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lundi 7 mars 2022

Reiko Kruk : Métamorphose, comme une seconde peau

 


L’enfance du vampire

C’est un souvenir d’enfance. J’avais dix ans et j’étais en CM1 à Sillans-la-Cascade, petit village du var. A cette époque, la télévision diffusait des émissions pédagogiques l’après-midi, et notre instituteur tenait absolument à ce que nous regardions un documentaire sur la betterave sucrière. Si je m’en rappelle aussi bien c’est parce que ces images de tubercules terreuses, un peu monstrueuses, s’empilant à l’arrière d’un camion, dans une campagne française sinistre, se sont couplées à d’autres images venant à l’improviste infiltrer, pour ne pas dire féconder, mon imagination. Pour qu’on ne manque pas le début de l’émission, l’instituteur avait allumé la télévision en avance, en nous demandant de ne pas la regarder. Evidemment, il suffisait qu’on me l’interdise pour que j’ai envie d’y jeter un œil. Et je le vis : un visage à la pâleur impossible, un crâne comme un os, des oreilles pointues, des yeux rougis et surtout des dents de lapins pointus. Je n’avais jamais vu de plus terrifiante créature. J’étais happé : mes camarades, l’instituteur, la classe, et le petit village du Var avaient disparu, et là sans aucun doute c’est conclu mon pacte avec le fantastique et le désir frénétique de voir encore d’autres images. Je venais de rencontrer Nosferatu. 



Il s’agissait d’un reportage sur le film d’Herzog et sans doute y voyait-on aussi Reiko Kruk en train de maquiller Kinski. Reiko Kruk, ce nom étrange je l’assimilais longtemps à un maquilleur des pays de l’est avant d’apprendre qu’elle était japonaise. Alors que le métier n’existait pas et qu’elle était obligée d’inventer ses propre techniques, Reiko Kruk a été la première maquilleuse d’effets spéciaux en France où elle s’est installée en 1971 avec son mari Maurice Kruk. Si Nosferatu reste sa création la plus célèbre, elle a aussi réalisé les vieillissements et rajeunissements des Uns et les autres de Lelouch, travaillé pour la pub, le théâtre et l’art lyrique. Dans son autobiographie Métamorphose, comme une seconde peau (IMHO, 2022), elle évoque son travail au fil des années, ses rencontres dont sa relation mouvementée avec Kinski, et revient aussi sur sa jeunesse au Japon. Elle a neuf ans et vit dans le petit village d’Onojima, à 20 km de Nagasaki lorsqu’explose la seconde bombe atomique. Une neige de cendre tombe sur le jardin, des « irradiés noirs comme du poisson grillé arrivent par camions entiers », les cheveux de sa cousine, seule survivante de sa famille habitant à Nagasaki, tombent par poignées entières lorsqu’elle se peigne. C’est une hypothèse de ma part mais le crâne chauve de Nosferatu, son maquillage blanc, les postures de Kinski entre la larve, le fœtus et l’infirme, ce corps tout à la fois humain, animal et végétal, je les ai retrouvés chez les danseurs butô et Akaji Maro. 



Ces créatures, comme Nosferatu venaient d'une terre glacée, celle paysanne et archaïque du nord du Japon. Mais, et c’est à quoi les réduisirent rapidement les Occidentaux, elles étaient aussi les corps irradiés de la guerre atomique. Le « cri de la peau » comme le nomme Reiko Kruk dans l’un des derniers chapitres s’est-il fait d’abord entendre dans son enfance ? Les œuvres fascinantes de l’exposition Skin Art (2000), avec leurs matières translucides, suaires et épiderme détachées de leurs corps et pendus à des cordes à linge, sont-elles une façon de trouver dans la peau elle-même un moyen de combattre l’horreur ? 



On ne saurait évidemment réduire son art des métamorphoses à la seule catastrophe. Elle se rappelle aussi les yokaïs et les femmes-renardes vivant près de l’« étang au lotus » qui, dit-elle, sont « plus amusants » que « le démon de la banalité qui se cache derrière mon écran d’ordinateur. » Le Nosferatu de Reiko Kruk hante également les dessins de Suehiro Maruo (voir ici) et pourrait prendre place parmi les samouraïs fantômes de Kwaidan de Kobayashi avec leurs visages à la pâleur lunaire et leurs yeux rouges. En franchissant le Pacifique, Reiko Kruk n’aurait-elle pas emmené dans ses bagages un démon du kabuki ?  

