samedi 23 mai 2020

Kinji Fukasaku : La comédie inhumaine des yakuzas


Né en 1930, et donc encore adolescent à la fin de la guerre, Fukasaku ne cesse de revenir sur la naissance catastrophique du Japon moderne dans les décombres de Tokyo et les cendres d’Hiroshima. Fukasaku entre à la Toei, jeune compagnie fondée en 1950 désireuse d’apporter un sang neuf au cinéma de genre. Il y effectuera l’essentiel de sa carrière puisque Battle Royale s’ouvre également avec la célèbre image de la vague fracassant les rochers. Après quelques comédies policières interprétées par Sonny Chiba, il tourne en 1964 Hommes, porcs et loups dans les bidonvilles de Tokyo. Ce film inédit en France, aussi révolté que L’Enterrement du soleil d’Oshima ou Accatone de Pasolini, fonde sa vision nihiliste de l’humanité et son jusqu’au-boutisme formel. Dans le village de taules et de boue qui les a vus naître, trois frères s’entretuent pour un butin, symbole d’une liberté inaccessible. Seul l’aîné, homme de main servile d’un clan yakuza, en réchappe mais paye sa survie par une déchéance morale absolue. 

Un monde en négatif


Alors que ses confrères Gosha ou Misumi perpétuent de façon névrotique la geste des samouraïs, Fukasaku trouve son inspiration dans le film noir américain. Du cinéma de Fuller et Siegel, il amplifie la violence, non seulement physique mais aussi stylistique, renversant brutalement le cadre, jetant sa caméra dans les combats et emplissant l’écran de visages exorbités par la haine ou la douleur. Lors du final expérimental de Hommes, porcs et loups, il anamorphose les images comme s’il voulait les étirer jusqu’à la déchirure. A la façon d’un Wakamatsu et des cinéastes de la Nouvelle vague japonaise, Fukasaku est un destructeur rejetant l’héritage des maîtres classiques. Il refuse le sentimentalisme et se place délibérément dans le camp du mal. Dans l’étonnant Chantage (1966), autre film noir inédit, un cadre supérieur dont la famille est séquestrée marche dans Tokyo filmé en négatif, comme s’il prenait conscience de l’envers criminel de la société. La figure centrale de cet antimonde est le yakuza dont Fukasaku fait un maudit, une créature dostoïevskienne possédée par un mal d’abord historique. Le yakuza ne se défini jamais par rapport à une société légale qui demeure d’ailleurs introuvable. Les policiers usent des méthodes de la pègre et s’inscrivent dans un système de clan, s’ils ne sont pas eux-mêmes d’anciens yakuzas comme dans Police contre syndicat du crime (1975). Dans Tombe de yakuza et fleur de gardénia (1976), le détective devient le frère de sang d’un malfrat et accélère sa corruption en plongeant dans la drogue.  Même la prison ne relève plus de la loi mais, en tant que rite de passage, fait partie intégrante de la « société des gangsters ». 

