dimanche 15 juin 2025

Maîtresse Tomeki, les ficelles du métier


Ce billet n'aurait pas été possible sans la traduction vivante et précise de Constant Voisin. Son Instagram  ici et les sublimes photos de Vincent Guilbert. Son site ici. Et bien sûr la gentilesse et la disponibilité de Tomeki.





De l’écrivain Nagai Kafu au cinéaste Kenji Mizoguchi, tous vous le diront : côtoyer les femmes de la nuit est un bon moyen pour comprendre une société : ses injustices, ses privilégiés et ses exclus. Un soir au "Sea and Sun", bar excentrique du Golden Gai, j’ai fait la connaissance de la ténébreuse Tomeki. Dans l’atmosphère burlesque du lieu, mélange de cabine de yacht et de film pink, son élégance un peu distante et hors du temps détonnait. Très librement, elle me parla de sa profession : Maîtresse SM. Rien d’étonnant à Shinjuku, où sur le même comptoir, au cœur de la nuit, peuvent se rencontrer un cinéaste, un mangaka, une secrétaire et une hôtesse de club érotique. On peut s’interroger cependant sur le concept même de Maîtresse SM dans un pays où le modèle de la femme au foyer reste dominant, où les chefs d’entreprise restent majoritairement des hommes, et où les politiciens libèrent sans garde-fou une parole sexiste d’un autre âge. Le poids du patriarcat est-il si oppressant qu’il doit s'inverser sous la forme de jeux de rôles ?

Le parcours de Tomeki est une réponse à cette domination sociale. Le récit épique de sa vie a commencé par des violences sexuelles auxquelles sont confrontées les japonaises dès leur plus jeune âge. « Il y a beaucoup de pervers au Japon. La première fois que j’ai eu affaire à ce genre de personne, j’avais quatre ans et j’habitais Osaka. Quand ma mère allait faire les courses, je restais au coin librairie du supermarché. Et un jour j’ai senti qu’on me touchait les fesses, j’ai pensé que c’était ma mère qui me faisait une blague et quand je me suis retournée j’ai vu le pervers typique, avec un grand imper et des lunettes de soleil. Ça m’arrivait pour la première fois et j’ai couru dans les bras de ma mère en pleurant. Plus tard quand j’étais en primaire, un type m’a entraînée dans la cour du jardin d’une maison qui avait l’air abandonnée. Il m’a montré des photos pornographiques de lui-même. Des dizaines et des dizaines de photos, ça n’en finissait pas. Il me parlait sans arrêt en même temps : " C’est ce que font tes parents la nuit, ce n’est pas la même chose que quand tu prends ton bain. C’est un plaisir partagé. " J’en avais la tête qui tournait. Terrifiée, je me suis enfuie. Quand je l’ai raconté à ma mère, elle m’a dit : " Il y a des types comme ça partout, donc il faut faire attention. " J’ai souvent attiré ce genre de personnes, mais je n’aime pas être prise en pitié à cause de ça. J’ai commencé à vouloir prendre ma revanche sur les hommes et leur rendre la monnaie de leur pièce, et c’est ce qui m’a guidé vers le SM. » 


Premiers pas dans le métier



« Lycéenne je bossais dans un 7-Eleven, une chaîne de superettes, et j’en discutais avec mon patron. Il m’a proposé de m’accompagner dans un club. Il n’y avait aucune ambigüité entre nous, mais j’en ai parlé à ma mère qui m’a dit : " Tu plaisantes ?! tu veux y aller sans moi. " On y est allé tous les trois et ça a fait sensation parce que les gens avaient l’impression de voir une famille. Tous les types voulaient se faire maîtriser par la mère et la fille. Ils se prosternaient devant nous et nous suppliaient de les humilier. Parmi les Maîtresses, il y avait Miss Dali, qui était très célèbre à Osaka, et qui a nous a appris les ficelles du métier : comment utiliser un fouet, comment utiliser les bougies. Elle nous disait aussi : " Si tu tapes un peu par ici les clients détestent ça, donc si tu as envie de les faire pleurer un bon coup, vas-y. " Bref, toutes les bonnes techniques. Ma mère avait toujours eu envie d’entrer dans le monde du SM. Elle est un peu plus petite que moi, très fine avec une silhouette élancée. On a été instantanément populaires mais ma mère a réalisé qu’elle préférait n’être que spectatrice, et j’ai continuée seule le métier. J’y allais une fois par mois mais quand on a découvert que j’étais mineure, il a fallu officialiser mon statut, et passer de cliente à Maîtresse. » 

