mardi 18 avril 2023

A new springtime of yakuza 5 : la légende de Jirocho



Jirocho Shimizu (1820 - 1893) est considéré comme le plus puissant chef yakuza de son temps puisqu’il régna sur la région de Tokaido, contrôlant le port de Shimizu ainsi que les routes menant à Edo et à Kyoto. Une position évidemment stratégique. Pourtant ce qui fit sa réputation résidait surtout dans sa condition de « bandit d’honneur », philanthrope, proche de ses hommes et de son peuple. Cette légende est dû bien sûr aux hagiographies célébrant une carrière, il est vrai, visionnaire. Jirocho fut le premier à « syndiquer » les clans yakuza, c’est-à-dire tout simplement incorporer de gré ou de force de petits groupes rivaux, quitte à les exterminer. Ses nombreux crimes lui firent passer 20 ans en clandestinité, ce qui ne l’empêcha pas de disposer d’une armée de 2000 hommes. Il est donc bien l’ancêtre des gigantesques « gumi » du XXe siècle. Autre particularité, établir une frontière entre les yakuzas et les citoyens qu’il fallait laisser vivre en paix. On peut le considérer sa légende comme le ferment du ninkyo : l’esprit chevaleresque des yakuzas. Jirocho fut sans doute le premier yakuza à nouer des liens avec les mondes politiques et industriels, ce qui le fit sortir de la clandestinité en 1868. C’est en soutenant avec ses hommes les révolutionnaires, qu’il se voit pardonner ses crimes et est chargé de veiller sur la sécurité du port de Shimizu. En 1868, lors de l’attaque du navire de guerre Kanrin Marui de l'ancien shogunat d'Edo, les 3 000 soldats de l'armée des Tokugawa sont anéantis. Faisant fi de l’opinion défavorable du gouvernement de Meiji, Jirocho récupère les cadavres et leur offre des funérailles. Là s’est bâtie la légende de Jirocho comme homme d’honneur doué d’humanité. Il privilégiait également le sabre au pistolet : "Le pistolet est froid. Le pistolet est un mécanisme. Il n'y a pas de personnification en lui. Le sabre est une extension de la main humaine, de la chair humaine". La fin de la carrière de Jirocho fut celle d’un entrepreneur éclairé allant de la mise en valeur des terres près du mont Fuji, à la construction de temples Shinto, au développement de la culture de thé, de l’exploitation pétrolière, etc. Ses funérailles attirèrent plus de 8000 hommes. 



Quelques films retraçant la destinée romancée du plus célèbre des yakuzas de la fin de l’époque Edo. 


9 avril

The man from Shimizu / Shimizu Minato no meibutso otoko: Enshûmori no Ishimatsu (1958) de Masahiro Makino



Jirocho a évidemment généré une importante série de biopics autant au cinéma qu’à la télévision. C’est l’occasion pour moi d’aller voir du côté des yakuza-eiga façon jidai-geki, se situant aux époques Edo et Meiji. J’ai commencé par trois films de Masahiro Makino, spécialiste du personnage à la Toei. The man from Shimizu raconte l’odyssée d’un disciple de Jirocho (qui n’a qu’un rôle secondaire), car certains membres de son clan sont devenus aussi des célébrités du monde yakuza. C’est donc une sorte de spinoff.  La plupart du temps, il s’agit d’une comédie menée par l’excellent Kinnosuke Nakamura dans un rôle d’Ishimatsu, le jeune yakuza borgne, qui décide de partir sur les routes pour trouver l’amour. Il le rencontrera sous les traits d’une candide geisha. Il refuse de coucher avec elle (il est timide et prude), seul l’intéresse de l’admirer quand elle coiffe ses cheveux comme une jeune mariée,  et de plonger ses yeux dans les siens. La fin joue sur un tout autre registre : affrontant dans les bois, sous la lune, un clan ennemi, Ishimatsu déclare qu’il ne peut pas mourir car il est béni par l’amour. 



Ses deux yeux sont alors grands ouverts, son visage est d’une pâleur extrême sous la clarté lunaire, et en transe il avance, tuant ses adversaires. On retrouve le Kinnosuke Nakamura hanté de la série Musashi de Tomu Uchida.

