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lundi 2 mai 2022

Le printemps des fantômes: Entretien avec Kiyoshi Kurosawa

Comment achever cette saison des fantômes, autrement que par une rencontre avec le maître Kiyoshi Kurosawa. Cet entretien a été réalisé pour le Festival de l'Histoire de l'Art de Fontainebleau où était projeté en avant-première Les Amant sacrifiés. COVID oblige, la masterclass a été enregistrée par webcam. En voici la retranscription.



Devant Les Amants sacrifiés, j’ai pensé que même une histoire d'amour se transformait chez vous en thriller d'espionnage. Le sentiment de peur est toujours présent. 

Je ne l’ai pas écrit moi-même. Il s’agit d’un scénario de Ryusuke Hamaguchi et Tadashi Nohara qui étaient mes élèves à l’université. Au cours d’une discussion anodine, j’ai dû leur dire que j’aimerais réaliser un film qui se passe pendant la guerre, et ils m’ont apporté ce scénario. C’est normal qu’en temps de guerre, la peur domine mais ça ne vient pas de moi à l’origine. 


Vous avez débuté par des films érotiques plutôt excentriques. 

On ne peut pas vraiment dire que j’étais un cinéaste de films érotiques. Ce n’était pas quelque chose que j’avais envie de faire à la base mais dans les années 80, c’était encore le meilleur moyen  de réaliser des fictions qui sortaient commercialement en salles.  J’avais vraiment la volonté de devenir cinéaste et j’étais prêt à réaliser n’importe quoi. Je n’étais seul dans ce cas et d’autres cinéastes ont suivi le même parcours. J’ai donc réalisé ces deux films, Kandagawa Wars (1983) et The Excitement of the Do Re Mi Fa Girl (1985), avant de comprendre que je n’étais pas du tout doué pour ça. C’était un genre où je ne pouvais pas me démarquer. Je suis donc allé voir ailleurs.



En effet, on vous connait bien mieux en France en tant maître du fantastique et plus particulièrement du film de fantômes. Comment est né ce courant spécifiquement japonais ?  

Dans les années 90, les films érotiques étaient déjà en perte de vitesse. J’avais tourné des films de yakuzas pour le marché de la vidéo mais ils n’étaient pas considérés comme faisant tout à fait partie de l’industrie. Il nous fallait trouver un genre nouveau qui ne soit pas tributaire du succès d'un acteur ou d’une œuvre originale ; un genre à part entière qui susciterait en lui-même l’intéret des spectateurs.  Le genre horrifique était tout à fait propice à ça, parce qu’avec un budget relativement restreint on pouvait tourner des films intéressants. Je pense que Ring est arrivé dans ce contexte de remise en question du cinéma japonais et c'est ce qui a provoqué son succès phénoménal.


Même avant le succès de Ring vous faisiez partie d’un groupe de cinéastes et de scénaristes qui s’intéressait particulièrement au film d'horreur.

Vous m’en parlez parce que vous connaissez aussi ce petit cercle. Je dis petit parce que nous n’étions pas plus de cinq. Effectivement, cela faisait déjà quelques années que nous réfléchissions sur ce genre. Norio Tsuruta et Chiaki J. Konaka avaient réalisé une série de courts métrages (Scary True Stories, 1991) s’inspirant parait-il d’histoires vraies. Hiroshi Takahashi, qui était amateur de ce genre de programme les avait vus et avait été terrorisé. C’est sans doute ce qui a provoqué notre envie d’aller plus loin dans ce type de production. 




Ces films disaient-ils quelque chose sur le Japon de cette époque ? 

Nous avions tous envie de raconter quelque chose sur la société japonaise. Nos idées étaient différentes, donc je ne peux parler qu’en mon nom. La fin des années 90 coïncidait avec la fin du millénaire. Il y avait une sorte de pressentiment d’apocalypse et l’idée que le 21e siècle n’arriverait peut-être pas. Le monde pouvait prendre fin même si ce n’était pas très réaliste. A cette époque, je ne travaillais pas autant que je le voulais et je n'étais plus si jeune. J’avais conscience que si je n’arrivais pas à me renouveler, c’était peut-être aussi la fin pour moi. Il fallait que j’arrive à exprimer cela, et la façon la plus évidente était de faire intervenir des fantômes. Je pense que c’est cet élément qui a motivé mes films de la fin des années 90. 


En France on vous a découvert avec Cure. Comment avez-vous conçu le personnage absolument terrifiant de Mamiya, l'hypnotiseur amnésique?

Ma première idée, c'était de ne pas faire de la découverte du coupable le climax du film. En règle générale, l'enquête occupe le plus gros du film et à la fin arrive sa résolution.  Cela m’intéressait de déplacer la tension narrative en faisant arrêter le coupable relativement tôt par l’inspecteur. Ce qui ferait peur, ce serait l’interrogatoire et leur série de questions-réponses. À l'époque je lisais un livre médical sur les personnes atteintes d'amnésie ou n'ayant pas de capacités mémorielles à long terme. Je me suis un peu inspiré de cet ouvrage pour nourrir le personnage de Mamiya.



On a découvert vos films à peu près à la même époque que ceux de Takeshi Kitano comme Sonatine avec sa lumière solaire et ses couleurs vives. Au contraire, les votres éaient extrêmement sombre et oppressants.

Effectivement l'arrivée des films de Kitano et de Shiniya Tsukamoto, a ouvert la voie à d'autres cinéastes dont je faisais partie. L’information commençait à circuler à l’étranger qu’un nouveau genre de cinéma était produit au Japon.  J'ai profité de cet élan et c'est comme ça que Cure est arrivé sur les écrans français. Mais comme vous le dites aussi, mon cinéma est très différent de celui de Kitano.  Moi j'avais vraiment envie d’une image de film de genre puisqu’il s’agissait d’une sorte de thriller psychologique. Je voulais que l'image soit cohérente et avec mon chef opérateur, on a travaillé sur les notions d’ombres et de ténèbres. Je l’ai réalisé avec la même équipe que mes films de yakuza pour le V-cinéma. Le budget était plus conséquent, ce qui nous a permis d’avoir des acteurs connus comme Koji Yakusho, mais mon chef-opérateur était le même. Comme les films de yakuzas se passent dans les bas-fonds, cette atmosphère un peu sombre a probablement déteint sur Cure



Kairo montre des fantômes qui envahissent le monde notamment par l'Internet et les webcams. Je me souviens que lorsque vous êtes venu à Paris pour une masterclass au Louvre, c’était exactement le lendemain du tsunami de 2011 et de la catastrophe de Fukushima. Vous m’aviez dit que cela ressemblait à Kairo.  Aujourd’hui, on se parle par webcam et cela rappelle à nouveau Kairo

Je me souviens très bien de cette masterclass au Louvre, alors qu’au même moment à Tokyo, il y a eu ce très grand tremblement de terre et qu’un tsunami a ravagé le nord-est du Japon et provoqué l’accident de la centrale nucléaire. On avait effectivement évoqué Kairo. Bien sûr, je ne l'ai pas du tout réalisé avec des ambitions visionnaires ; il était surtout inspiré par le succès de Ring. Le personnage de Sadako était si effrayant, que j’ai pensé que moi-aussi je pourrais m’en inspirer. Donc au lieu de la télévision, j’ai choisi les écrans d’ordinateur et Internet.  La présence des fantômes devenait plus prégnante au fur et à mesure que le lien entre les êtres humains commençait à se distendre. Cette vision d’une civilisation en train de totalement disparaître alors que les gens ne se parlent plus qu’à travers des écrans était une façon un peu simpliste de représenter l’avenir. Mais aujourd'hui lorsque je vois ces images de villes quasiment déserte je ne peux m'empêcher de penser à ce film. Donc, il avait peut-être bien un côté visionnaire. 


