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samedi 25 décembre 2021

Mikami Kan, guitare au poing de Benjamin Mouliets



Si on explore les chaînes Youtube consacrées à la chanson japonaise, impossible de manquer Mikami Kan : crâne rasé, visage marqué de voyou, et surtout un chant rocailleux qu’on pourrait rapprocher de Tom Waits. Si l’on regarde une de ses vidéos live, on est marqué par aussi par sa façon de chanter debout, râblé, en brutalisant sa guitare.



Est-ce du folk, du blues, du punk, une sorte de free jazz ou encore autre chose ?

Une chose est sûre, on a envie d’en savoir plus sur le personnage et sur sa musique. Mikami Kan, guitare au poing de Benjamin Mouliets, est autant une biographie qu’un voyage à travers l’angura (underground) japonais des années 70 jusqu’à nos jours.

Un livre qui semble avoir été conçu dans les petits bars de Golden Gai à Shinjuku qui portent en eux cette mémoire.

La première donnée importante est la région où Kan vient au monde en 1950 : la préfecture d’Aomori, mythique pour être également celle des deux figures fondatrices de  l’Angura, le dramaturge Shûji Terayama et de l’inventeur de la banse butô Tatsumi Hijikata. Le cri de Mikami est fortement relié à cette terre paysanne froide, rude, empreinte de mysticisme mais c’est à Tokyo, marchant sur les traces de son mentor Terayama, qu’il fera ses débuts de poète et de chanteur alors qu’il est âgé d’une vingtaine d’année. Ce qui fascine dans le livre de Benjamin Mouliets est le caractère épique de cette destinée : Kan devient une sensation des festivals folks, signe sur des labels prestigieux, ne connait pas le succès, tente un virage commercial, se décourage, connait la dépression, devient un chanteur itinérant sillonnant les petites salles du nord du Japon, bifurque en acteur de films pinks et de yakuzas… et il n’a pourtant que 27 ans, et d’autres aventures artistiques et humaines aussi chaotiques l’attendent  !



Parmi les étrangetés de cette vie hors du commun, la révélation quasi mystique qu’il eut, alors qu’il était au fond du trou et dépressif, devant Big Wenesday (1978), le film de surf de John Milius. « Cramponné à son siège, il n’en finit pas de pleurer. Il retourne voir le film trois fois d’affilée, et tire de ses séances un enseignement vital de la bouche de Bear, le gourou devenu clochard céleste. « Ce n’est pas de l’imprudence, c’est défier le destin. » (…) « Un simple garçon de plage avait traversé le temps et l’espace pour toucher un simple garçon de la côte de Tohoku. »



Benjamin Mouliets explore toutes les facettes de la vie de Kan avec la même curiosité, considérant que même le cinéma pink, creuset d’activisme politique et de recherche formelle, fait partie de son œuvre au même titre que sa carrière musicale. Mais il y a aussi ses liens avec l’illustrateur eroguro Toshio Saeki qui dessine ses premières pochettes, ou sa participation à des mangas undergrounds, qui font de Kan une passionnante personnalité transmédia. Une figure transpolitique aussi qui, tout en éclosant en pleine période contestataire, voue une admiration jamais démentie à Mishima et côtoie des personnalités d’extrême-droite.




Ce qui concerne la musique de Kan est cependant la partie la plus dense de l’ouvrage. Kan est défini comme un « chanteur passionné », catégorie désignant un chant chargé d’émotion et outré, proche du sanglot parfois. Son genre d’origine n’est cependant pas le folk où il a été rangé souvent faute de mieux mais la enka, la musique sentimentale japonaise qui connait un renouveau dans les années 60. Kan est ainsi un grand admirateur d’Akira Kobayashi, un des jeunes premiers "rebelles" de la Nikkatsu à la fin des années 50, reconverti dans le film de yakuza. Kobayashi est l’image-même de l’edoko, le titi de Tokyo, charmeur et gouailleur, et un excellent chanteur de enka. Même si Kobayashi évolue dans un cadre commercial on comprend comment sa puissance vocale et l’expressivité de ses interprétations, ont pu influencer Kan.


