dimanche 12 mars 2023

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement

A new springtime of yakuza



Comme le monde actuel est très décevant, je passe le printemps chez les yakuzas

1er mars

Kamikaze Cop, Marihuana Syndicate aka The Assassin/Yakuza deka: Marifana mitsubai soshiki  (1970) de Ryuichi Takamori



Le second film des aventures du Détective Hayata, flic infiltré chez les yakuzas essayant d’enrayer un trafic de… marijuana. On est bien loin de la French Connection et on se demande si l’herbe en question n’a pas surtout circulé sur le plateau. Sonny Chiba est plus drôle, charmeur et bondissant que jamais, en version japonaise, très réussie, de Jean-Paul Belmondo. J’ai renoncé à essayer de comprendre grand-chose dans cette série de doubles jeux entre clans (dont un tenu par Fumio Watanabe), pour me laisser porter par l’énergie bordélique du film où l’on croise des mama-san travestis, des femmes ninja, des japonais en peintures tribales africaines, et des hippies à qui l’herbe fait le même effet que le LSD. 





Et pourtant, une très jolie scène : Chiba se battant dans une piscine déverse un liquide blanc ayant pour seul effet de faire ressembler une tache de sang au drapeau japonais. On peut imaginer un lien avec les discours nationalistes d’un politicien corrompu frayant avec les yakuzas. Cette petite note critique devait amuser les étudiants gauchistes venus, entre deux manifs, se distraire devant les exploits du beau gosse Sonny Chiba.


 


5 mars

Carmen 1945/ Nikutai no mon (1988) d’Hideo Gosha


Carmen 1945 n’a rien à voir avec l’œuvre de Mérimée puisqu’il s’agit d’une nouvelle adaptation du roman de Taijirō Tamura La Barrière de chair, dont on connait surtout la version de Seijun Suzuki. Moins expérimental que Suzuki, Gosha possède son propre lyrisme avec ses envolées musicales et mélodramatiques qui en font le Douglas Sirk du film de yakuza. Carmen 1945 s’inscrit dans la série féminine de Gosha (Tokyo Bordello, Femmes de Yakuza) des années 80, où il dévie des univers virils du chambara et du yakuza. 



Ses personnages sont ici les fameuses « pan-pan girls », bandes de prostituées d’après-guerre qui rompaient avec la culture féodale des geishas. Outrageusement maquillées, vêtues à l’occidentales, et indépendantes, elles racolaient dans les rues et emmenaient leurs clients, souvent des GI américains, baiser dans les ruines.  



Chez Gosha elles se définissent comme un clan yakuzas et sont liées à la pègre qui tente de les domestiquer. En une superbe réplique, l’héroïne déclare que ce sont les hommes qui ont déclaré la guerre, l’ont perdu et les ont forcées à la prostitution pour survivre. Toutes sont aussi de flamboyantes Drama Queens, et elles n’affichent pas par hasard des photos de Marlene Dietrich dans leur repaire. 




Les yakuzas ne sont pas en reste et Gosha en fait plus que de simples brutes : comme les personnages de Feux dans la plaine de Kon Ichikawa, pendant la guerre, leur chef avoue avoir mangé pour survivre la chair de ses camarades, ce qui lui a révélé la nature impitoyable de l’existence. Il mourra en récitant des vers de François Villon.

 


The Insatiable / Gendai poruno-den (1971) de Norifumi Suzuki



Beau film pink où Reiko Ike, sortie fraichement d’une pension religieuse est livrée aux vices des hommes, et surtout de businessmen vicieux. Elle se venge en montant les uns contre les autres les membres d’une famille d’industriels corrompus. La curiosité vient ici de la présence de l’actrice française Sandra Julian (Le Frisson des vampires de Jean Rollin) interprétant la fiancée parisienne du jeune héritier dont Reiko est amoureuse. Lors d’une bizarre séquence onirique, conçue pour appâter le spectateur japonais en quête d’exotisme occidental, Sandra (qui garde son prénom) est troublée par le dos tatoué d’une servante.  



