jeudi 7 janvier 2016

Nagisa Oshima et Dominique Aury nous parlent de L’Empire des sens


Entretien avec Nagisa Oshima

Vous avez envisagé d'intituler au Japon votre film "Corrida d'amour". II s'agit donc, dans votre esprit, d'une mise à mort ?

 - Depuis longtemps j'avais à l'esprit un projet inspiré par la célèbre Sada. Anatole Dauman, producteur que j'admire le plus au monde, m'a un jour suggéré ce titre qui a été déterminant pour la réalisation du film.

Quels rapports établissez-vous entre la passion physique, la jouissance
 née du plaisir sexuel et la mort ?

- Un lien indissoluble. Dans l'extase de l'amour, ne s'écrie-t'on pas : "je meurs "?

Avez-vous songé à Georges Bataille, à Antonin Artaud ou à Sade, qu'évoque inévitablement le nom de Sada ?

- Je suis trop paresseux pour les avoir relus avant d'écrire mon scénario.

- L'action du film se donne comme un acte d'amour ininterrompu; seuls les lieux de son accomplissement changent selon un itinéraire qui interdit la moindre halte aux deux amants. On découvre ainsi 20 décors différents, 20 chambres d'amour, lieux clôturés comme une arène et consacrés à un rite mortel. Etes-vous, avec nous, convaincus de l'unicité de votre démarche ? 

- Comme vous le relevez avec tant de pertinence, j'ai voulu que gestes et paroles résultent d'un seul discours : le discours sexuel. S'il en était autrement, je tiendrais mon film pour un échec. L'espace choisi est bien celui de l'Amour et de la Mort et, pour moi, recouvre le Japon tout entier.

- Vous nous interdisez, semble-t-il, de regarder Sada comme une meurtrière L’homme, sa victime, accepte et suscite même son propre anéantissement. Dépassant l'anecdote vous semblez célébrer l'Amour Fou comme une religion de l'Absolu.

- Associé à Sada, le mot de meurtrière me choque comme il étonnerait tout Japonais. Si, au départ, Sada et Kichizo semblent n'être que des liber- tins, ils s'acheminent néanmoins vers une forme de sanctification, et j'espère que tout le monde le comprendra.

- Le Petit Garçon et La Pendaison se référaient à des faits divers très récents; L'Empire des Sens, lui, tire son origine d'un événement survenu il y a 40 ans. Quelle est pour vous son actualité ?

-   Les faits ne perdent rien de leur actualité tant qu'ils éveillent en nous un écho et cela, même s'ils appartiennent à un autre siècle.

- Certains vous reprocheront malgré tout d'avoir renoncé à vos préoccupations sociales et politiques.

- N'est-ce pas extrêmement significatif que de manifester son indifférence
 à la politique ?

- Que subsiste-t' il du thème majeur de vos précédents films : rêve  d'enfance - réalité japonaise ? Peut-on le retrouver dans les relations  œdipiennes qui unissent ces presque-orphelins Sada et Kichizo à des  partenaires sexuels plus âgés qu'eux ?

 - Je n'entends pas récuser cette forme d'approche psychanalytique, que vous  êtes libre de pratiquer à l'usage de mon film. Je vous en laisse la  responsabilité. Je dirais pour ma part : sait-on que faire de sa vie  quand on est jeune ? Plus tard, on finit par l'entrevoir, et c'est justement le cas de mes personnages qui affirment leurs désirs, s'opposant  ainsi à la Société.

 - Quelles sont pour vous les scènes-clés du film ? 

- Que chaque spectateur réponde à ma place.

- Pour éviter tout malentendu, pouvez-vous nous préciser l'acceptation des  termes "geisha" et "prostituée" dans le Japon de 1936 et celui d'aujourd'hui ?

