Affichage des articles dont le libellé est Chris Marker. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Chris Marker. Afficher tous les articles

dimanche 13 décembre 2020

Le Labyrinthe d’herbes de Shûji Terayama



Le domaine de la porte noire

 

L’édition en Bluray de Sans soleil de Chris Marker par Potemkine (voir ici) est un évènement, et même un double évènement puisqu’elle recèle parmi les bonus la première édition française d’un film de Shûji Terayama : Le Labyrinthe d’herbes (1978), un des récits de Collections privées qui réunissait également des films de Walerian Borowczyk et Just Jaeckin.

Après les images d’une mer au ciel violet, la voix d’une femme :

« Ceci est l’histoire d’un homme à la recherche d’une chanson d’enfance. »

La voix de la narration française est celle de Florence Delay et l’adapteur du texte japonais un certain Boris Villeneuve qui n’est autre que Chris Marker. Ainsi, deux ans avant Sans soleil, Le Labyrinthe d’Herbes est la première lettre envoyée par Sandor Krasna à sa correspondante. Une lettre qui déjà venait du Japon, depuis les plis du temps. La comptine fantôme est la quête d’Akira, un jeune homme à la recherche de ses origines. Terayama adapte un récit de Kyoka Izumi, maître du fantastique japonais dont Seijun Suzuki tira le film Brumes de chaleur* (1981). Les deux films ont d’ailleurs bien des points communs par leur théâtralité, leurs macabres panneaux peints (chez Terayama par le mangaka Kazuichi Hanawa) et leurs femmes doubles et mêmes triples. La femme miroir chez Terayama est bien entendu la mère. C’est elle que recherche Akira dans son propre passé, en suivant le fil d’Ariane de la comptine. Dans L’Intendant Sansho de Mizoguchi, la mère compose également une chanson en espérant qu’elle traversera le pays et que le destin la fera entendre à ses enfants. Y a-t-il une tradition japonaise des chansons messagères ?

Comme dans Cache-cache pastoral où le cinéaste revient dans la région de son enfance sous l’apparence d’un écolier fantôme au visage fardé de blanc, deux Akira ne cessent de se croiser : un adolescent d’une quinzaine d’année et un jeune homme qui doit en avoir entre 25 et 27.




Il y a également deux femmes qui hantent son enfance : la première est sa mère qui comme toujours chez Terayama est une araignée possessive et séductrice, étouffant la sexualité de son fils et qui lui lance cette terrible malédiction :

« Tu seras mon fils pour l’éternité »

La seconde est une sauvageonne recluse dans une grange.

La mère raconte : « - Chez nous la légende veut que le jour du taureau, la femme de 20 ans qui n’a pas encore de mari, change de vêtement, prenne un bain, se lave les cheveux, se farde légèrement, et s’enferme dans une chambre bien close. Elle se met face au mur pour bien rassembler son âme et puis elle prie. Alors doit apparaître dans le miroir l’image de l’homme qui nous est destiné depuis notre vie antérieure. Mais pour cette femme-là, aucune image n’est apparue. Elle a attendu un an, deux ans, au bout de trois ans elle est devenue folle. Elle reste enfermée dans la grange. Quelquefois elle sort au clair de lune à la recherche d’un homme.

-Et si elle sort pour moi ? demande Akira. Et si elle veut encore m’entraîner.

-N’ais pas peur, ta mère est près de toi. » 




Et pour le soustraire à la tentation, elle le ligote à un arbre et trace au pinceau, sur son visage et ses vêtements, une formule magique qui n’est autre que les paroles de la comptine. Ainsi cet air mystérieux n’aurait jamais été chanté mais Akira en garderait le souvenir marqué à même la peau.

Boule qui roule comme la lune

Boule très douce comme ma mère

Mon premier est une boîte

Mon second du fil rouge

Mon troisième une robe de fête à larges manches

Le tout pour O-Haru qui est peut-être morte

Mais je ne sais pas où.