Elle s’imagine alors être caressée sur un tapis de cartes hanafuda par trois yakuzas tatoués, dont l’un au dos orné d’un étonnant squelette. 






L’érotisme du corps tatoué des yakuza, contenu dans le ninkyo eiga s’exprime sans complexe trouve dans le cinéma pink. 






6 mars

The machine Gun Dragon / Yokohama ankokugai mashingan no ryu (1976) de Akihisa Okamoto


Le yakuza a beau prôner la virilité, le père biologique n’existe pas pour lui. Il en trouvera un substitut dans la figure de l’oyabun, et s’effondrera en pleurs au pied de son lit de mort avant d’aller le venger. Mais en réalité la mère est tout pour lui. Celle-ci est souvent absente comme dans le classique Ma mère sous mes paupières où un jeune matatabi (yakuza vagabond) traverse le pays à sa recherche. Le yakuza malgré ses tatouages et son code d’honneur samouraï est d’abord un mama’s boy. 



Dans The Machine Gun Dragon, il faut voir Bunta Sugawara prendre son bain avec sa mère, et apprenant sa mort en prison, devenir fou de douleur. Désarticulé, il hurle à la mort, se cogne partout, et frappe les gardiens de façon incontrôlable. Le plus agité des interprètes de yakuzas ne pouvait faire de ce déchaînement qu’une scène inoubliable. 




La mitraillette et les costumes des années 30 de Sugawara, totalement irréalistes pendant les années 70, rendent hommage aux gangster névrosés comme Scarface ou le Cagney de L’Enfer est à lui. Plusieurs seconds rôles fameux et guests traversent le film comme Kunye Tanaka, l’acteur qui a joué dans tous les films japonais ou un Sonny Chiba barbu en fabriquant de faux passeports. 


La plus belle séquence met en scène la sublime Kyoko Enami, hiératique, son visage de glace dissimulant une souffrance de dix années à attendre son amant, accoudée au comptoir de son bar et qui, sans le regarder, lui fait un signe d’adieu. Il franchit la porte et la laisse seule, et alors le temps semble se suspendre pendant une éternité, et sa main retombe, et  Akihisa Okamoto coupe à cet instant. Toute la mélancolie de la enka est contenue dans cette scène.


7 mars

Yakuza Cop, The International Secret Police/ Yakuza Deka (1970) de Yukio Noda


Premier épisode des aventures d’Hayata, le Yakuza Deka infiltré dans les gangs. On sent la volonté d’hybrider le film de yakuza avec le pur film d’action, avec fusillades et courses-poursuites ininterrompues. Le modèle est James Bond, et Sonny Chiba, entre charme et castagne, rempli bien son rôle. La mise en scène est plutôt brouillonne comme lors de la poursuite finale où des milliers de balles sont tirées, y compris d’un hélicoptère, sans jamais atteindre Sonny. Le ton humoristique (les déguisements farfelus du contact d’Hayata en Chinois, travesti ou Mexicain), les ninjas lanceurs de fléchettes, et la maîtrise en arts martiaux du dynamique Sonny remplissent bien les 1h24 du film. 




10 mars

Gang vs. G-Men / Gyangu tai G-men (1962) de Kinji Fukasaku 


Blueprint of Murder / Ankokugai no dankon (1961) de Kihachi Okamoto


Deux films de yakuza précédant de peu la vague du Ninkyo-eiga, c’est-à-dire avant que la Toei ne remette le genre en perspective de ses valeurs chevaleresques d’origine, que ce soit pour les exalter, en faire la critique ou montrer qu’elles n’ont plus cours. Chez Okamoto, de façon très intéressante, les yakuzas pratiquent l’espionnage industriel pour s’emparer des plans d’un moteur de voiture puissant et économique. Le but n’est pas de le revendre mais de protéger les fabricants d’essence qui verraient la consommation baisser. Le film se rattache en partie à la vision mafieuse des entreprises tel Black Test Car de Masumura. Okamoto (Le Sabre du mal), par son humour, ses couleurs saturées, ses inventions visuelles, par exemple un montage ultra rapide rythmé par les balles des révolvers, se range parmi les formalistes du film de genre comme Shinoda et Suzuki.

