dimanche 31 mai 2020

Kazuo Hara, le cinéma du choc




La place des handicapés, la condition féminine et la mémoire de la guerre, sont des thèmes classiques du cinéma documentaire des années 70, mais rarement ils ont été traités avec autant de d’invention formelle et d’énergie transgressive. Méconnu en France où il n’a jamais fait l’objet d’une rétrospective, Hara a capturé la vie tumultueuse des activistes japonais, personnages excessifs et mystérieux devenant de réelles obsessions pour le spectateur.

Goodbye CP (1972)


Kazuo Hara a 26 ans lorsqu’il tourne Goodbye CP en 1972 et dès la première séquence son cinéma est lancé : un jeune homme atteint de paralysie cérébrale traverse douloureusement un passage clouté en marchant sur les genoux. Ce que l’on voit n’est pas seulement un handicapé mais un être en fureur, revendiquant sa visibilité dans une société où la déformation physique est taboue.
« A l’origine de Goodbye CP, il y a la rencontre entre Sachiko, ma productrice et compagne, et un moine qui avait fondé une communauté pour paralysés cérébraux. Il les considérait comme une force révolutionnaire jusque-là négligée. Voyant des couples se former, il a mis à leur disposition des chambres individuelles. Les enfants nés dans ces familles ne souffraient d’aucun handicap. » Epoux et père, Yokoto  n’a pas demandé à la société le droit de fonder une famille et refuse d’être réduit à son seul handicap. Il rejette également le fauteuil  roulant censé régler la question de l’intégration des handicapés dans la ville. Pour Hara, cette radicalité passe aussi par le choix de ne pas sous-titrer les paralysés cérébraux à l’élocution contrariée : « Ça aurait été comme les remettre de force dans leurs fauteuils roulants. »
Dans Goodbye CP, les paralysés prennent possession de la ville avec violence, affrontent sa forme, ses matières  et ses habitants qui vont jusqu’à les traiter de phénomènes de foire. Par leur visibilité, ils deviennent des figures du chaos détruisant l’idée de norme et désarticulant la hiérarchie sociale. Hara rejette lui-aussi les cadrages identifiables, comme si la grammaire cinématographique avait elle-aussi été conçue pour répondre à une certaine norme.  Ainsi lors d’une violente dispute entre lui et Yokoto, la caméra désorientée glisse sur les murs de l’appartement, passe de l’homme désemparé à sa femme furieuse et aux enfants en pleurs. Il est alors comme cet autre handicapé qui prend une multitude de photos dont il ne peut maîtriser le cadrage. Hara termine le film par un plan qui deviendra l’emblème de son cinéma : Yokoto exposant son corps nu, symbole aussi fort que le poing levé des Black Panthers.  

Extreme Private Eros Love Song 74 (1974)