Une jeune fille de 16 ans et sa mère qui fréquentent les clubs BDSM a tout pour frapper l’imagination. Au Japon, une telle situation n’est sans doute pas banale, mais pas inimaginable non plus, tant ce n’est pas une pratique cachée : les clubs ont pignon sur rue et un soir j’ai vu à Kabukicho, une Maîtresse masquée, toute en latex luisant, parader dans la rue, tenant en laisse un esclave marchant à quatre pattes ; humiliation publique qu’on imagine délicieuse pour le soumis. Le BDSM pourrait être assimilé à une forme d’aristocratie du travail du sexe, s’étendant à d’autres catégories comme la performance et la photo. La pratique traditionnelle du Shibari, cet art des liens, a été abondamment documentée par des artistes de renom tel Araki. Les soirées Department H et Torture Garden sont de véritable " fashion show " pour les créateurs de costumes en latex et vinyle, et les clubs se muent parfois en galeries d’art. A la différence du tout venant du travail du sexe, le BDSM possède une aura de contre-culture. Les romans d’Oniraku Dan, pygmalion de l’actrice Naomi Tani, la reine du bondage des années 70, sont encore très populaires, même si Tomeki critique cette exploitation de la femme soumise. Elle juge qu’elle est faite pour flatter les hommes et n’a rien à voir avec sa propre philosophie fondée sur une suprématie féminine absolue.



Malgré la vocation qu’elle sentait grandir, Tomeki a cependant hésité avant d’entrer franchement dans les " ordres ". D’autres options s’offraient à elle et ce n’est pas par dépit qu’elle est devenue Maîtresse.

« Comme j’étais à l’université Geidai en design graphique, je ne pouvais passer que trois heures par jour dans le bar SM, et ça devenait un job étudiant pas très bien payé. Pour ma grand-mère, qui était très traditionnelle, une femme n’avait pas besoin de faire des études. Elle devait trouver un mari et avoir des enfants. Elle a accepté de me payer deux années de fac, mais pas plus. Ce n’était pas suffisant pour faire ce dont j’avais envie : devenir designer graphique à Shiseido, la société de maquillage. D’un autre côté, je voyais Miss Dali qui avait sa horde de fans, et j’avais envie de cette notoriété. J’avais aussi commencé à prendre des cours d’art dramatique. Je ne savais pas si mon cœur penchait vers le théâtre ou le SM. La compagnie a décidé de bouger d’Osaka à Tokyo, et j’ai suivi le mouvement. Finalement, j’ai lâché le théâtre pour devenir officiellement Maîtresse SM. J’ai postulé dans un club où on m’a dit que je devais d’abord débuter comme " sub-girl ". Ce sont les filles qui doivent subir des sévices pour apprendre le métier. Moi, je ne me sentais pas capable de commencer comme soumise, j’étais faite dès le départ pour être Maîtresse. Je me suis renseigné sur Internet et j’ai tenté le tout pour le tout en choisissant le premier club de la liste. Sur le site, il n’y avait que des filles sublimes et je pensais n’avoir aucune chance. On m’a pourtant tout de suite engagée. En pensant que je n’aurais aucun succès, j’ai choisi le créneau le plus large, de 14h à 23h, cinq jours par semaine. J’ai été complète dès le premier jour. Il n’y avait strictement aucune pause, c’était non-stop. Pour prendre un peu de repos, je demandais à mes clients de s’occuper de moi, de me masser les jambes et les épaules. » 

Jeu et discipline



La Maîtresse est surtout une maîtresse de jeu. Elle règne sur un petit monde très structuré mais doit cependant satisfaire les désirs des clients. Toute la complexité du rôle réside dans cet équilibre.

« Je me suis assez vite prise au jeu parce que ça ressemblait beaucoup au théâtre. Ma spécialité, c’est le jeu de rôle. Les clients m’amènent un scénario, par exemple j’interprète un agent du KGB et j’ai un prisonnier face à moi et je dois le faire avouer. Il y a des scénarios plus classiques comme celui du mauvais élève qui a zéro et à qui je donne des leçons particulières. Ça m’amusait de sentir les inclinaisons des clients qui entouraient fois en rouge les lignes de dialogue qu’ils avaient vraiment envie que je dise. Au début, j’avais quelques pervers de base, et ces gens-là je les ai tellement victimisés qu’ils ne sont plus jamais revenus. Il y en avait un en particulier, très violent, qui voulait renverser les rôles et soumettre les Maîtresses. Je l’ai fait pleurer et on ne l’a jamais revu. Petit à petit ça a filtré mes clients qui sont devenus des espèces de croyants, des adeptes d’une sorte de secte dont j’étais la leader. Il y avait beaucoup d’articles sur moi sur Internet qui disaient : " Elle prétend qu’elle vient juste de commencer mais ça se voit qu’elle a des années d’expériences. Qui est cette star dont on parle partout ? " » 

Le monde du BDSM est finalement proche d’autres pratiques mêlant discipline de fer et hiérarchie, qu’il s’agisse de la danse butô, de la vie monastique bouddhistes ou des arts martiaux. Il n’y a pas loin du dojo au donjon. 