C’est peut-être le cinéma lui-même qui a intrinsèquement un pouvoir visionnaire ?

Je pense que ce n’est pas seulement lié au seul réalisateur du film mais à une sorte de convergence de l’inconscient de toute l’équipe technique et des acteurs. Il peut y avoir des sortes de fulgurances inconscientes que l’on ne perçoit que longtemps après. 


Dans Creepy vous montrez la famille japonaise normale comme un lieu d'anesthésie. Est-ce pour vous une façon d'aller derrière les apparences ?

Creepy est l'adaptation d'un roman inspiré d’un fait divers s’étant déroulé à Kyushu. Sept personnes d’une même famille ont fini par s’entretuer suite à l’intrusion d’un étranger dans leur foyer.  Il leur était complètement inconnu. Le procès est toujours en cours, car il est très difficile à juger. En effet, il n’a commis lui-même aucun crime même s’il est véritablement à l’origine de la tuerie.  J'ai beaucoup lu autour de cet incident. Ce qui m'intéressait, c’est qu’il révélait la faiblesse du lien qui unissait cette famille. Ils étaient probablement perdus ou en manque de repères  mais ils ont laissé un parfait inconnu diriger leur vie. Je trouve ça fascinant. 


On a découvert Teruyuki Kagawa dans Tokyo Sonata où il avait l’air très gentil et sympathique. Dans Creepy, il est absolument terrifiant et a une façon impressionnante de  modifier son visage. Comment travaillez-vous avec lui ou Koji Yakusho ?



Teruyuki Kagawa est un acteur passionnant cat il est très intelligent et comprend tout de suite les intentions de jeu que je lui demande.  Pour Creepy, je lui ai dit que c’était comme si trois personnalités s’intervertissaient instantanément à l'intérieur du personnage.  Il a une très grande intelligence et cette capacité d'alimenter lui-même le rôle. Une autre chose très appréciable, c’est qu’il n'a pas de limite et accepte des choses que  beaucoup d’autres acteurs refuseraient. C'est un très bon allié.  Ça fait un moment que je n’ai pas eu la chance de travailler avec Koji mais lui-aussi est un acteur étonnant. Il peut sembler banal et soudain avoir des éclairs de folie.  Il n’est peut-être pas aussi extrême que Teruyuki Kagawa mais il a la même capacité de passer de l'ordinaire à l’extraordinaire en un laps de temps très court. Les acteurs comme ça sont rares au Japon. 


On a l'impression qu'à un moment donné les actrices ont pris beaucoup plus d'importance dans votre cinéma. Je pense évidemment à Shokuzai qui leur est consacré. J'imagine que la condition féminine vous intéresse et que vous avez envie de promouvoir de grandes actrices pour le cinéma japonais. 

En effet Shokuzai a été le déclencheur de quelque chose. Il s'agissait, en cinq épisodes, de mettre en scène l'histoire de cinq femmes avec cinq actrices.  Donc j'ai été amené à travailler avec des actrices japonaises et ça a été une véritable prise de conscience pour moi. J'ignorais jusque-là qu'il y avait un tel vivier au Japon d’actrices de talent. Ça m'a donné envie de poursuivre mon travail avec elles. La seconde chose c'est que Shokuzai est adapté d'un roman de l’autrice Kanae Minato. Son succès m’a donné envie de poursuivre l’adaptation d’autres romans alors qu’auparavant j’écrivais seul mes scénarios.  Il y a beaucoup de romancières au Japon, et elles prennent souvent des femmes comme héroïnes. C’est aussi pour ça qu’après Shokuzai, j’ai beaucoup plus travaillé avec des actrices. En ce moment, j'aimerais aussi écrire un grand rôle masculin.  



Même dans Les Amants sacrifiés, c'est plutôt Yu Aoi qui est le focus du film.

En effet, c'est aussi le cas bien que le scénario soit l’œuvre de Ryusuke Hamaguchi et Tadashi Nohara.


Si je ne me trompe pas c'est votre premier film d'époque. Avez-vous travaillé de façon différente ?  

Il y a des différences fondamentales pour moi entre les films d'époque et les films contemporains. La première est que lorsqu'on réalise un film d'époque, les spectateurs savent ce que le monde est devenu. En l’occurrence, les gens qui vont voir Les Amants sacrifiés savent que le Japon a perdu la guerre. Donc on a une vision assez claire de ce que la société et le monde sont devenus après la guerre. Pourtant, il faut imaginer une histoire dans laquelle les héros, à l’inverse des spectateurs, ne savent pas encore ce qui va se passer. Dans les films contemporains, ni les héros ni les spectateurs n’ont une vision claire de l’avenir, ce qui laisse une plus grande liberté et un plus grand potentiel d'imagination. Dans un film d’époque, il faut être assez vigilant à ce que l'histoire tienne à l'intérieur d'un certain  cadre. La deuxième différence à laquelle je m'attendais c'est que chaque plan doit être conçu et préparé au millimètre près, que ce soit au niveau des costumes, des décors, etc. Dans un film contemporain, on peut placer sa caméra n'importe où, et cette liberté peut même devenir une sorte d'irresponsabilité. On pose la caméra et on se dit ça fera bien un plan, peu importe ce qu'il y a derrière le héros on peut se permettre de ne pas y prêter trop attention. Dans un film historique, un soin est apporté à chaque détail et ça vaut aussi pour les acteurs qui ne peuvent pas bouger de l'emplacement qui a été défini.  Toute l'équipe technique doit veiller à ce que rien ne dépasse de 1 cm car on risque de sortir du cadre et faire intervenir des éléments qui n'ont pas lieu d'être.  Donc c’est une contrainte mais aussi un très grand plaisir d’avoir l'impression de goûter à ce que devait être le cinéma des grands studios. Il devait y avoir cette excitation et cette joie de travailler d'une manière très précise. 




Dans Les Amants sacrifiés, comme dans vos films de fantômes, il a l'idée d'un film un peu maudit qui va dévoiler une vérité.  

Oui, dans Cure j'avais utilisé des extraits de films documentaires et dans Kairo, il y avait les écrans d'ordinateur, donc la présence d'images dans l’image.  Dans ce film, on a poussé le dispositif un peu plus loin parce que, comme je vous le disais, nous ne pouvions pas faire dévier le cadre d’1cm. Dans un film se déroulant à l'époque contemporaine, un des personnages pourrait ouvrir une fenêtre ou une porte et faire apparaître une réalité extérieure. L’inverse est aussi possible et quelque chose d’extérieur pourrait faire irruption dans l’histoire. Dans Les Amants sacrifiés, on s’est dit qu’une image projetée pourrait tenir lieu de cette fenêtre sur une autre réalité. Il se trouve qu'à chaque fois que ce film est projeté, l'intrusion de ces images perturbe un équilibre préexistant. Le documentaire tourné en Mandchourie permet une forme d’altérité et en cela il est un vrai moteur qui fait avancer l'histoire.

