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mardi 31 janvier 2023

Le noir Paraiso de Suehiro Maruo


Suehiro Maruo est réputé pour être un maître de l’ero-guro (l’érotisme grotesque) à l’imagination sans limite. Nous avons frémi aux spectaculaires horreurs de L’île panorama et Le Diable en bouteille tout en sachant que les monstres qui les hantent sont d’abord des démons de l’esprit. Paraiso, célébrant les quarante ans de carrière du mangaka, dévoile une autre facette de son art : ici, l’horreur est ancrée dans le réel et prend pour cadre le Japon ravagé par les bombardements et l’immédiate après-guerre. Elle ne nait plus de fantasmes macabres délirants mais d’une approche historique et documentaire, et s’exerce en premier lieu sur les enfants, éternelles victimes de la cruauté des hommes.




Le Japon d’après-guerre : le crépuscule des dieux

Le Tokyo des années trente était une cité prospère, ouverte au progrès et l’un des foyers intellectuels et artistiques de l’Asie. La guerre en a fait un champ de ruines où tente de survivre un peuple en haillons. Les hommes reviennent mutilés ou traumatisés, les orphelins sont livrés à eux-mêmes, et de très jeunes filles se prostituent. Dans ce chaos, rodent des prédateurs prêts à tout pour en tirer profit, aussi bien économiquement que sexuellement ou idéologiquement.



Les ruines du pays étaient autant matérielles que spirituelles. La capitulation d’Hirohito le 15 août 1945 s’était accompagnée d’un renoncement à sa nature divine. Lorsque le Japon s’ouvrit à l’Occident pendant l’ère Meiji (1868-1912), l’empereur fut placé à la tête de la nation pour en assurer l’identité. Sa divinisation était la clé de voûte d’une puissante opération de propagande visant à en faire le descendant direct d’Izanagi et Izanami,  les divinités fondatrices du Japon. Dans les manuels des écoliers, cette généalogie n’était pas enseignée comme une allégorie mais comme un fait historique. Mourir pour la patrie, en projetant son avion sur les navires américain, participait d’une dévotion quasi mystique au souverain. La défaite laissa donc les Japonais désemparés, et en fit littéralement un peuple sans dieux. Pour survivre, ils allaient devoir adopter les mœurs de l’occupant américain dont le but était de « déféodaliser » leur pays et le transformer en une nation moderne, démocratique, accordant entre autres le droit de vote aux femmes.

Fallait-il pour autant rejeter tout de l’ancien Japon, et en particulier les cultes shintos et bouddhistes, désormais entachés de crimes de guerre ? Le catholicisme allait-il devenir, comme souvent, l’instrument d’une acculturation ? Dans une case de Paraiso, la tête d’un Bouddha décapité est effondrée au milieu des ruines comme l’annonce de la chute des anciens dieux. Le prêtre qui traverse ce paysage pense : « Le Bouddhisme est une religion de barbares. Seul le catholicisme détient la vérité. Les Japonais finiront par devenir les serviteurs de Dieu. »



La religion chrétienne n’était pas étrangère au Japon : au XVIIe siècle, des jésuites portugais, basés à Nagasaki, menèrent une mission d’évangélisation. La répression des catholiques japonais par les shoguns, l’une des plus violentes de l’histoire, est relatée dans le film Silence (2016) de Martin Scorsese d’après le roman de Shusaku Endo.


Le temps était-il venu pour les missionnaires de prendre leur revanche ? Contre l’enfer terrestre qu’était devenu le Japon, le catholicisme proposait le concept de martyr, soit la sanctification par la souffrance, et un séduisant « Paraiso » immaculé. Suehiro Maruo est né précisément dans le département de Nagasaki en 1956. Cet élément biographique pourrait-il expliquer la récurrence des motifs catholiques dans son œuvre ? 