Chroniques criminelles du Japon


La série Combat sans code d’honneur (cinq épisodes entre 1973 et 1974) retraçant une sanglante lutte de pouvoir à Hiroshima, est l’expression la plus radicale de ce resserrement narratif autour de la seule criminalité. Brassant les destins de plus d’une trentaine de personnages, de 1945 à l’aube des années 70, la série peut se lire comme une comédie inhumaine chez les gangsters ou l’histoire du Japon racontée par les yakuzas. Au début de chaque épisode Fukasaku fait s’élever le champignon atomique au-dessus d’Hiroshima ; « Mourir pour le Japon » n’a désormais plus de sens et les Japonais vont adopter les valeurs du vainqueur : le culte de l’économie et un libéralisme littéralement « sauvage ». 
Tourné la même année que le premier Combat sans code d’honneur, Sous les drapeaux, l’enfer (1973) en est l’arrière fond historique. Ce projet très personnel, financée en dehors de la Toei avec la petite compagnie Shinsei Eigasha, relate la déroute d’un bataillon en nouvelle Guinée à la fin de la seconde guerre mondiale. L’ennemi américain est quasiment absent excepté un pilote exécuté de façon atroce. La principale menace vient du bataillon lui-même et du fanatisme militaire : les supérieurs deviennent des tortionnaires, la survie pousse au cannibalisme, et le Japon impérial n’est plus qu’un mirage de l’autre côté du Pacifique. Pour Fukasaku, la guerre n’a jamais pris fin et se poursuit dans les luttes fratricides des clans tout autant dénuées de sens et d’idéal. Concrètement, les yakuzas, pour la plupart des soldats survivants, se sont enrichis grâce au marché noir. Au plus bas de la hiérarchie se trouve un lumpen de jeunes gangsters trop jeunes pour avoir été envoyés au front, et accomplissant les basses-œuvres. La plupart du temps, il s’agit de missions expéditives les conduisant derrière les barreaux à la place de leurs chefs. 

Les yakuzas maudits


Fukasaku a sonné le glas définitif du Ninkyo eiga, le film chevaleresque des années 1960, exaltant le prétendu code d’honneur des yakuza. Comme le soulignait Jean-François Rauger pendant la conférence « Qui êtes-vous Kinji Fukasaku ? », dans le Ninkyo eiga, par exemple Blood of Revenge (1965) de Tai Kato, les yakuzas étaient parés de valeurs morales paradoxalement supérieures à celles des honnêtes gens. Nul héroïsme dans les épopées de Fukasaku qui ne sont que soif de vengeance, alliances nouées pour être aussitôt rompues et corruption. Toute l’ironie de Fukasaku peut se lire dans cette scène du premier Combat sans code d’honneur où une phalange coupée atterrit dans un poulailler où les volatiles commencent à la manger. Les yakuzas sont des monstres mais aussi des idiots terrorisés par leur propre violence. Les exécutions sont désordonnées et convulsives, comme si Fukasaku se faisait un devoir moral de leur enlever toute grandeur. Même dans le cadre très narratif du yakuza-eiga, Fukasaku n’abandonne pas les innovations formelles des années 60. La caméra n’a rien perdu de son dynamisme, chavirant sous les impacts de balles au son des stridences jazz de Toshiaki Tsushima et la pellicule est souvent cramée ou irradiée par les néons, annonçant les futurs effets photographiques de Wong Kar-wai. 
Cette hystérie qui n’épargne pas le support lui-même, est incarnée à la perfection par le très corporel Bunta Sugawara. Sanguin et surexpressif mais aussi enfantin et buté, il porte en lui la colère de ce cinéma. Les tatouages qui couvrent son corps, autrefois fierté des yakuzas, évoquent une lèpre, la brûlure symbolique que la bombe aurait laissée sur sa peau. Dans ce naturalisme halluciné, la mort ne parvient pas à briser la chaîne des malédictions. Même après l’exécution du gangster qui l’a violée et prostituée, la jeune femme des Trois frères chiens fous (1972), ne peut échapper à son emprise. Alors qu’elle mange un bol de nouille, s’inscrit en lettres de sang sur l’image : « Plusieurs mois plus tard, cette femme donna naissance à un bébé portant le sang du chien enragé. » La sentence concerne la femme perpétuant une lignée maudite mais aussi le yakuza voyant son destin se perpétuer même au-delà de la mort. 
Ne pas pouvoir mourir est aussi la malédiction de Rikio, le yakuza drogué et nihiliste du Cimetière de la morale (1975). Multipliant les meurtres et les sacrilèges, il est littéralement un paria au sein du clan. Les autres membres n’osent pas l’abattre, comme s’il concentrait tout le mal et la folie de leur monde. Lui-seul ayant le pouvoir de s’enlever la vie, il laisse comme note de suicide sur le mur de sa cellule : « Trente ans de vie, trente ans de bordel ! Quelle rigolade ! » Les Yakuzas de Fukasaku ne créent rien, ne produisent que la mort et parfois même la dévorent, comme Rikio croquant les os calcinés de son épouse en un dernier hommage. Ces bêtes cruelles, nées de la guerre et du fanatisme militaire, exercent à leur tour une action cannibale sur la jeunesse du pays. En arrière fond des luttes de pouvoir complexes, chaque Combat sans code d’honneur retrace le destin d’une jeune recrue, de son enrôlement à sa mort violente. Lors de l’ultime cérémonie funéraire terminant la série, Bunta Sugawara avoue ne même pas se souvenir du visage de ce garçon mort pour le clan. Le gangster observe la propre insignifiance de son existence et le vide qu’il laissera derrière lui. 