Pour commander Métamorphose, comme une seconde peau de Reiko Kruk aux éditions IMHO.

ici


jeudi 5 novembre 2020

Je voyage dans ma bibliothèque japonaise : Danse double de Chikashi Kasai et Akira Kasai

Le butô est une danse mais ce peut-être aussi un livre de photo comme Kamaitachi (1969) d’Eiko Hosoe où Hijikata danse dans entre les bicoques et les champs d’un village de son nord natal, ou comme Danse double (1993) de Chikashi Kasai photographiant son père Akira Kasai. Parmi les danseurs butô, il y a un lien fort entre les pères et le fils. Le légendaire Kazuo Ohno dansait avec son fils Yoshito Ohno les pièces My Mother et Dead Sea. Chikashi Kasai est né en 1970 et son travail a été découvert dans les années 90 par Nan Goldin qui préfaça son recueil Tokyo Dance (1997). Akira Kasai est né en 1943 et est considéré comme un des pionniers du butô, bien que cadet de Hijikata et Ohno dont il fut le partenaire. In 2012, Kasai a travaillé avec Akaji Maro autre danseur mythique des années 60 et 70 pour la pièce Hayasasurahime. Kasai a parfois été comparé à Nijinski mais aussi à Mick Jaeger et au Mime Marceau. Sa danse est ainsi métissée et expressionniste, ce qui peut aussi s’expliquer par son séjour en Allemagne de 79 à 85. Danse double est un duo entre un photographe et un danseur, un fils et son père. C’est une œuvre charbonneuse, où le photographe est fasciné par le visage convulsif du danseur, en saisit la fureur, l’extase ou la séduction, l’extirpe des ténèbres, le pâre de tissus scintillants, en fait un vieil homme, une femme ou un enfant. Le fils fait renaître son père dans ses photographies. Mais cette danse double lorsque Kasai, tenant un miroir, prend son reflet pour partenaire, n’est-ce pas aussi la danse et son double ? Regardez son visage. Ne voit-on pas Antonin Artaud prendre possession d’Akira Kasai?














vendredi 16 décembre 2016

Le bruit des chrysanthèmes . Duo Henritzi x Higashi


Le 9 décembre, Le BAL présentait en clôture une performance de Michel Henritzi (lapsteel) et Yôko Higashi (danse), en clôture de l’exposition Provoke.

Michel Henritzi parle sur son blog (ici) de leur collaboration
« Le bruit des chrysanthèmes, comme le cri des ombres blanches gravé sur les pierres tombales de Hiroshima. Nous n'avons pourtant rien vu à Hiroshima, ni à Alep, ni ailleurs. D'autres âmes s'évaporent et tournent sans fin dans la nuit depuis, encore, chaque jour recommencé ...
Cette performance s'inscrit à la façon d'une calligraphie sur une toile sonore bruitiste jouée du côté d'une "Metal Machine Music". Danse nourrie par le butoh, plus que dans sa répétition, réapprendre a danser avec nos ombres, nos fantômes, les yokai modernes grimaçants. Le bruit est celui du corps de la danseuse, de son souffle, les chrysanthèmes comme des particules sonores recouvrant sa danse, l'espace intérieur/extérieur. Le bruit des pétales qui tombent au sol, insoutenable, indicible.

Yôko Higashi danse sur la lame du couteau de l'existence, let it bleed. Viendra le silence de nos prières. »


Quelques questions à Yôko.

Ta danse était-elle improvisée ?  
Yôko Higashi : J’ai imaginé une trame en observant le lieu de la performance (la salle en sous-sol du BAL), comme s’il y avait une histoire à suivre sans qu’elle soit concrètement visible à travers mes mouvements. Au moment de la performance, en recevant la musique dans mon corps, j’ai improvisé tout en gardant cette sorte de cette « trame » à l’intérieur de moi.