 - Le mot "geisha" implique des catégories professionnelles très différentes.  Il signifie "vendre son art" mais, au bas de l'échelle sociale, il veut  dire "vendre son corps". A ce propos, permettez-moi un petit discours.  Selon des notions spécifiques à notre pays, le monde de la sensualité  est loin de compromettre la valeur humaine. Cette notion de "koshokou"  qui fait intervenir le "savoir apprécier" et le "savoir aimer", ne fut  jamais négligée. En d'autres temps, ce fut même la condition pour être  un gentleman. Au Xème siècle le "roman de Ghenji" fonde la Société  aristocratique au Japon et, pour la 1ère fois à travers elle, une culture  sexuelle prétend au "savoir aimer". La polygamie et la polyandrie  règnent en maîtresses dans cette classe aristocratique. Ce raffinement  des mœurs érotiques prendra fin pendant l'ère brutale des "Samouraïs"  mais il ressurgira pendant l'époque "Edo", soit du 17ème au 19ème siècle.  Bien sûr, une telle culture était le privilège des classes dominantes,  qui la mettaient en pratique dans des maisons de plaisir. Maisons "qui  n'étaient pas vouées à la honte - absolument pas -. La monogamie s'impose  à l'époque "Meiji" favorisant la modernisation économique du pays d'après  un modèle importé. La belle tradition du "savoir aimer" se fane et meurt  à la veille de la deuxième guerre mondiale. Sada et Kichiso, mes personnages, sont les survivants d'une tradition sexuelle qui a vécu et qui,  pour moi, est admirablement japonaise.

 - La fin du film rappelle que 4 jours après son crime Sada a été retrouvée  resplendissante de bonheur et tenant à la main les attributs de son  amant. D'où vient cette information ?

 - Toutes les enquêtes policières en témoignent et m'ont inspirées la  séquence finale sans laquelle mon film se révélerait faux de bout en  bout.

 - Vos dialogues sont brefs... en pointillé. Sans démontrer, vous contraignez à voir, à sentir, à penser. Pour chaque spectateur le film en  devient d'autant plus personnel, plus intime.

 - J'ai préféré user de dialogues toujours brefs dont les sous-titres  français reflètent d'ailleurs bien la concision, et puis l'acte d'amour  n'a pas besoin de mots.

 - L'Amour fou semble trouver un accomplissement dans la castration  finale et sans doute ne convient-il pas d'invoquer ici la notion de  pêche au sens chrétien ?

 - Ah!... certes. Et je souhaite que Kichizo n'évoque pas pour vous  l'image de l'Homme Crucifié. 

- Qui trouve-t-on dans votre famille spirituelle ? 

-Tous ceux qui ont voulu ou veulent transformer la Société et tous  ceux qui ont voulu et veulent se transformer eux-mêmes. Mais, à  choisir entre les gens célèbres et ceux qui ne le sont pas, j'aime  mieux la compagnie de ces derniers.

 - L'esthétique "Oshima" fait bien sûr appel à l'utilisation du décor,  des costumes, de la musique et vous êtes toujours secondé par le  même décorateur.

 - Au début je me tenais pour quelqu'un qui souhaitait détruire toutes  les esthétiques et cependant, de film en film je découvre une  esthétique qui m'est propre, cela surtout après ma rencontre avec  l'éminent décorateur qui se nomme Jusho Toda. Si je devais m'en  expliquer, il y aurait échange entre une forme d'ascèse et un sentiment  ineffablement épicurien. Et si je devais me résumer en un plan, on  verrait une flamme sur un fond noir ou très sombre. De cette manière  l'Empire des Sens manifeste délibérément la limite où me conduit cette  esthétique.

 - En effet - et ce ne peut être que délibérément - vous vous enfermez  pour la première fois dans une action physique et même sexuelle,  n'ignorant aucun des malentendus qui pourraient en résulter.

 - II est vrai je me suis senti totalement libre en réalisant ce film  exactement comme je l'ai voulu.

 - Sada est, au Japon, une figure populaire. Que représente-t-elle et  pourquoi lui dédiez-vous un film?

- Le nom de Sada est si populaire au Japon qu'il suffit de le prononcer  pour mettre en cause les plus graves tabous sexuels. Il est tout naturel  qu'un artiste japonais aime dédier son œuvre à cette femme merveilleuse.  Grâce à la magnifique collaboration des acteurs et aux moyens fournis  par les producteurs, je ne crois pas avoir trahi son image.

