage de Kazuko, comme si dès son évanouissement dans la salle de chimie, on entrait dans son monde intérieur : tout est un peu estompé comme noyé dans une légère brume, la voix de Tomoyo Harada, possède une texture étrange comme dans un monologue intérieur, et tout semble un peu ralenti. 

 

Sans parler bien sûr du voyage à travers le temps, pour retrouver le souvenir d’enfance, avec la technique de pixilation qui à la fois ralenti et accélère le temps.



The Aimed School commence comme le voyage final de 2001 l’odyssée de l’espace avec la traversée d’espaces abstraits et colorés, mais au lieu d’aller « vers Jupiter et au-delà », le film se dirige vers un lycée et Yuka, une adolescente.




Le monde intérieur d’une jeune fille est le plus troublant des mondes : une mystérieuse terre étrangère où le temps et l’espace obéissent à d’autres règles. 



Bien sûr, quoi de plus agréable de travailler sur ces films, en écoutant la pop délicieuse de Tomoyo Harada ? 


Mais aussi cette reprise de T’en vas pas d’Elsa (car en effet Elsa et Vanessa Paradis étaient l’équivalent français des « Idolu » japonaises). Dans la version japonaise, c’est à son petit ami que Tomoyo demande de ne pas partir et non à son père.

Un bonheur n’arrivant jamais seul, Potemkine éditera deux classiques du film d’horreur japonais signés Kaneto Shindo. J’ai enregistré des modules pour Onibaba, sur le démoniaque personnage d’Hannya qui terrorise les amants, et pour Kuroneko, sur le bakeneko ou chat-démon. 



Les fantômes japonais me laisseront-ils un jour en paix ? 




dimanche 2 juillet 2023

Maléfices de l'été japonais

 


En été pendant O-bon, la fête des morts, on invite les esprits des ancêtres dans les maisons pour apaiser leur tristesse, et parfois leur colère, de ne plus être vivants. C’est aussi la saison des films d’épouvante où Sadako revient hanter les rêves des adolescents. Pendant cette Toussaint caniculaire, cet Halloween suffoquant et gorgé d’humidité, le Japon semble « hiberner » prenant à rebours nos usages occidentaux. L’hibernation estivale possède aussi un son particulier, hypnotisant qui a lui-seul provoque la somnolence : le chant des cigales, grésillement qui ne connait aucun répit et permet à coup sûr de deviner si un film se déroule en été. On retrouve sur le sol leurs enveloppes transparentes qui se brisent entre nos doigts. Chez Takeshi Kitano même les yakuzas, d’ordinaire plein d’une vigueur maléfique, sont « ensuqués », plongent dans le spleen et désertent leurs territoires. Seuls les amants des films pinks comme ceux de La Femme aux cheveux rouges (1979) de Tatsumi Kumashiro, bien que liquéfiés, semblent redoubler d’ardeur, se nourrissant de leur propre sueur comme des vampires. Mais ils sont aussi l’exutoire d’un public de salarymen en costards, qui au prix d’on ne sait quelle discipline restent secs en toutes circonstances. 

Au Japon pendant cette saison, on dort partout, dans le métro, les parcs ou les cafés, transgressant la règle que le sommeil serait un moment privé. La plus étrange des créatures de l’été japonais est aussi la plus familière : l’adolescente qui entretient avec la saison un rapport intime. Les lycéennes immobiles comme des plantes vertes, semblent dormir debout et attendre surtout que leur jeunesse passe. Pourtant leurs rêves, comme ceux des passagers endormis des trains dans Sans soleil (1982) de Chris Marker, tourné en été, sont remplis de fantômes effrayants et de fantasmes déchaînés. Et comme lorsque la bulle de chaleur éclate et que tombe une pluie libératrice, ces yurei et bakemono, sont soudain libérés. 

