Affichage des articles dont le libellé est Pinku. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Pinku. Afficher tous les articles

dimanche 17 avril 2022

Cinq fleurs secrètes du cinéma japonais

 



Sayuri strip-teaseuse

Tatsumi Kumashiro s’inscrit dans une veine néo-réaliste, explorant les marges d’une société de plus en plus capitaliste et américanisée. Ses personnages en sont les laissés pour compte : ouvriers de chantiers, femmes à la dérive, ou danseuses de clubs érotiques. 



Dans La Femme aux cheveux rouges (1978), à la frénésie consumériste du Japon répond celle, sexuelle et dévastatrice, d’un couple prolétaire, dénué de tout. Même leur appartement délabré semble accorder ses matières à leurs ébats,  suintant d’humidité et la pluie gouttant du plafond se mêlant à la sueur de leurs corps. La Femme aux cheveux rouge est aussi le rôle de référence de Junko Miyashita, la plus grande actrice de mélodrame pink, qui donne littéralement l’impression de consumer pendant les scènes d’amour. Le néo-réalisme de Kumashiro emprunte un ton plus léger dans Sayuri strip-teaseuse (1972). Le titre exploite la réputation d’une célébrité de l’époque jouant son propre rôle : Sayuri, danseuse burlesque terminant son spectacle en nu intégral, ce qui lui valut de fréquentes interpellations pour obscénité. Exceptés quelques numéros et une sidérante séquence sur un plateau tournant où elle raconte sa vie à des quinquagénaires transis, elle n’est qu’un personnage secondaire. 



Il s’agit surtout pour Kumashiro de se faire le chroniqueur malicieux d’un petit monde interlope peuplé de strip-teaseuses sentimentales, de yakuzas amoureux et de flics ne sachant comment contenir leurs débordements sexuels. Le domaine de Kumashiro est la vie des quartiers populaires et les histoires du coin de la rue. S’il est un peu le Scorsese, période Mean Streets, du Roman Porno, son collègue Konuma, avec ses scénarios sexuels baroques, en serait le De Palma. 


Fleur secrète



Fleur secrète (1974) de Masaru Konuma, est une date dans l’histoire de ces productions puisqu’il rendit célèbre Naomi Tani, vraie « monstresse » du Roman Porno. Grâce à son physique sans âge, Tani se coule à la perfection dans les rôles de japonaises traditionnelles en kimono. 




Cependant, dans l’acte sexuel, elle est capable de révéler un effrayant visage de démon. Fleur secrète, dont le ton de comédie anarchiste peut surprendre, est le catalogue exhaustif des rapports de dominations à l’œuvre autant dans la famille que dans le monde du travail. Pour dévergonder son épouse frigide, un chef d’entreprise l’offre à un jeune employé lui-même infantilisé par sa mère, photographe SM. 

 
 

Comme si ça ne suffisait pas, le garçon est également inhibé par le souvenir de l’amant de sa mère, un gigantesque soldat noir américain. La domination est donc aussi politique, pointant le complexe d’infériorité du Japon envers les Etats-Unis.


La Vie secrète de Madame Yoshino



La Vie secrète de Madame Yoshino (1976) de Konuma est encore plus délirant puisque Naomi Tani y noue une relation violente avec le fils de l’acteur de kabuki, spécialisé dans les rôle de femmes, l’ayant violée adolescente. Loin du réalisme de Kumashiro, le décor de ce roman porno « noir », est minimaliste et ténébreux comme la scène d’un théâtre mental. Tous les travestissements, même les plus dérangeants sont  possibles, comme cette scène ahurissante où Tani se métamorphose en son agresseur alors quelle couche avec le fils de ce dernier. 



Pour Konuma, les identités sont des masques que l’on s’échange et le monde n’est jamais qu’un décor, secrètement manipulé par des monstres sournois comme le patron et la mère de Fleur secrète ou le mari sadique de Femme à sacrifier (1974). Ses films érotiques sont d’abord des contes de terreur.  