Propos recueillis le 20 mai 2021, traduits par Léa Le Dimna. 




samedi 15 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 6 : Invasion (2017)

 Le laboratoire des peurs contemporaines




Montage de cinq épisodes d’une série télévisée, Invasion n’est pas une suite ou une prequelle d’Avant que nous disparaissions mais un film parallèle reprenant à zéro, avec d’autres personnages, l’infiltration des « voleurs de concepts » extraterrestres. Même s’il est sans doute trop long et souffre de répétitions et stagnations inhérentes à la forme sérielle, Invasion est un passionnant laboratoire des peurs contemporaines. Au scénario, on retrouve Hiroshi Takahashi, auteur des scripts des deux volets de Ring d’Hideo Nakata. Bien qu’amis de longue date, les deux hommes n’avaient jamais travaillé ensemble et l’on peut voir leur collaboration comme un retour assez stricte aux fondamentaux du genre, autant dans la récurrence de certains lieux comme l’hôpital que la création de figures hiératiques tétanisantes. Si le premier opus étonnait par ses changements de ton, passant du burlesque à des scènes d’action un peu folles, Invasion est davantage homogène, rivé à l’angoisse et aux canons de cette épouvante japonaise dont Kurosawa et Takahashi furent les pionniers. Alors que la J-horror épousait la paranoïa millénariste des années 90 entre crise économique (l’éclatement de la bulle), catastrophe naturelle (le tremblement de terre de Kobe) et dérive sectaire meurtrière (l’attentat au gaz sarin de la secte Aum), quel état des lieux dresse Kurosawa de notre société désorientée ? Mais surtout, quel est le message qu’il nous adresse et qui lui semble suffisamment important pour être énoncé deux fois ?



Invasion met face à face deux communautés de travail : Etsuko (Kaho) est ouvrière dans une petite entreprise de textile et son mari Tatsuo (Shota Sometani) interne dans un hôpital. Dans chacun de ces mondes officie un extraterrestre dominant : un jeune médecin et la femme du contremaître dont l’apparition est brève mais marquante puisqu’elle prend le fascinant visage reptilien de Makiko Watanabe (la mère dans Still the Water de Naomi Kawase). Les lieux de travail deviennent ainsi des décors d’épouvante lors de scènes suffocantes où les figurants s’écroulent sur le passage des extraterrestres, comme emportés par une vague de mort. Dix ans après Tokyo Sonata, Kiyoshi Kurosawa filme les ravages de la crise économique avec ces grappes d’hommes et de femmes tombant les uns après les autres. Sans souligner la précarité de ses personnages, Kurosawa les montre abattus, comme absents à eux-mêmes. Après le travail,  Etsuko voit son mari, encore jeune, se traîner comme un vieillard. Shota Sometani, qu’on a connu dans des rôles très physiques chez Sono Sion (Himizu et Tokyo Tribe), est ici recroquevillé, comme noué dans son angoisse. Dans leur petit appartement glacé se rejouent ces scènes d’une vie conjugale anesthésiée que Creepy poussait à son paroxysme. La jeune femme, mue par le seul concept inaccessible aux extraterrestres, celui de l’amour, va aller chercher Tatsuo dans la zone crépusculaire où ne dominent que deux sentiments : la solitude et à la peur. Dans ces derniers films, Kurosawa ne raconte rien d’autre que la tentative désespérée d’hommes et de femmes de se rejoindre à travers la mort (Vers l’autre rive), le mal absolu (Shokuzai), le déclassement social (Tokyo Sonata) et les rêves (Real).



Ce qui ronge Tatsuo est l’expérience du mal : sa relation avec le docteur Makabe, l’extraterrestre qui l’a choisi comme guide et à qui il désigne les individus à vider de leurs concepts. Si l’on croit entendre « macchabée » dans le nom du médecin, cela n’est sans doute pas fortuit tant Masahiro Higashide (le pasteur dans Avant que nous disparaissions, l’amoureux double d’Asako I & II de Ryusuke Hamaguchi), en goule longiligne et rigide, ressemble à un cadavre vivant. Il va alors s’agir pour le couple de raccommoder un tissu affectif qu’on imagine déchiré bien avant la soumission de Tetsuo à son supérieur. De façon prédatrice, la terreur se greffe sur les liens d’affection, créant des gouffres d’angoisse entre les êtres. Une collègue de travail terrorisée vient chercher secours auprès d’Etsuko : un spectre hante son appartement, lui parle et ne la quitte jamais. Pire encore : elle semble vaguement le connaître. Le spectre se révèle le propre père, bien vivant, de la jeune fille. Ce qu’un extraterrestre lui a volé est le concept de « famille », transformant son père en étranger qu’elle ne reconnait pas et ne parvient plus à raccorder à sa vie. La peur chez Kurosawa nait toujours du plus proche.



Le récit assez erratique d’Invasion procède ainsi comme une série d’expériences que l’on effectuerait sur une humanité hospitalisée. Comme les yurei de Kairo ou Mamiya, l’hypnotiseur amnésique de Cure, les extraterrestres agissent par soustraction et gommage. La perte des notions de passé, de futur et finalement de vie, l’abandon de toute résistance face aux oppresseurs ; rarement Kurosawa aura été aussi pessimiste. Dans l’usine d’Etsuko on ne fabrique que des draps blancs, semblables aux rideaux que l’on retrouve à l’hôpital ou flottants dans les appartements. Ces voiles que Kiyoshi Kurosawa utilise souvent pour évoquer une fantomisation du monde sont des suaires, comme le symbole de ce deuil, de cette invasion blanche qui s’étend sur la Terre. Des envahisseurs, on ne verra jamais le vrai visage et leur arrivée sur notre planète est seulement représentée par quelques plans d’une pluie torrentielle. « C’est comme ça que l’invasion a commencé » murmure Etsuko. A l’image des énigmatiques films fantastiques australiens des années 70 (La dernière vague de Peter Weir, Long Weekend de Peter Collinson), Kurosawa semble signifier que le véritable étranger à la Terre et le destructeurs de ses semblables et de son environnement n’est autre que l’homme lui-même, rejeté par une nature qui reprend ses droits.



 

vendredi 14 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 5 : Avant que nous disparaissions (2017)





 Chroniques de l’extinction 


Poursuivant ses chroniques de l’extinction de l’espèce humaine, Kiyoshi Kurosawa met en scène une  « invasion imperceptible » inspirée de L’Invasion des profanateurs de sépulture. L’influence des films de Don Siegel et Philip Kaufman, évidente dans Door 3 où des aliens infiltraient une compagnie d’assurance, se manifestait déjà de façon indirecte à travers les thèmes de l’hypnose (Cure), de la possession spectrale (Kairo) ou du parasitisme (Creepy). Plus largement, c’est par la représentation d’un monde anesthésié et d’une terreur invertébrée et unheimlich que l’œuvre de Kurosawa croise les adaptations du classique de Jack Finney. Avec son titre fataliste, Avant que nous disparaissions énonce la fin de notre civilisation avec une évidence plus terrorisante que toute la pyrotechnie hollywoodienne.