 - Obéissez-vous à un axiome, à un dicton ?

 - Je rêve depuis toujours de confondre rêve et réalité.

 - Quel est le sujet de votre prochain film ?
 - Demandez le à Monsieur Anatole Dauman. 



L’Empire des sens par Dominique Aury (Pauline Réage)



On se dit d'abord que Juliette, la fascinante Juliette de Sade, qui exige le plaisir, ordonne les orgies, et tue ses amants, a fait sa réapparition a l'autre bout du monde, dans le Japon des geishas et des cerisiers en fleurs, mais on se trompe. Sada, la petite prostituée, et le silencieux Kichizo, souriant jusque dans la mort, sont les héros éperdus d'une autre histoire, immémoriale et terrible, une histoire d'amour fou, où le désir d'amour et le désir de mort sont le même désir, le même plaisir.
Les poètes des religions antiques que deux millénaires chrétiens ont fait oublier assuraient que les dieux avaient caché aux mortels le suprême bonheur de la vie : c'était le bonheur de la mort. Ce qu'on cache n'est jamais tout à fait caché. La folie des sens a mis les hommes sur la voie, et la chose du monde la mieux partagée n'est pas le bon sens, qui refuse la mort, mais l'amour fou, qui l'accepte et quelquefois la réclame.
Le langage populaire parle de la petite mort, où s'abîment les amants. Toutes les images du total plaisir sont de dévastation et de mort : brûlé, noyé, anéanti. Quelle fille n'a dit un jour à son amant : je voudrais mourir dans tes bras ? Quel amoureux n'a supplié : fais de moi ce que tu voudras ? Oui, même les amants les plus ordinaires, il leur arrive d'être un instant traversés par cet appel tragique de sentir le piège les saisir. Ils échappent. Sada et Kichizo n'ont pas échappé.
Victimes éblouies et cent fois consentantes, ce sont des victimes exemplaires, qui s'abandonnent avec délice à leur perte. On parle ici d'amour physique, on parle de plaisir. Ces termes sont bien légers pour désigner - sans jamais l'expliquer - le mystère atroce et fascinant par quoi les corps soumettent les âmes, les enivrent et les détruisent. En contemplant la douce Sada meurtrière, qui serre dans sa petite main, comme un trophée, comme une relique, le sexe tranché de son amant. On songe aux ménades qui ont mis en pièces Orphée. Elles descendaient en hurlant à travers les bois et les prés les montagnes de Thessalie, et les bergers épouvantés fuyaient. Sada pendant trois jours erra dans Tokyo, voilà quarante ans passés, n'a jamais crié et tout autant que les ménades, est devenue célèbre. Son double aujourd'hui bouge sur l'écran, et l'on ne peut cesser de le regarder. Tout cela passe le sens, et fait frémir.
Peut-être sent-on renaître l'effroi que dans les vieux mythes ont laissé les religions féminines, où l'amour et la mort étaient au seul pouvoir des femmes. Le corps et l'âme tremblent au spectacle de l'amour dans la mort désirée et reçue. Mais justement, l'horreur sacrée, la voilà.

(Dossier de presse de L’Empire des sens, 1976) 


20 mai 1936. Abe Sada le jour de son arrestation, un sourire éclatant sur le visage 





Rappelons qu'il s'agissait d'un acte consenti par les deux amants, ce qui explique qu'Abe sada ne fut condamnée qu'à 6 ans de prison et vécu libre jusqu'en 1970, date présumée de sa mort.


La Véritable Abe Sada, filmée
Quelques minutes documentaires font de Déviances et passions (Meiji Taisho Showa Ryoki Onna Hanzaishi, 1969) de Teruo Ishii (second volume du DVD « femmes criminelles ») l’un des films les plus troublants du cinéma japonais.
Teruo Yoshida, figure habituelle des films d’Ishii, rencontre sur un pont une vieille dame qui lui raconte son histoire. Elle n'est autre qu'Abe Sada, dont plus tard Noburo Tanaka (La Véritable histoire d'Abe Sada) et bien sûr Oshima (L'Empire des sens) retraceront le destin.