Kingdom of Jirocho 1&3 / Jirochô sangokushi daiichibu (1963-1964) de Masahiro Makino



Sur les quatre Jirocho de Masahiro Makino interprété par Koji Tsuruta, je n’ai trouvé que les épisodes 1 et 3, ce qui est fort embêtant pour la compréhension de cette saga, mais au fond suffisant pour saisir l’importance des films consacrés à ce personnage pour le ninkyo-eiga à venir. Le premier raconte la formation du clan de Jirocho, à partir d’un seul homme rencontré alors qu’il n’est qu’un joueur itinérant. 



Le 3e le voit bien installé à Shimizu, son clan a grandi et même s’il ne compte qu’une dizaine d’hommes les autres chefs se rendent à ses évènements, tel un tournoi de sumo. Jirocho a ainsi forgé la figure du « bon » chef yakuza : humble, compréhensif, mais sachant aussi se montrer ferme. Au fond rien d’autre, voudrait-on nous faire croire, qu’un maire de village. Ses hommes développent également entre eux de forts sentiments fraternels. Tous les éléments sont en place lorsqu’il s’agira de passer du film de yakuza historique au ninkyo-eiga se déroulant des années 10 aux années 30. C’est ici également que Koji Tsuruta a forgé son personnage des Brutal Tales of Chivalry : un yakuza mûr et réfléchi, d’une bonté et d’un honneur inébranlable, la voix et le regard doux, et empreint d’une autorité naturelle. 



Ce parcours rend d’autant plus surprenant son passage chez Fukasaku et les films de yakuzas modernes, Guerre des gangs à Okinawa par exemple, où il dévoilera une intensité et une sauvagerie insoupçonnée (ce que Ken Takakura refusera). La saga Jirocho est fondatrice, à une différence près cependant : ce sont des films familiaux, ce qui éclaire sur la nature consensuelle du personnage. 



Violence plus chorégraphiée que graphique, beaucoup de scènes de comédies burlesques ou sentimentales, des jeunes filles pures interprétées par Junko Fuji et des chansons. Car la légende Jirocho est aussi une chanson de geste. 




10 avril

Jirocho Fuji (1959) Kazuo Mori 



Premier épisode du diptyque de la Daei consacré à Jirocho. Le film s’ouvre et se ferme sur l’emblème du yakuza : le mont Fuji. Même s’il s’agit de la région sur laquelle règne Jirocho, le mont indique aussi sa place dans le monde des yakuzas. Le personnel de la Daiei  est réuni pour offrir un film de prestige. L’excellent Kazuo Mori, qui plus tard sera l’un des maîtres d’œuvre de la série Kiyoshiro Nemuri à la mise en scène, et Kazuo Hasegawa (la revanche d’un acteur) composant un Jirocho plus mûr que Koji Tsuruta mais aussi plus imposant et vindicatif. 



Hasegawa laisse percer le yakuza sans pitié que devait être Jirocho. A ses côté Raizo Hichikawa, Ayako Wakao et même Machiko Kyo dans un rôle très bref. Shintaro Katsu se voit attribuer le rôle d’Ishimatsu, le yakuza borgne (plus tard héros de The man from Shimizu) et fait déjà preuve de toute sa verve comique. Le jeune acteur crève littéralement l’écran et se conduit déjà comme une star à part entière. 



Le film s’achève comme le premier épisode de Kingdom of Jirocho par la bataille sur les rives de la rivière Fuji contre Kurogama, mais avec bien plus d’ampleur. Un des épisodes du récit montre Raizo Ichikawa divorcer instantanément de son épouse Ayako Wakao car il doit aller combattre son beau-frère. 




Cette mini tragédie, qui montre combien la vie des yakuzas est complique même les affaires matrimoniales, est en soi une mini tragédie typique des rôles de maudits d’Hishikawa. 