Dans Typhoon Club (1985), Shinji Somaï regarde l’adolescence comme une série de phénomènes climatiques. Pour la bande de lycéens bloqués dans leur école par un ouragan, c’est d’abord une poussée de chaleur, étouffante et sensuelle, qui exacerbe des pulsions troubles et parfois violentes, et une libération lorsque l’orage éclate. Les lycéens se regroupent dans la cour de l’école, au cœur même de l’œil du cyclone et, lorsque le déluge s’abat sur eux, ils se déshabillent et exécutent une chorégraphie sauvage. Si les garçons sont encore un peu gauches et se roulent dans la boue, les filles, victorieuses, renvoient à ces chamanes et prêtresses shinto dialoguant avec les éléments. 

Sans doute est-ce la raison pour laquelle les récits initiatiques associent toujours la féminité aux éléments naturels, alors que les garçons s’inscrivent dans une autre histoire plus tourmentée et suicidaire. La pluie ne fait pas qu’apaiser des désirs en surchauffe, ou annuler le contrôle de la jeunesse par l’école et l’uniforme, elle replonge le Japon dans ses racines sacrées. Bien différent de son équivalent américain, plutôt masculin et relatant l’expérience matérielle du monde, ces récits de coming of age japonais décrivent un voyage intérieur à la rencontre d’un moi magique.


mardi 20 juin 2023

David Bowie. Sons et visions

Pourquoi ce long texte sur Bowie dans un blog consacré au Japon ? Peut-être parce que le Japon et David Bowie sont d’une certaine façon une seule et même chose pour moi. Peut-être aussi parce que Bowie, comme il l’a fait avec des livres, des films ou des musiques, m’a guidé vers le Japon. Il a peut-être suffi de quelques vers dans Move On pour avoir envie d’y débarquer, homme venant d’ailleurs, étranger sur une terre étrange, sans rien chercher de plus. 

Spent some nights in old Kyoto

Sleeping on the matted ground 




La disparition de David Bowie n'a pas fait seulement revenir des musiques mais aussi une multitude d'images. Bowie a permis au rock d'opérer une mue cruciale, le transformant en art visuel. Il mixe les cultures, opère des hybridations saisissantes entre la science-fiction, le kabuki, l'expressionnisme ou l'art vidéo. Acteur soucieux d'apporter aux monstres la fragilité et la grâce, fétiche éternel de la révolte et l'énergie adolescentes ou encore visionnaire futuriste, le choc qu'a représenté David Bowie dans le monde de l'art n'a pas fini de résonner. A quoi ressemble son passage oblique au cinéma ?

1. L'acteur fracturé



Une photo célèbre du milieu des années 70 montre David Bowie tenant à côté de son visage une biographie de Buster Keaton. On ne rencontre pas de personnages burlesques dans sa filmographie mais on comprend son intérêt pour Keaton. Les cheveux orange, les yeux vairons, et l'équivoque pâleur de sa peau, composaient un être à la beauté surnaturelle, mais Bowie avait surtout la passion des hommes synthétiques : les mimes, les pantins, les mannequins, jusqu'aux homoncules siamois de la vidéo de Tony Oursler pour Where Are We Now (2013). Bowie se situe alors entre Keaton, dont les prouesses physiques rendent suspecte l'appartenance à l’espèce humaine, et Lon Chaney, phénomène de foire capable d'imiter toutes les difformités, jusqu'à se priver de bras et de jambes. 



La scène clé de L'Homme qui venait d'ailleurs de Nicolas Roeg (1976) est le moment où Thomas Newton détache ses cheveux, ses pupilles et ses oreilles, et même son pénis, devenant, par soustraction des organes, une ombre de chair. 



L'art dramatique de Bowie, presque japonais, relève de l'épure et de la stylisation. Homme ou monstre, il tend vers une simple forme. Dans la pièce Elephant Man en 1980, il tient le rốle de John Merrick sans le moindre maquillage et le plus souvent nu. C’est avec son corps et le déboitement de son squelette qu'il modèle l'homme-éléphant.