Un cinéaste de la catastrophe


« A la place du bidonville, se dressa bientôt un de ses champs de pétrole qui firent du Japon la seconde puissance mondiale, et bientôt les yakuzas furent avalés par la fumée noire du capitalisme », telle est la conclusion du Blason ensanglanté (1970) décrivant l’expropriation sauvage d’habitants d’un village de taules par des clans aux ordres d’industriels. Bras armé du capitalisme, les gangsters finirent par s’y fondre, se regroupant en associations « politiques », pour la plupart d’extrême droite.  Fukasaku lui-même tirait ses dernières cartouches au milieu des années 70. Nouveaux combats sans code d’honneur (1974-1976), une trilogie assez faible revenant sur les clans d’Hiroshima, prouvait que le filon était désormais tari. Alors que la technologie japonaise envahissait le monde, la critique du capitalisme n’était plus de mise et la science-fiction, les adaptations de best-sellers et les produits sur-mesure taillés pour de jeunes idoles de la chanson dominèrent alors le box-office. Fukasaku suivit le mouvement et se tourna vers le film historique (Le Samouraï et le shogun, 1978), la science-fiction inspirée par Star Wars (Les Evadés de l’espace, 1977, qui donna naissance à la série San Ku Kai), le film catastrophe (Virus, 1979) et les produits pour adolescents (dans La Légende des huit samouraïs, 1983, avec l’idole Hiroko Yakushimaru). 
Bien que moins éclatante la suite de la carrière de Fukasaku réserve cependant de belles surprise. Histoire de fantôme à Yotsuya (1994) réintègre le célèbre fantôme d’Oiwa à la légende des 47 rônins et contient un splendide combat abstrait sous la neige. Retour mélancolique au film de gangster, Un jour étincelant (1992) oppose vieux et jeunes braqueurs. Le couple de chiens fous, au premier abord hystérique et décérébré, se révèle romantique et idéaliste, tandis que les anciens, perclus de dettes, n’ont pour horizon que de nouveaux braquages. Si la violence du cinéma de Fukasaku n’était plus en phase avec la période de prospérité du Japon, ce fut l’éclatement de la bulle économique qui lui  permit de signer son ultime chef-d’œuvre : Battle Royale (2000). L’économie, ce nouvel impérialisme dont les films de Yakuza montraient l’avènement, avait chuté à son tour, entraînant un désordre moral aussi violent que celui de l’après-guerre. Le jeu Battle Royale était alors destiné à redonner le goût de la compétitivité à des adolescents désengagés, refusant le travail et l’éducation. Encore fois, le cinéaste montrait une vieille génération cynique, incarnée par Takeshi Kitano, prête à envoyer la jeunesse à la mort pour conserver ses privilèges. A 70 ans, Fukasaku signait un nouveau brûlot anarchiste, concluant magistralement une œuvre placée sous le signe de la catastrophe. 


Texte paru dans le n°703 des Cahiers du cinéma (septembre 2014), à l'occasion de la rétrospective Kinji Fukasaku à la Cinémathèque française du 2 juillet au 3 août 2014.
Les images sont extraites de Battles Without Honor and Humanity: Final Episode (1974)