11 avril

Gale of Tokai (1962) de Masahiro Makino



Jirocho est ici interprété par Kinnosuke Nakamura qui en 1958 tenait le rôle d’ Ishimatsu le yakuza borgne dans The man from Shimizu du même Makino. Avec son gang, il a va libérer le village de Kofu, sous la coupe d’un gouverneur et d’un mauvais yakuza qui persécutent ses habitants pauvres. Jirocho apparaît encore en redresseur de torts dans ce film très bien écrit, entre western et cape et d’épée. On retiendra le dernier tiers ou Jirocho s’introduit dans le village, se laisse volontairement mettre en prison tandis que ses hommes, disséminés incognitos, mettent en place leur stratégie. La bande du yakuza, dont fait partie Ishimatsu, mais aussi Ocho son épouse, revient de films en film et a apparemment un statut aussi mythique au Japon que les compagnons de Robin des Bois. Le grand intérêt vient surtout de Kinnosuke Nakamura, plus jeune qu’Hasegawa (il a ici l’âge de ses hommes) et plus fougueux que Koji Tsuruta. 



Nakamura est sans doute avec Ichikawa l’un des acteurs les plus hors-normes du chanbara, d’une grande beauté, mais ambigüe (il commença sa carrière comme onnagata), et avec un regard où transperce une certaine folie.  Bien que son Jirocho adopte parfois la stoïcité du chef, des sourires étranges et une forme de sensualité, le rapprochent du Musashi qu’il interpréta pour Tomu Uchida. Un détail insolite : Jirocho tient en garde ses adversaires avec un revolver et n’hésite pas à faire feu, alors qu’un de ses principe était de toujours privilégier le sabre. 



Un des charmes de cette série est le Matatabi, c’est-à-dire le vagabondage à travers le Japon, entre les villages, les auberges, et les belles voleuses que l’on croise sur la route, et qui charment les jeunes yakuzas naïfs pour mieux les dépouiller.


12 avril

Road of Chivalry / Ninkyo Nakasendo (1960) de Sadatsugu Matsuda




Un film de vétérans puisque Sadatsugu Matsuda commença sa carrière au temps du muet, tout comme l’interprète de Jirocho, Chiezo Kataoka. Encore une fois c’est un Jirocho mûr qui nous est présenté mais au jeu moins subtil que Kazuo Hasegawa. Lorsqu’il prend un visage furieux, Chiezo Kataoka a plutôt tendance à ressembler à un acteur de kabuki. La bande de Jirocho est cette fois moins typée, au point que même un jeune Tomisaburo Wakayama passe inaperçu. 



Kinnosuke Nakamura interprète ici un nouveau personnage dont l’histoire est également contée dans Kingdom of Jirocho. 



Tombé dans un traquenard, Jirocho et ses hommes sont contraints de prendre la route pour échapper à la police. Ils font escale dans l’auberge d’un couple d’amis en difficulté et pour les aider Jirocho les rétribue généreusement. Le mari (Kinnosuke Nakamura), joueur invétéré perd la somme aux dés et parie même les vêtements des yakuzas. Il se confesse piteusement à Jirocho, qui, bien que ses hommes doivent voyager en sous-vêtements lui pardonne et confie à sa femme une autre somme d’argent. Kinnosuke Nakamura se rachètera en montrant sa bravoure au combat. Jirocho passe par une ville où réside Hatsugoro l’un de ses frères de sang, mais celle-ci est sous la coupe de deux mauvais clans. Hatsugoro est assassiné et le crime est attribué à un autre yakuza, Chunji, dans le but de le faire tuer par Jirocho. Chunji et sa bande dévalisent les tripots des clans adverses, mais considèrent qu’il s’agit d’une rétribution puisque l’argent servira à acheter du riz pour les paysans opprimés. Cela nous vaut la plus belle scène du film où Jirocho et Chunji se tiennent face à face, immobiles, et le sabre dégainé. Devant l’attitude parfaite de Chunji, Jirocho se trouble et arrête le combat, déclarant qu’une pose à ce point digne ne peut être celle d’un meurtrier. Ces deux-là seront donc frères jusqu’à la mort. 




Le film se conclut par une magnifique bataille au sabre entre les hommes des quatre clans. Ce très bon jidai-geki, dernier (évidement) d’une trilogie est aussi notable pour les superbes décors naturels que traversent les files de yakuza. Un petit gimmick très jouissif que l’on retrouve dans les matatabi :  avant d’engager un combat, les yakuzas envoient en l’air leurs chapeaux de paille blancs. 