Le titre fétiche de Kan est ainsi son adaptation en 1969 de «  Yumewa yoru hiaku (les rêves éclosent la nuit), popularisé quelques mois plus tard par Keiko Fuji. La liste des amours perdus chantées par Keiko, devient chez Kan une suite de mentor philosophiques comme Marx et Sartre, et les désillusions sentimentales laissent place à une faillite des idéaux. La enka, genre fétiche des yakuzas, avec son imaginaire proche du « réalisme poétique » français, avec ses bars, ses ports, ses files perdus, ses mauvais garçons est en soi une forme d’underground ou au moins de vie parallèle au miracle économique. Cette enka, il va lui faire subir toutes les distorsions, la replonger dans violence de la terre d’Aomori, l’hybrider au Coréen, au free jazz et au noise.



A partir de la fin des années 80 et jusqu’à nos jours, le chanteur solitaire se diversifie, anime des émissions de radio, multiplie les collaborations, voyage à l’étranger et monte des formations éphémères avec des personnalité de l’avant-garde comme Keiji Haino. Si comme moi vous avez une connaissance superficielle de la scène musicale d’avant-garde japonaise, il s’agit de consciencieusement corner et annoter le livre de Benjamin Mouliets pour en faire un futur guide de recherches.




Pour que la connaissance des chansons de Mikami Kan ne reste pas virtuelle, de très nombreuses paroles sont traduites et permettent d’appréhender sa poésie un peu hermétique mais aussi souvent humoristique. 



Un précieux CD contient deux extraits de concerts de Kan l’un en solo à la Malterie (Lille, 2008) l’autre en trio au sein du groupe Sanja (Tokyo, 2007).



Mikami Kan de Benjamin Mouliets est publié aux éditions Lenka Lente.

A commander ici 


 


 

dimanche 15 novembre 2020

Chansons des mauvaises filles et des mauvais garçons



A l'exception des Combats sans code d'honneur de Kinji Fukasaku,  le film de yakuza est romantique, et ces messieurs, lorsqu’ils ne pratiquent pas l’art délicat de l’extorsion ou de l’expropriation forcée, pleurent sur le sens de l’honneur perdu des jeunes gangsters, un oyabun assassiné ou leur aniki  emprisonné, et souvent sur une modeste jeune fille, dévouée à sa mère malade, peut-être institutrice, à qui ils n’osent avouer leurs sentiments. 
Comme le « voyou » interprété par Tatsuya Watari dans la série Gangster VIP (1968), le yakuza part dans le crépuscule, des larmes pleins les yeux alors que s'élève une déchirante enka. 





Je ne sais pas si le terme de « Yakuza Enka » existe, mais inventons-le. On peut imaginer que les membres du Yamaguchi-gumi ne rataient aucun film de leurs incarnations à l’écran et avaient la gorge aussi nouée que les jeunes filles rêvant à la voix de velours d’Akira Kobayashi dans Nous ne verserons pas notre sang et Les Fleurs et les vagues (1964) de Seijun Suzuki. 
Le morceau de Yakuza Enka le plus célèbre est sans conteste Tokyo nagaremono, du film du même nom Le Vagabond de Tokyo (1966) de Seijun Suzuki, que Watari entonnait après avoir décimé un gang adverse. Tokyo nagaremono est aujourd’hui encore un classique des Karaoké, et on la chante la main sur le cœur, le regard voilé par le saké et la fatalité. 

Tous les acteurs des yakuza eiga étaient aussi chanteurs, et les pochettes de disques même lorsqu’elles ne sont pas la BO d’un film, en reproduisent l’imagerie, qu’il s’agisse du versant historique Ninkyo eiga, se déroulant fin XIXe début XXe, ou contemporain comme le Jitsuroku eiga. Dans le premier le chanteur porte un kimono, a un linge enroulé autour du ventre et est armé d’un sabre. Une de ses stars est Ken Takakura, qu’on a surnommé le Clint Eastwood japonais et qui est connu en occident pour son rôle face à Robert Mitchum dans Yakuza de Sidney Pollack. Takakura fut aussi le héros d'une série de films de yakuzas contemporains : Abashiri Prison (Teruo Ishii,1966) dont le thème est devenu un classique de la enka chanté par lui-même ou par Keiko Fuji.


