Affichage des articles dont le libellé est Araki. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Araki. Afficher tous les articles

vendredi 1 avril 2022

Les draps froissés d’Araki

C’était une de mes photos préférées de l’expo Araki à la Bourse de commerce : Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank (1993). Elle n’a rien d’agressif ou de dérangeant, au contraire de cette autre, que j’ai aussi beaucoup aimée, montrant une femme enceinte, des cordes nouées autour de son ventre et de ses seins. Les déformations classiques du shibari accentuaient sa maternité, et suggéraient d'autres lien : à son enfant ? Son visage était, comme toujours chez Araki, serein. Devant moi une fille, un peu outrée, disait à son amie « ça, je peux pas ! »



Rien de tel dans cette photo qui est un nu classique. Repliée dans son sommeil, la jeune fille est comme un poisson blanc échoué sur le sable. Araki est un grand photographe du corps et de la peau mais aussi des draps froissés des love hotels, ceux des chambres conjugales, ou des petits studios de Tokyo où vivent les hôtesses de bar et travailleuses sexuelles des clubs. Les draps sont des surfaces blanches plissées et striées d’ombres,  des paysages lunaires et un pays de fantômes.



Tiré à peu d’exemplaires, Le Voyage sentimental (1971) est son premier chef-d’œuvre et l’album inaugural de sa carrière. Il y documente sa lune de miel, créant un style autobiographique inédit dans la photo japonaise. Ici, leur petite chambre d’auberge, un peu défraichie et sombre, et deux futons vides aux draps usés. Le couple est absent et ce sont les draps qui gardent l’empreinte de leur vie à cet instant précis. Il n’est alors qu’un artiste bohème n’ayant pour seule richesse que ses photographies, et ce petit voyage hors du béton, était tout ce qu’ils pouvaient s’offrir pour leur mariage.



Ces draps du voyage de noce deviendront d’autres draps, les plus tristes de toute l’œuvre d’Araki, bien qu’immaculés : ceux du lit d’hôpital où Yôko meure d’un cancer dans Le Voyage d’hiver (1989). La main d’Araki tient celle de Yôko qui dépasse des draps. 



Lui en costume noir, elle dans un cocon de tissus blancs, comme au jour de leur mariage, première photo du Voyage sentimental. C’est déjà comme s’il tenait la main d’un fantôme dont le corps est en train de rejoindre le monde invisible.



Tout au long du Voyage d’hiver, un esprit protecteur et espiègle empêche Araki de lui-même se laisser glisser au pays des morts : c’est Chiro, la petite chatte qui est l’autre grand amour du photographe. Sur le drap blanc qui recouvre le paysage, elle incarne tout simplement la vie qui danse devant les yeux d’Araki.



 

Les photos du Voyage sentimental et du Voyage d’hiver sont visibles à l’exposition Love Songs, Photographies de l'intime à la Maison Européenne de la Photographie (voir ici)

 

 

 

jeudi 22 septembre 2016

Provoke, Rivette, Henry Miller : un jour tranquile à Clichy



Il y a presque un an, en allant à l’expo Daido Moriyama de la fondation Cartier, j’avais un détour par le cimetière de Montparnasse pour passer un moment avec Chris Marker (voir ici). Ensuite, Jacques Rivette est mort et ensuite David Bowie est mort, et ça on ne s’en remettra jamais. Par hasard, l’expo Provoke au BAL se trouve à quelques minutes du cimetière de Montmartre où repose Rivette. C’est une tombe en pierre blanche juste à côté de celle de Truffaut en marbre noir et de celle de Dominique Laffin. Un pont métallique surplombe le cimetière ce qui en fait un décor tout à fait rivettien. On s’attendrait à y voir déambuler Bulle Ogier ou Clémenti ou à voir passer Céline et Julie, Musidoras en patins à roulettes .  
En sortant, je croisais un chat au moins centenaire. 