 

16 avril

Jirocho Fuji 2 (1960) de Kazuo Mori



Deuxième épisode du diptyque mettant en scène Kazuo Hasegawa dans le rôle de Jirocho. Hasegawa est toujours fascinant par la grâce et la précision de ses gestes, comme à la fin où il nettoie son sabre avec des feuilles de papier qu’il jette ensuite en l’air.  Parmi les adversaires du clan de Jirocho, un sabreur aveugle qui déclare qu’il ne voit que les homes qu’il va tuer. Raizo Ichikawa revient mais dans un autre rôle, celui d’un « daikan », un gouverneur qui rassemble les oyabun pour fermement leur intimer de cesser leurs querelles qui troublent la population. Les yakuzas ne sont que tolérés par les autorités, mais c’est justement cette tolérance qui est pour nous le plus intrigante.  Les récits de Jirocho sont donc indispensables pour percevoir leur statut unique dans le monde de la pègre, sorte d’apartheid entre le monde des truands et des honnêtes gens. Le grand moment du film est la mort d’ Ishimatsu, exceptionnellement sanglante, et sans doute l’un des sommets de la carrière de Shintaro Katsu. 





Le yakuza, tailladée, couvert de sang, percé par une lance à la cuisse, se bat jusqu’à son dernier souffle, rampant pour boire l’eau d’une rivière et repartant au combat. Katsu est autant démoniaque dans le combat que bouleversant lorsqu’il embrasse avant de mourir la broche de la jeune fille dont il est tombé amoureux. 



17 avril

The Man Who Came to Shimizu Harbor / Shimizu Minato Ni Kita Otoko (1960) de  Masahiro Makino



Film appartenant à la même série que The man from Shimizu qui racontait l’histoire d’Ishimatsu, c’est-à-dire davantage centré sur certaines figures du clan que sur Jirocho lui-même. Masa un apprenti yakuza, pleutre et arnaqueur, débarque à Shimizu pour intégrer le clan de Jirocho. Il apparaît surtout au cours d’un des évènements cruciaux du clan : l’assassinat d’Ishimatsu, le yakuza borgne et favori de l’oyabun. Restant au village avec Masa, nous ne verrons pas cet assassinat (mais on peut se référer au second épisode de Jirocho Fuji) ni la revanche de Jirocho sur le clan Miyakodori. En revanche le traquenard où est tombé le yakuza mythique est narré sous la forme d’une pièce de kabuki écrite et intrerprétée par Masa – habile façon de montrer le glissement immédiat de la geste yakuza dans la culture populaire, au théâtre et plus tard au cinéma.




Le jeune yakuza est en réalité un espion des rebelles. Il écrit un monologue final où le récitant déclare qu’Ishimatsu est mort trop tôt sans pouvoir se battre pour le peuple aux côtés de la rébellion. Le but est d’épier la réaction de Jirocho pour savoir de quel côté, du shogunat ou de l’empereur, il se tiendra. De la part de Jirocho, quelles que soient ses convictions, c’est un choix capital puisque son engagement auprès des rebelles lui permettra de quitter la criminalité et devenir un entrepreneur respectable. Le dosage de comique, d’épisodes sentimentaux et de scènes d’action (très belle bataille finale) est parfaitement orchestré par Makino. Bien que Ryutaro Otomo ne compose pas un Jirocho mémorable, une scène intéressante le montre confronté à la douleur d’une veuve lors des funérailles d’un homme de son clan. L’oyabun semble incapable de dévier de sa morale yakuza, c’est-à-dire de sortir un tant soit peu du giri (devoir) pour aller vers le ninjo (humanité). 