Moins connu chez nous, Kôji Tsuruta fut lui-aussi une énorme star dans des films dont les titres parlent d'eux-mêmes : Le Sang de la vengeance (1965) de Tai Kato, La Cérémonie de dissolution du gang (1967) de Kinji Fukasaku. 



Comme Takakura, on le retrouve en partenaire de Junko Fuji dans la série La Pivoine rouge à la fin des années 60. Junko Fuji, elle-aussi enregistra des disques de Enka Yakuza tendance Ninkyo eiga.

Parmi les femmes de la Enka Yakuza, la plus mythique est Meiko Kaji, autant dans le style Ninkyo que Jitsuroku.

La très belle Hiroko Ohgi, actrice et chanteuse, interpréta des femmes yakuza dans Rising Dragon’s Soft Flesh Exposed (1969) de Masami Kuzuo, avec Akira Kobayashi comme partenaire, et The Friendly Killer (1966) de Teruo Ishii où elle dévoile de spectaculaires tatouages.


L’univers du Jitsuroku eiga est celui des villes du péché, des hôtesses de bars, des néons tentateurs et de la pluie qui lave autant les blessures que les pleurs des marlous. Passant du jeune premier à l'imposant oyabun, Tatsuo Umemiya (Terror of Yakuza de Sadao Nakajima, Tombe de yakuza et fleur de gardénia de Fukasaku) est l'acteur et le chanteur idéal pour nous entraîner dans l'Underworld tokyoïte.




Akira Kobayashi demeure cependant l'une des plus parfaites incarnations de ce romantisme balafré. 



Parfois l’acteur-chanteur incarne un flic maverick comme le très rock Yûsaku Matsuda dans La Preuve de l'homme (1977), mais l'univers glamour et urbain reste le même.


Je ne sais si certains yakuzas ont fait carrière dans la chanson mais cela est probable. Un au moins est devenu acteur et chanteur : Noboru Andô dont on peut admirer la belle gueule de crapule dans les films d'Hideo Gosha comme Les Loups (1971) et Le territoire du sang versé (1969).

Tirés à quatre épingle ou dévoilant des dos éclatants de fleurs tatouées, ces perdants-nés aux poings de fer et à l’œil de velours, aux lames brillants d'éclats assassins et sensuels, passaient la moitié de leur vie en prison. Devant le corps peint de Bunta Sugawara, on imagine le chant d'amour que Genet aurait pu leur dédier. 






samedi 11 janvier 2020

Kazuo Kamimura, enka mangaka


Malgré sa mort prématurée à 45 ans en 1986, l’œuvre de Kazuo Kamimura est immense et couvre l’âge d’or de l’ère Showa. Si Lady Snowblood (1972) fut longtemps chez nous son manga le plus connu, grâce à l’adaptation cinématographique avec Meiko Kaji, on a découvert ses dernières années ses romans graphiques sentimentaux comme Lorsque nous vivions ensemble (1972) et Le Club des divorcés (1974) ou même sadomasochistes comme Les Fleurs du mal (1975). La chaîne de librairie japonaise Mandarake sortit en 2011 un très bel album consacré à son travail d’illustrateur. Car c’est là-aussi que s’exprime le génie de Kamimura, en particulier dans ses pochettes de disques pour les musiciens Enka. Si le genre remonte au début du XXe siècle, sa popularité connu un regain dans les années 70 lorsque la Enka se mâtina de jazz et de sonorités pop. Le style mélodramatique de Kamimura ne pouvait que s’adapter à cet univers ultra-romantique, larmoyant dans le bon sens du terme, et mélancolique. Ses pochettes sont la plus belle explication de ce que peut être la Enka, avec ses bars où rêvassent les jeunes femmes devant un cocktail, une cigarette à la main, ses plages plongées dans un automne éternel, et surtout ces larmes qui sans fin coulent des paupières de ses héroïnes.