Maruo ne résume pas toute l’horreur de l’époque au seul Japon. Paraiso s’achève en Pologne avec deux récits : Monsieur le Hollandais et La Vierge Marie, narrant le martyre du légendaire Maximilien Kolbe. Ce frère franciscain, fondateur en 1931 du Jardin de l'Immaculée près de Nagasaki, retourna en Pologne et fut déporté à Auschwitz en 1941. Ayant pris la place d’un prisonnier condamné à mourir de faim et de soif, Kolbe aurait survécu trois semaines grâce la prière, avant d’être exécuté avec une piqure de phénol. Dans Monsieur le Hollandais, l’esprit miséricordieux de Kolbe incite un jeune garçon à se montrer charitable avec les blessés d’un bombardement. 



Dans La Vierge Marie, c’est une image de la Vierge, offerte par un déporté dessinateur de bandes-dessinées, qui aide Kolbe à transcender son martyr. Ainsi, c’est le dessin lui-même qui fait office de relique sacrée. On peut-y lire la profession de foi de Maruo envers la bande-dessinée qui, pour l’enfant turbulant et un peu délinquant qu’il était, fit office de rédemption. Dans Paraiso, la seule évasion des enfants hors de ce monde de terreur est la lecture de Lost World, le manga d’Osamu Tezuka inspiré de Conan Doyle.

 

Entre néo-réalisme et surréalisme

Maruo absorbe les références cinématographiques ou littéraires pour nourrir son œuvre. Dans Paraiso, il puise au cinéma néo-réaliste né en Italie au sortir de la guerre.

La première case de Vagabonds de guerre compare les ruines de Tokyo à celles de Berlin. « Tokyo est minable jusque dans ses ruines » écrit Maruo. Ces visions d’une ville ravagée et de ses enfants perdus évoquent Allemagne année Zéro (1948) de Roberto Rossellini et la destinée tragique du petit Edmund dans le Berlin d’après-guerre. Les pickpockets juvéniles rappellent ceux de Paisa (1946) : un GI se faisant dérober ses rangers par un enfant romain découvrait que ses parents avaient péri sous les bombardements alliés. Le Tokyo de 1949 a trouvé une représentation saisissante dans Chien enragé (1949) de Kurosawa où un policier traverse les quartiers de bidonvilles et son peuple de damnés. Un même néo-réalisme est à l’œuvre dans la littérature japonaise d’après-guerre et le mouvement de la « littérature de la chair ». Dans L’Idiote (1946), Sakaguchi Ango décrit une passion animale dans une ville enflammée par les bombes et La Barrière de chair de Taijiro Tamura (1947- adapté par Seijun Suzuki en 1964) documente la vie des prostituées racolant dans les décombres. Ce courant littéraire moderne, violent et transgressif, attaquant tous les tabous tels que l’inceste, le sadomasochisme, le cannibalisme ou la défiguration, alimente l’horreur réaliste de Paraiso. La critique d’une religion corrompue avec ses curés dissimulant leurs perversions sous leurs soutanes entraîne Maruo du côté du cinéaste surréaliste Luis Bunuel. 



Le récit Diabolique présente un curé pédophile aux allures de démon. Lorsque des mendiants s’introduisent dans l’orphelinat pour festoyer, se déguisent en religieuses et parodient la Cène, Maruo reproduit la célèbre orgie blasphématoire de Viridiana (1961). Quant aux bandes d’enfants, elles rappellent celles des quartiers de pauvres de Mexico dans Los Olvidados (1950). Luis Bunuel et Maruo partagent la même cruauté dans cette image brute, et parfois hallucinée, d’une enfance perdue entre délinquance et maisons de correction.

 

Une comédie inhumaine

Parallèlement au néo-réalisme, Maruo ne délaisse pas l’ero-guro qui a fait sa réputation.

Maruo poursuit certaines de ces obsessions telle l’androgynie avec ses garçons et filles aux physiques neutres, facilement interchangeables. La petite Tarô dans Vagabonds de guerre se fait passer pour un garçon, sans doute pour éviter de se faire violer. Parallèlement, dans Dodo l’enfant do, un garçon se travesti en marchande de fleur, pour mieux vendre sa marchandise. La crise d’identité que connait alors le Japon perturbe également les genres. Personne n’est vraiment ce qu’il parait.



