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dimanche 10 septembre 2017

Femmes damnées

Guilty of Romance





Izumi, nue devant son miroir, répète inlassablement, comme un mantra, son boniment de vendeuse de supermarché. La scène est l’une des plus belles de Guilty of Romance et l’une des plus violentes. Bien qu’épouse d’un riche écrivain, la jeune femme observe, dans toute sa trivialité, son statut de prolétaire d’une classe masculine dominante.  Femme au foyer en tablier de soubrette, vendeuse de saucisses, modèle pornographique, prostituée… Izumi passe d’un état d’exploitation à l’autre et traverses les sous-mondes cauchemardesques de la société japonaise. De l’aveu de Sono Sion, le titre Guilty of Romance peut se lire comme « Les crimes de l’amour », faisant d’Izumi une innocente Justine tokyoïte qui trouve, en la démoniaque Mitsuko, sa Juliette et son initiatrice. Professeur d’université, Mitsuko devient la nuit une prostituée folle et violente qui hante les ruelles de Maruyama, le quartier des love hotels de Tokyo. Là, en marge des palais rococo abritant les couples illégitimes, se dissimule le lieu des plus terrifiantes dégradations : un love hotel en ruine, anamorphose infernale du foyer des deux jeunes femmes. En référence à Kafka, Mitsuko appelle le lieu de débauche le Château et vient y expier l’amour incestueux qui lui brûle les entrailles. Izumi aura elle aussi la révélation des mensonges de son foyer mais son propre château se trouve ailleurs, au plus bas du marché de la chair.
Mitsuko détient l’expérience sexuelle mais, comme professeur de littérature et « narratrice » sadienne, maîtrise aussi le pouvoir des mots.  « Savoir le japonais et quelques mots de langues étrangère » (Sono Sion reprend ici la poésie de Ryuichi Tamura, On my way home) est le trésor et la malédiction que se transmettent les deux femmes. Mitsuko achève l’initiation de la jeune épouse par : « Maintenant tu comprends le sens des mots Izumi Kikuchi. » Izumi prend alors conscience du monde où elle évolue et de sa propre valeur marchande. Sono Sion refuse toute rédemption à ses personnages mais n’en fait pas pour autant les simples marionnettes de son théâtre de la cruauté.  Il poursuit davantage l’érotisme noir des auteurs de roman porno des années 70 comme Masaru Konuma ou Noboru Tanaka. Les bourgeoises modèles, idéalement incarnées par Naomi Tani, étaient humiliées, soumises, contraintes mais dévoilaient soudain un autre visage, transfiguré par le désir. Pétrifié, leur maître réalisait qu’il n’avait jamais été qu’un intermédiaire entre la femme et son propre plaisir. Au fond, les dispositifs sadiques n’avaient pour but que de contenir, sans succès, une sexualité féminine médusante, redoutée par la société.  Sono Sion saisit lui-aussi ce basculement sur les visages de ses deux fascinantes actrices, la sensuelle Megumi Kagurazaka (Izumi) et l’androgyne Makoto Togashi (Mitsuko), qui se métamorphosent en démons échevelées pour briser leurs jougs. 
Bien qu’il n’use pas de symboles aussi apparents que les cordes du cinéma SM, Sono Sion montre des héroïnes également asservies, prises au pièges d’espaces dominées par l’autorité masculine : pour Izumi un appartement lumineux  et aseptisé, pour Mitsuko un sombre manoir gothique avec mère folle et peinture maudites. N’être jamais vraiment vue et désirée par son mari anéanti Izumi. C’est en revanche le regard omniprésent d’un père vampirique, qui l’a peinte et figée dans une relation incestueuse, auquel Mitsuko ne peut échapper.  Dans la fureur désespérée des deux femmes pour se soustraire à cette emprise, Sono Sion retrouve la grande dimension formaliste et expérimentale du cinéma japonais des années 60 et 70 : c’est le visible lui-même qui cède et les couleurs qui explosent sur les corps. Si, après l’apocalypse, la mort et les ténèbres, il ne reste qu’un monde réduit aux seules pulsions, celui-ci n’est pas exempt d’une joie secrète. Chez Oshima, dans L’Empire des sens, c’est le visage radieux d’Abe Sada, conservant le pénis tranché de son amant. Dans Guilty of Romance, c’est le sourire énigmatique d’Izumi qui pisse devant un groupe d’enfant sur une plage au crépuscule, et trouve le regard qui la fait exister.