La musique aussi ?
Je crois que la musique est totalement improvisée. Je pense tout de même qu’il y avait quelques intentions de la part de Michel pour ce duo. Son impro n’est pas venue d’un état complètement blanc ou vide.

Tu avais déjà travaillé avec Michel Henritzi ?
Oui, nous avons fait une performance à l’école media art EMA fructidor à Chalon, en juin 2016.

Qu’est-ce qui te plait dans sa musique ?
Son côté « rêve inquiétant » et « noise ».

Pourquoi « Le bruit des chrysanthèmes » ?
C’est Michel qui l’a nommée ainsi. Le chrysanthème est une fleur pour les morts. Toutes les catastrophes humaines récentes sont ancrées en moi, comme chez la plupart de gens. je suis traumatisée par certains évènements  comme la catastrophe de Fukushima, la guerre en Syrie par ex, et Je suis plutôt pessimiste en raison de certaines réalités désespérantes comme ce système créé par les banques et les multinationales sur lequel nous n’avons aucun pouvoir bien que vivant en démocratie. Cependant, je ne voulais pas non plus faire une performance illustrative ou accusatrice. Je ne veux pas mélanger ma pratique artistique à mon engagement personnel. Je crois que c’est pareil pour Michel. J’ai réalisé la performance en pensant vraiment au contenu de l’expo Provoke. Ce titre est venu lors de notre première performance à Chalon.

Avais-tu un personnage en tête ?
Un personnage existant ? Non.

Est-ce du butô ?
L’esprit est  Butô, je crois, mais après, je laisse au public déterminer si c’est du Butô ou pas !

Le maquillage très féminin (le noir autour des yeux, la bouche rouge) a-t-il un sens particulier ?
D’habitude, je ne me maquille jamais autour de mes yeux (et quant à ma bouche, je n’ai rien mis !), mais cette fois, en regardant l’expo, j’ai décidé de le faire. Cela faisait partie de mon costume qui allait avec cet espace, entouré des photos de Provoke.

A un moment tu relèves ta jupe et il y a une culotte avec des poils. Pourquoi ?
C’est un secret (rire). Ah une chose : ce n’était pas une culotte mais un « tsun-string de danseur de Buto » sur lequel j’ai cousu des plumes noires pour donner l’impression qu’il s’agit de poils  anormalement touffus. D’ailleurs, lorsque j’ai interprété une pièce de Buto chorégraphiée par Masaki Iwana il y a plus de 10ans, le tsun avec des faux poils (ce n’était pas des plumes alors) faisait partie de mon costume.

Que représente Provoke pour toi ?
Les initiateurs du mouvement parlaient de leurs photographies comme du "matériel provocateur pour la pensée" et j'y ajoute ma vision "provoke" comme performeur-danseuse. C’est-à-dire une connexion directe et instantanée entre le corps et la pensée, et cela rejoint le Bûto. C'est cela "Provoke" pour moi.




Le site de Yôko Higashi

Le site de Michel Henritzi 

mercredi 3 juin 2015

Tatsumi Hijikata et le démon de l’île solitaire

La récente parution du génial roman-feuilleton (1929-1930) d’Edogawa Ranpo Le démon de l’île solitaire (éditions Wombat), m’a incité à reposter et corriger ce texte consacré aux liens entre le danseur butô Tatsumi Hijikata et le film de Teruo Ishii Horrors of a Malformed Man. En effet, j’avais attribué comme origine au film un autre récit de Ranpo, L’île Panorama écrit en 1926. Les deux romans sont bien sûr proches : dans l’un un démiurge modifie l’organisme humain, dans l’autre, il tord selon ses propres lois délirantes l’espace et l’architecture. S’il calque son récit sur Le Démon…, Ishii emprunte tout de même à L’île panorama la promenade en barque sur la rivière et la découverte des maléfices du territoire, preuve de sa connaissance l’œuvre de Ranpo. Enfin, comme dans la plupart des récits de Ranpo, il est question d’un homme devenu un dieu fou, soit parce qu'il se pense un meurtrier insoupçonnable comme le fameux promeneur du grenier ou la femme fatale de La Proie et l’ombre, soit parce qu’il boucle le monde autour de sa seule figure despotique. L’île maléfique, l’inversion du corps fasciste en corps monstrueux, et le démon infanticide sont ici les évidentes métaphores d’un Japon en pleine folie belliciste. 