L’exposition Provoke est consacrée à la revue du même nom qui, en 1968-1969, révolutionna la photographie japonaise. A la même époque, Oshima, Wakamatsu ou Matsumoto tournent leurs chefs-d’œuvre qui eux-aussi documentent le Japon des années rouges. Pourtant, si les films de la nouvelle vague étaient pour la plupart désabusés, les photos de Provoke tirent leur énergie de moments bruts d’insurrection. Flous, sous-exposés, pas de cadrage, peu importe. Les jeunes sont casquées, les bouches recouvertes de mouchoir, les regards brûlants. Il y a aussi du sang, des voitures qui brûlent, des barricades, et les longues lances des policiers qui rappellent les combats de samouraïs des films de Kurosawa. Ces images sont celles de la guerre de Tokyo, celles que Wakamatsu mettait en ouverture de ses films (tournées par les étudiants eux-mêmes) et que le héros d’Il est mort après la guerre d’Oshima échouait à capturer. Certaines sont signées Tomatsu Shomei, Takuma Nakahira, d’autres sont anonymes.
« La seule chose qui compte est ce qui a été photographié et comment. Je veux que la photographie tombe d’abord très bas, à ce niveau, puis je ramasserai ce qu’il en reste. » (Takuma Nakahira, 1969)
Il y a aussi les paysans de Narita, luttant contre la construction de l’aéroport. Ce mouvement, l’un des plus importants de l’époque, a donné lieu à plusieurs films dont The Battle for the Liberation of Japan: Summer in Sanrizuka (Shinsuke Ogawa, 1968), diffusé dans l’exposition, et Kashima Paradise (Yann Le Masson, 1973). Pour les photographes, c’est aussi une façon de saisir la vie paysanne, celle que l’on veut détruire aux alentours de Tokyo. Il faut penser que les vieilles paysannes photographiées par Mitome Tadao entre 1966 et 1971 sont parfois nées à la fin du XIXe siècle et que dans le bétonnage de leurs terres, c’est un ethnocide qui est à l’œuvre. 
Mais l’insurrection est aussi intime, c’est celle qui pendant les années 60 secoue les corps et les désirs. A l’ère du verseau de la Californie solaire, Daido Moriyama l’un des fondateurs de Provoke, oppose des chambres closes sur les ténèbres, des peaux de suie, des yeux et des lèvres noirs. Heiko Osoe consacre l’album Kamaitachi (1969) au danseur buto Tatsumi Hijikata, et le replonge dans cette paysannerie mystique dont il est un enfant.Araki, alors à ses débuts, travaille la photocopie dans la série Xerox Photo Album : 70 faces (1969) et Adam & Eve (1970), pâlissant ses clichés à l’extrême, presque jusqu’au négatif. Comment atteindre l’envers d’une image ?



Au sortir de l’expo, j’allais prendre un verre au Wepler, place de Clichy, en relisant quelques pages d’Henry Miller.

« Par une journée grise, quand il faisait froid partout sauf dans les grands cafés, je goûtais à l’avance le plaisir de passer une heure ou deux au Wepler avant d’aller dîner. La lueur rose qui nimbait toute la salle émanait des putains qui se rassemblaient d’ordinaire près de l’entrée. A mesure qu’elles s’égaillaient parmi les clients, la salle devenait non seulement chaude et rose, mais parfumée. »

C’était une journée belle et tranquille. 


samedi 7 mai 2016

Passées les fleurs carnivores, les fantômes… (Araki au musée Guimet)


Il y a deux mondes chez Araki. Le plus connu, pléthorique, a fait d’Araki l’héritier des peintres de Yoshiwara. Il est le vagabond  des clubs érotiques, des love hotels, des soaplands ; le photographe insatiable des filles attachées, suspendues, mais qui nous regardent, des yakuzas et des fleurs. C’est une apologie de la chair où Araki applique à la photo ce qu’on nomme au Japon « l'écriture du moi ». Sur certaines photos, mais pas celles exposées ici, son propre sperme est projeté sur le papier. En représentant aussi littéralement l’énergie vitale qui l’anime, Araki coupe presque court à  toute interprétation. Si pendant des décennies l’érotisme asiatique a été représenté en Occident par les geishas et les estampes shunga, c’est aujourd’hui les femmes d’Araki qui en sont le symbole. Le second monde ne repose que sur quelques dizaines de clichés : deux séries que 20 ans séparent. Le Voyage sentimental retrace la lune de miel d’Araki et Yoko en 1971. Le Voyage d’hiver, est la chronique de la mort de Yoko en 1991.
Mais d’abord, à l’entrée de l’exposition, il y a les fleurs. Ces fameuses fleurs carnivores, charnelles et troublantes. Rouges, jaunes ou bleues, grasses et luisantes, saturation de couleurs et de vie avant la lumière grise du mausolée.