Le personnage principal de Extreme Private Eros Love Song 74 est l’ex fiancée de Hara, Miyuki Takeda, jeune militante ayant quitté Tokyo pour s’installer à Okinawa, « zone occupée » par les Américains, venant tout juste d’être rendue au Japon.  « Okinawa était la ville des bases militaires américaines et donc le foyer de beaucoup d’activisme politique. Tout le monde à l’époque regardait dans cette direction. » Sous les discours politiques de Miyuki et son féminisme radical (le droit à une maternité hors du couple), se dissimule un autre film, celui « privé » de Hara : la chanson d’amour 74, recueillant les dernières images d’une femme qui s’éloigne de lui.  Hara avoue que le film était d’abord une façon de côtoyer la jeune femme après leur rupture. « Plus, elle me reprochait des choses, plus je la trouvais belle et désirable. »
Hara rejoint cette interrogation éternelle du romantisme cinématographique : comment capturer la vérité de la femme qu’on aime ? C’est Miyuki qui lui en fournit l’occasion, lui faisant du même coup franchir la ligne taboue entre le cinéaste et son sujet.
« Elle voulait savoir à quoi elle ressemblait pendant l’orgasme. J’ai donc fait l’amour avec elle en filmant son visage. Avec une main je me soutenais et avec l’autre je filmais. La caméra une Arriflex 16mm, était assez lourde et à la fin j’avais le dos brisé. » Même si ce type d’image a été depuis largement exploité, en particulier par Antoine d’Agata, il est beau d’en retrouver l’innocence et la fraicheur amoureuse. L’autre scène unique du film est l’accouchement de la jeune femme. Le plan fixe est flou, Hara n’ayant pas réussi à faire le point. Comme si des larmes brouillaient ses yeux, l’émotion du cinéaste est visible à la surface de l’image. « Je ne suis pas à l’écran mais ma présence produit les images du film. Donc je suis aussi un personnage du film. C’est comme une double couche. »
Extreme Private Eros Love Song 74, avec ses images fixes, granuleuses et surexposées, s’inscrit dans une esthétique plus marquée que Goodbye CP. A Okinawa, Hara donne la parole à un peuple en rupture sociale comme les hôtesses de bar et les adolescentes déjà usées par le monde de la nuit comme l’émouvante Chi-Chi. Il filme aussi les soldats noirs américains avec leurs fiancées japonaises, dansant sur le funk de Joe Tex ou faisant le signe des Black Panthers. « Même si les soldats n’étaient pas politisés, il flottait dans l’air l’atmosphère du black is beautiful et du mouvement des droits civiques. A Okinawa, il y avait une vraie ségrégation avec des bars pour les blancs et des bars pour les noirs. Miyuki Takeda allait dans les bars des soldats noirs et rencontrait les filles qui travaillaient là-bas car elle s’identifiait aux discriminées. Elle avait l’idée de créer une sorte de communauté avec ces gens et moi aussi je sentais que c’était important de faire un film qui les représente.»
Hara est finalement exclu de l’entourage de Miyuki comme il l’avait été de celui de Yokoto. Mais la transition se fait en douceur, avec un certain optimisme. Miyuki rejoint une communauté féminine et le film se remplit de femmes et d’enfants. Le cinéaste n’y a pas sa place et il ne reste plus aux anciens amants qu’à se séparer.

The Emperor's Naked Army Marches On (1987)


Dans ce troisième chef-d’œuvre, Kenzo Okuzaki, vétéran de l’armée impériale, enquête sur l’exécution de déserteurs en Nouvelle Guinée pendant la seconde guerre mondiale. Il interroge de vieux généraux et leur fait avouer l’anthropophagie des soldats en proie à la famine. Davantage qu’un cas extrême de survie, Hara dévoile une pratique encore plus glaçante. Il s’agit d’un cannibalisme « hiérarchique », les sans-grades étant exécutés pour nourrir les officiers. Au-delà de cette révélation qui provoqua une prise de conscience au Japon, Hara est captivé par la personnalité d’Okuzaki, cet activiste qui ne se réclame d’aucun mouvement politique. Pour suivre cet acteur-né, charismatique et manipulateur, Hara adopte une forme davantage narrative que dans ses précédents films, abandonnant l’esthétisme pop qui pointait dans Extreme Private Eros. Filmé en couleur, ce Japon hanté par les spectres de la guerre est aussi banal que celui de AKA Serial Killer (1969) de Masao Adachi.
Ne craignant ni la police, ni la prison (où il a passé 13 ans), et encore moins les vieux généraux et l’Empereur, Okuzaki est en définitive un homme qui n’a peur de rien. « Au début, il voulait tout simplement assassiner l’Empereur. Se rendant compte que son action avait peu de chance d’aboutir, il a décidé de détruire le système qui avait rendu possible l’existence de l’Empereur. Pour se convaincre qu’il était plus fort que ce système, il a appelé son projet « l’armée de dieu » qui est le titre japonais du film. Il en était l’unique soldat et trouvait l’énergie  de continuer son combat en se projetant  dans sa propre fiction. Il me disait souvent que la seule personne qui pouvait jouer Kenzo Okuzaki était Kenzo Okuzaki.  » Fanatique, persuadé d’incarner la justice historique, Okuzaki est un « démon » dostoïevskien dont l’équivalent fictionnel serait le Travis Bickle de Taxi Driver. « Lorsque j’ai demandé à Okuzaki quel serait le Palais de l’armée de Dieu, il m’a répondu : une cellule de prison pour un seul homme. »
Bien qu’il ne s’en réclame pas, Hara a été rattaché au courant du cinéma-vérité. Il en incarne tous les paradoxes, lui et ses sujets ne laissant jamais le réel en repos. Le destin de The Emperor's Naked Army Marches On est à cet égard étonnant puisque le film lui-même est devenu la preuve de la réalité qu’il enregistrait. « Quand le film a été terminé, Okuzaki était déjà retourné en prison. Pendant le procès, il a demandé à ce qu’on utilise le film comme la preuve que son action était juste. La cour a accepté et nous avons projeté le film au tribunal. C’est de cette façon qu’il a vu le film. »