Critique parue dans Les Cahiers du cinéma, n°680, juillet-août 2012

dimanche 24 janvier 2016

L’adolescente japonaise ou l’impératrice des signes


Le 10 juillet 2015, je présentais un cours de cinéma au Forum des images sur le thème de l’adolescente japonaise. Sujet qui ne fait pas que traverser la littérature, les mangas et le cinéma mais qui, en chair, en os et minijupe sillonne surtout les rues de Tokyo. J’en profitais pour attaquer quelques idées reçues : l’uniforme n’était pas un signe de soumission mais bien au contraire d’émancipation lorsqu’au début du XXeme siècle les jeunes filles quittaient leurs kimonos pour aller à l’école ou faire du sport. C’était au contraire une façon de libérer l’esprit et le corps du féodalisme. Qu’il soit devenu un objet de fantasme, c’est une toute autre histoire. 
Durant mes recherches, je découvrais une auteur de romans pour jeunes fille (ou « class S » ou encore « yuri »), sorte de version Japonaise de Colette :  Nobuko Yoshiya, dont les œuvres sont centrées sur des « jeunes filles en uniformes », dévorées par des passions homosexuelles. Autre plaisir, et pas des moindres, projeter sur l’écran de la salle 500 du forum le clip Aitakatta des AKB48. Pourtant ces idoles de 15 ans qui envahissent le cinéma et la chanson ne sont pas que des poupées kawai en costume marin. Impératrices des signes, les adolescentes sont d’abord animées par la passion de la métamorphose, des jeux de rôle, et de l’hybridation. Romantique, androïde, guerrière ou transgenre, l’adolescente devient, chez des cinéastes tels que  Shinji Somaï (Sailor Suit & Machine Gun), Nobuhiko Obayashi (House) ou encore Sono Sion (Love exposure), une créature expérimentale et panique.
Qui est donc alors l’adolescente japonaise : une figure de l’émancipation, de la consommation ou du chaos ?







Trois extraits en intégralité

Sailor Suit and machine gun (Shinji Somai, 1981)


The Cherry Orchad (Nakahara Shun, 1990)

Helter Skelter (Mika Ninagawa, 2012)



Iconographie
Hideko Takamine à 16 ans

Momoe Yamaguchi




Hiroko Yakushimaru




AKB48


Yokotan du groupe Urbangarde



Catalogue Rocco Nails

Catalogue Olive des Olive

Schoolgirl Complex



Schoolgirl Complex (2010) est une très belle série de livres de photos signées Aoyama Yuki, qui envisagent l’écolière comme une créature quasi fantastique, une espèce à part. Il n’y a jamais de visage mais des fragments de corps et de vêtements. Ces corps tirent partie des pouvoirs de l’uniforme (états oniriques qui leur permet de se dégager de l’apesanteur) mais semblent également lutter contre la loi que leur imposent ces quelques pièces de tissus. Postures extraordinaires, torsions de corps qui amènent au-delà de la forme humaine, contamination par les fétiches (un visage dévoré par les rubans), l’univers de Schoolgirl Complex est forcément trouble et Aoyama Yuki multiplie les images floues derrière des vitres ou des voiles. Ces écolières sans visages montrent la formation des désirs, embryonnaires, qui tentent de se dégager de leur chrysalide ou en tout cas d'un carcan social.



















dimanche 3 janvier 2016

Trois anniversaires de Sono Sion



Le temps et les anniversaires sont des obsessions pour les personnages de Sono Sion. La jeune épouse de Guilty of Romance, quelques jours avant l’anniversaire de ses trente ans, dérive vers le quartier des love hotels de Shibuya et la prostitution. Le cinéma de Sono Sion est existentialiste, si tant est qu’on veuille encore donner à ce mot un sens et qu’on soit préoccupé par la seule chose qui nous soit léguée à la naissance.