Les hagiographies de Jirocho sont évidemment bien antérieures aux années 50. Ainsi Jirocho (1938) de Denjiro Okochi.



lundi 17 avril 2023

A new springtime of yakuza 4 : Yakuza Tatoo d’Andreas Johansson



« Avoir un irezumi est une façon de salir le corps que vos parents vous ont donné. Mais pour un yakuza, faire cela est une façon de dire qu’il ne retournera jamais à la vie normale. »



Dans ce passionnant petit livre de photo, l’auteur évoque d'abord les coutumes et imaginaire des yakuza, dont évidemment le petit doigt coupé (pratique du yubitsume), les cartes hanafuda, la passion pour le luxe (la photo d’une Rolex offerte par son chef à un yakuza), mais aussi le roman de chevalerie chinois Au bord de l’eau. Andreas Johansson plonge ensuite dans son sujet : les tatouages. Les yakuzas posent devant l’appareil et détaillent les symboles dont ils se sont recouvert le corps. Ainsi l’une des significations du dragon est de représenter « l’oyabun et le désir d’en devenir un ». Très présente aussi la carpe « est le symbole de gravir les échelons à l’intérieur de l’organisation ». Elle est aussi associée à Kintaro le « garçon doré », jeune titan élevé par une ogresse et devenu l’ami des animaux de la montagne. L’un de ses exploits est d’avoir combattu une carpe géante


 

Poliment, les yakuzas font référence à la culture scandinave du photographe :  « Le Dragon est considéré comme une image très puissante. (…) Comme les anciens vikings avaient un dragon sur leur drakkar. La signification est peut-être le même»

Andreas Johansson s’intéresse rapidement aux femmes tatouées, certifiant bien que même si certaines adoptent peuvent parfois les tatouages de leurs compagnons, la femme yakuza n’existe pas. Quelques photos explorent également les tatouages modernes, incorporant des éléments occidentaux tels que les armes à feu, des crânes ou plus insolite un symbole de croyance aux extraterrestres. 



Le tatouage traditionnel demeure le plus fascinant. 

Les chevaliers d’Au bord de l’eau, les ninjas, les démons comme le tengu au long nez ou l’ogresse Hannya, la déesse Kannon… forment une longue frise mythologique se déroulant de peau en peau à travers les siècles. 


Yakuza Tatoo est distribué par Le Grand jeu, il peut être commandé sur leur site ici ou acheté directement à leur boutique, 15 passage de Ménilmontant 75011 Paris.


jeudi 30 mars 2023

A new springtime of yakuza 3 : Gloire à Tomisaburo Wakayama

 



C’est un colosse aux yeux d’enfant. Il peut être sombre et terrifiant comme dans la série des Baby Cart, ou burlesque et excentrique lorsqu’il interprète le « boss au chapeau de velours » de la Pivoine rouge. Mais habituellement, dans les ninkyo-eiga de la Toei, il représente tout simplement l’humanité : l’aniki proche de ses gens, ivrogne et bagarreur, mais toujours courageux et prêt à mourir pour ses frères de sang. C’est bien connu, Tomisaburo Wakayama est le frère de Shintaro Katsu. Mais alors que ce dernier, dès la série des Zatoïchi était devenu une star, le grand frère (de deux ans son aîné) traversa les années 60 comme un second rôle dont le charisme imposait le respect à ses partenaires. Peut-être parce qu’à la différence de Ken Takakura et Koji Tsuruta, Wakayama était un artiste martial hors pair pratiquant le judo (ceinture noire, 4e dan), l’aïkido et plusieurs autres disciplines. Shintaro et Tomisaburo se croisèrent quelque fois dans la série des Zatoïchi, sans que jamais leur parenté soit mise en évidence. 



Ils appartenaient à des clans différents, l’un la Daiei, l’autre la Toei, et jamais à ma connaissance (mais les filmographies japonaises sont abyssales) un film n’a mis en scène leur lien fraternel. Les séries qui le mirent en tête d’affiche semblaient inspirées de celle de son frère (on compte même un samouraï muet), avant qu’il ne rencontre le rôle de sa vie :  Igomi Itto, le bourreau tourmenté de la série des Baby Cart qui traverse un Japon infernal en poussant le landau de son fils Daigoro. A l’écran, il ne ressemble en rien au personnage dessiné par Goseki Kojima, beau gosse bien bâti, et pourtant qui d’autre que Wakayama aurait pu, au milieu des carnages, donner une aussi bouleversante image de l’amour paternel. Sans parler bien sûr de son effroyable virtuosité dans le maniement du sabre. Trois ans avant sa mort en 1992, il rejoint Ken Takakura, Yuya Uchida et Yusaku Matsuda  au casting de Black Rain de Ridley Scott. 