La Maison des perversités



Noboru Tanaka s'inscrit lui aussi dans le versant «noir» du roman porno mais avec plus de retenue que Konuma. La Maison des perversités (1976), adapté de l’écrivain des délirants romans policiers Edogawa Rampo, surprend par sa mélancolie rêveuse. Il y a bien sûr des monstres qui hantent la pension bourgeoise comme ce meurtrier qui, entre les lattes du plancher d’un grenier, verse des gouttes de poison dans la bouche du dormeur de la chambre d’en-dessous. Il y a aussi un clown pervers et un homme qui accepte de devenir le fauteuil de la femme qu’il aime. 



Ces créatures pourtant sont déjà les fantômes d’un monde disparu, celui du Japon 1920 qui connaissait sa première libération culturelle sous l’influence de l’Europe des années folles.  Le genre « ero-guro » (érotique grotesque) popularisé par Ranpo équivaut à notre surréalisme, et les crimes et perversions ne sont que les fantaisies d’une société se libérant du féodalisme. Cet élan optimiste allait être brisé par des catastrophes comme le séisme de Kantô en 1923 et le développement sanguinaire du nationalisme. Une des images les plus belles du film est cette femme dans les décombres actionnant une pompe et tirant du sol du sang au lieu de l’eau.


Bondage 



La mélancolie est encore plus douloureuse dans ce grand poème glacé qu’est Bondage (1977). Situé également dans les années 1920, le film revient sur la vie et les amours de Seiu Ito, pionnier de la photographie SM. Ito se remémore ses relations avec deux femmes, compagnes et modèles ayant partagé sa passion du sadomasochisme. Bloqué dans ses obsessions, Ito reproduit les mêmes rituels et les mêmes expériences avec chacune de ses maîtresses, qui se confondent jusqu’à posséder un seul visage, celui encore une fois bouleversant de Junko Miyashita. Les séances SM semblent pour Ito et ses compagnes d’abord des exorcismes pour supporter la douleur de leur existence. Quittant les pièces closes, elles prennent alors pour décor un immense paysage de neige comme pour signifier que la souffrance trouve d’abord son origine dans le monde. 



Devant une œuvre aussi accomplie, digne de figurer aux côtés de certains films de Masumura comme L’Ange rouge ou La Femme de Seisaku, la question du genre ou de l’origine de la production fini par ne plus se poser. Peut-être faudrait-il libérer Konuma, Kumashiro et Tanaka du Roman Porno lui-même, pour affirmer qu’ils furent simplement parmi les plus grands cinéastes japonais des années 70. 





mardi 10 août 2021

koji wakamatsu fait tout sauter



 secret flower 1971 





comment continuer à s’aimer lorsque la révolution a échoué. la plage comme le bout d’une histoire. là où viennent s’échouer les révolutionnaires de l’extase des anges ken yoshizawa rie yokoyama. il n’y a plus que le vide. et la femme en habit de deuil. double suicide impossible. il en reste toujours un qui n’arrive pas à mourir. nous n’avons pas besoin d’une raison pour vivre/mais nous avons besoin d’en avoir une pour mourir. personnages bloqués sexe bloqué. en 1971 tout est perdu. irrémédiablement. 


sex crime 1967


branlettes d’étudiants dans les cinémas pornos. pellicule cramée tachée rayures junk cinéma. surimpressions folles. et le vrai visage du sexe n’est rien d’autre que l’énergie de la mort. corps grouillants sur les affiches des cinémas de shinjuku. corps inaccessibles. corps grouillants sur les plages du mois d’août japonais. corps inaccessibles. ken yoshizawa fait toujours tout sauter à la fin.














dimanche 6 décembre 2020

Soleils roses

Nuits félines à Shinjuku

La Collection « Roman Porno » éditée par Elephant Films met à l’honneur le cinéma érotique japonais des années 70 ainsi que ses versions contemporaines.