Voilà ce qu'a raté Todd Haynes dans Velvet Goldmine : il a transformé Bowie en jolie poupée glam, alors que son androgynie était squelettique et dérangeante. Comme dans la chanson de Burroughs pour The Black Rider de Bob Wilson, Bowie pourrait bien ôter sa peau et danser autour de ses os. Les Prédateurs de Tony Scott (1983) semble a priori fonctionner sur un procédé inverse puisque le maquillage de Dick Smith recouvre lourdement de latex le visage de Bowie. Le processus d'indifférenciation est pourtant identique. Lors de la scène du déclin de John Blaylock dans la salle d'attente de l'hôpital, les prothèses ne font pas apparaitre un être fantastique nais un vieil homme anonyme et font se perdre dans les plis du temps le visage de Bowie. Blaylock, qui avait profité de la jeunesse éternelle pour consommer à outrance les plaisirs, devient au lendemain de la fête un vieillard auquel plus personne ne prête attention.



La même année, Bowie participe à un autre film d’amour monstre, proche dans ses thèmes des prédateurs : la Féline de Paul Schrader. Putting out Fire clôt le film, le feulement de la panthère se mêlant à l’un des plus beaux hurlements de sa carrière.  



A parti de cette époque, l’utilisation d’un morceau de Bowie, souvent en générique, est rarement anodine. Elle prend même un statut de star à part entière, dont se souviendront David Fincher avec Heart’s Filthy Lessons dans Seven, David Lynch avec I’m Deranged dans Lost Highway ou Lars Von Trier avec Young Americans dans Dogville et Manderley.



À l'opposé du caractère flamboyant de la rock star, les meilleurs rôles de Bowie sont en définitive intimistes. Lorsqu'il personnifie Warhol dans Basquiat de Julian Schnabel (1996), c'est avec la fragilité d'un enfant solitaire. Lui et Basquiat sont des déracinés, L’un issu d'une famille hongroise et l'autre d'Haïti, chacun avec des cultes étranges et une mauvaise couleur de peau. Les deux personnages sont des miroirs ne reflétant que l'étrangeté fondamentale de l'outsider. Dans Furyo (1983), Oshima semble le placer pour la première fois dans un genre réaliste, le film de guerre, et lui donner un rôle solidement ancré à ses origines, celui d'un officier britannique. Pourtant, c'est encore pour le décentrer et en faire une figure presque mythique d'étranger: l'ange exterminateur d'un camp japonais de prisonniers. Son corps tend une fois de plus vers sa plus simple expression. Enterré jusqu'au cou dans le sable, on ne peut d'ailleurs plus vraiment parler de corps mais plutôt d'une tête coupée encore dotée de la vie. Le capitaine Yonoi, l'homme des rituels, peut alors l'adorer comme une relique et couper amoureusement une mèche de ses cheveux blonds. 



Oshima offre aussi à Bowie une occasion unique: s’inscrire dans une généalogie d'acteurs anglais dont il est peu ou prou le contemporain. Peter O’Toole dans Lawrence d'Arabie bien sûr, dont il récupère la blondeur, le teint halé et le regard magnétique, mais surtout les jeunes mods de Carnaby Streets. David Hemmings, la star de Blow Up (qui le dirigera dans le très mauvais Gigolo en 1979), et Terence Stamp, en veste de velours et chemise à jabot, déjà glam dans le Toby Dammit de Fellini. Le major Celliers de Furyo est une autre version de l'intrus de Théorème de Pasolini mais surtout du Billy Budd de Peter Ustinov d'après Herman Melville. Stamp y interprète un jeune marin rendant fou d'amour et de haine son capitaine qui finit par l'exécuter. Par un sidérant hasard objectif, c'est sa pendaison qui retient l'attention de Thomas Newton devant le mur d'écrans télé de L'Homme qui venait d'ailleurs. Roeg, maître de l'image-cristal, semble avoir capté ici un fragment du futur de l'acteur.