Le garçon est comme Hoïchi sans oreille dans Kwaidan de Masaki Kobayashi, ce moine joueur de biwa auquel les spectres de samouraïs demandent de chanter la grande bataille navale qui provoqua leur mort.



Des démons viennent chuchoter aux oreilles d’Akira et lui racontent une toute autre histoire.

La sauvageonne aurait été une domestique soi-disant nymphomane, séquestrée par une mère cruelle, violée par le mari et enfermée dans la grange depuis dix ans. Le mari, le père d’Akira est cet officier de marine disparu, dont la tenue militaire blanche est suspendue comme un spectre dans la maison.

La sauvageonne est-elle un spectre ? N’est-elle pas aussi l’autre mère que recherche Akira, guidé par la comptine ?

A travers le temps, dans cette dimension mélancolique qui résonne de plaintes d’amours spectrales, c’est un jeu de cache-cache entre les fils et les mères, les amants et les maîtresses.

« Akira retourne au domaine de la porte noire, sa maison d’enfance. »

Au bout du labyrinthe, une image d’enfance oubliée l’attend, image impossible et incestueuse où le temps semble s’être replié sur lui-même.



 *Brumes de chaleur fait partie de la Trilogie Taishô de Seijun Suzuki, avec Mélodie Tzigane et Yumeji, éditée par Eurozoom.

dimanche 28 juin 2020

Un été avec Koumiko

Koumiko Muraoka fut l’héroïne du Mystère Koumiko (1965), premier voyage de Chris Marker au Japon. Traductrice et écrivain, la jeune femme qui miaulait lorsqu’elle croisait un chat, s’installa à Paris en 1966. Pour un hommage à Chris Marker dans Les Cahiers du cinéma, je la rencontrais en août 2012.
 


Je me souviens très bien, c’était en 1964 pendant les jeux olympiques. Je travaillais aux bureaux d’Unifrance  à Yurakucho, c’était un petit job et je n’y passais que quelques heures par jour. On m’avait engagé parce que je suivais des cours à l’institut franco-japonais de Tokyo. En fait, je m’étais inscrite là-bas pour avoir une carte d’étudiant et bénéficier de réductions pour le métro. Je parlais très mal français. Ce jour-là, je travaillai dans le même bureau que mon patron et quelqu’un est entré, un Français. Il a parlé à peine 5mn avec mon patron et celui-ci m’a demandé de le suivre pour l’accompagner dans Tokyo. C’était Chris Marker et en 5mn, mon destin a été décidé. 
Il venait à Tokyo pour la première fois. A l’époque, plus encore que maintenant, c’était très compliqué pour un occidental de se repérer, et pourtant, alors que son hôtel était assez loin, il était arrivé sans problèmes à Unifrance, au 3e étage de l’immeuble. Il avait cet instinct du voyageur qui lui faisait trouver, juste en marchant dans la rue, d’excellents petits restos populaire. Il était sûr de lui, calme et poli. Dès qu’on le regardait, on savait que c’était quelqu’un de très intelligent.  
Les jeux olympiques étaient pour lui un prétexte. Il préférait filmer les gens avec leurs parapluies et surtout les chats… C’était même complètement délirant. Dès qu’il voyait un chat, il s’arrêtait pendant plusieurs minutes, il lui parlait, le filmait. C’était un de ses sujets de conversation favoris. Il a beaucoup insisté pour que je parle du « chat qui salue » dans le commentaire.
Je ne me suis presque pas rendu compte que le film se tournait et que j’en étais le personnage principal. J’étais très à l’aise avec lui et donc ça se faisait naturellement, comme s’il filmait des souvenirs. On se promenait, on parlait et il filmait. De temps en temps il me posait des auxquels je ne pouvais pas vraiment répondre car mon niveau de français était très bas. Comme j’avais passé mon enfance en Mandchourie, dans la ville d’Harbin, jusqu’à l’âge de 10 ans, ce côté cosmopolite, déraciné, lui plaisait.
Il était fasciné par les machines modernes du Japon. Par les téléphones dans la rue, par exemple. C’est quelque chose qui n’existait pas en France à cette époque. La France était au 17e rang mondial du nombre de téléphone, après l’Afrique. Au Japon, en 1964 on pouvait téléphoner partout dans la rue. Quand je suis arrivée à Paris c’était compliqué, il fallait aller au café, etc. Les annonces de location indiquaient fièrement : « appartement avec téléphone » ! Et donc, à Tokyo on pouvait aussi consulter son horoscope par téléphone, comme une version moderne des devins qui prédisent l’avenir autour de la gare de Shinjuku. 