Trois extraterrestres « snatchent » les corps d’un salaryman, d’une lycéenne et d’un jeune garçon et déambulent  dans cette banlieue de Tokyo qui ressemble à une station balnéaire en déshérence.  Leur mission va être d’étudier l’humanité pour préparer l’invasion et pour cela de collecter des « concepts » : la propriété, l’ego, le travail, ou la liberté. Tout l’art minimaliste de Kiyoshi Kurosawa pourrait être contenu dans la scène bouleversante du vol de la notion de « famille ». L’extraterrestre (le lunaire Ryuhei Matsuda) effleure de son index le front d’une jeune fille qui laisse couler une larme et s’effondre, comme si sa structure intime lui avait été dérobée. Entre le gros plan du visage d’Atsuko Maeda et le plan d’ensemble où elle s’écroule, s’ouvre un gouffre vertigineux de solitude et de détresse. Un tel enchaînement, parvenant à rendre perceptible deux états d’un même personnage, montre la puissance fascinante qu’a désormais atteint le cinéma de Kiyoshi Kurosawa. 



L’opération est irréversible et la sœur de la jeune fille devient une présence intolérable, dont le moindre contact provoque la répulsion. L’horreur pure est alors d’appartenir à une même famille tout en s’en sentant totalement étranger. Autre victime de l’abduction, un chef d’entreprise libéré du « travail » qui sombre dans l’histrionisme et détruit ses bureaux de façon absurde.  Si ces dérèglements touchent parfois au burlesque (il y a du Tati chez Kurosawa), ils ne conduisent à aucune émancipation. En s’évaporant, le concept laisse une vacance aussitôt occupée par un inverse tout aussi aliénant. On pense à Mamiya, l’hypnotiseur de Cure, anéantissant les liens d’amour ou d’affection et les remplaçants par une pulsion de mort détruisant les époux, amis ou simple collègues de travail.


Avant que nous disparaissions aurait pu s’inscrire dans le veine noire et suffocante  de Creepy, mais Kurosawa surprend en brisant sans cesse son propre système. Si certaines ruptures sont plus ou moins heureuses, le cinéaste retrouve la liberté et la fantaisie du mal aimé Real qui n’hésitait pas à faire surgir un dinosaure incongru de son récit onirique. Comme les extraterrestres explorant les concepts, Kurosawa saute d’un genre à l’autre de façon imprévisible : de la comédie lorsqu’un alien candide devient une meilleure version du mari dont il a volé le corps, à l’épouvante avec les adolescents décimant froidement leur famille, et même au film d’action avec cette course folle entre un extraterrestre et un avion.  Mais ce qui l’emporte est toujours le mélodrame auquel il apporte toute la flamboyance requise puisque l’enjeu majeur du film est le concept d’amour. Que signifie sa perte pour l’être humain et son obtention pour les envahisseurs graduellement humanisés ? Là se joue le point de bascule du film. 

Toutes les possibilités de ce conte de science-fiction n’ont cependant pas été épuisées. A la suite du long métrage, Kurosawa a tourné une mini-série télévisée en 5 épisodes, avec d’autres personnages et d’une tonalité plus sombre, qui a son tour fut réduite à 140 minutes pour les salles japonaises sous le titre Foreboding. Nous n’en avons pas encore fini avec les body snatchers philosophiques de Kiyoshi Kurosawa.





mercredi 12 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 4 : Creepy (2016)

La peur qui rampe




Une des scènes les plus fascinantes de Creepy montre Takakura, le héros, sur la colline qui surplombe son quartier résidentiel. De ce point de vue, il observe son pâté de maison et note sa ressemblance parfaite avec le lieu du crime sur lequel il enquête.  Il a alors la certitude que son voisin est l’homme qui a fait disparaître une famille entière six ans auparavant. A la façon des récits de Kôbô Abe, le Kafka japonais (Le Visage d’un autre, Le Plan déchiqueté), le détective, sans s’en apercevoir, est entré à l’intérieur d’une scène de crime dont lui et son épouse sont les victimes potentielles. C’est alors dans les ténèbres de son propre foyer que le détective va plonger. Kurosawa réduit le thriller foisonnant de Yutaka Maekawa (paru aux éditions d’Est en Ouest) à sa part domestique et en tire une épure passionnante. Il retrouve les nappes d’angoisse de Cure, Rétribution ou Shokuzai mais surtout revient au principe fondateur de la J-horror : extraire de l’urbanisme japonais une terreur atone et oppressante. L’idée atroce dans Creepy, des corps littéralement mis sous vide est bien la métaphore de cette asphyxie.


 

L’indice architectural rappelle le documentaire théorique AKA Serial Killer (1969) où Masao Adachi exposait sa « théorie du paysage ». Pour Adachi, la reconstruction à l’identique des villes après la seconde guerre mondiale était la cause de désordres mentaux et produisait des crimes sans autres mobiles que fracturer une réalité aliénante. Ce principe est à l’œuvre dans Creepy avec ces quartiers sans qualités et interchangeables. Comme dans Tokyo Sonata, Kurosawa montre les mêmes salarymen fantômes qui partent le matin au travail, les mêmes jeunes filles en costume marin qui se rendent à l’école et les mêmes femmes au foyer qui les attendent, solitaires, dans des intérieurs semblables d’une maison à l’autre. 



Si Nishino, le vampire domestique, peut parasiter les foyers et composer des familles factices, c’est parce que des automates habitent déjà ces maisons. On se souvient  des « zombies philosophiques » de Real, ces formes humaines à peine finies, destinées à peupler un monde virtuel. Les acteurs de Creepy, comme Hidetoshi Nishijima (Takakura) et Yuko Takeuchi (son épouse Yasuko), possèdent ce même caractère dévitalisé, presque sans volume. 

C’est bien sûr le succès de Shokuzai qui a entraîné la réalisation de ce nouveau thriller et dans les deux cas on perçoit comment Kurosawa joue avec l’esthétique des dramas télévisés. Avec leurs décors neutre, leur éclairage violent, et leurs acteurs à la voix blanche, ces productions se situent quelque part entre la radio et la télévision. Comme c’est le cas pour le soap américain, ces images uniformes ne sont porteuses d’aucun passé, et sont prises dans un processus d’oubli instantané. Rien d’étonnant à ce que l’origine de la J-horror se situe dans des productions lo-fi, directement destinées au marché de la vidéo et relevant de la même économie. Cet amour des formes modestes explique en partie l’échec du Mystère de la chambre noire qui tentait de couler Kurosawa dans la posture de l’ « auteur » français, et une assommante lourdeur culturelle. Creepy vient prouver combien il était aberrant de relier son cinéma à la photographie du XIXe siècle, au fantastique européen ou pire à des procédures de succession. Kurosawa tire parti de l’amnésie de ces images aseptisées pour montrer leur envers : là où rampe la terreur. Cette répartition peut rappeler Blue Velvet de Lynch et son gangster maléfique retenant et une jeune femme et son fils dans l’underworld nauséeux d’une petite ville américaine chromo comme une publicité des années 50. Si le monde positif n’est qu‘une illusion sociale, son négatif est en revanche porteur d’une mémoire, celle du cinéma de Kurosawa et de cet art de la terreur qu’il élabore minutieusement depuis le début des années 90. 