« Toutes les Maîtresses sont obligés d’acheter leurs propres costumes, c’est à cela aussi qu’on reconnait celles qui ont du succès. J’allais à Para-Para, un magasin spécialisé du quartier de Kichijoji à Tokyo. Ils prennent très précisément des mesures de toutes les parties du corps. Elle est tenue par un couple de personnes âgées, très qualifiées pour ça. Quand je leur donne des indications, comme par exemple avoir des jambes plus allongées, ils travaillent au millimètre près pour réaliser ce que j’ai en tête. Une Maîtresse qui a des costumes qui lui vont comme un gant, c’est beaucoup plus vendeur. Dans ce premier club SM, la notion de hiérarchie était très poussée : il ne fallait pas porter les mêmes couleurs que ses aînées. J’ai remarqué qu’il n’y avait pas de violet foncé chez mes " senpai ", donc j’ai opté pour cette couleur. Et les gens qui sont arrivés après moi faisaient en sorte de ne pas porter de violet. Le noir, forcément, pouvait être porté par tout le monde puisque c’est la couleur de base. » 

L’autre équilibre devant être préservé est celui entre travail et vie privée. Quelle est la distance entre sa persona de domina, charismatique, et cruelle, et l’autre Tomeki, une femme qui dans sa vie de tous les jours peut aussi tomber amoureuse. 

« J’ai un changement complet de personnalité. Quand le client entre dans la pièce, j’entre aussi dans mon rôle, et ce n’est pas la même identité. Dans ma vie amoureuse, c’est même l’inverse total. Si quelqu’un qui m’attire me disait : " Comme tu es Maîtresse, tu pourrais essayer ce genre d’accessoire sur moi ? ", ce serait la dégringolade et je le verrais juste comme un masochiste. Un de mes clients a vécu ce genre d’expérience. Il était marié depuis des années mais, un jour, sa femme a découvert sa double vie et ça a été le drame. Elle lui a dit : " Soit on divorce, soit tu deviens mon esclave. " Je lui ai dit : " De quoi te plains-tu ? Jusqu’à présent tu payais pour venir au club, et maintenant tu as ça à la maison. " Lui était au bord des larmes, et m’a dit qu’il ne fallait pas plaisanter avec ça. » 

Une femme sur le fil du rasoir



Tomeki ne veut pas dire son âge, craignant que des clients, apprenant qu’elle est plus jeune qu’eux, ne la respecte pas. Devenir l’actrice des fantasmes, souvent inavouables, des hommes, lui a donné une force impressionnante, autant mentale que physique. Pourtant on perçoit aussi une brisure. Ce sentiment provient peut-être du fait que cet entretien a été réalisé pendant une période de latence et de remise en question. 

« Mes pratiques sont assez sportives. Je me suis brisée la jambe pendant une séance qui était basée sur les arts martiaux. J’ai entendu littéralement mes ligaments se rompre, et ça m’a mise à terre. Le client était affolé, mais comme j’avais mon personnage dans le sang, je lui ai dit : " Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es mon esclave ! " On a continué pendant vingt minutes jusqu’à ce que l’ambulance arrive. Ça m’a fait comprendre que je m’investissais un peu trop intensément. J’étais dans ce club pendant quatorze ans et j’ai décidé de faire une pause. Pendant deux ans, j’ai tout arrêté, pour me recentrer sur moi-même. Mais l’addiction a refait surface. J’ai remarqué un club assez récent à Ikebukuro où travaillaient des filles que je connaissais. J’ai été accueillie avec du champagne, elles étaient dingues de me voir revenir au travail. Je voulais faire des jeux de rôle avec les clients mais la direction avait envie que je donne des cours. Donc certains jours je faisais des jeux, et d’autres j’apprenais aux filles toutes les techniques : manier le fouet, les godes-ceinture, les accessoires. Le propriétaire m’a suggéré de diriger une de ses boîtes. Ça a duré quelques mois mais il était trop tyrannique et nous parlait très mal. J’ai claqué la porte il y a trois mois. Avec mon problème de jambe qui n’est pas complètement résolu c’était assez éprouvant mentalement. J’ai été en maison de repos et je commence seulement à en voir le bout. Je sais ce dont j’ai envie : prendre mon indépendance et peut-être développer une activité sur Internet, même si c’est moins confortable qu’un club qui nous trouve les clients. Il y a une grande différence de mentalité entre les Maîtresses qui savent s’adapter l’époque comme celles qui sont sur Onlyfans, et les autres qui restent dans une industrie qui n’est pas reconnue officiellement. » 

La tolérance de la société japonaise envers l’industrie du sexe a en effet ses limites, et même une Maîtresse ne peut échapper à une autre forme de domination, bien plus hypocrite puisqu’elle est administrative.