La culture de Maruo dans le domaine de l’horreur, autant au théâtre qu’au cinéma, est foisonnante. Dans le terrifiant Dodo l’enfant do, une créature au visage mutilé, vêtue de noir et tenant un bébé dans les bras, hante les décombres. Son origine obscure en fait une légende urbaine semblable à la fameuse « femme défigurée » des années 1980. Les rumeurs circulent parmi les enfants : était-elle l’épouse d’un professeur d’université, une professeure de shamisen ou la patronne d’un restaurant ? Son visage au nez tranché lui donnant l’apparence d’une tête de mort s’inspire du maquillage de Lon Chaney dans Le Fantôme de l’opéra (1925) de Rupert Julian. Lorsqu’elle suce le doigt blessé d’un enfant, elle reproduit le geste du Nosferatu (1922) de Murnau. Le bébé momifié qu’elle transporte en fait une mère d’outre-tombe, telle Oiwa-san le plus célèbre des fantômes féminins du kabuki, à l’origine du cinéma d’horreur japonais et qu’interprète la mère des enfants dans Tomimo la maudite. Cette créature nous l’avions aussi croisée dans Vampyres : l’ogresse dont la bouche carnassière était calquée sur celle d’Hanya la démone du théâtre nô.



Ce ne sont pas les seules auto-références dont Maruo parsème Paraiso. Sayo Matsumoto, la petite fille abusée par un prêtre dans Diabolique ressemble comme deux gouttes d’eau à Tomimo. Dans Paraiso et Tomimo la maudite, un même vieillard à la barbe blanche a pour mission d’attirer les enfants dans un orphelinat catholique. Dans les deux mangas, les jeunes héros ont des visions hallucinées du martyre des premiers chrétiens de Nagasaki. Comment se nomment d’ailleurs les derniers chapitres de Tomimo la maudite ? Tout simplement Paraiso. Se recoupant sans cesse, les œuvres de Maruo forment une véritable comédie inhumaine du Japon.

 

Le peintre des enfers



En quoi le style de Maruo a-t-il changé au cours de ses quarante ans de carrière ? Dans La Jeune fille aux camélias, Yume no Q-saku ou Le Monstre au teint de rose, ses décors étaient stylisés comme sur une scène de théâtre. Son art s’exerçait alors sur les phénomènes de foire et les créatures baroques. La composition même des maisons japonaises, avec leurs tatamis, futons et cloisons de papier, inclinait à cette théâtralité. Pourquoi élaborer des architectures complexes alors que le centre du récit était une inimaginable chenille humaine ? Au fil du temps, le dessin de Maruo a gagné en rondeur, l’éloignant de la violence viscérale de ses premières planches où sa plume semblait griffer cruellement la feuille de papier. Sa technique s’est évidemment enrichie et les cases éparses de villes, reproduites d’après des photographies d’époque, ont laissé place à de vastes panoramas. L’un des jalons de l’appropriation du décor par Maruo est d’ailleurs L’Île panorama où il élabore un vertigineux paysage, une végétation luxuriante et des édifices au-delà de la raison. Peut-être fallait-il à Maruo un décor qui soit lui-même un monstre décadent pour l’amener à élargir son champ de vision. Dans L’Enfer en bouteille, l’île grouillantes d’insectes, de créatures marines et de fruits exotiques est également un espace mental : l’expression de l’amour incestueux du frère et de la sœur. Tomimo la maudite rappelle La Jeune fille aux Camélias mais le récit est cette fois contextualisé : le quartier des théâtres d’Asakusa pendant les années 40, avec ses façades et banderoles est désormais restitué avec une précision maniaque. Les personnages, toujours aussi insolites, sont désormais intégrés au Japon et à son histoire. Paraiso est l’accomplissement de cette mue : de fantasmagorique, l’art du mangaka est devenu documentaire. Les grandes planches éclatées où il lâchait la bride à son imaginaire érotique laissent place à un découpage plus classique. Nous sommes rivés au sol avec les personnages et traversons un monde littéralement dantesque et clos sur lui-même, qu’il s’agisse de Tokyo ou du camp d’Auschwitz : cet enfer sur terre, est la création de l’homme lui-même, et Maruo devient son peintre halluciné, tel un Jérôme Bosch des temps modernes.