Cependant, réduire Bowie à un mannequin d'anatomie, même délirant, serait le priver d'une autre dimension, plus immatérielle. Dans Le Prestige de Christopher Nolan (2006), il incarne une de ses idoles: le génial Nikola Tesla, rival d'Edison et théoricien du courant alternatif, des ondes magnétiques et de l'électricité sans fil. Mais en le transformant en figure de cire, Nolan échoue où David Lynch avait réussi dans Twin Peaks: Fire Walk with Me (1992), le faisant apparaître dans une nuée furieuse d'électrons. Lynch a capturé quelque chose de la présence incertaine de l'acteur, qui semble toujours se tenir à la lisière de l'incarnation de ses rôles. Si on ne se contentait pas seulement de démonter la figura de Bowie mais si on enlevait tout, comme le couteau sans manche auquel manque la lame, que resterait-il? Une onde électrique, comme l'éclair qui traverse le visage d'Aladdin Sane. Lors de sa seconde incursion dans l'univers de Lynch, le corps de l'acteur aura bel et bien disparu, seule demeure sa voix chantant I'm Deranged sur le générique de Lost Highway (1997). Ce fragment d'un obsédant road-movie mental reste l'alliance idéale entre le cinéma et David Bowie. Comment l'ombre de Bowie ne pouvait-elle pas planer sur Lost Highway, L’histoire d'un condamné à la chaise électrique projeté par le choc dans un autre univers et un autre corps?




2. La vie sauvage adolescente




I| faut toujours rencontrer la «bonne personne» et la laisser entrer. Bowie fut celle-ci, qui nous transforma en adolescents dangereusement précoces. La principale créature que Bowie a façonnée, ce sont nous, ses fans, et cette vampirisation bénéfique apparaît dans le film de Pennebaker retraçant le dernier concert de Ziggy à l’Hammersmith Odéon de Londres. L’événement, la mort du personnage ce fameux 3 juillet 1973, en fait autant un live qu'un documentaire. Bowie, fondu dans les monochromes rouges, n'est souvent qu'une incandescence, mais surtout Pennebaker attrape dans le public de précieux instantanés d'adolescence révélés par les stroboscopes.




Exposant sans fard ce qu'elles nourrissaient dans le secret de leur chambre, les jeunes filles, en larmes ou en extase, 1nventent de bouleversantes chorégraphies. Si Todd Haynes, par péché de préciosité, rate le portrait de Bowie dans Velvet Goldmine, il réussit en revanche celui du fan interprété par Christian Bale. Pour l'adolescent coincé dans une Angleterre monochrome, acheter The Ballad of Maxwell Demon de Brian Slade et déplier sa pochette provocante devient un signe de rébellion. A la révolte hédoniste des mods et des rockeurs et à celle politique des hippies succède une quête de l'identité. Comme chez Haynes, la découverte de son homosexualité par l'adolescent de CRAZY de Jean-Marc Vallée (2005) passe par l'adulation de Bowie. Devant son miroir, en écoutant Space Oddity, il zèbre son visage d'un éclair rouge et bleu. Ce motif tout à la fois d'énergie et de rupture est devenu un symbole de l'affirmation adolescente.



Dans Le Succès à tout prix de Jerzy Skolimowski (1984), alors même que le punk était passé par là, c'est encore Bowie qui fait référence. Calquant son apparence sur celle d'Aladdin Sane, l'adolescent polonais émigré à Londres rompt avec son père et retourne dans son pays d'origine. 



Une des plus belles occurrences de l'éclair rouge et bleu se trouve dans The Runavays de Floria Sigismondi (2010), par ailleurs réalisatrice des clips de Little Wonder, Dead Man Walking et The Stars (Are Out Tonight). Ce biopic du célèbre groupe féminin des années 70 retrouve avec simplicité l'essence du glam. Lors d'un spectacle de fin d'année, Cherie Curie (Dakota Fanning), maquillée en Aladdin Sane, exécute une chorégraphie maladroite sur Lady Grinning Soul, se fait huer mais quitte la scène fièrement. Qu'est-ce que le glam sinon ce petit théâtre du romantisme adolescent, naïf et beau, ou seules des idoles pailletées sont dignes d'être chéries? 