« Il y a beaucoup de problèmes de ce côté-là. Je suis obligé de faire toutes mes déclarations d’impôts, assurances, etc. en tant que personne lambda sans parler de mon travail puisque ça entre dans le monde de l’industrie du sexe qui n’existe pas dans l’administration. La raison est toute simple. Il y a une partie importante des clients qui est composée de personnes d’influence : des politiciens, des comédiens, des célébrités et ces gens-là ne gagneraient rien du tout à reconnaître cette industrie. Ce serait pour eux un danger supplémentaire puisque leur nom pourrait sortir à tout moment. C’est profondément injuste mais j’ai compris le système : ces personnes d’influence, à partir du moment où elles payent, considèrent que les comptes sont réglés. Il n’y a pas grand-chose à faire. Quand je vois des donjons à l’étranger, où les Maîtresses ont chacune leur pièce et sont reconnues officiellement, je trouve qu’elles ont de la chance. Ce serait vraiment l’idéal pour moi. » 



Interprète Constant Voisin

Entretien réalisé à Shinjuku (Tokyo) le 31 aout 2023


Tomeki et Constant après l'interview à Golden Gai





dimanche 23 juin 2024

Shinjuku 2013, une caméra dans la poche



J’ai retrouvé ma pocket camera Kodak, achetée vers 2010, un de ses objets rendus complètement obsolètes par les smartphones. A l’époque j’en étais fou et, je l’emmenais bien sûr à Tokyo. Et puis plus tard je l’ai délaissée, moins pour filmer avec mon téléphone que parce que je me suis davantage intéressé à la photographie. En fouillant un placard je l’ai retrouvée, en parfait état de marche. 



Il y avait dedans encore quelques films, tournés en 2013, au mois d’octobre puisqu’on y voit la fête d’Halloween. C’est une drôle de sensation de retrouver le Kabukichô de l’époque, surpeuplé et une certaine insouciance qui n’est plus tout à fait de mise aujourd’hui. 



Le COVID est passé par là, et puis le monde s’est obscurci autour de Kabukichô. Moi-même je m’émerveille toujours lorsque je me perds dans le quartier, mais j’ai retrouvé dans ces petits films une certaine fraicheur de mon regard. 



Ils sont bien sûr abominablement cadrés mais reproduisent ces traversées nocturnes qui étaient pour moi de réelles immersions dans les sons et les images de Tokyo.  





mercredi 29 mai 2024

Chime (2023) de Kiyoshi Kurosawa

Dans la salle de classe, il y a un fantôme assis sur une chaise



Enlevez Mamiya, l’hypnotiseur amnésique de Cure, mais gardez le monde glacé où circule le Mal et vous obtiendrez Chime. Kiyoshi Kurosawa a tourné ce film de 40mn pour la plateforme japonaise Roadstead en septembre 2023, dans les interstices de son remake de La Trace du serpent. 



Un cuisinier enseigne à une classe d’une dizaine d’élève, lorsqu’il remarque un garçon, qui l’air absent, découpe de l’ail comme un forcené. Tashiro est une de ces créatures typiques de Kurosawa : ensommeillé, presque amorphe, mais habité par une sourde méchanceté. 



Tashiro, après un discours insensé où il raconte qu’on a remplacé une partie de son cerveau, se plante un couteau dans le crâne. Il veut faire taire le carillon, qui est comme un cri mais pas humain, qui tinte dans sa tête. 

Tashiro a transmis sa malédiction au professeur car quelque chose tinte aussi dans sa tête : l’insatisfaction de se croire un grand cuisinier mais de n’enseigner que pour des élèves qui viennent surtout passer le temps. 

Il y a trop de lames en acier luisant dans cette salle de classe. Trop de reflets lumineux, que projette le train qui passe devant les fenêtres. Les reflets se répercutent sur les murs, ces casiers qui ressemblent à ceux d’une morgue. Ils sont hypnotiques comme les signaux lumineux dans Cure qui réveillaient la pulsion de meurtre plantée par Mamiya dans l’esprit de ses victimes. 



Où déjà avions-nous vu un éclat dévoiler l’identité d’un tueur ? Dans Ténèbres de Dario Argento, où la pointe métallique d’une structure d’art contemporain était frappée par la lumière dans l’appartement vide du tueur. Eclat maléfique comme celui luisant sur la lame du rasoir. Ténèbres est aussi un film sur la contamination du Mal. 

Dans la salle de classe, il y a un fantôme assis sur une chaise. Nous ne le voyons pas mais le professeur hurle de terreur, bouche noire comme un danseur de butô. Dans sa chambre, son fils (un horrible enfant qui ricane à table sans explication) sourit comme un spectre. 