Avant de partir il m’a laissé un questionnaire pour compléter le film. J’ai d’abord écrit les réponses en Japonais et je les ai traduites en Français. J’ai ensuite enregistré ma voix dans l’ascenseur de mon immeuble, qui était le seul endroit insonorisé, où j’étais au calme. Certaines réponses ont l’air poétiques mais sont aussi très concrètes. Par exemple quand je dis que les nouvelles du monde arrivent devant les maisons comme une vague, je parle en fait des livreurs qui chaque matin les déposaient les journaux devant notre porte. 
L’année suivante, en 1966, j’ai décidé de m’installer en France. Chris a été très gentil. Il n’était pas là à ce moment mais il m’a donné les adresses de gens que je pouvais contacter à mon arrivée, et parmi eux il y avait Alain Resnais. Je partageais un appartement près de la gare Saint Lazare avec une autre japonaise, très jolie et extravagante, qui  avait aussi travaillé à Unifrance. Elle s’appelait Kyoko et avait amené sa guitare mais elle ne connaissait qu’une chanson, dont le refrain était d’ailleurs « Kyoko, Kyoko ». On peut la voir, justement avec sa guitare, dans La Chinoise de Godard.  
Je suis bien sûr resté en contact avec Chris pendant toutes ces années. Dernièrement, il voulait aller à Londres mais ça l’embêtait de prendre l’Eurostar. Il me disait que c’était encore plus ennuyeux que l’avion, il fallait passer par la douane, etc. et qu’il préférait aller à Londres en voyage imaginaire. Lorsque je n’arrivais pas à le joindre, je laissais sur son répondeur pour me moquer de lui « ah, tu n’es pas là. Tu es encore parti en voyage imaginaire ! »



vendredi 13 octobre 2017

Natsume Masako, la beauté absolue a aussi un nom, et un visage

La phrase est une de mes préférées de Sans soleil de Chris Marker
Pour exorciser l’horreur qui a un nom et un visage, il faut lui donner un autre nom et un autre visage. Les films d’épouvante japonais ont la beauté sournoise de certains cadavres. On reste quelquefois sonné par tant de cruauté, on en cherche la source dans une longue intimité des peuples d’Asie avec la souffrance, qui exige que même la douleur soit ornée. Et puis vient la récompense : sur la déconfiture des monstres, l’assomption de Natsume Masako. La beauté absolue a aussi un nom, et un visage.
Elle m’a accompagnée tout au long de la rédaction de mon livre sur les fantômes japonais. Elle contenait bien sûr une énigme : qui était Natsume Masako ? Dans le chaos d’images de spectres, de femmes-chats et de tête volantes, elle pourrait passer presque inaperçue, c’est la cavalière portant une coiffe étrange.

Les images sont tirées du feuilleton très populaire Sayuki (1978-1979) ou Monkey en occident, la série ayant été achetée et doublée par la BBC. Dans cette adaptation de la légende chinoise du Roi Singe, Natsume Masako interprète Sanzo Hoshi, une bonzesse qui libère le héros, emprisonné depuis 500 ans par Bouddha dans une montagne.
Masako n’est pas la plus connue des actrices japonaises en Occident, et on peut supposer que c’est en regardant la NHK que Marker a appris son existence et son visage félin ne pouvait que le charmer.
Morte d’une leucémie en 1985 à seulement 27 ans, Natsume Masako n’a pas eu le temps d’avoir une longue carrière. Cependant on peut la voir dans The Catch, un des chefs-d’œuvre de Shinji Somaï, dans le rôle de la fille du pêcheur interprété par Ken Ogata.