L'angélisme de la rencontre avec Bowie possède son indispensable négatif. Dans Christiane F (1981), Uli Edel utilise en bande-son les morceaux de Low et Heroes. Christiane tombe en arrêt devant une affiche annonçant un concert de son idole. Curieusement, elle représente Aladdin Sane, personnage déjà ancien en 1980. Mais c’est comme un mauvais tour que l'on joue à des enfants: ils attendent le chatoyant Aladdin Sane mais c'est le Thin White Duke, le mauvais génie, qui entre en scène. Ses chansons cruelles disent qu’il est trop tard pour être fidèle et qu'il faut tirer des flèches dans les yeux des amoureux. Christiane se place devant la scène mais l'idole reste froide et inaccessible. En une sorte de conversion immédiate, le concert signe le passage de l'adolescente à la drogue dure. Tout est inversé et noirci: Christiane revend ses disques pour se payer sa dose, les chambres où l'on rêvasse deviennent des squats sordides et la peau scintillante de lady Stardust se mue en celle livide des « scary nonsters and super creeps» qui déambulent sous les néons verdâtres de la station Bahnhof Zoo. 


On ne clora cependant pas l'influence de Bowie sur le cinéma de la jeunesse avec l'image d'un père blafard berlinois. En France, c'est Leos Carax qui s'empare avec lyrisme des chansons de Bowie. Dans Boy Meets Girl (1983), il utilise When I Live My Dream, justement une chanson de jeunesse de Bowie, pour accompagner un vagabondage nocturne de Denis Lavant. Alex marche à l'intérieur de la chanson comme dans un rêve et observe les amoureux du Pont-Neuf qui s'embrassent et tournent sur eux-mêmes comme les poupées d'une boite à musique. La séquence s'achève sur Mireille Perrier qui joue des claquettes sur la même chanson, comme si le rêve d'amour de Lavant était parvenu jusqu'a elle. Dans Mauvais Sang (1986), Alex cherche au hasard des stations de radio la chanson «qui lui trotte dans la tête». « Écoutons et laissons-nous guider par nos sentiments », dit-il à Juliette. Modern Love, ou plutôt « L’amour moderne par David Bowie», l’emporte alors dans une course extatique. Carax ne reviendra pas aussi directement à la musique de Bowie (on se souvient à peine de l'emploi de Time Will Crawl dans Les Amants du Pont-Neuf), mais dans Holy Motors (2012) M. Oscar, l'homme sans visage, est animé par la même passion de la métamorphose.



La révolte de la jeunesse passe alors chez un autre cinéaste de la même génération. Lars von Trier utilise Young Americans pour chacun des génériques finaux de Dogville (2003) et Manderlay (2005). Le premier film feuillette des photos de la grande dépression prenant principalement les hommes blancs comme sujet, le second couvre les années 60 et les revendications des Noirs américains. Un axe Bowie/von Trier n’est pas impossible tant il s’agit d’artistes très conscients de leur statut et de la construction d’une œuvre. Tous les deux sont obsédés par les concepts et la création de cycles : la trilogie Berlinoise pour Bowie et la trilogie Europa pour Von Trier. Tous deux s’imposent des dogmes et contraintes, qu’ils épuisent en quelques opus, avant de passer à autre chose avec une même forme d’impatience. De façon pas si anecdotique, chacun a créé le scandale avec des déclarations provocantes sur le fascisme, cachant surtout une inquiétude sur la résurgence des idéologies totalitaires. Bowie aurait pu seulement exprimer le côté sexy et hédoniste du funk de l’époque, mais Young Americans avec ses références à la marche sur Washington,  exprime très clairement de quel côté de l’Amérique il se place : celui des ghettos et des mouvements pour l’égalité. Les titres parlent d’eux même (Win, Fascination, Fame), l’ambition de Bowie est de réaliser un album concept sur l’Amérique et ses fictions hypnotisantes mais mensongères.  De la même façon, avec Manderley et Dogville, premières parties d’une trilogie intitulée USA - Land of opportunity, von Trier épure ses images pour ne laisser visible que les structures de domination sociales et raciales. 