Entre ses doigts, il fait tourner une petit jeu en acier, semblable aux surfaces de la salle de classe de son père. Est-ce lui l'hypnotiseur?


Chaque jour sa femme descend des poubelles contenant des dizaines de canettes métalliques et les écrase une à une. Qui les a bu ? Et où disparait-elle sans explication ?

Derrière un rideau, dans le salon, une petite pièce est un dépotoir, jonché d’objets brisés et d’ordures.




Cet appartement n’est pas tel que nous l’avions cru : est-ce le repaire d’un fou, d’un reclus solitaire ? Parfois le professeur sort dans la rue, regarde autour de lui et rentre terrifié dans son appartement. Qui peuple cette maison ? Quels spectres d’une vie familiale révolue ? 

Entendez-vous le carillon ? 




samedi 23 mars 2024

Tamasaburo Bando, princesse d’ivoire et d’ivresse

Visage écrit (1995) de Daniel Schmid




Il existe une race de vampires qui ne se nourrit pas de sang mais de fard, de bijoux et de parfum. Délicieuses mais peu nourrissantes substances, qui leur permettent à peine de tenir debout, et les plongent dans la langueur, dans des salons à l’air raréfié ou des cabarets où tout semble bouger au ralenti.



Loin de sa Suisse natale, Daniel Schmid alla chercher un de ces vampires sur les scènes du théâtre Kabuki : Tamasaburo Bando, la jeune star des onnagata, ces acteurs spécialisés dans les rôles féminins. Onnagata veut dire « forme de femme », précieuse dénomination qui, à la différence des occidentaux travestis ou transgenre évoque moins l’habit ou la norme sociale que le tracé d’un pinceau… L’acteur qui dessine sur scène cette « forme de femme » a fait de la féminité un art ne pouvant se réduire au visible. 

Au naturel, Tamasaburo Bando a quelque chose de Ryuichi Sakamoto. Mais le naturel a-t-il un sens pour les onnagata ?



Ce qui le sépare de la femme est une fine pellicule de fard blanc et dès qu’il franchit cette frontière, un fantôme bien sûr vient à sa rencontre. Le maquillage est un rituel exécuté par le comédien lui-même, ce qui est une des caractéristiques du kabuki. La peau réelle de Tamasaburo, avec sa couleur réelle, ses imperfections réelles, disparaît, remplacée par la peau idéale, de la princesse qu’il va interpréter sur scène.



« L’onnagata nait de l’union illégitime du rêve et de la réalité » écrivait Mishima dans la nouvelle Onnagata à propos du comédien Mangiku. Celui-ci était inspiré par le plus célèbre onnagata de l’après-guerre Nakamura Utaemon VI (1917-2001). Même si Utaemon était un collectionneur passionné d’ours en peluches, Mishima le décrit comme une créature quasi maléfique, hypnotisante et pouvant mener plonger les hommes dans les gouffres d’amours impossibles. 



« Masuyama éprouvait une sorte de terreur à chaque fois qu'il en était témoin. Une ombre diabolique avait en un seul instant balayé à la fois la scène éclatante de splendides décors et de magnifiques costumes et les milliers de spectateurs attentifs. Cette force émanait sans conteste du corps de Mangiku, mais transcendait aussi sa chair. A ces moments-là, Masuyama sentait jaillir de cette silhouette sur la scène quelque chose comme une source sombre, de cette silhouette tellement empreinte de douceur, de charme féminin, de grâce, de délicatesse, de fragilité. Il ne pouvait pas l'identifier, mais il lui semblait qu'une étrange présence néfaste, dernier résidu de ce qui fascine chez l'acteur, séduisant maléfice qui détourne les hommes et les fait s'abimer dans un éclair de beauté, émanait de la source sombre qu’il avait décelée. Mais simplement nommer une chose n'explique rien. »  

Pour Tamasaburo, simplement nommer « femme » la forme qu’il projette sur scène n’explique rien non plus. Schmid va convoquer une série d’actrices et musiciennes pour tenter de cerner le mystère du comédien. 





Haruko Sugimura, 88 ans, actrice de Derniers Chrysanthèmes (1954) de Naruse, déclare qu’un onnagata « parvient à cueillir et reproduire des détails dont les femmes n’ont pas conscience. Les onnagata nous enseignent beaucoup sur la féminité. » Puis c’est au tour de Han Takahara, geisha et chanteuse de 92 ans, maîtresse d’un art codé de la séduction féminine, d’exprimer la « gestuelle des sentiments et des émotions ». Enfin Tsutakyomatsu Asaji, 101 ans, geisha et joueuse de shamisen (on a l’impression que les femmes pourraient se succéder jusqu’à atteindre des âges impossibles). Son corps est frêle, ses bras et ses mains ne sont que des os, mais au fond de son regard peut-être peut-on encore voir luire cette source sombre dont parle Mishima. La geisha et Tamasaburo sont les légataires d’un art séculaire, mystérieux et primordial puisqu’il concerne le désir et ses illusions.