Anniversaire 1. Je suis Sono Sion (Ore Wa Sono Sion da !, 1985)
Un de ses premiers court métrages, tourné en école de cinéma, Je suis Sono Sion relate les derniers jours du cinéaste avant son anniversaire. Une série de saynètes parfois cocasses (il taquine une amie en imitant sa voix aigüe), drôles et angoissantes (un punk, tendance new wave japonaise, lui rase la tête malgré ses supplications), classiquement surréalistes (il embrasse des statues) et une symbolique que l’on retrouvera dans ses futurs films (pantomime dans un appartement vide)... mais le fond du film est cette affirmation : je suis Sion Sono.




L’anniversaire de Sion marque la fin du film, et donc sa naissance comme cinéaste : le 6 décembre à 21h30 et 30 secondes. C’est son anniversaire mais ses images sont noires, sa pellicule n’étant pas assez sensible... pas complètement noire bien sûr, mais remplies d’accidents, de taches, de floutés colorés et, par l’usure du temps, de rayures expérimentales. Ces images défectueuses ne sont pas une fin, mais contiennent toute une potentialité tumultueuse.

Anniversaire 2. Bicycle Sigh (Jintensha toiki, 1990)
Un personnage, à tête de gorille, s’introduit dans la chambre d’un apprenti cinéaste. Il déclenche le projecteur super-8, mais la pellicule, sortie de la bobine, se déverse sur le radiateur et fond en même temps que se déroule la projection. Sur le mur, une jeune fille court dans un pré, et puis s’éloigne au fond de l’image. Elle disparaît en même temps que se désagrège la pellicule.



Le film du souvenir passe dans une chambre vide, pour personne (car le gorille n’existe pas, bien sûr), et s’efface peu à peu. C’est une des belles idées du premier long métrage de Sono Sion, sur la vie fantaisiste, mais solitaire et mélancolique, de deux adolescents.
Ils croient qu’une société secrète veut faire disparaître les habitants de «10 chi street, Nakamachi,Toyokawa» ; un acteur fantôme, avec un masque de Godzilla, apparaît dans leurs films ; Shiro (Sono Sion) se déguise en super-héros (goût du travestissement que l’on retrouve dans ses futurs films) pour sortir son ami de l’hôpital.



Le 1er janvier Shiro passe son anniversaire, ivre mort, écroulé dans le couloir d’un métro désert. Quant à au cinéaste, il gâche la rencontre avec la famille de la fille qu’il aime.
Par la progression de leur imagination, les deux amis (en fait les deux doubles de Sono Sion) parviendront pourtant à s’évader de Toyokawa. Dans le court métrage qu’ils tentent de finir, une des bases d’un terrain de base-ball quitte sa trajectoire, se poursuit sur la route, jusqu’à l’océan. Il faut entrer dans le film - devenir cinéaste - pour sortir du quotidien.

Anniversaire 3. Keiko desu kedo (1997)

Keiko, prise aussi dans le décompte des jours jusqu’à ses 28 ans, est également obsédée par le temps et les réveils. 



Elle invente des comptines, disant "bonjour" et "au revoir" aux secondes. Elle filme des bulletins d’informations (Keiko’s News Today), jouant une présentatrice surexcitée commentant sa journée. Mais qu’a-t-elle fait à part marcher dans la rue, prendre le métro et boire un café ? 



Et tout se brise lorsqu’elle apparait sans maquillage ni perruque, et regarde tristement la caméra. Aujourd’hui, elle n’a rien fait, il ne s’est rien passé, elle a à peine existé. Elle n’a fait que vieillir imperceptiblement. Dans un autre plan, un des plus beaux, Keiko est immobile, d’une fixité photographique, sans même un battement de cil. Seul mouvement dans l’image : la trotteuse du réveil poursuivant sa révolution obstinée... et la faisant vieillir, de seconde en seconde.
Keiko finira pourtant par s’évader de son monde d’objets et de solitude. Comme plus tard la policière de Guilty of Romance courant après le camion à ordures avec ses sacs poubelles, elle traverse son quartier, puis atteint un paysage de neige, aussi blanc que sa maison étaient emplie d’objets colorés.
Love exposure, le chef d’œuvre de Sono Sion est surtout une suite de recommencements et de nouveaux départs...
Il n’y a jamais de fatalité dans les films de Sono Sion. Pas même celle du temps. Tout est toujours possible.