Les horreurs des hommes malformés 



"Quand le voyageur qui sort de la vaste plaine se retrouve là, soudain face à ces créatures artificielles, humaines et végétales, il suffoque devant la beauté fantastique de ce monde irréel."

Edogawa Ranpo, L'île panorama (1926).


Horrors of a Malformed Man (Kyofu kikei ningen, 1969) adapté du Démon de l’île solitaire d'Edogawa Ranpo est la plus célèbre des collaborations entre Teruo Ishii, esthète du cinéma érotique (Femmes criminelles, Orgies sadiques de l'ère Edo), et Tatsumi Hijikata, fondateur de la danse butô. Pour saisir le caractère miraculeux de la rencontre, il faudrait imaginer Antonin Artaud dans le rôle de César, le somnambule du Cabinet du Dr. Caligari, ou Julian Beck et le Living Theater rejouant leur Frankenstein pour Roger Corman.




En cette fin des années 60, Teruo Ishii profite du regain d'intérêt pour les romans étranges d'Edogawa Ranpo (1894-1965). Père du roman policier japonais, Ranpo fut aussi l'initiateur d'une de ses variations, davantage tournée vers l'insolite et l'horreur : l'ero-guro, abréviation japonaise d'érotisme et de grotesque. Adapter ces récits cruels et décadents permettait aux studios de s'inscrire dans la culture underground de l'époque, et proposer une version luxueuse des films indépendants de Terayama, Wakamatsu ou Hani. Si La Bête aveugle (Moju, 1969) de Masumura s'inspire dans son générique des photos de Pierre Molinier, Le Lézard noir (Kurotokage, 1968) de Fukasaku, a pour interprètes l'onagata Miwa Akihiro, reine de la scène gay tokyoïte, et Yukio Mishima qui en signe l'adaptation. Qu'un danseur d'avant-garde joue un savant fou chez un maître de la série B érotico-sadique était donc moins singulier qu'il n'y paraît.



Le film est une adaptation relativement fidèle du récit de Ranpo : chirurgien infirme aux doigts palmés, Jougorou Mokota (Tatsumi Hijikata) capture des enfants et des vieillards dans le but d'édifier une société d'« hommes malformés » et d'inverser les valeurs du beau et du laid. Les monstres en question ne sont autres que la troupe d'Hijikata, la Ankoku Butoh School, conservant leurs costumes et maquillages de scène.
Chez Teruo Ishii, les écrits de Ranpo ne deviennent pas un simple prétexte à l'exhibition des "scandaleux" interprètes de la danse butô. Accentuant les traits les plus macabres des récits de Poe, l'ero-guro fut d'abord une littérature du corps et de ses métamorphoses. Hijikata trouva dans cet effroyable bestiaire humain, ce catalogue de chair souffrante et cette Psychopathia sexualis exubérante, l'équivalent japonais des auteurs occidentaux "infernaux" qu'il vénérait, Sade, Lautréamont, Artaud ou Bataille.

Chimères de l'ero-guro

Le terme "grotesque" renvoie aux "fantaisies monstrueuses" de Poe (le recueil Tales of the Grotesque and Arabesques), mais plus largement à la catégorie artistique adoptant ce terme dès la fin du XVe siècle. « Les artistes, écrit Vasari, y représentaient des difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de leur fantaisie extravagante : ils (...) transformaient les pattes d'un cheval en feuillage, les jambes d'un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d'espiègleries et d'extravagances. » (1)




Les sonorités mêmes du terme « ero-guro », gutturales et sinistres, sont évocatrices de ce monde hanté par des gargouilles humaines, assassins diaboliques souvent contrefaits. Dans l'ero-guro, comme chez Tod Browning et Lon Chaney dont les films seraient le pendant occidental, l'être humain est condamné à perdre sa stature et à ramper. Il ya déjà les prémisses du corps obscur que Hijikata explorera, ces torsions animales et cet effroi blafard. L'écrivain et le chorégraphe partageaient une obsession commune pour les insectes, sans doute fascinés par la répulsion qu'ils provoquent et leur aspect chimérique.