Alors que nous n'avions d'elle que l’image d’une jeune femme errant dans le Japon des années 30, elle est là dans le Tokyo de la fin des années 60, sur un pont, au milieu des buildings et des voitures.







Abe Sada et le danseur Tatsumi Hijikata





mercredi 6 janvier 2016

Noboru Iguchi, l’ogre du cinéma japonais

Mutant Girls Squad 
Iguchi est le réalisateur vedette de Nishimura-eizo, le studio créé par Yoshihiro Nishimura, réalisateur du fameux Tokyo Gore Police. Si les deux cinéastes partagent un même amour du surréalisme gore, on ne les confondra cependant pas. Alors que les films de Nishimura foncent à 100 à l’heure dans un joyeux chaos, ceux d’Iguchi sont plus posés et d’une certaine façon plus secrets. Provocateur et rabelaisien, il est l’héritier de l’eroguro, cet érotisme grotesque (au sens de monstrueux) qui est le fondement de la contre-culture japonaise. Enfant, Iguchi était fasciné par les spectacles de phénomènes appelés Misemono Goya. « Les affiches nous promettaient des filles sexy, à moitié nues, s’enroulant d’énormes boas autour du corps, se souvient Iguchi. Mais en réalité, derrière le rideau de la tente, il y avait une vieille dame qui se contentait de jouer avec des serpents minuscules. Des légendes urbaines circulaient aussi : des jeunes japonaises étaient enlevées et envoyées à Hong-Kong où on les mutilait pour les transformer en monstres de cirques. »
On retrouve cet esprit forain chez ses geishas robotisées, laissant tomber leurs kimonos pour révéler des seins fusils, des mâchoires scies circulaires ou des lames surgissant des fesses. A la différence de Nishimura, Iguchi ne découpe pas son action en montage frénétique : il dresse de petites scènes théâtrales où il exhibe frontalement ses créatures.  
Tout en participant au théâtre expérimental de Matsuo Suzuki (réalisateur du film culte Otaku’s in Love), Iguchi débute comme réalisateur au début des années 90 dans l’enfer des Adult Videos. Son registre, très particulier, est celui du porno scatologique. Dans ces productions, les lycéennes rougissantes, parfaites victimes sadiennes, sont torturées par leur propre monstruosité intérieure. Il faut évidemment avoir le cœur bien accroché pour se plonger dans cette partie de la filmographie d’Iguchi, on en recherchera plutôt les occurrences dans ses films traditionnels. Ainsi dans F for Fart, sketch de l’anthologie américaine ABC’s of Death (2012), deux amantes, une lycéenne et sa professeur, plutôt que de mourir des radiations de Fukushima préfèrent s’asphyxier avec leurs propres gaz. En une fin bien plus enchantée qu’écœurante on les voit flotter, nues, dans un nuage mordoré. 
F for Fart
Diptyque sur la phobie de la nourriture et de ses métamorphoses,  Zombie Ass (2001) et Dead Sushi (2012) font d’Iguchi une version otaku de Roland Topor. « Ce que tu manges reviendra se venger », nous dit-il : les sushis ressuscitent et, dotées de petites dents acérées, attaquent les vivants. Zombie Ass se situe à l’autre bout de la chaîne digestive et montre des ténias mutants posséder leurs hôtes. C’est une étrange chimère qui apparaît lorsque le ver, émergeant des fesses des humains, les fait marcher à quatre pattes. Chez Iguchi le corps humain ne s’épuise jamais, ne cesse de se démonter et de s’hybrider en dehors de tout tabou. « Enfant, j’ai vu une jeune fille se faire renverser par une moto, se souvient-il, j’étais terrifié mais je ne pouvais m’empêcher de la regarder. » Si on meure dans les films d’Iguchi et de son compère Nishimura c’est toujours de façon extatique, dans des geysers de sang éclatant sur fond de ciel bleu. Que signifie d’ailleurs la mort pour ces personnages ayant le pouvoir de se régénérer sans cesse ?  Dans Tomie Unlimited (2011), dernier avatar d’une série de J-Horror, une adolescente fantôme a le pouvoir de se reconstituer après les plus extrêmes démembrements.  Comme le dit bien le titre, elle devient « illimitée », non seulement dans son cycle de réincarnations mais aussi en changeant de proportion, en dépassant la forme humaine et en envahissant l’image.