 


Ce billet est la version longue du texte que j’ai écrit pour le Dossier de presse de Paraiso.

mercredi 2 juin 2021

Les Fleurs du mal - Réhabilitation par Mon Sexe

Yasuzō Masumura, La Bête aveugle (Mōjū, 1969)



Visitant l’exposition du photographe Yamana dont elle est le modèle, Aki est témoin d’un étrange spectacle. Au milieu des photos qui la représentent diffractée, enchaînée ou perdue dans les ténèbres, se tient un visiteur mystérieux. Le regard vide, il palpe une statue la représentant. Aki, troublée, se met à ressentir sur sa peau ses caresses indiscrètes. Cet homme, c’est la bête aveugle, le masseur pervers du célèbre roman policier d’Edogawa Ranpo. Il va enlever le modèle et la séquestrer dans son atelier : un immense sous-sol plongé dans les ténèbres, planète étrangère dont les dunes et les vallons se révèlent un gigantesque corps de femme. Aki et Michio, vont s’engager dans une passion hors norme, se mutilant jusqu’à quitter l’espèce humaine pour devenir des créatures des profondeurs, dont la seule conscience est celle de la chair. 


Pour représenter l’exposition de Yamana, Yasuzô  Masumura filme une véritable galerie de Tokyo où sont accrochées les photos d’Akira Suzuki : « Les Fleurs du mal - Réhabilitation par Mon Sexe » dont l’actrice Mako Midori est effectivement le centre. Masumura ne cherche d’ailleurs pas à dissimuler la source réelle de ces images. Il y a un réel dialogue entre le photographe et le cinéaste, les photos de Suzuki défilant également pendant le générique. Masumura est coutumier des génériques en images fixes, comme les photos de presse à scandale du Grand salaud ou celles d’Un amour insensé (La Chatte japonaise) composé de clichés de Naomi. Le choix de Suzuki rattache La Bête aveugle au courant d’avant-garde japonais dont la figure de proue était le traducteur, écrivain et collectionneur Tatsuhiko Shibusawa. Ce passionné de littérature française transgressive rendit familier à l’intelligentsia artistique, dont Masumura, Mishima et Tatsumi Hijikata, les noms de Baudelaire, Sade, Genet et George Bataille. L’étrange sous-titre de l’exposition, en français, « Réhabilitation par Mon Sexe » porte la marque de Shibusawa. 
Le recueil de photographie du même nom est un fascinant objet noir à fourreau, dont le titre est gravé en lettres dorées. 

Les poèmes de Baudelaire qui alternent avec les photographies sont traduits par Daigaku Horiguchi (1892-1981) à qui l’on doit la popularisation du surréalisme au Japon mais aussi de Cocteau, Radiguet, Verlaine, Apollinaire ou encore Paul Morand. Deux textes demeurent en français : « Au lecteur » et « Femmes damnées ».


Lorsque Mako Midori pose pour Akira Suzuki et tourne pour Masumura, elle a déjà quitté la Toei, lassée des rôles de starlettes qu’on lui confie. L’année 1968 est pour elle-aussi une révolution, et elle deviendra une actrice de théâtre d’avant-garde, jouant dans les pièces du légendaire Juro Kara et avec son mari Renji Ishibash. Le choix des œuvres de Suzuki, s’il est en partie dicté par Mako Midori, n’est en rien décoratif. Que racontent ces photos ? La recherche d’une femme obscure et primitive. Les découpages et les collages du corps de Mako, sont déjà comme les amputations que lui fera subir la bête aveugle, qui loin de l’affaiblir la renforcent. 

En un kaléidoscope de jouissance tournoient les cent visages de Mako. La survivante de l’apocalypse. La femme vampire aux cheveux d'or. La grande prostituée dont les chaînes, loin de l’asservir, deviennent les bijoux. La prêtresse couverte de terre blanche dansant devant les flammes. La déesse descendant parmi les hommes dans un œuf cosmique. 





On peut alors rajouter à ces figures mythiques la Vénus mutilée de La Bête aveugle, ultime incarnation de ce grand cycle de corps douloureux, détruits et reconstruits de Masumura, commencé avec La Femme de Seisaku (1963) et dont L’Ange rouge (1966) avait été la première apothéose.