 



Chez Fukasaku, les yakuzas sont présentés comme de simples gangsters, et s’ils sont nommés « yakuzas », il ne sera pas fait état de la hiérarchie et l’on n’entendra jamais « oyabun » ou « aniki ». A la demande de la police, un ancien yakuza, reconverti dans le convoyage, forme une unité spéciale pour contrer un gang rançonnant les commerçants du quartier. Ce qui intéresse Fukasaku est le film noir et l’action, et pas le ninkyo vers lequel il se tournera bien peu. Son style « fullerien » dynamique et enragé fait ici des merveilles.  



La distribution est un véritable all stars cast de l’époque : Koji Tsuruta, Tetsuro Tamba, un très jeune Sonny Chiba et Tatsuo Umemiya dandy mince et élégant tel un Tony Curtis japonais (il semblerait qu’en vieillissant toute star de yakuza eiga comme Akira Kobayashi doit prendre au moins 40 kg). 



Premier film en couleur de Fuksasaku, son final explosif est sans doute l’un des plus grandiose gunfight des années 60. 




10 mars

Doberman Cop / Doberuman deka (1977) de Kinji Fukasaku



Le film débute comme une pochade avec Sonny en flic paysan venu d’Okinawa avec son chapeau de paille et son cochon sous le bras, mais gagne en gravité, parvenant, malgré une hystérie toute fukasakienne, à brosser des personnages complexes. 



Kano, le flic, ne comprend pas pourquoi la jeune femme qu’il recherche, a changé d’identité pour devenir chanteuse, et refuse de rentrer au pays. Yuna prête à aller jusqu’au meurtre pour effacer son passé, est terrorisée par le destin glorieux  que lui promet  Hidemori (Hiroki Matsukata) son manager.



Celui-ci, un ancien yakuza, l’aime en même temps qu’il la manipule mais la considère aussi comme sa rédemption : elle est la seule personne de sa vie qu’il a voulu aider lorsqu’il l’a découverte droguée, dans un club à New York où elle était venue mourir.



Il confesse à Kano que jamais il n’avait entendu une telle une telle voix. Il ne connaîtra pas la star qu’il a contribué à créer. La voyant sur scène, Kano comprend qu’elle lui échappe à jamais et rentre à Okinawa sans l’inculper, considérant que l’ancienne Yuna est morte. 




11 mars

Sun Above Death Below / Sogeki (1968) d’Hiromichi Horikawa




Un sous-genre du film criminel est le film de « hitman », c’est-à-dire de tueur à gage, figure fascinante en ce qu’elle donne la mort sans affect ni passion, avec professionnalisme. Le Samouraï de Jean-Pierre Melville, et son Alain Delon fantomatique, est un modèle indépassable. Un autre grand film du genre est The Mechanic de Michael Winner où Charles Bronson affronte le disciple qu’il a formé. A Hong Kong, John Woo signe le chef-d’œuvre The Killer, où Chow Yun-fat aveugle une chanteuse innocente au cours d’un de ses contrats. Au Japon la figure iconique du hitman est le Duke Togo, héros du manga Golgo 13, adapté deux fois en films live et interprèté par Ken Takakura et Sonny Chiba. 