Zombie Ass
On ne réduira pourtant pas les films d’Iguchi à des délires visuels ou organiques. Bien plus écrits qu’on ne le supposerait, ils mettent toujours en scène des rapports familiaux violents. La famille parasitée par Tomie rejette sa propre fille ; la rivalité des deux sœurs de Robo Geisha (2009) gagne en violence lorsqu’elles perdent forme humaine et deviennent des machines à tuer ; ce sont les expériences que le Pr. Tanaka pratique sur sa propre fille qui donnent naissance aux ténias mutants ; ce sont encore des figures paternelles écrasantes qui motivent l’apprenti cuisinière de Dead Sushi et le motard de Karate Robo Zaborgar (2011). 
Ce dernier film repose sur une formidable idée de structure, Iguchi l’ayant scindé en deux parties. La première est l’adaptation, avec une grande fidélité, d’un feuilleton japonais des années 70. On y retrouve ce qui faisait le charme des X-Or de notre enfance : ces villes seulement peuplées par les personnages (par manque d’argent pour la figuration) et ces combats dans des entrepôts ou chantiers (en fait les alentours des studios), comme si super-héros et extraterrestres, dans leur grande politesse, ne voulaient surtout pas déranger les citadins. 


Dans la seconde partie, se situant de nos jours, on retrouve le héros, âgé maintenant d’une cinquantaine d’année. Le jeune playboy est devenu un loser un peu ridicule, dont tout le monde a oublié qu’il avait autrefois sauvé le Japon. « J’ai fait vieillir le personnage en même temps que ses spectateurs, déclare Iguchi. J’ai voulu aussi montrer la difficulté des personnes âgées qui au Japon se retrouvent sans emploi. »
Même si, et c’est tant mieux, Noboru Iguchi ne réfléchit pas en termes de carrière (il fait un retour au porno en 2009 avec l’hallucinant Hypertrophy Genitals Girl mettant en scène une futanari, soit une jeune fille avec un pénis gigantesque), nul doute qu’un de ces jours la notoriété cinéphilique lui tombera dessus.

Avec Rina Takeda sur le tournage de Dead Sushi. Photo Norman England. Copyright 2012 Office Walker


Propos de Noboru Iguchi recueillis à Tokyo en janvier 2012
Les films de Noburo Iguchi sont disponibles chez Elephant Films

(paru dans Chronicart n°81, 2013 )



Yoshihiro Nishimura : Z pour Zetsumetsu



ABC’s of Death (2012)les 26 lettres de l’alphabet pour 26 façons de mourir par 26 cinéastes d’horreur. A côté de Cattet & Forzani, Ti West, Ben Wheatley ou Adam Wingard, le cinéaste kamikaze Yoshihiro  Nishimura (Tokyo Gore Police, Helldriver) signe avec un pamphlet de 5mn50 : « Z » pour Zetsumetsu (destruction totale). Ici, Nishimura filme le post Fukushima comme un mélange de théâtre underground et de manga hentaï, avec un sens du grotesque que n’égalent que les mensonges de TEPCO sur les fuites radioactives. Dans les sous-sols d’un Tokyo irradié, on croise des versions nippones de Dr. Folamour et d’Ilsa, l’héroïne d’une série scandaleuse des 70’s. L’infâme « louve des SS », arbore toujours son uniforme nazi mais devint une poupée blonde (la délicieuse "Je$$ica") dotée d’un pénis démesuré (nos amis otakus connaissent bien les futanari, ces femmes super-phalliques). La croix gammée, qui orne la casquette d’Ilsa-chan, se métamorphose pour former l’idéogramme du riz, désignant également les américains, confondant ainsi les deux alliances maudites du Japon : le nazisme et l’impérialisme dont Fukushima est la conséquence. "Je$$ica", mutante décérébrée de l’industrie nucléaire, éjacule du riz contaminé que dévorent des cobayes humains affamés. Dr. Folamour, alors pris d’une érection incontrôlable en guise de salut nazi, se dresse de son fauteuil roulant et, prêtant serment à l’Empereur, déclare que le Japon souverain se relèvera ! Que les amateurs de subversion carabinée se rassurent, le professeur Choron va bien et vit à Tokyo. Hara-kiri !