3. Curiosités spatiales

En 1967, David Jones emprunta son nom à James Bowie, inventeur d'un couteau de combat qui trouva la mort à Alamo aux côtés de Davy Crockett. Il est probable que Bowie ait découvert le personnage dans le film de John Wayne, où il était interprété par Richard Widmark. C'est pourtant un autre film qui allait lui apporter son premier vrai succès, 2001: L’Odyssée de l'espace, à l'origine de Space Oddity. 



Une fois encore, c'est le hasard objectif qui guide le chanteur. Si, pour créer Major Tom il se base sur le cosmonaute incarné par Keir Dullea, celui-ci répondait au nom troublant de... Dave Bowman. Le destin cosmique de David Bowie était scellé, Space Oddity devenant même la chanson officielle de l'alunissage d'Apollo 11 sur la BBC. Alors que son rival Marc Bolan dressait un univers enchanté de licornes et d'elfes, Bowie s'inscrivait dans l'imagerie Space Age. Intelligemment, il n'en donna pas une version trop sérieuse, puisant dans la SF expérimentale de Burroughs et dans les bandes dessinées underground. A la même époque, le monde de la science-fiction anglaise connaissait une révolution avec la reprise du magazine New Worlds par Michael Moorcock qui en fit un exceptionnel territoire d'expérimentation, publiant les premiers textes de Ballard, Spinrad et les nouvelles de Philip K. Dick.


C'est dans cette lignée que se situe L'Homne qui venait d'ailleurs, dont le montage psychédélique, brassant les temporalités et les espaces, rappelle les cut-ups de Burroughs. Intimiste et anti spectaculaire, Roeg montre le futur comme une ruine du présent avec ces immenses globes abritant des laboratoires abandonnés. On retrouvera les images glacées du film sur les pochettes de Station to Station et Low. L'influence de Bowie sur le cinéma de science-fiction est d'abord anecdotique. On ne compte plus les films de science-fiction reprenant Space Oddity, Life on Mars ? ou, comme le récent Seul sur Mars de Ridley Scott, Starman. Plus largement ce Bowie de l'espace est le plus cité dans les bandes originales. Mais sa vraie descendance est plus souterraine. La musique électronique de Vangelis pour Blade Runner de Ridley Scott (1982) pourrait passer pour un quatrième album berlinois. Le mélange de froideur new wave et de romantisme des réplicants n'aurait pas dépareillé dans Low ou Heroes.




On pourrait bien sûr rapprocher la SF glam et pansexuelle des sœurs  Wachowski tel Jupiter : le destin de l'univers des flamboyants Zigy Stardust et Diamond Dogs, pourtant l’influence de Bowie se fait plus lisible dans des œuvres épurées et énigmatiques. Dans le cas de Moon (2009), la filiation est à prendre  au premier degré puisque Duncan Jones est le fils du chanteur. S’inspirant de l'esthétique de 2001 mais aussi de séries anglaises des années 70 comme Cosmos 1999, Moon raconte comment l'employé d'une société d'extraction d'hélium, effectuant une mission en solitaire sur la Lune se croit le jouet d'hallucinations en découvrant des clones à son image. La solitude de l'homme des étoiles, jouet des intérêts financiers, est ici bien différente de l'idéalisme de Major Tom.


L’homme qui vient d'ailleurs c'est encore et toujours l'être humain, étranger à lui-même. Autre figure de la solitude spatiale, l’extraterrestre interprétée par Scarlett Johansson dans Under the Skin de Jonathan Glazer (2013). Comme Thomas Newton, elle n'est humaine qu’en apparence : sa peau n'est qu'une combinaison recouvrant une créature impénétrable, noire et longiligne. Aussi poignante que la scène où Newton montre à sa femme sa véritable apparence, est celle où Laura regarde son visage humain décollé, symbole de son échec à rejoindre l'humanité.