samedi 18 mars 2017

la guerre ressemble aux lettres qu’on brûle



Sur la machine d’Hayao, la guerre ressemble aux lettres qu’on brûle, et qui se déchirent elles-mêmes dans un liseré de feu. Le nom de code de Pearl Harbour était Tora, tora, tora : le nom de la chatte pour laquelle priait le couple de Go To Ku Ji. Ainsi, tout cela aura commencé par un nom de chatte prononcé trois fois.
Au large d’Okinawa, les kamikaze s’abattaient sur la flotte américaine. Ils deviendraient une légende. Ils s’y prêtaient mieux, évidemment, que les sections spéciales qui exposaient leurs prisonniers au gel de Mandchourie et ensuite à l’eau chaude, pour mesurer à quelle vitesse la chair se détache des os. Il faudrait lire leurs dernières lettres pour savoir que les kamikaze n’étaient pas tous volontaires, et que tous n’étaient pas des samouraïs fanatisés. Avant de boire sa dernière coupe de saké, Ryoji Uebara avait écrit :
" J’ai toujours pensé que le Japon devait vivre librement pour vivre éternellement.
Ça peut paraître idiot à dire aujourd’hui, sous un régime totalitaire... Nous autres, pilotes-kamikaze, nous sommes des machines, nous n’avons rien à dire, sinon supplier nos compatriotes de faire du Japon le grand pays de nos rêves. Dans l’avion je suis une machine, un bout de fer aimanté qui ira se fixer sur le porte-avions, mais une fois sur terre je suis un être humain, avec des sentiments et des passions... Pardonnez-moi ces pensées désordonnées. Je vous laisse une image mélancolique, mais au fond de moi je suis heureux. J’ai parlé franchement. Excusez-moi."  Chris Marker - Sans soleil (1982)



Urbangarde - Burning Love Letter (2016)
& Lip Democracy (2016)
Mamoru Oshii -Sky Crawlers (2008)
Chris Marker - Sans soleil (1982)














Chris Marker, Le Dépays, 1982

Une image par jour #5


Pour télécharger le Dépays cliquer ici

dimanche 17 avril 2016

Trois vues de La Jetée

En 1974, Tomoyo Kawai a ouvert le bar La jetée. Pour les cinéphiles, il s’agit du bar le plus célèbre du Japon. C’est lui que Chris Marker appelle toujours « le petit bar de Shinjuku », comme s’il n’arrivait pas à se résoudre à prononcer le titre de son propre film. C’est depuis La Jetée  qu’il a dans Le Dépays cette phrase sublime : « D’autres ce soir boivent peut-être à la mort des rois, à la mort des empires. Nous à Shinjuku, nous buvons à la mort des chats et des chouettes. » 
Je ne sais pas quelle fut la progression de la popularité de La Jetée mais je suppose qu’à ces débuts il était surtout fréquenté par les cinéphiles et gens du cinéma japonais et que peu à peu Coppola ou Wenders devinrent ses habitués et que se développa la mythologie des bouteilles dessinés et signées. Il faut savoir que dans les bars de Tokyo on peut acheter une bouteille de saké, la laisser là et permettre ainsi à ses amis de boire en son absence. La Jetée n’apparaît que brièvement dans Sans Soleil, et seuls les habitués peuvent la reconnaitre, comme si Marker voulait préserver son jardin secret. Si le film est sorti en 1982, on ne peut pas déterminer précisément quand ces images ont été tournées. 



En 1982 également, Wim Wenders dans Tokyo-Ga filme Golden Gai mais semble passer ses nuits à s'étourdir dans le vacarme des billes d’acier des pachinkos de Shinjuku. 


Il tourne cependant à La Jetée, séquence précieuse puisque Chris Marker y apparaît, jouant à cache-cache derrière des dessins de chats et de chouettes.