En cette fin des années soixante Mako Midori était l’actrice totale.




mercredi 11 novembre 2020

Je voyage dans ma bibliothèque japonaise : Haunted Mansion de Senba Ryuei, illustré par Maruo

Né en 1952, Senba Ryuei était considéré comme un des grands espoirs, du Tanka, forme de poésie japonaise courte où s’illustrât notamment Terayama. 

Sa particularité était de mêler à la forme traditionnelle de l’argot et des termes de la sub-culture de l’époque. Un de ses recueils les plus connus se nomme Moi, le joli lièvre de mars. Il collabore ensuite avec Araki pour Une boutique de fleurs dans un cimetière. 


Senba Ryuei abandonna la poésie et se tourna vers l’écriture de récits d’horreur, avant d’être miné par l’alcoolisme et de mourir en 2000 à l’âge de 48 ans. 


Le recueil eroguro Haunted Mansion (1990), également nommé Horned Mansions, est illustré par Suehiro Maruo. On y trouve la nouvelle La Maison de Momogen, où une femme essaye d’atteindre le plaisir sexuel en se recouvrant de vers de terre. Dans La Maison des putes, un poète qui poursuit la "beauté spasmodique de la peur" assassine les sœurs de sa maîtresse et les transforme en figures de cire.


Dans Moi, le joli lièvre de mars, on trouve ces vers :

Au milieu de la nuit, quand la pluie tombe, les cadavres brûlent en attendant l’aube des morts

Quelques centaines de millions de personnes dans le noir, mangent et boivent jusqu'à ce que leur langue s'engourdisse à minuit

Sous les tropiques, les papillons de nuit se dissolvent, les bêtes fondent et la nuit les gens deviennent fous.


mardi 4 octobre 2016

La chambre jaune


C’est un visage à travers la meurtrière d’un bar de Golden Gai, à peine un visage d’ailleurs mais une ombre, un spectre songeur. Peut-être un des personnages d’Edogawa Ranpo, ces criminels toujours à demi cachés, à demi réels, tout à tour hommes et femmes, monstres et humains, qui hantent les entrebâillements du monde et ses interstices. Meurtriers des chambres closes qui versent goutte à goutte du poison entre les lattes du plancher d’un grenier dans la bouche de leur victime endormie. Un coup de fard, et cest peut-être Shizuko Oyamada qui pousserait la porte, le visage dissimulé derrière un col en fourrure, et disparaîtrait dans l'aube bleue de Shinjuku. Le nom du bar est dailleurs étrange : 2x4-. Deux fois quatre moins linfini ? Comment cela se prononce-t-il en japonais ? Quel est son sens caché ?


C’est peut-être sur la porte de ce bar que se trouve l’opération secrète qui donnerait la clé de Golden Gai.

mercredi 3 juin 2015

Tatsumi Hijikata et le démon de l’île solitaire

La récente parution du génial roman-feuilleton (1929-1930) d’Edogawa Ranpo Le démon de l’île solitaire (éditions Wombat), m’a incité à reposter et corriger ce texte consacré aux liens entre le danseur butô Tatsumi Hijikata et le film de Teruo Ishii Horrors of a Malformed Man. En effet, j’avais attribué comme origine au film un autre récit de Ranpo, L’île Panorama écrit en 1926. Les deux romans sont bien sûr proches : dans l’un un démiurge modifie l’organisme humain, dans l’autre, il tord selon ses propres lois délirantes l’espace et l’architecture. S’il calque son récit sur Le Démon…, Ishii emprunte tout de même à L’île panorama la promenade en barque sur la rivière et la découverte des maléfices du territoire, preuve de sa connaissance l’œuvre de Ranpo. Enfin, comme dans la plupart des récits de Ranpo, il est question d’un homme devenu un dieu fou, soit parce qu'il se pense un meurtrier insoupçonnable comme le fameux promeneur du grenier ou la femme fatale de La Proie et l’ombre, soit parce qu’il boucle le monde autour de sa seule figure despotique. L’île maléfique, l’inversion du corps fasciste en corps monstrueux, et le démon infanticide sont ici les évidentes métaphores d’un Japon en pleine folie belliciste. 





