dimanche 22 mai 2016

Tomie, l'adolescente illimitée


Le moteur principal des mangas de Junji Ito est l’obsession : les spirales (Spirale), les animaux marins (Gyo) ou les chats (Le Journal des chats). Ils nous font comprendre ce qu’est avoir un esprit obsessionnel. Ça ne vous est jamais arrivé de marcher dans la rue et de vous dire : « C’est étrange, toutes les femmes que je croise aujourd’hui sont blondes »? Ou encore : « Depuis 30mn que je suis à cette terrasse de café, c’est incroyable le nombre de bossus que je vois passer » ? (Cette réflexion est véridique).  Ou encore : « ce train est remplie de sosies de Jean-Pierre Chevènement » ? (véridique aussi).
C’est cela les récits de Junji Ito : si on commence à voir des spirales on ne voit plus que ça, on les recherche même et on finit par avoir le cerveau en spirale. Et au Japon, des spirales, il y en a partout, jusque dans la soupe.
Le cycle Tomie (20 récits entre 1987 et 2000) est aussi un récit d’obsession. Soit les aventures d’une adolescente à la beauté surnaturelle qui parasite des écoles, des familles, des groupes d’amis, provoque la passion suivie de crises de folies meurtrières. 
Tomie finit invariablement démembrée par ses amoureux ou rivales mais renait à chaque nouvel épisode. On pense d’abord que Tomie est un fantôme, peut-être une jeune fille assassinée comme Sadako ou les membres de la famille Saeki dans Ju-on, et qu’elle accomplit une vengeance systématique, pour ne pas dire mathématique. Pourtant, Tomie ne s’inscrit pas dans la logique des fantômes japonais qui, aussi effrayant soient-ils demeurent immatériels et n’ont pas de contacts physiques avec les humains. A ce titre, elle ressemblerait d’avantages aux fantômes coréens des années 2000 comme ceux de la série Whispering Corridors (Yeogogoedam, 1998-2009) : sanguins, violents, souvent dissimulés sous une apparence humaine et n’hésitant pas à tuer, le plus souvent à l’arme blanche. Tomie se rapproche aussi de la body-horror comme si à partir d’un seul membre coupé de Tomie, une Tomie entière était capable d’être produite. Dans l’histoire La Chevelure (1995) un cheveu qui se greffe sur le crâne d’une jeune fille la transforme peu à peu en Tomie. Est-elle animale, comme une sorte de salamandre, ou bien végétale, pouvant se reformer par boutures ? Et lorsque les reproductions se dérèglent Junji Ito dessine des grappes anarchiques de Tomies. 
Dans l’épisode L’agresseur (2000), du sang de Tomie a été injecté à des nourrissons qui toutes sont devenues des Tomie du même âge, ont grandi dans des milieux différents, et cherchent à s’éliminer. La guerre des Tomies donc.
Comme beaucoup de dessinateurs japonais, Junji Ito dessine un seul type de personnage, qu’il soit fille ou un garçon. On retrouve dans ses autres récits des filles ressemblant trait pour trait à Tomie. A un détail près : un grain de beauté sous l’œil gauche est le signe distinctif de la créature. Tomie est donc surtout une métaphore de l’identité qui a un certain point de ressemblance finit par s’entredévorer ou prendre des formes cancéreuses. La perte de l’individualité est évidemment la terreur japonaise par excellence, et si Tomie est une adolescente habillée en uniforme marin, ce n’est pas un hasard. Tomie pourrait ainsi être une adolescente originelle, éternelle shojo, c’est-à-dire vierge et sans cesse prise dans un mouvement de renaissance. Mais évidemment une ankoku shojo, vierge des ténèbres,  monstrueuse et cannibale. Figure autant consommatrice que consommée, elle dévore les garçons par la passion qu’elle inspire et les filles par la jalousie et l’obsession de la beauté. Quant aux adultes, qui constituent son entourage, ils sont amaigris, les yeux caves, et la peau creusée, comme des drogués affamés de Tomie et  jamais rassasiés.
Tomie a donné lieu tout d’abord à huit films entre 1999 et 2007, dont un réalisé par Takashi Shimizu l’auteur des Ju-on, Tomie: Re-birth (2001). Aucun n’est remarquable, et les actrices interprètes de Tomie très décevantes. Tomie a connu sa meilleure renaissance en 2012 avec Tomie Unlimited de Noboru Iguchi. La folie organique qui est le propre d’Iguchi s’accorde parfaitement à l’univers d’Ito.

Pourtant, la meilleure adaptation n’est pas un film mais une série de photographie Yoshida Shun. Elles mettent en scène Junji Ito lui-même entouré de Tomie et plutôt de « Tomies », la parthénogénèse délirante de l’adolescente étant reproduite à la perfection. Cela est d’autant plus troublant qu’Ito donne souvent son visage d’étudiant sage à ses personnages masculins. 

La seconde série adapte certaines cases du manga (L'hôpital Morita par exemple), le travail photographique parvenant à restituer la terrorisante beauté de Tomie. 

La série sur le site de Yoshida Shun ici et ici (attention le site a une bande-son de pure J-horror)
Les histoires de Tomie sont éditées en France par Tonkam ici
Tomie Unlimited est édité en DVD/BR par Elephant Films