Sur les dix films inédits de la collection, cinq sont des classiques de la Nikkatsu et les cinq autres des hommages modernes produits en 2016. Les grands noms du répertoire sont au rendez-vous comme Noboru Tanaka (Nuits félines à Shinjuku), Tatsumi Kumashiro (Les Amants mouillés, L’Extase de la rose noire), Masaru Konuma (Lady Karuizawa), et Toshiharu Ikeda (Angel Guts : Red Porno), côtoyant les cinéastes contemporains Sono Sion (Antiporno), Akihito Shiota (A l’ombre des jeunes filles humides), Hideo Nakata (White Lily), Isao Yukisada (Chaudes gymnopédies) et Kazuya Shiraishi (L’Aube des félines). Si certains couples de films sont évidents comme l’association de Nuits félines à Shinjuku et L’Aube des félines, ou encore Les Amants mouillés et A l’ombre des jeunes filles humides, d’autres choix sont éditoriaux, rapprochant les motifs ou les styles. On notera l’absence parmi les Roman Porno originels de films en costumes ou BDSM, mais ceux-ci étaient déjà présents dans les collections Zootrope et Wild Side. Ceux qui ont étés retenus sont donc en prise directe avec leur époque, qu’il s’agisse des années 1970 ou 2010, explorant le présent des relations amoureuses. 

Les Amants mouillés

La production quasi exclusive de films érotiques fut une opération commerciale lancée par la Nikkatsu en 1971 pour éviter la faillite. A l’annonce de ce changement de cap, la plupart des cinéastes et acteurs employés par la firme préférèrent se retirer, laissant la place à des réalisateurs débutants. C’est ainsi qu’au cœur du cinéma d’exploitation émergea une autre Nouvelle Vague. Le terme « porno » est trompeur puisqu’il s’agit d’actes simulés et, à la différence de leurs homologues occidentaux comme Emmanuelle, les sexes des acteurs étaient cachés, habilement dissimulés par des éléments du décor et des objets à l’avant-plan ou estompés par un flou. Excepté ce tabou majeur, tout était permis, même les situations les plus scabreuses. Si le cinéma Pink des années 60, dont Koji Wakamatsu était le roi, était tourné sur le vif et en noir et blanc, le Roman Porno offrait de vraies productions de studio, aux couleurs éclatantes et aux décors soignés. Bien que leurs tournages n’excédent pas une dizaine de jours, le savoir-faire de techniciens ayant travaillé avec les maîtres des décennies précédentes donnait largement le change. La diversité des productions interdit de cantonner le Roman Porno à un style unique : certains cinéastes privilégiaient le néo-réalisme, tournant en décor naturel, d’autres préféraient le baroque et l’expérimentation, d’autres encore étaient à l’aise dans la comédie, le mélodrame ou la violence. S’affichant aux devantures de tous les cinémas du Japon, ces films érotiques font désormais partie du folklore de l’ère Showa avec ses clubs de striptease un peu miteux, ses bars à hôtesses tenus par les Yakuzas et ses chanteuses de enka comme Keiko Fuji, pleurant à longueur de titres la triste condition des femmes de Shinjuku. 

Les fleurs secrètes du cinéma japonais

Les Amants mouillés

Avec Tatsumi Kumashiro, c’est l’esprit débraillé et prolétaire du Pink qui perdure dans le Roman Porno. On se souvient du néo-réalisme de La Femme aux cheveux rouges et de Sayuri Strip-teaseuse, avec ses ouvriers de chantiers, petits malfrats ou danseuses de clubs érotiques. Kumashiro est un cinéaste de l’énergie immédiate et du décor naturel, voire du plein air. Les Amants mouillés (1973) se déroule pour l’essentiel sur la côte dans « une ville lunaire, pleine de sable », et le héros est un futen (un jeune en rupture de société) qui livre des bobines de films érotiques pour les cinémas locaux. Les scènes d’amour les plus marquantes, qui se déroulent sur une plage hivernale, avec les acteurs couverts de sable, atteignent une véritable poésie. Film quasiment sans histoire, exceptées les déambulations de ses personnages, Les Amants mouillés saisit le zeitgeist d’une jeunesse sans but dans cette longue scène finale de saute-mouton où le peu de récit finit encore de se déliter. On perçoit ce que le Kitano de Sonatine, avec ses Yakuzas faisant l’école buissonnière, doit à Kumashiro. 