17 mars


Le moine sacrilège / Wicked Priest 1 / Gokuaku Bozu (1968) de Kiyoshi Saeki



Tomisaburo Wakamaya en bonze pendant l’ère Meiji  qui aime par-dessus tout le jeu, les femmes et l’alcool. Un an auparavant, dans un diptyque Daiei dirigé par Kimiyoshi Yasuda, son frère Shintaro Katsu incarnait un « Hoodlum Priest » hirsute, amateur de jeu et femmes et affrontant des yakuzas. On peut considérer que ces « wicked priest » en sont une variation pour ne pas dire un plagiat. Ce premier film d’une série de cinq est particulièrement amusant pour ses variations autour du ninkyo, car Shinkai (Wakayama) au dos tatoué d’un bouddha se conduit autant (sinon plus) comme un yakuza que comme un prêtre. Le monastère devient une sorte de « gumi » lorsqu’il s’agit d’affronter un clan enlevant des jeunes filles pour les prostituer avec la complicité d’autres religieux. Aussi débauché qu’il soit Shinkai ne peut supporter de voir les femmes pleurer et fera tout pour les affranchir. Tous les éléments sont donc respectés, y compris la marche vers le destin du bonze, Wakayama chantant le morceau-signature de la série. 

 

Le film repose sur la personnalité Wakayama, enfantin, truculent et surtout très émouvant lors des scènes de mélo qui arracheront des larmes aux plus endurcis des tatoués. L’un des pivots est un personnage de mère, modeste et courageuse patronne de restaurant. Wakamaya l’appelle d’ailleurs « maman », juste, dit-il, parce qu’il a envie de prononcer ce mot. On suppose que la série a été également créée pour profiter du succès des Zatoïchi de Shintaro Katsu, en offrant à Wakayama un personnage de yakuza errant haut en couleur.



Bunta Sugawara en moine ennemi, rendu aveugle lors d’un combat par Wakayama, est un personnage récurrent de la série. Son visage est lourdement maquillé de noir, redessinant bizarrement les rides de son front et de ses yeux.


18 mars

Wicked Priest 2 : Ballad Of Murder / Gokuaku Bozu Hitokiri kazoe uta (1968) de Takashi Harada



Même si on ne recherche pas forcément la nouveauté dans un yakuza-eiga, le scénario est un peu ressassé avec ce petit garçon qu’un yakuza confie à Shinkai pour qu’il le conduise chez son grand-père. Il y a évidement des scènes amusantes avec Wakayama, toujours libidineux, s’introduisant dans un couvent de bonzesse et de bons combats de jiu-jitsu où les sauts au trempoline trahissent une influence hongkongaise. C’est dans son dernier tiers que le film acquiert une certaine ampleur lors d’un duel en monochrome vert entre Shinkai et sa Némésis, Ryotatsu (Bunta Sugawara) le moine qu’il a rendu aveugle.  



Armé d’un fouet, Sugawara compose un personnage étrange, presque un mort-vivant, très loin du picaresque Zatoïchi. Shinkai lui-même, lors du massacre final, cesse d’être un personnage truculent pour devenir une impitoyable incarnation du karma délivrant des sentences tels que : « Désormais tu vivras comme un infirme » en tranchant les bras d’un adversaire ou bien « il ne te reste plus qu’à devenir masseur » après qu’il ait arraché les yeux du chef des yakuzas.


19 mars

Wicked Priest 3: A Killer's Pilgrimage  (1969) de Takashi Harada



Shinkai vient en aide à un village retenu en otage par des révolutionnaires politiques. Un bon film d’aventure permettant d’admirer les redoutables talents d’artiste martial de Tomasaburo Wakayama, peut-être encore plus doué que son frère Shintaro Katsu. Le combat rituel contre Ryotatsu (Bunta Sugawara), cette fois dans un décor de roches, est particulièrement puissant. 