(paru dans Chronicart n°8, janvier 2013 )

mardi 5 janvier 2016

Toshio Saeki par Shuji Terayama




L'homme qui construit son tombeau avec sa plume,
c'est Toshio Saeki.
Le vampire de la vieille école,
c'est Toshio Saeki
Le descendant de Hinomaruhatanosuke (* 1 ), faisant l'amour au cadavre de sa petite sœur en costume marin,
c'est Toshio Saeki.
Le bossu de l'hymne scolaire, compositeur du secret de la petite chambre (*2),
c'est Toshio Saeki.
Les Réflexions sur la vie humaine de Kiyoshi Miki (*3), silencieusement, se masturbant sans cesse derrière un autel bouddhique,
c'est Toshio Saeki.
L'âme possédée du jeune aviateur, membre du centre d'étude sur la sodomie, section des gouailleurs patriotes,
c'est Toshio Saeki.
Le chouchou à sa grand-mère, au bain, son sexe allant et venant entre des fausses dents,
c'est Toshio Saeki.
Le vendeur d'enfant montrant l'enfer en soulevant la couette de ses parents dans un théâtre de papier,
c'est Toshio Saeki.
L'enseignant en érection des représentants de commerce de manuels d'éducation civique baignant dans les pilules,
c'est Toshio Saeki.
Le jardinier aux pivoines se lavant le visage du sang des règles de sa défunte grand-mère,
c'est Toshio Saeki.
La berceuse pour le fils unique de Sentarô-le-branleur jouant du luth, son ombre derrière la porte coulissante,
c'est Toshio Saeki.
L'amant de sa mère, pendu avec les pans de son pagne, vêtu d'un kimono funèbre aux emblèmes de sa maison,
c'est Toshio Saeki.
Le sourd d'art lyrique qui compte les fleurs d'acacia rouge et or dans son cercueil,
c'est Toshio Saeki.
Le Don Juan (*5) pitoyable aux socques de chez Fukusuke, qui a jeté les estampes d'automne, d'été et d'hiver (*4),
c'est Toshio Saeki.

 TERAYAMAShûji (*6)


(*1) Héros d'une bande dessinée pour garçons, de Nakajima Kikuo, datant de 1937. Son nom qui donne son titre à la série, désigne le drapeau national.
(*2) Roman attribué à Nagai Kafû (1879-1959), publié en 1947 et interdit en 1948 à cause de son caractère licencieux. On peut le lire en français : Le Secrel de
la petite chambre. Récits érotiques traduits par Elisabeth Suetsugu et Jacques Lalioz, Ed. Philippe Picquier. 1994.
L'histoire de ce texte est détaillée en introduction.
(*3) Kiyoshi Miki (1897-1945) est un philosophe, auteur de Jmsei-mn nota (Réflexions sur la vie humaine), 1947.
(*4) Shunga littéralement dessin de printemps, désigne des dessins érotiques. Les estampes des autres saisons ne correspondent pas à une appellation générique.
(*5) Titre d'un roman de 1682 écrit par lhara Saikaku (1642-1693), poète et romancier. On peut le lire en français :
L'homme qui ne vécu! que pour aimer, lhara Saikaku, traduit par Nakajima-Siary Mieko et Siary Gérard, Ed. Philippe Picquier, 2001.
(*6) Terayama Shûji est un poète, écrivain, dramaturge, chroniqueur sportif, photographe, scénariste et réalisateur japonais, né le 10 décembre 1935 à Hirosaki
et mort le 4 mai 1983 à TOkyO.
Texte traduit par Béatrice Maréchal.