Propos recueillis à Montréal le 22 novembre 2014 à l'occasion des Rencontres Internationale du Documentaire. Paru dans Les Cahiers du Cinéma n° 707. Janvier 2015.





samedi 23 mai 2020

Kinji Fukasaku : La comédie inhumaine des yakuzas


Né en 1930, et donc encore adolescent à la fin de la guerre, Fukasaku ne cesse de revenir sur la naissance catastrophique du Japon moderne dans les décombres de Tokyo et les cendres d’Hiroshima. Fukasaku entre à la Toei, jeune compagnie fondée en 1950 désireuse d’apporter un sang neuf au cinéma de genre. Il y effectuera l’essentiel de sa carrière puisque Battle Royale s’ouvre également avec la célèbre image de la vague fracassant les rochers. Après quelques comédies policières interprétées par Sonny Chiba, il tourne en 1964 Hommes, porcs et loups dans les bidonvilles de Tokyo. Ce film inédit en France, aussi révolté que L’Enterrement du soleil d’Oshima ou Accatone de Pasolini, fonde sa vision nihiliste de l’humanité et son jusqu’au-boutisme formel. Dans le village de taules et de boue qui les a vus naître, trois frères s’entretuent pour un butin, symbole d’une liberté inaccessible. Seul l’aîné, homme de main servile d’un clan yakuza, en réchappe mais paye sa survie par une déchéance morale absolue. 

Un monde en négatif


Alors que ses confrères Gosha ou Misumi perpétuent de façon névrotique la geste des samouraïs, Fukasaku trouve son inspiration dans le film noir américain. Du cinéma de Fuller et Siegel, il amplifie la violence, non seulement physique mais aussi stylistique, renversant brutalement le cadre, jetant sa caméra dans les combats et emplissant l’écran de visages exorbités par la haine ou la douleur. Lors du final expérimental de Hommes, porcs et loups, il anamorphose les images comme s’il voulait les étirer jusqu’à la déchirure. A la façon d’un Wakamatsu et des cinéastes de la Nouvelle vague japonaise, Fukasaku est un destructeur rejetant l’héritage des maîtres classiques. Il refuse le sentimentalisme et se place délibérément dans le camp du mal. Dans l’étonnant Chantage (1966), autre film noir inédit, un cadre supérieur dont la famille est séquestrée marche dans Tokyo filmé en négatif, comme s’il prenait conscience de l’envers criminel de la société. La figure centrale de cet antimonde est le yakuza dont Fukasaku fait un maudit, une créature dostoïevskienne possédée par un mal d’abord historique. Le yakuza ne se défini jamais par rapport à une société légale qui demeure d’ailleurs introuvable. Les policiers usent des méthodes de la pègre et s’inscrivent dans un système de clan, s’ils ne sont pas eux-mêmes d’anciens yakuzas comme dans Police contre syndicat du crime (1975). Dans Tombe de yakuza et fleur de gardénia (1976), le détective devient le frère de sang d’un malfrat et accélère sa corruption en plongeant dans la drogue.  Même la prison ne relève plus de la loi mais, en tant que rite de passage, fait partie intégrante de la « société des gangsters ». 