Le titre, Creepy, désigne un certain type de peur, celle sournoise qui se faufile silencieusement. Il évoque aussi les insectes qui, dans l’ombre, se multiplient et envahissent les maisons. C’est ainsi par une mince fêlure que Nishino s’est insinué dans l’esprit de Yasuko, lui offrant cet oubli d’elle-même, la seule façon de supporter sa solitude sans rompre l’ordre social. Pour accompagner Takakura et Asuko dans leurs dérives dans les ténèbres, Kurosawa se repose une fois de plus sur le talent de sa chef opératrice Akiko Ashizawa (à qui l’on doit aussi les images de Sayonara de Koji Fukada). Une salle d’université quelconque, se mue en labyrinthe de ténèbres au fil du terrifiant récit de la jeune survivante. Un tunnel devient la bouche d’ombre où se rencontrent le monstre et la femme au foyer. La maison de Nishino est le décor d’un atroce kammerspiel dont on reconnait les artifices et figures. Ces murs de bétons, ces portes en acier et ces rideaux de plastique jaune,  hantent depuis toujours le cinéma de Kurosawa. Devant ces femmes au foyer recluses dans les ténèbres, droguées et dépendantes, on se souvient des spectres aux visages de cendre de la J-horror. Les actrices elles-mêmes portent cette hérédité. Yuko Takeuchi (Yasuko) était l’adolescente qui la première succombait à Sadako dans Ring d’Hideo Nakata.  Misaki Saisho, interprète de la « femme » de Nishino, est surtout connue comme la dernière incarnation de Kayako dans la populaire série des Ju-on (The Grudge en Occident). Kayako, larve blafarde en chemise de nuit, qui descend en rampant les escaliers de sa maison hantée, est très similaire à son rôle dans Creepy. Mais la figure dominante est évidemment  Teruyuki Kagawa, l’interprète de Nishino, présent dans le cinéma de Kiyoshi Kurosawa depuis 1998 et le diptyque Eyes of the Spider et Serpent's Path, et inoubliable dans Tokyo Sonata et Shokuzai. Nishino partage bien des traits avec Mamiya, le tueur de Cure, en premier lieu son pouvoir d’abduction. 



Mais là où le frêle hypnotiseur semblait toujours sur le point de s’évaporer, ne laissant derrière lui que son pull trop grand, Nishino est massif, noueux comme une gargouille, et possède une corporalité dérangeante. Ce n’est pas un hasard si Kagawa est issu d’une famille d’acteur de kabuki, discipline qu’il a rejoint lui-même à l’âge de 45 ans. On peut observer sa capacité prodigieuse, à déformer son visage comme un démon kabuki aux yeux globuleux et à la bouche gonflée. Evidemment le passif des acteurs et actrices s’inscrit dans le cadre de la production de Creepy, Série B d’épouvante et film de commande. Cependant, le plaisir que l’on prend au film c’est aussi de voir Kiyoshi Kurosawa jouer le jeu du film de genre et s’amuser à nous faire peur. C’est aussi cela la modestie propre à Kiyoshi Kurosawa. 







lundi 10 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 3 : Vers l'autre rive (2015)

Kurosawa, période blanche



 

Kiyoshi Kurosawa, après le tueur d’enfants de Shokuzai et le dinosaure de Real, revient aux créatures qui l’ont rendu célèbre : les fantômes. Pourtant, qu’on ne s’attende pas à retrouver les terrorisantes sylvidres de la Kairo ou Rétribution. Le fantôme est ici un homme à la beauté solaire, Yusuke (Tadanobu Asano) qui rentre chez lui après une de ces fugues que l’on nomme au Japon « évaporation ». Il explique à son épouse, Mizuki (Eri Fukatsu) qu’il a voyagé à travers la campagne pour se donner la mort sur une plage où les crabes ont dévoré son corps. Il lui propose de refaire avec lui le chemin jusqu’au même rivage, véritable « jetée » d’où il pourra s’élancer vers l’autre monde. De village en village, Mizuki va côtoyer d’autres familles et d’autres fantômes mais surtout découvrir un homme qu’au fond elle ne connaissait pas. Il se révèle un cuisinier doué ou un professeur d’astronomie exposant à des campagnards émerveillés les merveilles du cosmos. C’est une âme poétique, loin du triste dentiste de Tokyo dont on imagine que la blouse blanche était, de son vivant, le véritable suaire.

Le  récit peut parfois manquer de souplesse, trahissant son origine littéraire. Pour achever le travail du deuil, Mizuki doit forcément aller sur cette plage. Voir de ses propres yeux l’endroit où son mari est mort, permet de les libérer tous les deux.  Ce classicisme un peu rigide n’est pas un défaut, il permet à Kurosawa de travailler les sensations et intensités sans pour autant que son film ne s’égare ou devienne lui-même évanescent. Si le film de fantôme, dans son versant horrifique, repose sur la terreur des apparitions, Vers l’autre rive développe l’angoisse inverse : celle l’évanouissement. 



C’est d’abord la peur de Mizuki : que le charme qui a fait revenir son mari auprès d’elle soit rompu et qu’il disparaisse à nouveau, au détour d’un raccord ou à son réveil. Dans ces moments, l’absence de Yusuke est partout : dans l’air, dans la lumière qui ressemble à une éternelle aube d’hiver et surtout dans le silence. Il faut avoir beaucoup filmé les fantômes pour rendre à ce point perceptible le deuil. C’est ce que Chris Marker nomme dans Sans soleil : « la plaie de la séparation [qui] perd ses bords réels. Ce qui demeure, c’est une plaie sans corps. » Pourtant Yusuke réapparait, avec ce sourire doux qui solidifie le monde autour de Mizuki et l’empêche de sombrer. Pour elle, et pour nous, ce retour est vécu à chaque fois comme un miracle. Avec son manteau orange, version apaisée de la robe rouge de la femme fantôme de Rétribution, Yusuke apporte d’abord une note de couleur dans la dépression de la jeune femme, cette forme de terreur atone. La probable disparition de Mizuki dont vient la sauver son mari n’aurait pris ni la forme d’une fugue ni d’un suicide mais d’une dissolution dans la solitude et un quotidien incolore. Le lien maudit unissant un vivant à un fantôme a déjà été exploré dans Rétribution avec l’étouffante cohabitation de Koji Yakusho et sa maîtresse assassinée. Ici, ce lien est devenu bénéfique, puisque Yusuke pourrait aussi faire office d’ange-gardien. Il n’empêche que chez ces couples «mixtes» désignent le mariage comme un état n’allant pas forcément de soi. Sans aller jusqu'au lugubre Kammerspiel de Séance, le domicile conjugal se transforme souvent chez Kurosawa en en foyer de spectres. 

Mizuki rend visite à la maîtresse de son mari, également sa collègue dans leur cabinet de dentiste. Devant sa rivale, c’est comme si elle voyait le propre fantôme de sa jeunesse et plus encore celui de la femme au foyer japonaise. La jeune fille est interprétée par Yu Aoi, l’épouse transformée en poupée de Shokuzai et c’est la même cruauté qui est ici à l’oeuvre. Avec un sourire équivoque, presque sournois, elle affirme qu'elle est elle-même mariée et quittera bientôt son travail pour avoir un enfant, car tel est le destin des femmes : mener une vie banale jusqu'à la mort. Dans ce visage poupin, aux joues rondes et roses d’adolescente, se lit déjà la momification de la femme au foyer. Les ténèbres où elle se prépare à entrer sont plus épaisses que toutes celles des films de la J-horror. 