La figure du hitman s’intègre parfaitement au film criminel japonais car elle modernise naturellement celle du rônin, le samouraï sans maître, dont le sabre est remplacé par un long fusil d’assaut. Le hitman n’appartient lui non plus à aucun clan et vend ses services, professionnel taiseux, il est uniquement concentré sur la perfection de son geste. On le voit au début du film abattre un homme dans un train depuis un immeuble. C’est également un maudit comme pouvait l’être Kiyoshiro Nemuri ou le rônin hanté du Passage du grand Bouddha. Sun Above Death Below d’Hiromichi Horikawa, assistant de Kurosawa et cinéaste à redécouvrir, est un fascinant thriller existentiel qui s’achève par une citation du Caligula de Camus : "Je vis, je tue, j'exerce le pouvoir délirant du destructeur ». Il pourrait aussi avoir en exergue la célèbre maxime de François de La Rochefoucauld : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Dans ce film court (1h26), au scénario séminal, un hitman (Yuzo Kayama) voulant se retirer après un dernier contrat est lui-même la cible d’un autre tueur (Masayuki Mori), élégant et au sourire énigmatique.
 


Autre personnage décalé Ruriko Asaoka, en mannequin chasseuse de papillon. Le tueur connait avec elle une passion charnelle (en images psychédélique), alors qu’il avait été suggéré qu’il était impuissant. 




Une libido classique vient alors gripper la machine de mort, alors qu’elle était auparavant seulement dirigée vers la mort, les armes et la précision. Lorsque le hitman expose également son credo, c’est une sorte de Agakure des tueurs à gages, mâtiné de de zen (on pense au Ghost Dog de Jarmusch) mais qui contient aussi toute la sexualité morbide du personnage. « Je me détend et je pose mon index sur la gâchette. Je me concentre dessus uniquement. Quand cela arrive l’arme devient une partie de mon corps. Le froid avant le feu. La chaleur du canon quand la balle est expulsée. Ce n’est plus mon doigt mais mon corps tout entier qui appuie sur la gâchette. Je sens clairement mon sang circuler dans mon corps. J’ai même un léger vertige pendant une seconde. Quand cela arrive je deviens la balle. »  

NB : Une des variations du Hitman est le « Driver » des films de Walter Hill et Nicolas Winding Refn.




Bloodstained Clan Honor / Chi-zome no daimon (1970) de Kinji Fukasaku




Fukasaku a introduit dans le film de yakuza une dimension sociale et politique, ce qui lui valut par exemple le respect de Koji Wakamatsu.  Bloodstained Clan Honor, tourné en 1970, précède de quelques années les Combats sans code d’honneur mais en contient déjà tous les éléments. En 1965, un bidonville doit être rasé et ses travailleurs pauvres expulsés pour accueillir un complexe industriel. 


Ce bidonville est justement l’endroit dont est issu le jeune chef des yakuzas Gunji, qui accepte la mission pour ne pas laisser un clan adverse gagner en puissance.


La trame est un ninkyo classique avec sacrifice héroïque final mais fait mesurer tout ce qui sépare le jeu traditionnel et codé de Koji Tsuruta de l’énergie punk et émotionnelle brute de Bunta Sugawara. 


La voix-off finale est l’une des plus puissantes de Fukasaku : « Oriental Heavy Industries a achevé la construction du complexe industriel l'année suivante. Le produit intérieur brut du Japon allait bientôt devenir le deuxième au monde, derrière les États-Unis. Les yakuzas ont depuis longtemps perdu leur emprise sur la région, qui est aujourd'hui dominée par la fumée noire et le grondement d'une infrastructure industrielle massive. » Les yakuzas sont des chiens enragés mais demeurent les marionnettes d’une puissance industrielle qui les dévore comme le reste.  




mardi 31 janvier 2023

Le noir Paraiso de Suehiro Maruo


Suehiro Maruo est réputé pour être un maître de l’ero-guro (l’érotisme grotesque) à l’imagination sans limite. Nous avons frémi aux spectaculaires horreurs de L’île panorama et Le Diable en bouteille tout en sachant que les monstres qui les hantent sont d’abord des démons de l’esprit. Paraiso, célébrant les quarante ans de carrière du mangaka, dévoile une autre facette de son art : ici, l’horreur est ancrée dans le réel et prend pour cadre le Japon ravagé par les bombardements et l’immédiate après-guerre. Elle ne nait plus de fantasmes macabres délirants mais d’une approche historique et documentaire, et s’exerce en premier lieu sur les enfants, éternelles victimes de la cruauté des hommes.