Dans son gigantesque atelier, le sculpteur de La Bête aveugle évolue telle une araignée sur d'immenses moulages de membres féminins, des ventres, des seins, des fesses... L'« art tactile » auquel il initie sa maîtresse, se sculpte à même la peau et les nerfs, en une série de blessures puis de mutilations. « Le couple de monstres aveugles au milieu des ténèbres trouva ainsi un plaisir sans égal dans ces ultimes caresses. » (2) Chez Masumura, de façon encore plus radicale, le couple finit par déserter l'espèce humaine. Le monde tactile devient "le monde des insectes, des étoiles de mer et des méduses, le monde des espèces inférieures. Au fin fond de cet univers, il n'y avait finalement que la mort, la mort et les ténèbres."

*

Autre homme-insecte, le lieutenant mutilé de La Chenille. Revenant du front défiguré, sourd, muet, et amputé des quatre membres, il n'est plus qu'une masse de chair avide. « Sa vie s'était alors réduite à la satisfaction immédiate de son appétit et de ses instincts sexuel. » (3) Lui crevant les yeux, détruisant ainsi sa dernière possibilité de communication humaine, son épouse scelle définitivement le devenir-animal du lieutenant.

Dans les années 20 et 30, l'ero-guro et ses créatures, et particulièrement l'atroce lieutenant chenille, étaient contraires au Japon impérialiste et son l'idéal absolu : un soldat taillé d'un seul bloc dans le patriotisme (4). Dans les années soixante, Hijikata inventait des corps eux-aussi irrécupérables par la société du "miracle japonais" et de la culture des loisirs. La Rébellion de la chair (1969), spectacle contemporain du film d'Ishii, était également titré "Hijikata et les Japonais", comme si le danseur traçait une ligne franche entre lui et ses concitoyens. Tatsumi Hijikata écrivait en 1961 : « Cet usage du corps dénué de toute finalité auquel je donne le nom de "danse", je le veux être l'ennemi le plus détestable et le plus tabou de notre société productiviste. » (5)



La rébellion de la chair

Avec la plastique somptueuse du cinéma d'exploitation japonais de l'époque (image scope et couleurs éclatantes), Les Horreurs des hommes malformés offre un document précieux sur Hijikata et la Ankoku Butoh School à la fin des années 60.



L'apparence d'Hijikata est conforme à celle de La Rébellion de la chair : barbu, les cheveux hirsutes, un trait de fard blanc sur le nez ; vêtu d'une longue robe blanche, il se meut avec une dérangeante féminité. Teruo Ishii reprend également la scène dite de "La Procession du roi crétin" : Hijikata, debout sur un palanquin bordé de moustiquaires, est porté par ses disciples recouverts de peinture argentés. Comme le décrit Kuniyoshi Kasuko, dans la chorégraphie originale, Hijikata, qui jouait à la fois le rôle du roi et de la mariée, ouvrait brutalement sa robe de noce et révélait un corps émacié et viril. Autre accessoire emprunté à la pièce, de grands panneaux de cuivres tournoyants, qui multiplient et transforment en arabesques les silhouette des danseurs. En jouant sur le travesti, le dédoublement, les reflets déformés, les parures absurdes de feuillages et de pattes de poulets, Ishii déplace ses monstres dans le champ du rituel et du symbole. Les malformations promises par le titre ne cessent jamais d'être jouées et dansées, faisant du butô l'effet spécial majeur du film.



Le seul danseur à ne pas exhiber son anatomie est Hijikata lui-même, qui la tient cachée sous sa longue robe blanche. La malformation n'est pas localisée dans le corps mais dans la théorie qu'il propose. Ainsi, sa robe de femme portée retournée, symbolise l'inversion des genres et la subversion de leurs codes. Hijikata n'a même pas besoin d'opérer pour malformer les hommes car sa gestuelle désossée désarticule déjà l'humanité ; son androgynie lui permet d'arracher le masculin et le féminin et les mélanger ensemble, comme il le fera en soudant une jeune fille kawai à un colosse hideux. Ce rôle de créateur de monstre, version freak du docteur Moreau, devient finalement la métaphore du chorégraphe et chef de troupe que fut Hijikata.