Les horreurs des hommes malformés 



"Quand le voyageur qui sort de la vaste plaine se retrouve là, soudain face à ces créatures artificielles, humaines et végétales, il suffoque devant la beauté fantastique de ce monde irréel."

Edogawa Ranpo, L'île panorama (1926).


Horrors of a Malformed Man (Kyofu kikei ningen, 1969) adapté du Démon de l’île solitaire d'Edogawa Ranpo est la plus célèbre des collaborations entre Teruo Ishii, esthète du cinéma érotique (Femmes criminelles, Orgies sadiques de l'ère Edo), et Tatsumi Hijikata, fondateur de la danse butô. Pour saisir le caractère miraculeux de la rencontre, il faudrait imaginer Antonin Artaud dans le rôle de César, le somnambule du Cabinet du Dr. Caligari, ou Julian Beck et le Living Theater rejouant leur Frankenstein pour Roger Corman.




En cette fin des années 60, Teruo Ishii profite du regain d'intérêt pour les romans étranges d'Edogawa Ranpo (1894-1965). Père du roman policier japonais, Ranpo fut aussi l'initiateur d'une de ses variations, davantage tournée vers l'insolite et l'horreur : l'ero-guro, abréviation japonaise d'érotisme et de grotesque. Adapter ces récits cruels et décadents permettait aux studios de s'inscrire dans la culture underground de l'époque, et proposer une version luxueuse des films indépendants de Terayama, Wakamatsu ou Hani. Si La Bête aveugle (Moju, 1969) de Masumura s'inspire dans son générique des photos de Pierre Molinier, Le Lézard noir (Kurotokage, 1968) de Fukasaku, a pour interprètes l'onagata Miwa Akihiro, reine de la scène gay tokyoïte, et Yukio Mishima qui en signe l'adaptation. Qu'un danseur d'avant-garde joue un savant fou chez un maître de la série B érotico-sadique était donc moins singulier qu'il n'y paraît.



Le film est une adaptation relativement fidèle du récit de Ranpo : chirurgien infirme aux doigts palmés, Jougorou Mokota (Tatsumi Hijikata) capture des enfants et des vieillards dans le but d'édifier une société d'« hommes malformés » et d'inverser les valeurs du beau et du laid. Les monstres en question ne sont autres que la troupe d'Hijikata, la Ankoku Butoh School, conservant leurs costumes et maquillages de scène.
Chez Teruo Ishii, les écrits de Ranpo ne deviennent pas un simple prétexte à l'exhibition des "scandaleux" interprètes de la danse butô. Accentuant les traits les plus macabres des récits de Poe, l'ero-guro fut d'abord une littérature du corps et de ses métamorphoses. Hijikata trouva dans cet effroyable bestiaire humain, ce catalogue de chair souffrante et cette Psychopathia sexualis exubérante, l'équivalent japonais des auteurs occidentaux "infernaux" qu'il vénérait, Sade, Lautréamont, Artaud ou Bataille.

Chimères de l'ero-guro

Le terme "grotesque" renvoie aux "fantaisies monstrueuses" de Poe (le recueil Tales of the Grotesque and Arabesques), mais plus largement à la catégorie artistique adoptant ce terme dès la fin du XVe siècle. « Les artistes, écrit Vasari, y représentaient des difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de leur fantaisie extravagante : ils (...) transformaient les pattes d'un cheval en feuillage, les jambes d'un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d'espiègleries et d'extravagances. » (1)




Les sonorités mêmes du terme « ero-guro », gutturales et sinistres, sont évocatrices de ce monde hanté par des gargouilles humaines, assassins diaboliques souvent contrefaits. Dans l'ero-guro, comme chez Tod Browning et Lon Chaney dont les films seraient le pendant occidental, l'être humain est condamné à perdre sa stature et à ramper. Il ya déjà les prémisses du corps obscur que Hijikata explorera, ces torsions animales et cet effroi blafard. L'écrivain et le chorégraphe partageaient une obsession commune pour les insectes, sans doute fascinés par la répulsion qu'ils provoquent et leur aspect chimérique.