Dans le théâtre des matières propre à l’épouvante japonaise, Kurosawa travaillait les décors de friches urbaines et les usines désaffectés, les terrains vagues boueux et les ciels chargés de nuages sombres. Séance est sans doute le film où un fatum sans pitié réuni de façon intrinsèque les fantômes, les éléments liquides et les humains guidés par les désirs le plus vils. Depuis Tokyo Sonata, Kurosawa avait libéré ses fantômes de la gangue  du genre, et une sorte de période blanche avait succédé à ces mondes déliquescents. Ce blanc qui ne se confond pourtant pas avec la clarté est une autre forme de ténèbres. Ne parle-t-on pas de la noirceur secrète du lait ? 

Le symbole de cette esthétique nouvelle sont ces brumes ouvertement artificielles, comme un hommage aux séries B de Roger Corman. Dans Real, ce brouillard, qui annonce la présence d’un spectre s’infiltre dans les paisibles alentours forestiers de la cascade. Il n’y aurait pas a priori de grande différence entre ce paysage et ceux de Naomi Kawase mais, avec une grande ironie, Kurosawa, en l’associant à un trucage volontairement grossier, semble en remettre en cause la réalité. Les fantômes n’existent peut-être pas mais quelle est l’existence réelle de ces champs, de ces rivières et de ces forets ? A quelle illusion participe ce monde que l’on désigne comme réel ? A ce stade, c’est beaucoup moins le fantôme (Yuseke étant très concret voir charnel) qui intéresse Kurosawa que le fantomal et les phénomènes de hantise au sens presque atmosphérique.  C’est par exemple l’image qui se voile comme si un nuage passait devant le soleil, créant dans une salle de restaurant, l'atmosphère propice à l’apparition d’une petite pianiste fantôme. Ces variations lumineuses, qui font l’effet d’une nappe de dépression qui assombrissent les personnages, suggèrent une altération intime du réel. Affleure à sa surface, ce territoire refoulé, l’arrière-pays des rêves, des souvenirs et des fantômes. il est bien entendu qu’on ne fait la partage entre les images mentales et les manifestations surnaturelles.



Lors d’une scène fascinante, Mizuki se tient de profil devant le papier peint de la chambre de leur hôte, ce jardin vertical, avec ses milliers de fleurs découpées par le vieil homme dans des prospectus de botanistes. Les fleurs de papier semblent s’embraser un instant, puis perdent leur couleur et se flétrissent. C’est comme si la chambre se fanait d’un seul coup lorsque la nature fantomatique de son habitant était révélée. Les objets, comme cette paire de lunette et ces mégots sur la table de nuit, se couvrent de poussière et deviennent des reliques. Ce passage du monde dans le spectral s’accompagne d’une déchirante envolée de cordes où l’on croit reconnait les accents de Vertigo. C’est comme un mélodrame, enfoui au pays des morts dont on entend la musique dans notre monde. 

Devant des scènes aussi stupéfiantes, il apparaît combien Kurosawa, toujours à la recherche de nouvelles voies, forge un art solitaire, à la fois poétique et théorique. Seul le rejoint Weerasethakul, lui-aussi familier des territoires de l’au-delà et des fantômes sentimentaux. Si Vers l’autre rive aurait mérité les honneurs de la compétition cannoise, au moins est-il reparti avec le prix de la mise en scène d’Un certain regard. Ce n’est que justice tant est unique le talent de Kurosawa pour inventer un découpage impossible raccordant les morts et les vivants. C’est par exemple cette femme qui s’effondre en pleurant sur le sol, face à nous mais un peu trop près de la caméra. 

Cette proximité provoque une indéfinissable sensation de malaise que le plan suivant rend explicite en dévoilant, debout devant la femme, une petite fille fantôme. C’est à travers les yeux de l’enfant que nous regardions la scène, depuis l’au-delà. Nous faire franchir la frontière invisible et nous mettre un instant à la place d’un spectre, tels sont les prodiges que dissimule, sous son calme trompeur, la fugue de Yusuke et Mizuki. 






samedi 8 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 2 : Real (2013)


A perfect day for Plesiosaurus






Shokuzai, le précédent film de Kiyoshi Kurosawa, s’achevait dans un quartier résidentiel brumeux et vidé de toute présence humaine. Le réel, dont seule la traque du meurtrier maintenait la cohérence, s’évaporait, abandonnant l’héroïne dans une terre de solitude : la probable folie provoquée par la mort de sa fille. Avec Real, le cinéaste poursuit son exploration des espaces mentaux et ne ment pas sur l’ambition philosophique du titre : c’est bien le réel qui est le sujet de ce conte de SF où des amants visitent la psyché de leurs compagnons dans le coma. Ces derniers ignorent leur condition et prennent leur songe ininterrompu pour la réalité. Malgré un budget relativement important, Kurosawa s’inscrit dans la lignée minimaliste de Je t’aime Je t’aime de Resnais et La Jetée de Chris Marker. Ses voyageurs psychiques sont eux-aussi à la recherche d’un souvenir d’enfance, trauma oublié qui, avant même leur accident, les condamnait à errer dans les limbes. 




L’univers mental ne se révèle pas de façon spectaculaire, à la façon des emboîtements délirants d’Inception, mais par le calme inquiétant qui y règne. L’appartement fantôme où se rencontrent les deux héros baigne dans une étrange lumière laiteuse, tout y est doux, homogène et parfaitement lissé. Kurosawa est moins intéressé par l’écart entre le réel et cet espace du dedans que par leur superposition. A la césure du film nous apprenons que ce que nous pensions être la réalité faisait déjà partie d’un rêve. Ainsi, réel ou imaginaire, le monde n’est qu’un fragile agencement de souvenirs, une façade derrière laquelle il n’y a peut-être rien. 



Conçu comme un film commercial, interprété par des stars de la J-pop et des dramas télévisés, Real surprend par son hermétisme, sa durée sans doute exagérée (plus de 2h) mais surtout par son rythme lancinant. On se souvient de la lenteur des spectres de Kairo et Rétribution et de leurs avancées inexorables semblant asphyxier leurs victimes. Ici, tous les personnages semblent gagnés par l’engourdissement. Certains possèdent une inquiétante rigidité comme le médecin dont la diction hypnotique rappelle le Mamiya de Cure. D’autres, nommés « zombie philosophiques », ne sont que des ébauches d’êtres humains : ils se meuvent comme des automates et semblent le résultat d’un effet numérique bâclé. 



Ces voisins, employeurs ou collègues de bureaux, même s’ils possèdent leurs équivalents dans le réel, ne sont que de simples figurants empêchant le monde de l’esprit d’être complètement désert. Ce manque d’incarnation ne définit pas seulement les « zombies philosophiques », il mine aussi les personnages principaux. Kurosawa, dote Takeru Satoh et Haruka Ayase d’un jeu monotone et somnambulique, comme s’ils ne se parlaient ni ne se voyaient jamais vraiment, chacun repliés dans la solitude de son monde intérieur. Même si, en un double mouvement orphique, Koichi et Atsumi entrent dans le rêve de l’autre, ils échouent à se rejoindre. L’image la plus bouleversante du film est alors cette étreinte où la jeune fille se désagrège dans les bras de son compagnon. Pendant un instant, flotte dans l’air son visage, un masque d’une tristesse absolue aux yeux dévorés par le vide. 