L'Extase de la rose noire


Autre film du même auteur, L’Extase de la rose noire (1975) commence par la défection de son actrice principale qui, enceinte, ne veut plus tourner de films pornographiques. Avec elle, c’est comme si le film lui-même se libérait de tous les codes pour épouser une forme improvisée et espiègle. Les personnages n’appartiennent d’ailleurs pas au Roman Porno mais à la pornographie clandestine. Si Juzo, le réalisateur interprété par l’exubérant Shin Kishida est calqué sur Oshima, le film s’inspire davantage de Les Pornographes d’Imamura. Fabriquant des bandes sonores érotiques d’avant-garde, l’équipe collecte le halètement d’un chien, le cri des otaries ou un chat lapant du lait. Plus drôle encore, Juzo enregistre dans un cabinet de dentiste les cris de souffrance d’une patiente qui n’est autre que Naomi Tani, la reine du SM. Fauché mais débrouillard, Juzo se voit comme un grand artiste sur le point de réaliser son chef-d’œuvre. C’est peut-être en définitive le cas de Kumashiro, tournant ici un de ses meilleurs films, en alliant la comédie excentrique à une réflexion sur la véracité de ses propres images. A quel moment la pornographie et les sentiments amoureux finissent par se confondre ou au contraire s’affronter ? Juzo faisant tourner sa fiancée, interrompt lui-même le tournage lorsque celle-ci ne mime pas le plaisir mais le ressent. Quant à la compagne de l’acteur, elle lui reproche : « tu m’avas promis de ne pas jouir ! » Ce n’est pas le sexe réel qui apparaît dans le champ, horizon jamais atteint du Roman porno, mais en un mot l’émotion.

 

Kumashiro dirige L'Extase de la rose noire

Qu’elle soit cinématographique ou directement liée à la prostitution, l’industrie du sexe va naturellement fournir au Roman porno ses décors et ses personnages. Le quartier des plaisirs de Tokyo, historiquement ceint à Asakusa dans les vestiges du mythique Yoshiwara d’Edo, se déplace dans les années 60 à Shinjuku dans le quartier de Kabukicho. La Nikkatsu va souvent exploiter la cinégénie de cette ville de néons qui ne dort jamais et de son peuple déclassé où se mêlent prostituées, Yakuzas, salarymen et artistes marginaux comme le photographe Araki. Cinéaste attentif du monde de la prostitution, Noboru Tanaka situe Nuits félines à Shinjuku (1972) dans la continuité de La Rue de la honte de Mizoguchi, les salons de massage ou « bains turcs » remplaçant les bordels de l’après-guerre. Le savon dont sont recouvertes les filles qui « baignent » leurs clients, permet de dissimuler habilement les zones taboues, astuce caractéristique de l’art de Tanaka : jamais le sexe ne semble un élément rapporté et s’intègre avec un tel naturel qu’on en oublie presque qu’il s’agit de cinéma érotique. Si l’on feuillette les ouvrages du photographe de rue Katsumi Watanabe, on ne peut qu’être frappé du soin avec lequel Tanaka a choisi ses actrices, dont l’étoile filante Tomoko Katsura, identiques aux véritables félines de Shinjuku. Ces filles des rues sont magnifiées par Tanaka qui, bien qu’il emprunte au documentaire et parfois à l’avant-garde, est avant tout un cinéaste classique à la recherche de la beauté et de l’émotion. Il vole à Koji Wakamatsu son acteur fétiche, Ken Yoshizawa, interprétant la même année le révolutionnaire aveugle de L’Extase des anges (1972), pour en faire un échoué du miracle économique, bisexuel et suicidaire mais néanmoins flamboyant.

 


Il faut le voir, complètement brisé, s’écrouler au petit matin sur le trottoir, alors que se lèvent les rideaux métalliques des banques. Ce monde parallèle grouillant de vie, mélancolique et romantique, laisse place à celui bétonné et inhumain du capitalisme et des échanges économiques. Portant toujours la défaite, cette fois définitive, des idéaux des sixties, Ken Yoshizawa revient dans L’Aube des félines, en vieil homme solitaire ayant choisi de mourir par la main de la prostituée dont il est amoureux. 

Angel Guts : Red Porno

L’angoisse urbaine, perceptible dans l’épilogue de Nuits félines à Shinjuku, est permanente huit ans plus tard dans Angel Guts : Red Porno (1980) de Toshiharu Ikeda, qui s’inscrit dans une série d’adaptation du mangaka Takashi Ishii. Toutes les héroïnes de cet auteur se prénomment Nami, versions modernes et tokyoïtes de la Justine de Sade. Chez Ishii et Ikeda, la violence nait de l’image pornographique elle-même et de sa circulation. Voyant ressortir les photos d’une session SM, Nami, une office lady (secrétaire), devient un fantasme que les hommes s’approprient et se trouve dépossédée d’elle-même. « Cette fille ce n’est pas moi » dit-elle à son voisin, un jeune chômeur à la dérive, qui lui-aussi crève de solitude dans la grande ville.