Dans son gigantesque atelier, le sculpteur de La Bête aveugle évolue telle une araignée sur d'immenses moulages de membres féminins, des ventres, des seins, des fesses... L'« art tactile » auquel il initie sa maîtresse, se sculpte à même la peau et les nerfs, en une série de blessures puis de mutilations. « Le couple de monstres aveugles au milieu des ténèbres trouva ainsi un plaisir sans égal dans ces ultimes caresses. » (2) Chez Masumura, de façon encore plus radicale, le couple finit par déserter l'espèce humaine. Le monde tactile devient "le monde des insectes, des étoiles de mer et des méduses, le monde des espèces inférieures. Au fin fond de cet univers, il n'y avait finalement que la mort, la mort et les ténèbres."

*

Autre homme-insecte, le lieutenant mutilé de La Chenille. Revenant du front défiguré, sourd, muet, et amputé des quatre membres, il n'est plus qu'une masse de chair avide. « Sa vie s'était alors réduite à la satisfaction immédiate de son appétit et de ses instincts sexuel. » (3) Lui crevant les yeux, détruisant ainsi sa dernière possibilité de communication humaine, son épouse scelle définitivement le devenir-animal du lieutenant.

Dans les années 20 et 30, l'ero-guro et ses créatures, et particulièrement l'atroce lieutenant chenille, étaient contraires au Japon impérialiste et son l'idéal absolu : un soldat taillé d'un seul bloc dans le patriotisme (4). Dans les années soixante, Hijikata inventait des corps eux-aussi irrécupérables par la société du "miracle japonais" et de la culture des loisirs. La Rébellion de la chair (1969), spectacle contemporain du film d'Ishii, était également titré "Hijikata et les Japonais", comme si le danseur traçait une ligne franche entre lui et ses concitoyens. Tatsumi Hijikata écrivait en 1961 : « Cet usage du corps dénué de toute finalité auquel je donne le nom de "danse", je le veux être l'ennemi le plus détestable et le plus tabou de notre société productiviste. » (5)



La rébellion de la chair

Avec la plastique somptueuse du cinéma d'exploitation japonais de l'époque (image scope et couleurs éclatantes), Les Horreurs des hommes malformés offre un document précieux sur Hijikata et la Ankoku Butoh School à la fin des années 60.



L'apparence d'Hijikata est conforme à celle de La Rébellion de la chair : barbu, les cheveux hirsutes, un trait de fard blanc sur le nez ; vêtu d'une longue robe blanche, il se meut avec une dérangeante féminité. Teruo Ishii reprend également la scène dite de "La Procession du roi crétin" : Hijikata, debout sur un palanquin bordé de moustiquaires, est porté par ses disciples recouverts de peinture argentés. Comme le décrit Kuniyoshi Kasuko, dans la chorégraphie originale, Hijikata, qui jouait à la fois le rôle du roi et de la mariée, ouvrait brutalement sa robe de noce et révélait un corps émacié et viril. Autre accessoire emprunté à la pièce, de grands panneaux de cuivres tournoyants, qui multiplient et transforment en arabesques les silhouette des danseurs. En jouant sur le travesti, le dédoublement, les reflets déformés, les parures absurdes de feuillages et de pattes de poulets, Ishii déplace ses monstres dans le champ du rituel et du symbole. Les malformations promises par le titre ne cessent jamais d'être jouées et dansées, faisant du butô l'effet spécial majeur du film.



Le seul danseur à ne pas exhiber son anatomie est Hijikata lui-même, qui la tient cachée sous sa longue robe blanche. La malformation n'est pas localisée dans le corps mais dans la théorie qu'il propose. Ainsi, sa robe de femme portée retournée, symbolise l'inversion des genres et la subversion de leurs codes. Hijikata n'a même pas besoin d'opérer pour malformer les hommes car sa gestuelle désossée désarticule déjà l'humanité ; son androgynie lui permet d'arracher le masculin et le féminin et les mélanger ensemble, comme il le fera en soudant une jeune fille kawai à un colosse hideux. Ce rôle de créateur de monstre, version freak du docteur Moreau, devient finalement la métaphore du chorégraphe et chef de troupe que fut Hijikata.