Chroniques criminelles du Japon


La série Combat sans code d’honneur (cinq épisodes entre 1973 et 1974) retraçant une sanglante lutte de pouvoir à Hiroshima, est l’expression la plus radicale de ce resserrement narratif autour de la seule criminalité. Brassant les destins de plus d’une trentaine de personnages, de 1945 à l’aube des années 70, la série peut se lire comme une comédie inhumaine chez les gangsters ou l’histoire du Japon racontée par les yakuzas. Au début de chaque épisode Fukasaku fait s’élever le champignon atomique au-dessus d’Hiroshima ; « Mourir pour le Japon » n’a désormais plus de sens et les Japonais vont adopter les valeurs du vainqueur : le culte de l’économie et un libéralisme littéralement « sauvage ». 
Tourné la même année que le premier Combat sans code d’honneur, Sous les drapeaux, l’enfer (1973) en est l’arrière fond historique. Ce projet très personnel, financée en dehors de la Toei avec la petite compagnie Shinsei Eigasha, relate la déroute d’un bataillon en nouvelle Guinée à la fin de la seconde guerre mondiale. L’ennemi américain est quasiment absent excepté un pilote exécuté de façon atroce. La principale menace vient du bataillon lui-même et du fanatisme militaire : les supérieurs deviennent des tortionnaires, la survie pousse au cannibalisme, et le Japon impérial n’est plus qu’un mirage de l’autre côté du Pacifique. Pour Fukasaku, la guerre n’a jamais pris fin et se poursuit dans les luttes fratricides des clans tout autant dénuées de sens et d’idéal. Concrètement, les yakuzas, pour la plupart des soldats survivants, se sont enrichis grâce au marché noir. Au plus bas de la hiérarchie se trouve un lumpen de jeunes gangsters trop jeunes pour avoir été envoyés au front, et accomplissant les basses-œuvres. La plupart du temps, il s’agit de missions expéditives les conduisant derrière les barreaux à la place de leurs chefs. 

Les yakuzas maudits


Fukasaku a sonné le glas définitif du Ninkyo eiga, le film chevaleresque des années 1960, exaltant le prétendu code d’honneur des yakuza. Comme le soulignait Jean-François Rauger pendant la conférence « Qui êtes-vous Kinji Fukasaku ? », dans le Ninkyo eiga, par exemple Blood of Revenge (1965) de Tai Kato, les yakuzas étaient parés de valeurs morales paradoxalement supérieures à celles des honnêtes gens. Nul héroïsme dans les épopées de Fukasaku qui ne sont que soif de vengeance, alliances nouées pour être aussitôt rompues et corruption. Toute l’ironie de Fukasaku peut se lire dans cette scène du premier Combat sans code d’honneur où une phalange coupée atterrit dans un poulailler où les volatiles commencent à la manger. Les yakuzas sont des monstres mais aussi des idiots terrorisés par leur propre violence. Les exécutions sont désordonnées et convulsives, comme si Fukasaku se faisait un devoir moral de leur enlever toute grandeur. Même dans le cadre très narratif du yakuza-eiga, Fukasaku n’abandonne pas les innovations formelles des années 60. La caméra n’a rien perdu de son dynamisme, chavirant sous les impacts de balles au son des stridences jazz de Toshiaki Tsushima et la pellicule est souvent cramée ou irradiée par les néons, annonçant les futurs effets photographiques de Wong Kar-wai. 
Cette hystérie qui n’épargne pas le support lui-même, est incarnée à la perfection par le très corporel Bunta Sugawara. Sanguin et surexpressif mais aussi enfantin et buté, il porte en lui la colère de ce cinéma. Les tatouages qui couvrent son corps, autrefois fierté des yakuzas, évoquent une lèpre, la brûlure symbolique que la bombe aurait laissée sur sa peau. Dans ce naturalisme halluciné, la mort ne parvient pas à briser la chaîne des malédictions. Même après l’exécution du gangster qui l’a violée et prostituée, la jeune femme des Trois frères chiens fous (1972), ne peut échapper à son emprise. Alors qu’elle mange un bol de nouille, s’inscrit en lettres de sang sur l’image : « Plusieurs mois plus tard, cette femme donna naissance à un bébé portant le sang du chien enragé. » La sentence concerne la femme perpétuant une lignée maudite mais aussi le yakuza voyant son destin se perpétuer même au-delà de la mort. 
Ne pas pouvoir mourir est aussi la malédiction de Rikio, le yakuza drogué et nihiliste du Cimetière de la morale (1975). Multipliant les meurtres et les sacrilèges, il est littéralement un paria au sein du clan. Les autres membres n’osent pas l’abattre, comme s’il concentrait tout le mal et la folie de leur monde. Lui-seul ayant le pouvoir de s’enlever la vie, il laisse comme note de suicide sur le mur de sa cellule : « Trente ans de vie, trente ans de bordel ! Quelle rigolade ! » Les Yakuzas de Fukasaku ne créent rien, ne produisent que la mort et parfois même la dévorent, comme Rikio croquant les os calcinés de son épouse en un dernier hommage. Ces bêtes cruelles, nées de la guerre et du fanatisme militaire, exercent à leur tour une action cannibale sur la jeunesse du pays. En arrière fond des luttes de pouvoir complexes, chaque Combat sans code d’honneur retrace le destin d’une jeune recrue, de son enrôlement à sa mort violente. Lors de l’ultime cérémonie funéraire terminant la série, Bunta Sugawara avoue ne même pas se souvenir du visage de ce garçon mort pour le clan. Le gangster observe la propre insignifiance de son existence et le vide qu’il laissera derrière lui. 