Les deux hommes s’affrontent comme deux forces élémentaires dont aucun ne peut vraiment vaincre l’autre. Bizarrement, malgré les côtés burlesques du personnage et sa libido frénétique, la série est globalement sombre, et Shinkai, sans aller jusqu’aux affres d’Igomi Itô, apparait lui-aussi comme un damné. Ce troisième épisode le laisse quasiment pour mort sur une plage, alors que se lève un soleil de feu. 


20 mars

Wicked Priest 4 : Killer Priest Comes Back (1969) de Takashi Harada



Cette étrange série gagne en noirceur mais aussi en profondeur avec ce 4e épisode qui est le plus beau et qui se déroule dans un paysage de neige. Shinkai retrouve un ami de jeunesse et retourne dans son pays d’enfance. C’est donc un épisode plus introspectif où l’on découvre un Shinkai adolescent qui voulait alors devenir le plus grand prêtre du Japon. Pour se mettre en règle avec ses ancêtres, Shinkai grave une stèle pour la tombe de sa mère et célèbre un office. Bien sûr il lutte aussi contre deux clans yakuza voulant faire main basse sur les fabricants de charbon de Wakamatsu. Cette région toujours été l’un des points névralgiques de l’économie yakuza et l’une de leurs sources majeures de revenu. Il croisera aussi son double féminin, une adorable nonne, joueuse, et tricheuse hors pair. Leur combat amoureux est la séquence la plus érotique et drôle qu’il m’ait été donné de voir dans un chanbara. 



Dans le dernier tiers du film, Shinkai est aveuglé, ce qui le rapproche d’autant plus de Zatoïchi. Les combats au ralenti, sont un autre hommage évident aux aventures du masseur aveugle dont il retrouve les gestes foudroyants. Je n’avais d’ailleurs pas précisé que Shinkai possède lui-aussi une arme fétiche : un sabre dissimulé dans son bâton pèlerin. Subterfuge s’expliquant par la prohibition des armes à l’ère Meiji. 



Ryotatsu renonce cette fois à se battre contre lui et lui prête même main forte contre les yakuzas. Il joindra sa voix à la sienne lors de la prière devant la tombe de sa mère. Dans le cinquième et dernier épisode, Shinkai retrouvera la vue.




21 mars

Wicked Priest 5 : Drinking, Gambling and Women (1970) de Takashi Harada


Cinquième et dernière aventure de Shinkai, le Gokuaku bozu (mauvais prêtre), moins sombre que la précédente. Entre arnaques, vaudeville, séances de jeu, et superbes combats, Wakayama donne libre cours à sa verve gargantuesque. Preuve qu’il est un remarquable acteur de composition, j’ai toujours du mal à raccorder ses rôles les plus excentriques, comme celui-ci ou celui du « boss au chapeau de velour » de la Pivoine rouge, au terrifiant Ogami Itto des Baby Cart. Il pourrait tout aussi bien s’agir de deux acteurs différents. Après la classique lutte contre un mauvais clan yakuza voulant s’accaparer une compagnie de convoyeurs, le clou du spectacle est le combat rituel contre le bonze aveugle Ryotatsu, cette fois dans un somptueux paysage de sable. 



Celui-ci se conclu par un match nul, aucun des combattants n’ayant le dessus, même s’ils terminent tous les deux très mal en point. L’ascétique Ryotatsu et le paillard Shinkai sont les deux voies d’une même quête spirituelle : ils peuvent s’affronter, aller au seuil de la destruction l’un de l’autre, mais sont condamnés à coexister.




24 mars

Modern Yakuza : Outlaws Code / Gendai Yakuza : yota mono no okite (1969) de Yasuo Furuhata



Premier film de la Toei offrant le rôle principal à Bunta Sugawara, et premier de la série Modern Yakuza, implantant le ninkyo dans le monde moderne. Le dernier épisode est connu chez nous sous le titre Okita le pourfendeur (1972 de Kinji Fukasaku. Bunta porte son iconique imperméable blanc, kimono moderne, et son énergie s’accorde parfaitement aux néons du Tokyo de la fin des années 60. Faisant la transition entre les deux époques, Junko Fuji apparait brièvement lors d’un flash-back comme joueuse d’orgue d’un bar. 