Le Japon d’après-guerre : le crépuscule des dieux

Le Tokyo des années trente était une cité prospère, ouverte au progrès et l’un des foyers intellectuels et artistiques de l’Asie. La guerre en a fait un champ de ruines où tente de survivre un peuple en haillons. Les hommes reviennent mutilés ou traumatisés, les orphelins sont livrés à eux-mêmes, et de très jeunes filles se prostituent. Dans ce chaos, rodent des prédateurs prêts à tout pour en tirer profit, aussi bien économiquement que sexuellement ou idéologiquement.



Les ruines du pays étaient autant matérielles que spirituelles. La capitulation d’Hirohito le 15 août 1945 s’était accompagnée d’un renoncement à sa nature divine. Lorsque le Japon s’ouvrit à l’Occident pendant l’ère Meiji (1868-1912), l’empereur fut placé à la tête de la nation pour en assurer l’identité. Sa divinisation était la clé de voûte d’une puissante opération de propagande visant à en faire le descendant direct d’Izanagi et Izanami,  les divinités fondatrices du Japon. Dans les manuels des écoliers, cette généalogie n’était pas enseignée comme une allégorie mais comme un fait historique. Mourir pour la patrie, en projetant son avion sur les navires américain, participait d’une dévotion quasi mystique au souverain. La défaite laissa donc les Japonais désemparés, et en fit littéralement un peuple sans dieux. Pour survivre, ils allaient devoir adopter les mœurs de l’occupant américain dont le but était de « déféodaliser » leur pays et le transformer en une nation moderne, démocratique, accordant entre autres le droit de vote aux femmes.

Fallait-il pour autant rejeter tout de l’ancien Japon, et en particulier les cultes shintos et bouddhistes, désormais entachés de crimes de guerre ? Le catholicisme allait-il devenir, comme souvent, l’instrument d’une acculturation ? Dans une case de Paraiso, la tête d’un Bouddha décapité est effondrée au milieu des ruines comme l’annonce de la chute des anciens dieux. Le prêtre qui traverse ce paysage pense : « Le Bouddhisme est une religion de barbares. Seul le catholicisme détient la vérité. Les Japonais finiront par devenir les serviteurs de Dieu. »



La religion chrétienne n’était pas étrangère au Japon : au XVIIe siècle, des jésuites portugais, basés à Nagasaki, menèrent une mission d’évangélisation. La répression des catholiques japonais par les shoguns, l’une des plus violentes de l’histoire, est relatée dans le film Silence (2016) de Martin Scorsese d’après le roman de Shusaku Endo.


Le temps était-il venu pour les missionnaires de prendre leur revanche ? Contre l’enfer terrestre qu’était devenu le Japon, le catholicisme proposait le concept de martyr, soit la sanctification par la souffrance, et un séduisant « Paraiso » immaculé. Suehiro Maruo est né précisément dans le département de Nagasaki en 1956. Cet élément biographique pourrait-il expliquer la récurrence des motifs catholiques dans son œuvre ? 


Maruo ne résume pas toute l’horreur de l’époque au seul Japon. Paraiso s’achève en Pologne avec deux récits : Monsieur le Hollandais et La Vierge Marie, narrant le martyre du légendaire Maximilien Kolbe. Ce frère franciscain, fondateur en 1931 du Jardin de l'Immaculée près de Nagasaki, retourna en Pologne et fut déporté à Auschwitz en 1941. Ayant pris la place d’un prisonnier condamné à mourir de faim et de soif, Kolbe aurait survécu trois semaines grâce la prière, avant d’être exécuté avec une piqure de phénol. Dans Monsieur le Hollandais, l’esprit miséricordieux de Kolbe incite un jeune garçon à se montrer charitable avec les blessés d’un bombardement. 