Un cinéaste de la catastrophe


« A la place du bidonville, se dressa bientôt un de ses champs de pétrole qui firent du Japon la seconde puissance mondiale, et bientôt les yakuzas furent avalés par la fumée noire du capitalisme », telle est la conclusion du Blason ensanglanté (1970) décrivant l’expropriation sauvage d’habitants d’un village de taules par des clans aux ordres d’industriels. Bras armé du capitalisme, les gangsters finirent par s’y fondre, se regroupant en associations « politiques », pour la plupart d’extrême droite.  Fukasaku lui-même tirait ses dernières cartouches au milieu des années 70. Nouveaux combats sans code d’honneur (1974-1976), une trilogie assez faible revenant sur les clans d’Hiroshima, prouvait que le filon était désormais tari. Alors que la technologie japonaise envahissait le monde, la critique du capitalisme n’était plus de mise et la science-fiction, les adaptations de best-sellers et les produits sur-mesure taillés pour de jeunes idoles de la chanson dominèrent alors le box-office. Fukasaku suivit le mouvement et se tourna vers le film historique (Le Samouraï et le shogun, 1978), la science-fiction inspirée par Star Wars (Les Evadés de l’espace, 1977, qui donna naissance à la série San Ku Kai), le film catastrophe (Virus, 1979) et les produits pour adolescents (dans La Légende des huit samouraïs, 1983, avec l’idole Hiroko Yakushimaru). 
Bien que moins éclatante la suite de la carrière de Fukasaku réserve cependant de belles surprise. Histoire de fantôme à Yotsuya (1994) réintègre le célèbre fantôme d’Oiwa à la légende des 47 rônins et contient un splendide combat abstrait sous la neige. Retour mélancolique au film de gangster, Un jour étincelant (1992) oppose vieux et jeunes braqueurs. Le couple de chiens fous, au premier abord hystérique et décérébré, se révèle romantique et idéaliste, tandis que les anciens, perclus de dettes, n’ont pour horizon que de nouveaux braquages. Si la violence du cinéma de Fukasaku n’était plus en phase avec la période de prospérité du Japon, ce fut l’éclatement de la bulle économique qui lui  permit de signer son ultime chef-d’œuvre : Battle Royale (2000). L’économie, ce nouvel impérialisme dont les films de Yakuza montraient l’avènement, avait chuté à son tour, entraînant un désordre moral aussi violent que celui de l’après-guerre. Le jeu Battle Royale était alors destiné à redonner le goût de la compétitivité à des adolescents désengagés, refusant le travail et l’éducation. Encore fois, le cinéaste montrait une vieille génération cynique, incarnée par Takeshi Kitano, prête à envoyer la jeunesse à la mort pour conserver ses privilèges. A 70 ans, Fukasaku signait un nouveau brûlot anarchiste, concluant magistralement une œuvre placée sous le signe de la catastrophe. 


Texte paru dans le n°703 des Cahiers du cinéma (septembre 2014), à l'occasion de la rétrospective Kinji Fukasaku à la Cinémathèque française du 2 juillet au 3 août 2014.
Les images sont extraites de Battles Without Honor and Humanity: Final Episode (1974)

vendredi 15 mai 2020

Les Funérailles des roses



Si l’on imagine un symbole de la fin des sixties japonaises, ce serait un étudiant casqué, au visage tuméfié par les combats avec la police. Les Funérailles des roses (1969), le chef-d’œuvre de Toshio Matsumoto (1932-2017), dévoile une autre image des années rouges : une poupée androgyne, dopée au rock électrique, qui traverse un Tokyo en ébullition.