Bunta en est secrètement amoureux et c’est en la protégeant qu’il écope de cinq ans de prison. Juste avant son sacrifice final, il l’aperçoit, heureuse avec son enfant, en train d’acheter des fleurs. Tout cela n’aura donc pas été vain. Le film décrit classiquement une forte amitié fraternelle entre Bunta et Kyosuke Machida, toujours aussi intense et émouvant. Takashi Shimura interprète un généreux boss à la retraite et Toru Abe l’éternelle oyabun crapuleux. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu cet excellent acteur jouer une seule fois un rôle positif dans un yakuza eiga. Ni l’avoir vu survivre d’ailleurs. Le concept du « modern yakuza » est d’éprouver le ninkyo au monde moderne, à la fois dans sa morale que dans ses routines comme la marche vers le destin et le massacre finale. 



Ceux-ci ne s’effectuent plus dans les ruelles sombres des villes de Taisho et Showa mais sous les néons de Shinjuku. Le règlement de compte quitte aussi le quartier général du mauvais oyabun pour se dérouler en pleine rue, sous les yeux des passants, passant par la même occasion à l’ultraviolence. 


L’esprit du ninkyo traditionnel est incarné par Tomisaburo Wakayama, qui d’ailleurs porte un kimono. Dans un bar, il chante un morceau de enka, accompagné par un guitariste itinérant, et semble surpris lorsque les mauvais yakuzas l’accueillent par des armes à feu au lieu des traditionnels couteaux.

 


26 mars

The Gate of Youth / Seishun no mon (1981) de Kinji Fukasaku



Gate of Youth relate l’histoire de Shinsuke, son enfance dans un village pauvre de mineurs du Kiyushu dans les années 30, la disparition de son père, les années de guerre, son attachement très œdipien à Tae, sa mère (en réalité sa belle-mère), ses premiers émois amoureux et sa décision d’aller à Tokyo lorsqu’il a 18 ans. 



A ce titre, c’est un film de coming of age, croisé de film social et historique. Mais c’est également un film de yakuza puisque Juzo, son père qui n’apparaît qu’une quinzaine de minutes est interprété par Bunta Sugawara. C’est un homme tatoué dont on n’est pas exactement sûr qu’il soit un yakuza. C’est en tout cas un homme d’honneur et de sentiment. Il soutient les prolétaires pendant la révolte du riz et n’hésite pas à se sacrifier pour sauver des mineurs coréens. Son ombre plane sur le reste du film et sur la vie de son fils. Hanawa, son rival interprété par Tomisaburo Wakayama, est bel et bien un chef yakuza. C’est à lui que Juzo « the spider » (à cause de l’araignée tatouée sur son dos), vient « enlever » Tae qui travaille dans un de ses bars. C’est lui-aussi qui est en charge le fonctionnement de la mine. L’adversité qui les oppose cache en fait leur respect mutuel et presque leur amitié. Hanawa n’hésitera pas à l’appeler « kyodai », et plus tard à s’occuper de sa veuve et de son fils de façon tout à fait paternelle et désintéressée. Fukasaku alors que le genre va peu à peu se dissoudre dans les années 80, fait s’affronter une dernière fois ses acteurs mythiques et els replaces dans l’un des territoires historiques du ninkyo : ces régions défavorisées, où la lutte pour survivre est âpre, opprimées par un patronat dont les yakuzas sont le bras armé, et qui seront appauvries encore plus par la guerre. Wakayama représente tous les paradoxes du statut de yakuza. 



C’est un homme foncièrement bon et fidèle, mais qui n’hésite pas à aller faire le coup de poing contre des coréens grévistes. Le visage de Wakayama, dans le camion qui emmène ses hommes jusqu’à la mine, est soudain complètement assombri. C’est une énigme : est-il dégoûté de devoir encore effectuer le sale boulot de briseur de grève, où se transforme-t-il en yakuza impitoyable, une de ces bêtes fauves qu’a observé Fukasaku tout au long des Combats sans code d’honneur ?