Pourtant, de façon inattendue, Kurosawa ne fige pas les personnages dans la malédiction qui était celle des amants de Kairo, à jamais séparés par les fantômes. La recherche de la vérité et le combat contre le dragon peuvent s’avérer victorieux et l’amour permettre au réel de reprendre une forme tangible. 

Cet optimisme n’empêche pas une autre angoisse de couver sous le hiératisme de personnages automates et la vision de villes partant en fumée : celle d’un cinéma japonais de plus en distant avec le réel. On se souvient de la passion des auteurs de la J-Horror à explorer le Tokyo de la fin des années 90, dévoilant les démons nichés dans cet univers bétonné et impersonnel. Kurosawa filmait un quotidien grisâtre et suffoquant, empoisonné par la présence des spectres ou sournoisement manipulé par des hypnotiseurs, mais absolument ancré dans la réalité contemporaine. Dans Real, il semble chercher, avec ses personnages, une image singulière qui briserait la torpeur de ce monde d’éther. Comment retrouver de l’hétérogène alors que le réel est remplacé par les CGI et que l’unique référent, auquel Real est parfois prêt de succomber, est l’image plate des dramas télévisés ? C’est justement en s’emparant des effets spéciaux numériques qu’il fait naître une figure absolument inédite dans son cinéma : un plésiosaure furieux surgissant des flots. La créature, fluide et luisante, pleine de nerfs et d’énergie, brise alors le coma où les images de Kiyoshi Kurosawa menaçaient de sombrer.  




Entretien avec Kiyoshi Kurosawa

 



Comme Shokuzai, Real est une commande.
Après Shokuzai, TBS, une grande société de la télévision japonaise, m'a offert un budget confortable pour une adaptation littéraire. Il fallait que ce soit un film pour le grand public. 

Comme à votre habitude, le titre est constitué d’un seul mot.
Le titre original du roman de Rokuro Inui est A perfect day for Plesiosaurus, qui parodie la nouvelle de Salinger A perfect day for Banana fish, mais les producteurs voulaient quelque chose de plus accessible. Je leur ai proposé Unreal qu’ils ont trouvé trop vague et ils ont finalement choisi Real. 

Dans vos films précédents, il n’y avait jamais autant de plans truqués. 
Oui, les CGI procurent une grande liberté, mais ils me font aussi ressentir les limites de mon imagination. J’ai très peu filmé Tokyo cette fois-ci puisque je pouvais la recréer en studio. D'habitude, on mettait des heures à trouver un décor intéressant et il y avait une grande joie à montrer un autre visage de la ville. Maintenant les possibilités sont tellement infinies que ça me rend très impatient. Malgré tout, je suis un réalisateur qui adore expérimenter de nouvelles techniques et le budget me le permettait. Par exemple, je tenais absolument à filmer la scène d'action avec le dinosaure en CGI. Comme elle n’existait pas dans le livre les producteurs étaient très réticents mais j’ai insisté jusqu’à ce qu’ils cèdent.

Lors de l’apparition d’un « fantôme » dans un ascenseur vous semblez zoomer dans une image déjà filmée. 
En fait, ce petit garçon apparaît tout au long de Real. Je ne savais pas du tout au moment de l'écriture du scenario quelle place lui attribuer dans la perception du spectateur. Est-ce que je devais souligner sa présence ou la laisser discrète pour ne pas déconcentrer les spectateurs ? Lors du montage j’ai trouvé qu’il était trop évanescent. Donc en zoomant directement dans l’image, ça m’a permis de renforcer son existence puisqu’il est amené à prendre de l’importance par la suite. 






L’essentiel de Real se déroule dans un univers mental.
Transposer le livre à l’écran impliquait de se poser certaines questions. Que signifie pénétrer dans la mémoire de quelqu’un ? Quelle apparence auraient ces fragments de conscience ? J’ai essayé de représenter différemment le monde réel et celui des souvenirs, tout en sachant qu’au cinéma toute chose filmée acquiert une forme de réalité. C’est pour ça que le titre Real est finalement bien approprié. 

Vous nommez « zombies philosophiques », les créatures qui peuplent l’esprit de vos personnages.
C'était déjà présent dans le livre. Ces zombies sont complètement différents de ceux imaginés par George Romero, ce qui peut surprendre et même faire rire. En fait, je me suis inspiré de Solaris de Stanislas Lem et de ses créatures qui sont le fruit de nos souvenirs. Lorsque ces faux personnages réalisent qu'ils sont imaginaires, ils en conçoivent de la souffrance. J'ai demandé à l’actrice principale Ayase Haruka d'interpréter cette tristesse, ce qui demandait un jeu très subtil.




Le jeu des acteurs, atone, presque dévitalisé fait d’ailleurs beaucoup penser à Kaïro. 
Dans l’œuvre originale, les deux héros n’étaient pas si jeunes mais le producteur voulait utiliser des acteurs à la mode. En acceptant l’offre de TBS, j’ai bien sûr pensé que ça allait ressembler à Kaïro. Je ne fais pas parler mes acteurs comme des jeunes actuels ou comme des adultes. J’aime qu’ils aient l’air un peu vagues et abstraits. Souvent, lorsque je filme un homme d’âge mur, comme Koji Yakusho, j’ai tendance à en faire un double de moi-même. Lorsqu’il s’agit d’un jeune homme, j’ai l’impression de créer un être très pur qui n’existe que dans la réalité du film. C’est pour cela que les jeunes de Kaïro et Real semblent manquer de personnalité. 

Le personnage du médecin joué par Miki Nakatani (Loft) n’était-il pas davantage développé ?
Son rôle était en effet plus important. J’ai coupé une scène où un collègue lui reproche de pousser Koïchi à se souvenir de choses qui devraient rester cachées. Si elle continue, elle risque de détruire l’esprit du garçon. Elle lui répond qu’elle veut absolument connaître la vérité. Je l’ai coupée pour des raisons de durée mais aussi parce que ça donnait trop d’importance à son personnage, au détriment des deux héros.

Elle parle d’une voix très basse, presque hypnotique. 
Oui, c’est parce qu’elle communique avec des personnages dans le coma. Dans ce traitement qui existe vraiment et s'appelle "coma work", le médecin parle à l’oreille de la personne inconsciente. Donc, dans le monde imaginaire de ces êtres plongés dans le coma, c’est normal qu’elle s’exprime de cette façon. Pour les spectateurs, qui ignorent au début le caractère factice de cette réalité, cela provoque une impression très étrange. 



Entretien réalisé à Tokyo le 25 octobre 2013
Interprète et traduction Daishi Kusunoki



jeudi 6 janvier 2022

Dix ans avec Kiyoshi Kurosawa 1 : Shokuzai (2012)

Au cours des dix années passées aux Cahiers du cinéma, j’ai écrit sur la plupart des films de Kiyoshi Kurosawa et l’ai rencontré à de multiples reprises. Ce fut une expérience unique d’effectuer ce travail au long cours avec l’un des plus grands cinéastes en activité. 