Dans La Vierge Marie, c’est une image de la Vierge, offerte par un déporté dessinateur de bandes-dessinées, qui aide Kolbe à transcender son martyr. Ainsi, c’est le dessin lui-même qui fait office de relique sacrée. On peut-y lire la profession de foi de Maruo envers la bande-dessinée qui, pour l’enfant turbulant et un peu délinquant qu’il était, fit office de rédemption. Dans Paraiso, la seule évasion des enfants hors de ce monde de terreur est la lecture de Lost World, le manga d’Osamu Tezuka inspiré de Conan Doyle.

 

Entre néo-réalisme et surréalisme

Maruo absorbe les références cinématographiques ou littéraires pour nourrir son œuvre. Dans Paraiso, il puise au cinéma néo-réaliste né en Italie au sortir de la guerre.

La première case de Vagabonds de guerre compare les ruines de Tokyo à celles de Berlin. « Tokyo est minable jusque dans ses ruines » écrit Maruo. Ces visions d’une ville ravagée et de ses enfants perdus évoquent Allemagne année Zéro (1948) de Roberto Rossellini et la destinée tragique du petit Edmund dans le Berlin d’après-guerre. Les pickpockets juvéniles rappellent ceux de Paisa (1946) : un GI se faisant dérober ses rangers par un enfant romain découvrait que ses parents avaient péri sous les bombardements alliés. Le Tokyo de 1949 a trouvé une représentation saisissante dans Chien enragé (1949) de Kurosawa où un policier traverse les quartiers de bidonvilles et son peuple de damnés. Un même néo-réalisme est à l’œuvre dans la littérature japonaise d’après-guerre et le mouvement de la « littérature de la chair ». Dans L’Idiote (1946), Sakaguchi Ango décrit une passion animale dans une ville enflammée par les bombes et La Barrière de chair de Taijiro Tamura (1947- adapté par Seijun Suzuki en 1964) documente la vie des prostituées racolant dans les décombres. Ce courant littéraire moderne, violent et transgressif, attaquant tous les tabous tels que l’inceste, le sadomasochisme, le cannibalisme ou la défiguration, alimente l’horreur réaliste de Paraiso. La critique d’une religion corrompue avec ses curés dissimulant leurs perversions sous leurs soutanes entraîne Maruo du côté du cinéaste surréaliste Luis Bunuel. 



Le récit Diabolique présente un curé pédophile aux allures de démon. Lorsque des mendiants s’introduisent dans l’orphelinat pour festoyer, se déguisent en religieuses et parodient la Cène, Maruo reproduit la célèbre orgie blasphématoire de Viridiana (1961). Quant aux bandes d’enfants, elles rappellent celles des quartiers de pauvres de Mexico dans Los Olvidados (1950). Luis Bunuel et Maruo partagent la même cruauté dans cette image brute, et parfois hallucinée, d’une enfance perdue entre délinquance et maisons de correction.

 

Une comédie inhumaine

Parallèlement au néo-réalisme, Maruo ne délaisse pas l’ero-guro qui a fait sa réputation.

Maruo poursuit certaines de ces obsessions telle l’androgynie avec ses garçons et filles aux physiques neutres, facilement interchangeables. La petite Tarô dans Vagabonds de guerre se fait passer pour un garçon, sans doute pour éviter de se faire violer. Parallèlement, dans Dodo l’enfant do, un garçon se travesti en marchande de fleur, pour mieux vendre sa marchandise. La crise d’identité que connait alors le Japon perturbe également les genres. Personne n’est vraiment ce qu’il parait.