Le chant du fœtus

Récit gothique endiablé à base de substitutions d'identités, de jumeaux séparés et d'inceste, Les Horreurs des hommes malformés s'avère classiquement une quête de l'origine. Si elle concerne le roman familial du héros, elle apparaît surtout comme un processus de régression des corps, à la rencontre des monstres intimes de l’organisme et de l’anatomie.



Les premiers monstres habitent les berges du fleuve que les personnages descendent en barque. Entrent en scène, une tribu de filles nues, des fers à cheval sous les seins, qui caracolent et agitent leurs crinières ; d'autres danseuses, centaures grotesques aux partis mal ajustées, sont greffées à des chèvres ensanglantées ; des golems crucifiés sortent de la mer, se prosternent devant des autels enflammés et vénèrent des momies.

Plus tard, les créatures infirmes ou débiles qui hantent le village sont le versant douloureux de ce butô carnavalesque et sauvage. Monstres tristes, prostrés ou aliénés, ils disparaissent sous les bandages, les fils de soies ou les tumeurs minérales. Leur chair est malade, affamée jusqu'à se dévorer elle-même. C'est un autre enfer, celui des hospices, du cancer et de la psychiatrie.
La dernière métamorphose s'effectue dans la salle d'opération de Jougorou Mokota, devenant la humani corporis fabrica de Tatsumi Hijikata.



Derrière la table d'opération, trois souriantes chasseuses de papillon, leurs filets à la main, le torse ouvert, exhibent poumons et intestins. Ces coquettes poupées anatomiques sont la reprise humoristique des maquillages butô inspirés par le surréalisme. Dans Émotion métaphysique (1967), Hijikata exhibait une colonne vertébrale, peinte sur le modèle de l'ange anatomique de Gautier D'Agoty. Il se drapait également de tissus écarlates en lambeaux, comme de la chair à vif. Tôishi kamano, quant à lui, faisait palpiter sur son dos le dessin d’une vulve gigantesque.
Nues et recroquevillées sur des étagères, des larves humaines, à la peau d'argile blanche écaillée et aux yeux morts, sont reliées entre elles par des tuyaux, à la fois perfusions et cordons ombilicaux.


*
Ils reproduisent une chorégraphie dans laquelle les danseurs Akira Kasai et Mitsutaka Ishii, partageant le même cordon ombilical, se nourrissaient d'eux-mêmes comme des fœtus vampires. D'autres fœtus adultes, recroquevillés et ligotés, pendent au plafond comme des fruits mûrs.
Cette nuit du corps que danse Hijikata s'avère bien différente de celle dont s'extirpait l'homme de Vésale. Sortant de l'obscurantisme du moyen-âge, fier et oublieux de ses chairs à vifs, l'écorché était le héraut de l'Europe des Lumières. A l'inverse, Hijikata s'enfonce en lui-même, et nous entraîne dans la nuit rouge, préférant la compagnie des fantômes à celle de ses contemporains. Du corps archaïque et ritualisé au corps hospitalisé, de l'écorché au fœtus, l'homme d'Hijikata retourne à l'effroi de sa conception.

"Fœtus,

Fœtus
Pourquoi t'agites-tu ?
Tu vois l'âme de ta mère
Et elle te fait peur ?" **



* Akira Kasai et Mitsutaka Ishii

**Kyûsaku Yumeno, Dogra Magra (1935), ed Philippe Picquier, 2003, trad. Patrick Honnoré.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.




(1) Giorgio Vasari, De la peinture, vers 1550.




(2) Edogawa Ranpo, La Bête aveugle (1931), ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Rose-Marie Makino-Fayolle.




(3) Edogawa Ranpo, "La Chenille" (1929) in La Chambre rouge, ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Jean-Christian Bouvier.




(4) La Chenille fut d'ailleurs interdit de publication pendant toutes les années de guerre.




(5) Tatsumi Hijikata, cité par Kuniyoshi Kazuko, "Repenser la danse des ténèbres" in Butô(s), CNRS Editions, 2002.





Photos : Les Horreurs des hommes malformés


sauf * Orgies sadiques de l'ère Edo (1969)de Teruo Ishii dont Hijikata a chorégraphié le genérique.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.