Parmi la multitude d’histoires qui se croisent dans Visage écrit, il y a celle-ci : sur un bateau longeant le port de Yokohama, deux hommes, dont on imagine qu’ils appartiennent à la pègre, se disputent l’amour de la Geisha du crépuscule. Sur un phonographe tourne Noche de Biarritz des Lecuona Cuban Boys. 



Sommes-nous encore chez les onnagata ou chez Jean Genet, dans Querelle de Brest ou Notre-Dame-des-Fleurs. Les habitués des nuits de Kabukichô savent que cela revient au même. Même s’ils l’enlacent sur le pont du navire, jamais elle ne leur appartiendra car la Geisha du crépuscule n’est que « l’union illégitime du rêve et de la réalité ». Peut-être n’existe-t-elle que par l’amour impossible que se portent ces deux hommes, et qui bien sûr ne peut se réaliser que par les couteaux et le sang. 


Parmi les magiciennes, se glisse le danseur butô Kazuo Ohno, âgé de 89 ans, dansant les pieds dans l’eau du port de Yokohama. Mais est-ce bien lui qui danse où sa création, la Argentina ? Celle-ci se nommait Antonia Mercé et naquit à Buenos Aires en 1890. Admirée par Federico Garcia Lorca, elle subjugua, les scènes mondiales, par ses interprétations de la Danse du feu de L’Amour sorcier, des compositions aux titres énigmatiques tels que La Danse des yeux verts.  En 1977, Ohno fait renaître la Argentina en même temps qu’il fit renaître sa danse abandonnée en 1968. 



Vieillard poudré, vêtu de voiles et de chiffon, coiffé d’un chapeau piqué des fleurs, il ressemble aux squelettes travestis et souriants de la Santa Muerte mexicaine. Ohno, qui put voir Antonia Mercé à Tokyo, déclara : « la Argentina dansait avec son âme ». Désormais c’est lui qui danse avec l’âme de la Argentina. La Argentina était-elle déjà présente en lui avant qu’il ne la convoque d’entre les morts?  Nommer "La Argentina" cette chose qu'Ohno fait apparaître sur scène n’explique rien non plus. 

Tamasaburo fait évoluer sur scène une femme, comme le manipulateur vêtu de noir des marionnettes Bunraku, qui se tient à la lisière de la perception des spectateurs. Mais cette femme, qui est-elle vraiment ? Je est-il une autre ?



« J’ai longtemps cru que je jouais comme une femme, explique Tamasaburo. Mais un jour j’ai compris que je ne pouvais pas voir le monde avec de vrais yeux de femme. Mon regard est celui d’un homme et non d’une femme. Je joue une femme à travers les yeux d’un homme, comme un peintre dessine une femme à travers sa propre perception, avec la distance d’un écrivain décrivant un sentiment féminin. Je me sers de mon âme comme d’un intermédiaire, pour mettre en scène mon image idéale de la femme. J’essaie de rendre la symbolique, l’essence de la femme. Je crois que c’est cela un onnagata.»


Derrière la sublime créature qu’il offre à notre regard, Tamasaburo n’est-il pas lui-même une « forme d’homme », aussi imaginaire et fantastique. Ne risque-t-il pas de se dissoudre sous le fard ?

Le comédien rêve qu’il marche dans une ville déserte plongée dans la nuit, seulement éclairée par les lanternes des théâtres. Il entre dans l’un d’entre eux, se glisse dans les coulisses et observe sur scène celle qui est son double : la princesse héron, qui agite les ailes blanches de son kimono et meure de ne pouvoir s’envoler.


Visage écrit est édité en bluray par Carlotta Films

voir ici





mercredi 24 janvier 2024

Notes sur quelques livres et films

J’avais pris ces notes en décembre 2023 sans avoir eu le temps de les publier. Je les poursuis donc aujourd’hui. D’une année à l’autre, c’est toujours la pluie et le froid qui règnent et pour survivre à ces maussades journées sans soleil, et puisque tutto il resto è noia, une seule solution : peupler sa caverne de livres et de films. 


Ozu. Une affaire de famille de Pascal-Alex Vincent (éditions La Martinière)



Pascal-Alex a eu la gentillesse de m’offrir son magnifique livre sur Ozu. Le cinéma japonais, Ozu en représenterait le symbole le plus pur : les plans fixes, la caméra à « hauteur de tatami », les acteurs filmés frontalement. C'est à la construction de ce style hypnotique que Pascal-Alex Vincent nous invite. Une affaire de famille mais aussi une histoire du Japon débutant dans le cinéma muet, dans un pays en crise et les milieux populaires, voyant apparaître les premiers salarymen, le conflit sino-japonais (où Ozu fut mobilisé), le peuple brisé de la défaite, avant de suivre les Japonais dans leur accès au confort et à l’électro-ménager dans les films en couleur de la fin de sa carrière. 