 


Tokyo, aussi terrifiante que New York dans les films de William Lustig (Maniac) et Abel Ferrara (L’Ange de la vengeance), se nourri du désespoir et de la chair de ses habitants, les faisant entrer dans d’aliénants circuits pornographiques. Les images n’ont même plus d’auteurs et semblent se générer d’elles-mêmes comme un cancer. Dans le Love Hotel où Nami se rend avec un collègue, un système vidéo leur permet de s’observer eux-mêmes faisant l’amour. Nulle part Nami ne peut échapper à ses doubles, pas même chez elle où elle est l’objet d’un voyeur, son minuscule studio se transformant en studio de cinéma infernal. L’énergie est devenue noire et nihiliste et Angel Guts : Red Porno est déjà un « Roman Antiporno », justifiant pleinement son couplage avec le film de Sono Sion. 

Récit d’un Rastignac séduisant une épouse délaissée pour s’introduire dans la haute bourgeoisie d’une petite ville, Lady Karuizawa (1982) de Masaru Konuma offre une autre vision du genre.

 


Il s’agit d’une production de prestige tournée pour les 70 ans de la Nikkatsu, au budget confortable et d’une durée inhabituelle d’1h36. Dans le rôle principal, Miwa Takada actrice et chanteuse étrangère au Roman Porno, faisait son come-back après dix ans d’absence. Le monde de Konuma est celui de mélodrames baroques et cruels comme La Vie secrète de Madame Yoshino. Pour cet esthète, la dimension sociale importe peu, sinon pour fournir les masques de nouveaux jeux de rôles. Qu’est-ce qui se cache derrière celui, impassible, de la grande bourgeoise, raffinée et distante ? En ouverture, une cruche en céramique est brisée par de l’eau gelée et c’est toute l’énergie sexuelle réprimée par l’héroïne qui est signifiée. D’une façon très différente de Kumashiro, la nature qui entoure la villa participe à l’érotisme mais il s’agit de bois immobiles et presque artificiels que Konuma plonge dans un monochrome bleu. Cette présence envoûtante tire le film vers le fantastique et les personnages, se croyant des stratèges, deviennent en définitive les jouets du destin. Rendue à la glace après un été de passion Lady Karuizawa, retrouvera sa forme pétrifiée, gardant en elle un secret indicible. 

Roman Porno 2016 : de la dépression à la révolte


L'aube des félines

Du côté des modernes, certains renouent avec la tradition néo-réaliste, puisent à d’autres influences comme le cinéma d’Hong Sang-soo, ou encore livrent un Roman Porno classique. Sono Sion quant à lui, fidèle à sa réputation d’enfant terrible, déconstruit avec fureur le genre en osant le titre Antiporno, et signe le chef-d’œuvre de la collection. L’écart qui sépare les deux époques est celui menant du miracle économique à la crise, financière mais aussi morale, du Japon des années 2010. 

Deux films tentent de revivifier la dimension élémentaire du Roman Porno : White Lily de Nakata et ses décors forestiers rappelant Lady Karuizawa et A l’ombre des jeunes filles humides de Akihiko Shiota dont la plage s’inspire de Les Amants mouillés. Hideo Nakata, est le seul des cinéastes de la collection à entretenir un lien direct avec le Roman Porno puisqu’il fut l’assistant de Konuma. Avec cette description des amours d’une céramiste et de son apprentie, il signe son film le plus intéressant depuis longtemps : les séquences érotiques se déroulent dans un rêve nacré et la peau des actrices deviennent d’une blancheur surnaturelle. Sans prétendre au chef-d’œuvre, cette série B érotique classique lui permet de renouer avec les fantômes de ses débuts. L’écrivain du film de Shiota fuit la civilisation dans une cabane mais se retrouve harcelé par des femmes à l’appétit sexuel dévorant. On retiendra une scène très drôle où, voulant rejoindre ses deux maîtresses en pleins ébats, il se fait prestement virer du lit. En cette fin des années 10, l’homme n’est définitivement plus au centre de l’équation amoureuse. Transformant son décor en petite scène de théâtre où ses acteurs gesticulent de façon trop appuyée, Shiota rate pourtant le naturel décontracté de Kumashiro. 