La culture de Maruo dans le domaine de l’horreur, autant au théâtre qu’au cinéma, est foisonnante. Dans le terrifiant Dodo l’enfant do, une créature au visage mutilé, vêtue de noir et tenant un bébé dans les bras, hante les décombres. Son origine obscure en fait une légende urbaine semblable à la fameuse « femme défigurée » des années 1980. Les rumeurs circulent parmi les enfants : était-elle l’épouse d’un professeur d’université, une professeure de shamisen ou la patronne d’un restaurant ? Son visage au nez tranché lui donnant l’apparence d’une tête de mort s’inspire du maquillage de Lon Chaney dans Le Fantôme de l’opéra (1925) de Rupert Julian. Lorsqu’elle suce le doigt blessé d’un enfant, elle reproduit le geste du Nosferatu (1922) de Murnau. Le bébé momifié qu’elle transporte en fait une mère d’outre-tombe, telle Oiwa-san le plus célèbre des fantômes féminins du kabuki, à l’origine du cinéma d’horreur japonais et qu’interprète la mère des enfants dans Tomimo la maudite. Cette créature nous l’avions aussi croisée dans Vampyres : l’ogresse dont la bouche carnassière était calquée sur celle d’Hanya la démone du théâtre nô.



Ce ne sont pas les seules auto-références dont Maruo parsème Paraiso. Sayo Matsumoto, la petite fille abusée par un prêtre dans Diabolique ressemble comme deux gouttes d’eau à Tomimo. Dans Paraiso et Tomimo la maudite, un même vieillard à la barbe blanche a pour mission d’attirer les enfants dans un orphelinat catholique. Dans les deux mangas, les jeunes héros ont des visions hallucinées du martyre des premiers chrétiens de Nagasaki. Comment se nomment d’ailleurs les derniers chapitres de Tomimo la maudite ? Tout simplement Paraiso. Se recoupant sans cesse, les œuvres de Maruo forment une véritable comédie inhumaine du Japon.

 

Le peintre des enfers



En quoi le style de Maruo a-t-il changé au cours de ses quarante ans de carrière ? Dans La Jeune fille aux camélias, Yume no Q-saku ou Le Monstre au teint de rose, ses décors étaient stylisés comme sur une scène de théâtre. Son art s’exerçait alors sur les phénomènes de foire et les créatures baroques. La composition même des maisons japonaises, avec leurs tatamis, futons et cloisons de papier, inclinait à cette théâtralité. Pourquoi élaborer des architectures complexes alors que le centre du récit était une inimaginable chenille humaine ? Au fil du temps, le dessin de Maruo a gagné en rondeur, l’éloignant de la violence viscérale de ses premières planches où sa plume semblait griffer cruellement la feuille de papier. Sa technique s’est évidemment enrichie et les cases éparses de villes, reproduites d’après des photographies d’époque, ont laissé place à de vastes panoramas. L’un des jalons de l’appropriation du décor par Maruo est d’ailleurs L’Île panorama où il élabore un vertigineux paysage, une végétation luxuriante et des édifices au-delà de la raison. Peut-être fallait-il à Maruo un décor qui soit lui-même un monstre décadent pour l’amener à élargir son champ de vision. Dans L’Enfer en bouteille, l’île grouillantes d’insectes, de créatures marines et de fruits exotiques est également un espace mental : l’expression de l’amour incestueux du frère et de la sœur. Tomimo la maudite rappelle La Jeune fille aux Camélias mais le récit est cette fois contextualisé : le quartier des théâtres d’Asakusa pendant les années 40, avec ses façades et banderoles est désormais restitué avec une précision maniaque. Les personnages, toujours aussi insolites, sont désormais intégrés au Japon et à son histoire. Paraiso est l’accomplissement de cette mue : de fantasmagorique, l’art du mangaka est devenu documentaire. Les grandes planches éclatées où il lâchait la bride à son imaginaire érotique laissent place à un découpage plus classique. Nous sommes rivés au sol avec les personnages et traversons un monde littéralement dantesque et clos sur lui-même, qu’il s’agisse de Tokyo ou du camp d’Auschwitz : cet enfer sur terre, est la création de l’homme lui-même, et Maruo devient son peintre halluciné, tel un Jérôme Bosch des temps modernes.

 


Ce billet est la version longue du texte que j’ai écrit pour le Dossier de presse de Paraiso.