Son œuvre côtoie brièvement les « modernistes » et la nouvelle vague dont certaines futures stars ont tourné chez lui comme Mariko Okada (Fin d’automne), Ayako Wakao (Herbes flottantes) et Shima Iwashita (Le goût du saké). Le livre est aussi une « petite histoire du cinéma d’Ozu » remplie d’anecdotes, de potins des journaux de l’époque, et de romances réelles ou prêtées au cinéaste, composant un Ozu humain, moins « cadré » que ses films, et un peu vieillard terrible comme le monsieur Kohayagawa de Dernier caprice. 



Ozu meurt en 1963, âgé de 60 ans, ce qui est jeune pour un cinéaste japonais. On peut imaginer un Ozu ayant continué de tourner encore pendant 20 ou 25 ans. Quel regard aurait porté Ozu sur les années de contestation de la jeunesse ? Sur la société du divertissement des années 70 et 80 et le monopole de la télévision ? Sur le consumérisme des années 80 ? Momoe Yamaguchi aurait-elle incarné une jeune fille moderne, née un an après que le cinéma d’Ozu soit passé à la couleur ?  Concordance des temps, le livre est préfacé par Wim Wenders, alors que sort le très beau Perfect Days. 




Le garçon et le héron d’ Hayao Miyazaki



Autre grand maître qui en revanche nous est contemporain : Miyazaki. Je ne prétendrais pas avoir tout compris de ce film foisonnant, labyrinthique mais à la narration et l’animation d’une grande souplesse.  Miyazaki reste toujours atypique. Le symbole pourrait être ce héron, gracieux, mais qui cache dans son ventre un petit bonhomme grassouillet au gros nez - soit son inverse complet. Lorsque le bonhomme ressort, le héron n’est plus qu’un déguisement. Il y a ainsi au cœur de cette histoire tragique d’un garçon ayant vu sa mère brûler vive pendant le bombardement de Tokyo, toujours cet esprit drolatique. Ainsi la tribu d’adorables mémères, hautes comme trois pommes, et taxant des cigarettes. Elles me rappellent ces vieilles tortues que je vois trottiner toutes courbées, dans les rues et les couloirs du métro. Ce sont en fait des yokaïs et malgré tous mes efforts, je ne parviens jamais à les prendre en photo : elles ne se déplacent pas à vitesse humaine. 


Yuki-onna à la galerie Da-end 

Je suis passé en décembre par la galerie da End, dont la thématique est yuki-onna. Je n’ai pas vraiment vu l’enchanteresse et glaciale femme des neiges, mais des lithographies de Toshio Saeki, une très jolie miniature de Satodhi Saïkusa 



et une belle photographie de Daido Moriyama. Au fond cette femme nous offrant l'intérieur de ses cuisses, comme un paysage de neige nocturne, mais dont le flou frustre notre désir, est peut-être la vraie incarnation de Yuki. 




L’obs hors série, Novembre 2023 : le pouvoir des mafias. 




Une belle couverte de Bruce Gilden flashant l’ancien yakuza Noya Abe, devenu auteur de manga sous le nom de George Abe. Jake Adelstein évoque dans un article, une organisation religieuse ultra puissante : la Soka Gakkai, fondée avant la seconde guerre mondiale, qui dompte désormais 8 millions de membres et possédant même presque entièrement le quartier de Shinomachi à Tokyo. Actif aussi dans la politique au parti libéral démocrate, le Soka Gakkai a également recours à des yakuzas pour certaines opérations. Encore un exemple de l’action liens des gangs dans la face cachée d’organisations légales. 

En bonus, les toujours splendides femmes (de) yakuzas de Chloé Jafé.




Perfect days de Wim Wenders



Wenders m’apprend un mot japonais : Komorebi, la lumière du soleil jouant avec les feuilles des arbres. Goût pour les choses infimes et fugitives, mais aussi puissances de l’imperfection et de la fragilité, car jamais le soleil ne pourrait traverser le béton. Perfect days m’a fait penser à Richard Breautigan, et chaque étape de la journée de monsieur Hirayama pourrait être un chapitre du Tokyo Montana Express. Imaginons : « Les 4000 toilettes publiques de Tokyo », « la cassette de Lou Reed qui valait de l’or », « Les deux amours de la mam-san », « Un seul livre à la fois »… 



Si la jeunesse ne tient pas en place, doit prendre la route, et faire des expériences, la vieillesse continue le voyage sur un autre mode : celui d’une routine heureuse, et explore un territoire tout aussi infini où chaque jour peut devenir œuvre d’art intime, surtout quand il s’achève devant la mama-san de son bar favori. 