Chaudes gymnopédies

L’énergie sexuelle des Roman Porno venait des mouvements d’insurrection des sixties, qu’en reste-t-il en 2016 ? L’argent, qui n’était pas un problème chez le cinéaste de L’Extase de la rose noire devient primordiale pour celui de Chaudes gymnopédies qui ne tourne que par dépit un film érotique fauché. Il ressemble aux cinéastes amers, en pleine crise de la cinquantaine, que l’on croise chez Hong Sang-soo. L’hommage devient évident lorsque Isao Yukisada reprend une scène de Les Amours d'Oki où le cinéaste se fait reprocher en plein Q&A de ne pas accorder sa vie privée à ses grands discours sur l’amour. Se référer à Hong Sang-soo, qui ne fut jamais un cinéaste de la plénitude érotique, accentue la différence avec les jouisseurs des années 70. La frénésie sexuelle du cinéaste n’aboutit jamais au plaisir car une ombre plane sur le film : sa femme dans le coma dont il doit payer les frais d’hôpitaux. Plus que chaude, cette gymnopédie est surtout triste, hantée par les fantômes des êtres aimés qui apparaissent dans l’après-midi. Autres âmes à la dérive, les call-girls de L’Aube des félines de Kazuya Shiraishi, chattes de gouttières dormant au hasard des motels ou des saunas. Si elles ressemblent à leurs homologues de Nuits félines à Shinjuku, elles sont désormais livrées à domicile chez les clients comme des boîtes de pizza. Le sexe est uberisé comme n’importe quel autre produit de consommation. La fantaisie rêveuse d’un monde en marge a laissé place à une ville sombre et angoissante. Le « bain turc » des Félines, qui grouillait d’une vie pittoresque, est devenu une officine poussiéreuse où les filles végètent sur un canapé en attendant le coup de téléphone qui les entraînera chez un client dépressif ou violent. Shiraishi, auteur par la suite de Blood of the Wolves, Yakuza-eiga dans la lignée de Fukasaku et de Dare to stop us le biopic de Wakamatsu, confirme son talent, en particulier celui de faire exister sans caricature chaque fille et leurs clients. 


Autre prisonnière de l’industrie du sexe : Kyoko dans Antiporno de Sono Sion. Est-elle vraiment cette jeune écrivaine à succès ou bien, lorsqu’une équipe de tournage est dévoilée, l’adolescente exploitée d’un film porno ? Le cinéaste violent, qui règne sur une assemblée d’homme sinistres, la dépossède même de toutes ses qualités pour donner son rôle à sa partenaire. Kyoko, qui croyait trouver dans le porno un exutoire à l’hypocrisie sexuelle de sa famille découvre que la seule jouissance est celle que les hommes tirent de leur domination. Ce sont donc les deux mondes qu’il faut faire exploser pour se libérer. Le point de vue féministe de Sono Sion vient quelque peu venger l’injustice de ces nouveaux Roman Porno : n’avoir confié aucun film à des femmes cinéastes alors que celles-ci existent bel et bien au Japon.

 


Un élément essentiel par lequel Sono Sion se révèle le plus digne hériter de la Nikkatsu est son apologie de l’actrice. Que serait le Roman Porno sans Naomi Tani, Junko Miyashita, Asami Ogawa ou Rie Nakagawa. Dans Lady Karuizawa, Miwa Takada passe de la bourgeoise pudique à l’amante enflammée, se transformant même en inquiétante créature des forêts au visage aussi blanc que celui de la femme des neiges. Le titre L’Extase de la rose noire désigne la jouissance de Naomi Tani qui entre littéralement en transe, et offre à la caméra un instant unique. « Filme son visage », ordonne le cinéaste au caméraman. « Ce visage, il faut en saisir toute la beauté, c’est le visage d’une déesse. »



L’actrice d’Antiporno est une monstresse de vingt-deux ans, Ami Tomite dont l’énergie punk en fait l’interprète idéale de Sono Sion. Tournant comme une possédée dans son appartement aux murs jaunes acide, déclamant des monologues incantatoires, violente ou terrorisée, sainte putain et vierge violée, elle éclate finalement de rage en un dripping d’apocalypse à la Pollock. Le bref plan de la Diète (le parlement japonais) au début du film, raccordant aux irruptions de couleur, rappelle les grands moments d’insurrection lyrique de Koji Wakamatsu.