La troisième apparition de La Jetée, en 1982 encore, est plus intrigante : il s’agit de La Truite de Joseph Losey, et Golden gai est l’endroit  où Frédérique et le jeune serveur Japonais commencent leur nuit. C’est l’occasion de découvrir le Golden Gai du début des années 80, avec les mama-san, toutes des travestis, attendant leurs clients devant la porte des bars. 


Si l’on trouve encore certains travestis « historiques » à Golden Gai et même une relève comme la bande sympathique et turbulente du Jan June, en revanche aucune ne racole les clients. Pour ce qui est des plans de La Jetée, on se demande encore comment une équipe technique a pu rentrer dans le bar minuscule qui ne compte qu’un comptoir et un petit coin « salon », ce qui en fait malgré tout l’un des plus spacieux du quartier.


Cela fait donc 42 ans que La Jetée est ouverte et que ces quelques mètres carrés sont le trait d’union entre le Japon et nous, d’où que l’on vienne. Après avoir gravi l’un des escaliers plus rudes du Japon, on pousse la porte et Tomoyo nous dit : « Bienvenue à Tokyo ! ».

dimanche 14 février 2016

Samedi japonais à Paris. Chris Marker à Montparnasse, Daido Moriyama à la Fondation Cartier


En me rendant à l’expo Daido Mariyama de la fondation Cartier, j’ai fait un tour au cimetière de Montparnasse pour dire bonjour à Chris Marker. C’était la première fois que je me rendais devant cette petite fenêtre gardée par le chat qui dit bonjour en se touchant l’oreille. N’ayant pas apporté de bâtons d’encens à faire brûler, j’ai fumé une cigarette en pensant à sans soleil et au petit bar de Shinjuku.




Guillaume en Egypte nous indique l’emplacement de la tombe de Chris. Marker.




Daido Moriyama est sans doute le plus grand photographe japonais. Je parlais ici de sa différence avec Araki. On aime la franchise d’Araki qui en fait l’équivalent des peintres pornographiques d’Edo, sa façon de franchir la ligne et apparaître dans ses images et les milliers de snapshots de son journal. L’art de Moriyama est d’une autre nature : un maître des trames et des reflets, estompant la frontière entre les images fixes des affiches, et les figures vivantes.  Pour Araki, Shinjuku est un lieu de dépense vitale d’alcool et de sexe, pour Moriyama un quartier spectral où les trames superposées sont comme des nappes de souvenirs, celles de milliers de nuits embrumées.
La Fondation Cartier présente jusqu'au 5 juin son travail en couleur.
