Le film m’a aussi rappelé cette vérité simple : oui, Tokyo est l’une des villes les plus propres du monde, parce que les Japonais sont soucieux du bien commun, mais aussi parce qu’il y a des gens qui la nettoient chaque jour. Monsieur Hirayama est encore vigoureux, mais derrière son soin méticuleux à nettoyer les toilettes, on perçoit une réalité sociale plus dure : celle des travailleurs âgés qui gardent les parkings, font la signalisation devant des travaux, travaillent dans les restaurants, ou ceux qui pistent les fumeurs et leur tendent une bouteille de soda pour qu’ils y éteignent leur cigarette. Lorsque son assistant lâche son travail, il doit en exécuter le double, et on sent que c’est bien trop pour lui. 


Petit éloge de l’errance (2014) d’Akira Mizubayashi



Par hasard, après Perfect Days, je retrouve dans ma bibliothèque ce Petit éloge de l’errance, si mince que je croyais l’avoir perdu depuis longtemps. Les premières pages sont une longue et belle description de Yojinbo de Kurosawa, le rônin devenant pour lui la personnification du Japon de l’après-guerre, traçant un chemin hasardeux mais déterminé, dans un monde chaotique. « Notre yojinbo, une fois qu’il a pris note de la direction indiquée par la branche d’arbre lancée au hasard en l’air s’est mis en effet à marcher d’un pas ferme et assuré dans le vaste champ désert. »


Keiko kishi, une femme libre de Pascal-Alex Vincent



Outre son évocation attachante d’Ozu, Pascal-Alex Vincent nous propose de rencontrer Keiko Kishi dans un documentaire poursuivant ses portrait d'actrices japonaises : Miwa, et Kunyo Tanaka. Ozu n’est évidemment pas loin puisque Keiko a tourné dans Printemps précoce. Keiko Kishi c’est aussi la femme des neiges de Kwaidan, la Eiko de Yakuza de Pollack, l'actrice de Naruse et Kon Ichikawa. Mais aussi une française d'adoption mariée au cinéaste Yves Ciampi ; une productrice avec les actrices Yoshiko Kuga et Ineko Arima, entre autres de Fleur pâle de Shinoda et de Kwaidan. Dans les années 70, s’éloignant du cinéma, elle fut aussi une globe-trotteuse intrépide, réalisant des reportages en Iran pendant la révolution. Le film contient une interview exclusive réalisée l’été dernier à Tokyo. Elle fête cette année ses 91 ans. La particularité de Keiko Kishi est d’avoir été énormément filmée par sa famille dans des home-movies, et d’avoir été une des personnalités du milieu artistique parisien dans les années 50, fréquentant Cocteau et jouant pour lui au théâtre. Léguée à la cinémathèque, les archives de Keiko Kishi fournissent une passionnante matière au documentaire de Pascal. 


Godzilla Minus One de Takashi Yamazaki



L’excellent Godzilla Minus One prouve qu’un film d’action peut aussi être (relativement) lent, avec des plans fixes. L’attaque de Ginza est particulièrement magnifique, et l’introduction du thème musical donne des frissons. Godzilla lui-même est majestueux, avec cette idée formidable d’avoir conservé, alors même qu’il est en CGI, une certaine rigidité et un côté mastoc,  comme si un acteur se cachait encore sous sa peau. Mais tout de même, on ne peut pas faire l’impasse sur un discours politique pour le moins curieux. L’affrontement en 1947, entre Godzilla et un Japon privé d’armée, abandonné par les USA en pleine guerre froide, permettrait au peuple de laver la honte de la défaite. Le patriotisme et le fascisme ne sont jamais évoqué mais, comme le déclare un scientifique, beaucoup d’hommes sont morts aux combats à cause d’armes et avions défectueux. Que de vies auraient été épargnées si les avions des kamikazes avaient été dotées de sièges éjectables ! Enfin sans aller jusqu'au nationalisme, puisqu’au fond le film rejette in fine l’idée du sacrifice, c'est plutôt l'effet étrange de voir un film restituant l'esprit de 1947, et réclamant au moins des forces d'autodéfense.


Angel Guts Red Porno (1981) de Toshiharu Ikeda



Revision à la Filmothèque, dans le cadre du ciné-club de Stéphane Delorme, du plus cauchemardesque des Roman Porno Nikkatsu. A l’exception des scènes où Nami couche avec son collègue de bureau dans un hôtel, toutes les scènes érotiques sont des scènes de masturbation ou des images mentales. Vision hallucinée d’un monde d’hommes et de femmes séparées, presque un apartheid où, ne circulent que des images érotiques industrielles, productrices de fantasmes. Rien n’est plus difficile que de franchir ces parois de verre pour qu’une vraie rencontre se produise.