 

Comme dans L’Extase des anges qui s’achevait par un crescendo eisensteinien d’explosions dans les rues de Tokyo, Ami Tomite convertit sa colère en orgasme chromatique et en acte politique. Exempt de la moindre nostalgie et ne rendant hommage à personne, Sono Sion ouvre une voie possible à un futur du Roman Porno.


 
Paru dans Les Cahiers du cinéma n°762. Janvier 2020.

mardi 20 juin 2017

Richard Brautigan, encore une histoire de fantôme à Tokyo


Natif de Tacoma dans l'état de Washington, Richard Brautigan habitait le Montana mais son autre pays était le Japon.

Un Japon d’abord ennemi comme il le raconte dans l’avant-propos de Journal japonais, avec cet oncle qui mourut des suites d’une blessure causées par un bombardement sur les côtes du Pacifique et dont le fantôme hanta le jeune Brautigan. Le Japon, il y viendra plus tard, par les haïkus de Bashô, par la peinture et le cinéma, avant de rencontrer le Japon réel au milieu des années 70. Ce n’est pas étonnant non plus qu’entre le Montana et le Japon, ce soit un mort qui guide Brautigan, et que les histoires de fantômes, ces kaidan japonais, circulent entre les deux pays.
Pas seulement bien sûr : il y a les histoires de gueules de bois, dont je ne sais pas si elles constituent un genre littéraire, mais qui sont aussi un pont entre le Montana et le Japon !

Tokyo-Montana-Express (1980) est le plus beau livre jamais écrit.

On ne peut pas oublier le boucher aux mains froides, le loup-garou dissimulé dans un buisson de framboises, la plus petite tempête de neige du monde, la gueule de bois sculptée comme un objet de l’artisanat populaire, les 390 photos d’arbres de noël, le dernier menu des condamnés à mort, et on ne peut pas non plus oublier ce bar dont toutes les serveuses sont identiques, le temple de la carpe à Shibuya, le kaidan de la brosse à dents, les spaghettis préparés pour les amis japonais,  et l’irrévocable tristesse de son merci beaucoup. On ne peut pas oublier le gamin japonais noyé et ses tennis « trempée et très froides, et aussi lourdes d’une blancheur étrange, silencieuse absolument. »
L’autre grand livre de Brautigan  est Journal japonais, et ses 77 poèmes écrits entre le 13 mai 1976 et le 30 juin.
Par exemple : « les chauffeurs de taxi ne ressemblent pas à leur photographie (…) De parfaits inconnus conduisent ces taxis. »

Et pas mal de moments d’inexistence qu’on a tous connus au Japon, sans forcément trouver cela désagréable.

Comme dans Tokyo-Montana-express, il y a aussi un texte sur un film érotique. Lorsqu’il visite le Japon dans les années 70, c’est la grande vogue des roman porno et pinku eiga, films que Brautigan ne peut pas voir en Amérique. Dans Tokyo-Montana-express, Le Château de la fiancée des neiges, le film le plus sensuel jamais tourné, provoquant des érections fabuleuses, s’évaporait comme un fantôme, et ce qui disparaissait n’était pas seulement le film mais le cinéma lui-même, remplacé par un petit jardin public. Je n’ai jamais identifié même une partie du film dont parle Brautigan.

En revanche, le Fauteuil rouge dans Journal japonais est bien connu puisqu’il s’agit de La Maison des perversités (1976) de Noboru Tanaka d’après Edogawa Rampo.  





On notera la fin délicieuse du poème prouvant que Brautigan avait tout compris de l’eroguro.

Chez Tanaka, la femme qui est l’objet de la passion de l’homme dissimulé dans le fauteuil est Junko Miyashita, la femme aux cheveux rouges, l’autre Abe Sada, qui mériterait à elle seule un recueil de poèmes amoureux.