On retrouve une autre fleur, mais noire, au milieu du Voyage d’hiver : celle qui a grandi à l’intérieur du corps de Yoko et l’a emportée. Sa malédiction semble déjà en germe pendant la lune de miel, comme un voile sombre. Les chambres d’hôtels, les auberges à futon, les trains et les papillons se succèdent, mais Yoko ne cesse d’être mélancolique, comme si déjà pesait le poids du retour pour ce couple d’artistes pauvres qui semble quitter pour la première fois Tokyo. 
Et toute la tendresse d’Araki réside dans la capture de cette tristesse. Il y a aussi ces lits vides et défaits, ces paysages, ces objets, où Araki fait passer l’impermanence des choses. Il y a surtout le visage de Yoko en jouissance, peut-être la seule photo de ce type qui n’ait jamais comptée pour Araki. C’est à compte d’auteur qu’Araki éditera Le Voyage sentimental, bien loin de la star qu’il est devenu au cours des décennies suivantes.
Le Voyage d’hiver lui fait directement suite sur les murs de l’exposition mais deux décennies les séparent. Pourtant, une même trame fine et grise unie le voyage de l’amour et le voyage de la mort. La neige, les draps d’hôpitaux et les cendres : en ce début d’exposition, on ne parle pas, on ose à peine chuchoter. C’est entre les photos que tout se joue. Yoko tient Chiro, leur chatte, dans ses bras, et sur les photos suivantes, Yoko a disparue. Il y a l’appartement vide et des quais de train et des rues désertes. Et un homme anonyme, endormi dans le train qui le ramène de l’hôpital. Parfois Chiro revient. La nuit, elle marche sur la barrière métallique du balcon ou bien est assise sur la table du salon et regarde par la fenêtre. Elle attend. 
Sur son lit l’hôpital, Yoko a presque disparu : elle n’est plus qu’une petite boule de cheveux noirs aux creux d’un oreiller. Quant à la main d’Araki tenant  celle de Yoko, comment en parler ? Et les cendres sur le chariot métallique du crématorium, comment en parler ? On peut en revanche,  avec le chat, parler de l’absence de Yoko. Chiro passe devant l’autel funéraire. On la retrouve, les yeux mi-clos, sur le lit de Yoko. Elle regarde par la fenêtre du salon et, à la photo suivante, elle gambade dans la neige. Araki a ouvert la fenêtre pour laisser partir l’âme de Yoko.
Assise sur mes genoux, Chiro aimait que je lui lise Je suis un chat de Natsume Soseki. On pouvait être sûr que Chiro était une fille à sa façon de s’arrêter de faire pipi lorsque j’essayais de la photographier dans la salle de bain. Elle détestait ça.  Quand Yoko était à l’hôpital,  Chiro attendait à mes côtés son retour. Il n’y avait plus que nous deux en train de regarder le soleil couchant. »
Chiro est entré dans la vie de Yoko et Araki en 1988. Bien que celui-ci n’ait pas d’affection particulière pour les chats, elle a été son amie et sa modèle pendant 22 ans.

Le reste de l’exposition relève de l'autre monde d’Araki. Le titre d’une série nous renseigne sur ce qui le compose et le fait tenir debout : Tokyo Comedy. Après, la neige et les cendres, viendra le règne du théâtre, des cordes et des kimonos rouges. 
Après la disparition de Yoko, tout ne sera plus que comédie.


 (Il s'agit d'un parcours dans l'exposition du musée Guimet, et non des livres Le Voyage sentimental et Le Voyage d'Hiver, qui  peuvent présenter une chronologie différente des photographies)

Le site de l'exposition ici

NB : la photo d'ouverture et celle du chat sur le ventre d'Araki ne font pas partie de l'exposition.


mercredi 30 décembre 2015

Araki : 1000 photos par seconde


Quand on aime Tokyo, c'est-à-dire un Tokyo qui n’est pas traditionnel (bien que celui-ci soit aussi très beau) mais plutôt sulfureux, on aime Nobuyoshi Araki. On peut même découvrir Tokyo à travers ses photos, même si, cruellement, les clubs interlopes de Kabukicho nous resteront fermer. Araki, n’a qu’un seul concurrent, Daido Moriyama, l’autre photographe fou de Shinjuku, dont on ne peut oublier, une fois qu’on l’a vu le chien galeux qui montre les crocs. Une seule photo aurait suffit à rendre célèbre Moriyama.


Quelle serait la photo qui définirait Araki ?

Araki photographie de façon sublime des fleurs qui ressemblent à des sexes féminins ouverts. Et ça personne n’en est capable mieux que lui. Il photographie aussi des filles suspendues en kimonos rouges, comme des fruits étranges, et ça non plus personne ne le ferai aussi bien.


Mais il y a aussi une multitude de photos d’Araki qui relèvent de l’instantané. Dans les librairies de Tokyo, on est sidérés par la foule de fascicules et de recueils qui échappent aux beaux livres édités par Taschen ou Phaedon. Ce sont des journaux intimes compilant des centaines de photos en noir et blanc, prises sur le vif, sans souci esthétique particulier.


Il y a aussi les polaroïds d’Araki, ceux-là on a l’impression que si l’on trouve le bon modèle on serait tout à fait capable de les faire nous-mêmes. C’est sans doute vrai et c’est ce qui rend si proche et émouvant ces artistes japonais. C’est comme s’ils n’avaient pas la conscience de construire une œuvre. Comme s’ils ne se momifiaient jamais dans leur art. C’est la même chose avec ces vieux mauvais garçons que sont le danseur butô Akaji Maro ou Koji Wakamatsu. Parfois Araki s’arrête et fait de l’art, imprime sa puissance photographique sur une série, comme les fleurs ou les portraits comme celui splendide de Maro en train de fumer. 

Mais cette beauté intensive, ne serait rien sans son pendant extensif, cette longue série d’instantanés qui racontent une vie. Araki, on a l’impression que c’est 1000 photos par seconde, presque dans le but de rendre impossible un futur catalogue raisonné.

Car comment justement « raisonner » un flux de vie désordonné, sensuel, qui, dans son immédiateté est un défi constant à la mort. 

Car en vérité, c'est la vie elle-même !