A télécharger le flyer de l’exposition ici et l'agumentaire ici





« SHINJUKU », PAR DAIDO MORIYAMA
Lorsque je marche le soir, mon appareil photo à la main, du Kabuki-chõ à Kuyakusho-dori, puis d’Okubo-dori à la gare de ShinOkubo, il m’arrive parfois de sentir un frisson courir le long de mon dos. Il ne s’est rien passé de particulier, et pourtant je perçois en moi comme un mouvement de recul. Sous les néons et les enseignes lumineuses, ou dans l’obscurité au fond des ruelles, se reflète une foule grouillante à la présence fantomatique. Et les réactions de ces ombres humaines, aussi subtiles que celles des insectes, se transmettent à la manière d’impulsions électriques à l’œil du petit appareil photo que je tiens à la main. Sous le coup de la tension, les cellules de mon corps s’agitent un peu, tandis que je capte dans l’air environnant ces grésillements qui précèdent l’orage. Lorsque je rôde dans tous les recoins de ce quartier, enveloppé d’une vague atmosphère de violence, je me répète, comme pour me défendre de ma crainte, qu’aux yeux d’un photographe comme moi, finalement, le seul sujet qui vaille la peine, c’est Shinjuku. Pourquoi ? Parce que ce quartier est unique, et qu’il a conservé l’allure d’un gigantesque faubourg. En 1997, aussitôt après avoir terminé mon livre de photographies d’Osaka, je me suis dit : « Bon, cette fois, il serait temps que je m’attaque à Shinjuku ! », et cette idée s’est imposée à moi naturellement, mais aussi avec la sensation presque palpable d’une évidence. Je venais, pendant toute une année, de photographier Osaka, une ville caractérisée par une puanteur et des contours particuliers et, peu à peu, mon intuition m’avait mené à la conclusion qu’un seul endroit, par sa réalité dense, pouvait l’égaler et même la surpasser : cet endroit n’était autre que Shinjuku. En d’autres termes, pour moi chez qui déambuler dans les rues et regarder partout, un appareil photo à la main, est une seconde nature, le seul territoire encore plein de vitalité à Tokyo, ce n’est évidemment ni Shibuya ni Ikebukuro, et encore moins Ginza, Ueno ou Asakusa, mais Shinjuku. Et pour un photographe de rue comme moi, il serait inconcevable de marcher dans Tokyo en portant le regard ailleurs que vers ce quartier, boîte de Pandore débordant de mythes contemporains. Shinjuku est une véritable ville, et j’ai beau la fréquenter depuis près de quarante ans, elle demeure énigmatique à mes yeux. Chaque fois que je m’y pose pour la contempler, elle semble, telle une chimère, me dérober sa véritable nature, et brouille ma perspective mentale comme si je m’étais égaré dans quelque labyrinthe. Il serait faux de dire que je la déteste, mais quand on me demande : « Vous l’aimez donc vraiment ? », tout à coup je me sens réduit au silence. D’autres quartiers de Tokyo comme Ginza ou Asakusa peuvent me plaire plus ou moins, mais dans le fond mes relations avec eux restent assez insignifiantes, tandis qu’avec Shinjuku, c’est tout autre chose : il s’agit d’un attachement exclusif, qui ne fait que croître. […] Shinjuku, qui pour moi s’étend jusqu’au quartier de hautes constructions connu sous le nom de « nouveau centre urbain », se projette devant mes yeux tantôt comme une toile de fond géante, tantôt comme une vaste fresque dramatique, tantôt comme un bidonville installé là pour l’éternité. Et, curieusement, dans cet espace je n’arrive pas à découvrir de dimension temporelle. Car à Shinjuku, on ne peut pratiquement pas trouver trace du passage du temps, ce temps qui, à sa façon, s’accumule dans toute grande ville. Loin de moi l’idée d’esquisser un parallèle avec New York ou Paris, mais dans ces cités-là demeurent quelques marques ou formes temporelles qui permettent, dans une certaine mesure, de décrypter leur histoire. Bien sûr, on ne peut nier que certains facteurs séparent ces villes : différences de culture ou de mentalité, restes ou non de ravages dus à la guerre… Mais chez ce monstre du nom de Shinjuku, les repères géographiques sont mouvants, et les repères temporels indistincts. Ce quartier, métamorphosé en bête inquiétante dont l’épiderme parcouru de soubresauts va de mue en mue, engloutit tout ce qui se présente mais – allez savoir pourquoi – n’a pas besoin de se repaître du temps. À une exception près : le 21 octobre 1968, point culminant des troubles politiques qui rayonnèrent depuis cet endroit à la fin des années 1960, dont la date est restée gravée dans les mémoires. Mais aussi bien avant qu’après cet événement, le temps a entièrement disparu de Shinjuku. […] Pendant les quelque deux années que j’ai consacrées à photographier ce quartier, toutes sortes de gens m’ont demandé : « Mais pourquoi Shinjuku ? » J’improvisais toujours une réponse, parfois assez plausible, mais en fin de compte voici la formule qui résume le mieux ma pensée : « Tout simplement parce que Shinjuku était là. » Qu’ajouter de plus ? Car le Shinjuku dont je parle se reflète aujourd’hui encore dans mon regard comme un faubourg immense, un sacré lieu de perdition. Les nombreux autres quartiers qui constituent la mégalopole de Tokyo ont, depuis l’après-guerre, franchi d’un bond toutes les décennies pour former selon moi, une fois pour toutes, des paysages aseptisés. En revanche, Shinjuku s’affirme toujours comme un monstre aux couleurs franches, débordant de vie, parcouru de constants soubresauts.
(Extrait du catalogue de l’exposition)