Shokuzai : Vivre dans la peur




Depuis 2008 et Tokyo Sonata, cruelle évocation de la crise économique, on était sans nouvelles de Kiyoshi Kurosawa. Après plusieurs projets inaboutis, dont un ambitieux film de SF, il revient avec ce thriller labyrinthique adaptée d’un roman de Kanae Minato et produit par WOWOW, version nippone de HBO. Shokuzai est ainsi à l’origine une mini-série, relatant la vengeance d’Asako, une mère dont la petite fille a été violée et assassinée. Pendant le drame, qui s’est déroulé dans le gymnase de l’école, ses quatre camarades ont été incapables d’intervenir. La mère leur fait jurer de l’aider à retrouver le meurtrier, sous peine de ne jamais connaître le bonheur.

En empruntant la forme feuilletonesque, Kurosawa revisite les premiers essais de la J-Horror (l’horreur japonaise) dont Shokuzai pourrait constituer l’anthologie. On nous raconte encore ces légendes urbaines et leurs faits divers sinistres : après avoir vu le visage de l’assassin, quatre fillettes ont été maudites ; la mère venait tous les jours attendre sa fille morte à la sortie de l’école… Reviennent des thèmes traditionnels comme la poupée possédée ou des lieux emblématiques comme les écoles hantées. Kurosawa use également des codes des kaidan (histoires surnaturelles) classiques. Dans une maison sombre et poussiéreuse, un coffre s’ouvre doucement derrière le meurtrier, révélant l’objet maléfique qui déclenchera la tragédie. Les néons grésillent alors comme les lanternes palpitaient pour annoncer les spectres dans les anciens films d’épouvante de Nobuo Nakagawa (Histoires de fantômes japonais). Pourtant, ni fantômes désignés comme tels dans Shokuzai (même l’habituelle femme en rouge manque à l’appel) ni recours explicite au  surnaturel. Comme Jacques Tourneur, Kurosawa utilise avant tout les figures du genre  pour décrire un monde dont la terreur serait l’état originel. 



Chez Kurosawa, les morts, qu’ils veillent quelque part dans l’image où remontent du passé, intoxiquent le réel et lui donnent cette texture atone, silencieuse et presque immobile. Dans Shokuzai, ce policier qui a rendu visite au mari devrait déjà avoir quitté l’appartement, mais il est toujours là, figé dans le couloir, le regard un peu absent. Il suffit d’un rien, d’un léger engourdissement du temps et de l’action, pour que les lieux du quotidien, pourtant les moins disposés à l’effroi, deviennent spectraux. Devant ces appartements vides, recouverts d’un voile grisâtre, on sait que quelque chose ne va pas, sans qu’on puisse en déterminer la cause. Parfois, c’est parce qu’un regard inconnu a remplacé le nôtre. Lorsqu’Asako s’effondre en pleurs sur la table du salon, au bout d’un moment un panoramique dévoile son jeune fils qui la regarde. Nous ne l’avons vu ni entrer ni s’assoir. Depuis combien de temps l’observe-t-il ? S’il apparaît comme un fantôme c’est parce que sa mère, depuis longtemps, n’appartient plus au monde des vivants. Sa véritable famille est Emiri, l’enfant assassinée, et les quatre camarades qu’elle a élue pour la remplacer. 

On ne peut pas toujours nommer la terreur que diffuse les films de Kurosawa car celle-ci ne résulte pas d’une monstruosité spectaculaire mais d’un manque : l’étouffement de toute vivacité avec comme horizon l’extinction de l’espèce humaine - que celle-ci soit surnaturelle (Kaïro) ou économique (Tokyo Sonata). Le monde entier semble habité par une présence hostile à l’homme. A quel moment l’univers de Shokuzai s’est-il déréglé ? Moins lors de la mort d’Emiri, que dans ce trou noir d’une heure où ses camarades, restées figées dans la cour de l’école, ne sont pas venues à son secours.



L’ellipse rappelle le caractère souvent introuvable de la faute chez Kurosawa. Dans Rétribution, les passager du ferry étaient coupables de ne pas être venus en aide à une malade agonisant dans un hôpital. Même si aucun d’entre eux ne pouvait deviner ce qui s’y passait, leur passage répété devant l’immeuble permettait à la hantise de se greffer sur leur destin. Les petites filles de Shokuzai ne sont bien sûr pas coupables mais elles ne peuvent échapper à ce que Kurosawa nomme les « mécaniques fatales » : lorsqu’au caractère hasardeux et sans dessin du monde se substitue un mouvement d’horlogerie qui entraîne vers la mort et la destruction. Les fillettes sont retenues prisonnières de cette après-midi d’épouvante : elles deviendront une poupée, un robot, une ourse, et, la dernière, une meurtrière. Pour chacune, Asako, bien que toujours vivante, réapparait comme un spectre, à l’apparence inchangée en quinze ans. Comme de coutume dans le film de fantôme japonais, elle est une figure de la déploration. Elle n’ourdit aucun plan diabolique contre les jeunes femmes : elle se contente d’apparaître et de leur rappeler son chagrin. 

Dans toutes les histoires reviennent, de façon obsessionnelle, des figures de fillettes maltraitées, d’adultes tortionnaires et de maternité monstrueuse. Chacune a pris sa part du drame et l’a incorporé à son destin. Sae s’est repliée dans la passivité jusqu’à devenir une poupée sans désir, comme si toute possibilité d’acquérir un corps et une vie adultes était morte avec sa camarade. Maki, en revanche, a intériorisé la violence du meurtre, n’attendant que de la renvoyer sur un autre agresseur d’enfant. Mécanique, inhumaine comme un cyborg, elle massacre un maniaque à coup de bâton, en l’une des plus terrifiantes séquences jamais filmées par Kurosawa. Perversité absolue du récit, ce n’est pas seulement le trauma du meurtre que portent les jeunes femmes mais une histoire d’horreur bien plus ancienne dont elles deviennent les médiums. Au-delà de la mort d’Emiri, ce qui les hante est le couple maudit formé par Asako et l’assassin, et dont l’emprise ruine toutes leurs tentatives de bonheur conjugal. Ce couple ne nous est d’ailleurs pas inconnu puisqu’il s’agit de celui de Tokyo Sonata : Kyôko Koizumi et Teruyuki Kagawa, ici terrifiant, avec son visage bestial et sa démarche équivoque, vaguement chaloupée. A travers le temps, les distances et l’au-delà, c’est une famille infernale que composent la fillette morte, la mère vengeresse et l’assassin.  Comme dans Cure, le meurtre n’épouse aucune dimension psychologique : il est une sorte de pulsion molle, une amibe qui parasite les êtres et les pousse à la folie. L’acte finit par n’appartenir à personne, à n’être plus que l’expression d’une haine primitive surgissant au cœur du foyer à la place de l’amour. Cette haine deviendrait alors la seule chose tangible au monde, à l’image du spectre de Kaïro dont la matérialité attestait de la disparition de l’être humain. Que reste-t-il du monde lorsqu’on est parvenu au terme de la vengeance ? Un quartier résidentiel désert, baigné dans la brume, et si l’on y erre, c’est dans la solitude.