Le chant du fœtus

Récit gothique endiablé à base de substitutions d'identités, de jumeaux séparés et d'inceste, Les Horreurs des hommes malformés s'avère classiquement une quête de l'origine. Si elle concerne le roman familial du héros, elle apparaît surtout comme un processus de régression des corps, à la rencontre des monstres intimes de l’organisme et de l’anatomie.



Les premiers monstres habitent les berges du fleuve que les personnages descendent en barque. Entrent en scène, une tribu de filles nues, des fers à cheval sous les seins, qui caracolent et agitent leurs crinières ; d'autres danseuses, centaures grotesques aux partis mal ajustées, sont greffées à des chèvres ensanglantées ; des golems crucifiés sortent de la mer, se prosternent devant des autels enflammés et vénèrent des momies.

Plus tard, les créatures infirmes ou débiles qui hantent le village sont le versant douloureux de ce butô carnavalesque et sauvage. Monstres tristes, prostrés ou aliénés, ils disparaissent sous les bandages, les fils de soies ou les tumeurs minérales. Leur chair est malade, affamée jusqu'à se dévorer elle-même. C'est un autre enfer, celui des hospices, du cancer et de la psychiatrie.
La dernière métamorphose s'effectue dans la salle d'opération de Jougorou Mokota, devenant la humani corporis fabrica de Tatsumi Hijikata.



Derrière la table d'opération, trois souriantes chasseuses de papillon, leurs filets à la main, le torse ouvert, exhibent poumons et intestins. Ces coquettes poupées anatomiques sont la reprise humoristique des maquillages butô inspirés par le surréalisme. Dans Émotion métaphysique (1967), Hijikata exhibait une colonne vertébrale, peinte sur le modèle de l'ange anatomique de Gautier D'Agoty. Il se drapait également de tissus écarlates en lambeaux, comme de la chair à vif. Tôishi kamano, quant à lui, faisait palpiter sur son dos le dessin d’une vulve gigantesque.
Nues et recroquevillées sur des étagères, des larves humaines, à la peau d'argile blanche écaillée et aux yeux morts, sont reliées entre elles par des tuyaux, à la fois perfusions et cordons ombilicaux.


*
Ils reproduisent une chorégraphie dans laquelle les danseurs Akira Kasai et Mitsutaka Ishii, partageant le même cordon ombilical, se nourrissaient d'eux-mêmes comme des fœtus vampires. D'autres fœtus adultes, recroquevillés et ligotés, pendent au plafond comme des fruits mûrs.
Cette nuit du corps que danse Hijikata s'avère bien différente de celle dont s'extirpait l'homme de Vésale. Sortant de l'obscurantisme du moyen-âge, fier et oublieux de ses chairs à vifs, l'écorché était le héraut de l'Europe des Lumières. A l'inverse, Hijikata s'enfonce en lui-même, et nous entraîne dans la nuit rouge, préférant la compagnie des fantômes à celle de ses contemporains. Du corps archaïque et ritualisé au corps hospitalisé, de l'écorché au fœtus, l'homme d'Hijikata retourne à l'effroi de sa conception.

"Fœtus,

Fœtus
Pourquoi t'agites-tu ?
Tu vois l'âme de ta mère
Et elle te fait peur ?" **



* Akira Kasai et Mitsutaka Ishii

**Kyûsaku Yumeno, Dogra Magra (1935), ed Philippe Picquier, 2003, trad. Patrick Honnoré.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.




(1) Giorgio Vasari, De la peinture, vers 1550.




(2) Edogawa Ranpo, La Bête aveugle (1931), ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Rose-Marie Makino-Fayolle.




(3) Edogawa Ranpo, "La Chenille" (1929) in La Chambre rouge, ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Jean-Christian Bouvier.




(4) La Chenille fut d'ailleurs interdit de publication pendant toutes les années de guerre.




(5) Tatsumi Hijikata, cité par Kuniyoshi Kazuko, "Repenser la danse des ténèbres" in Butô(s), CNRS Editions, 2002.





Photos : Les Horreurs des hommes malformés


sauf * Orgies sadiques de l'ère Edo (1969)de Teruo Ishii dont Hijikata a chorégraphié le genérique.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.