Il appartient cependant à David Bowie lui-même de conclure le cycle de science-fiction commencé avec Space Oddity. Dans Ashes to Ashes, il nous avait révélé que Major Tom n'était qu'un junkie et son grand voyage sans doute une overdose. Il replace le personnage dans un contexte spatial dans le clip de Blackstar (Johan Renck, 2015) mais ne se révèle guère plus optimiste: si le major a bien dépassé la nouvelle frontière, c'est pour aller mourir seul sur une planète lointaine. D'un scaphandre échoué sur des roches noires, une femme extrait un crâne serti de pierres précieuses, dernier vestige du glam dont le major fut l'un des héros. 




4. Dernière station avant l’infini



Les clips de David Bowie se signalent d’abord par leur sobriété. Dans Life on Mars (Mick Rock 1977), le visage du chanteur est surexposé et sur le fond blanc qui tient lieu de seul décor ne flottent que le fard, la bouche et les paupières gouachées.  Sans doute, Bowie a-t-il voulu reproduire la solarisation des sérigraphies de Warhol. 

Un même dispositif est à l’œuvre dans Be my Wife (Stanley Dorfman 1977) alors que pour Heroes (Stanley Dorfman 1977) le fond blanc est remplacé par les ténèbres et un brouillard laiteux. Dans Ashes to Ashes (David Mallet 1980) c’est une mer électromagnétique, typique de l’art-vidéo de l’époque, qui entoure les personnages. Avant qu’il ne cède aux « effets cinéma » des clips des années 80, la représentation du chanteur s’articulait sur deux pôles : l’exposition du chanteur et, dans le même mouvement, son gommage. Il n’y a pas grand-chose à retenir de la période qui s’étend de Let’s Dance à Black Tie White Noise, le manque d’inspiration de Bowie s’accompagnant d’un univers visuel assez pauvre. 1. Outside lui permet au moins de se mettre au goût du jour grâce aux clips de Floria Sigismondi. Dans The Heart’s Filthy Lessons (1995), il devient un démiurge fou, créateur de poupées de cauchemars, dans un monde inspiré des frères Quay, de Joel Peter Witkins et bien entendu de David Lynch. Cette esthétique se poursuit dans Black Star et Lazarus (Johan Renck 2015) ou apparait sa dernière incarnation : l’épouvantail aux yeux en boutons, à la fois prêtre d’une secte millénariste et un vieillard aveugle, exténué sur un lit d’hôpital. 

Si Lazarus est forcément émouvant, l’un des plus beaux clips  de Bowie est Thursday Child (Walter Stern 1999) tiré de l’album Hours. Il commence par le chantonnement d'un homme face à son miroir et par une terrible expression d'amertume. Il chantonne pour lui-même, presque malgré lui, comme pour appeler un être intérieur. Déjà le souvenir est au travail. La chanson qui sort d'un transistor glisse parfois sur les lèvres de l'homme mais ne s’incarne jamais vraiment. Le bruit de l'eau qui coule dans le lavabo et une toux viennent même la recouvrir. Ces petits sons du réel valent comme une condamnation : l'envol de la musique est refusé à Bowie, rivé impitoyablement à son présent à son corps et un certain naturalisme. A ses côtés, une femme faisant elle-aussi sa toilette. Elle semble lointaine, comme si deux fantômes habitaient sans se voir l’appartement. Que réfléchit le miroir ? Un masque bien sûr, mais ce n’est pas celui clown ou d’un extraterrestre mais celui de l’âge, de cette vieillesse dont il observe la progression. Ce n’est soudain plus un miroir mais une vitre derrière laquelle l’observent deux inconnus : un jeune homme vêtu de noir et une jeune fille à l’énigmatique sourire. Ces vampires, ces inquiétants étrangers ce sont eux-mêmes : l’homme et la femme, alors dans leur jeunesse. Un travelling circulaire transporte l'homme de l’autre côté et le dépose à côté de la jeune fille. Il se penche vers elle et lui donne un baiser. L'impossible baiser à travers le temps.






Une version plus courte de ce texte était parue en février 2016 dans le n° 719 des Cahiers du cinéma en hommage à David Bowie.