Flamboyantes créatures


Alors que ses pairs de la nouvelle vague venaient des grands studios (Oshima), du pinku-eiga (Wakamatsu) ou du documentaire (Susumu Hani), Matsumoto était un pionnier du cinéma expérimental japonais. Dès les années 50, au sein du collectif intermédia Jikken Kobbbo, il réalise Bicycle Dreams (1956), décomposition rêveuse des éléments d’une bicyclette avec Eiji Tsuburuya (Godzilla) aux effets spéciaux et Toru Takemitsu à la musique. Ce formalisme sensible s’exprimera dans les documentaires expérimentaux The Weavers of Nishijin (1961) sur les tisseurs ou The Song of Stone (1964) sur les tailleurs de pierres, qui plongent dans les matières et les traditions. A la fin de la décennie, l’intérêt pour les « gay boys » (ce qui désigne aussi bien les jeunes homosexuels que les travestis) aussi appelés « roses », lui fournit le sujet de son premier long métrage produit par la compagnie indépendante ATG. Les Funérailles des roses, allait ainsi être le premier film japonais consacré au milieu homosexuel et un creuset de contre-culture. 
Le court métrage expérimental For the Damaged Right Eye (1968), tourné pendant la préparation du film, associe en triple projection une fête de futen (les hippies japonais), des portraits des Beatles, des peintures pop de Tadanori Yokoo, des émeutes et des séances d’agit-prop. S’élevant des surimpressions psychédéliques, un garçon se maquille, enfile une robe et quitte son appartement, car « sortons dans la rue ! » était le mot d’ordre de la jeunesse révolutionnaire. Pour Matsumoto, la « guerre de Tokyo » est autant sexuelle, que cinématographique et politique. On ne trouvera cependant pas de discours idéologique dans Les Funérailles des roses, mais une rébellion permanente de la chair. Les jeunes travestis des clubs, dégagés du fard blanc, des kimonos et des poses des onagata, les « formes de femme » du théâtre kabuki, n’aspirent qu’à la jouissance et insufflent au film leur énergie transgenre et leur passion de la métamorphose. Mixant le mythe d’Œdipe à un panorama de l’angura (underground) japonais, Les Funérailles des roses, alterne avec une virtuosité folle comédie pop, documentaire et déflagrations expérimentales. Matsumoto parle du « labyrinthe de l'androgynie », ce qui est aussi une façon de définir la nature hétérogène, composite et sans cesse surprenante du film.

Pour incarner Eddie/Œdipe, il fallait aux Funérailles des roses une figure absolument neuve, jamais vue dans le cinéma japonais. Le héros classique de la nuberu bagu (nouvelle vague) était un étudiant timide, « bloqué » autant sexuellement que politiquement, tels les garçons en chemises blanches de Wakamatsu ou de Premier amour version infernale de Susumu Hani. Alors âgé de 17 ans, Peter, de son vrai nom Shinnosuke Ikehata, n’a rien à voir avec ces figures de l’échec. Quel que soit l’ostracisme de la société et le destin tragique de son personnage, Peter vit pleinement sa sexualité, et joue de son identité avec un humour un peu voyou. Même Miwa, célèbre chanteur travesti et interprète du Lézard noir de Fukasaku, apparaît soudain daté, comme une diva existentialiste. Ce qui surgit dans le cinéma japonais n’est pas seulement un homosexuel assumé ou un travesti charismatique, mais bien une actrice plus rock que ses contemporaines. 

Avant de trouver son Œdipe, Matsumoto avait déjà auditionné une centaine de gay boys, car il était évident que seul un non professionnel issu de ce milieu pouvait incarner le personnage. Sur les conseils de l’écrivain Ben Minakami, il se rendit sans trop y croire dans un club de Roppongi où officiait un très jeune garçon surnommé Peter à cause de ses collants et de son physique d’elfe rappelant Peter Pan. Matsumoto raconte comment le club plongé dans la pénombre sembla s’illuminer à l’apparition du futur acteur. Cet éblouissement originel, Peter va le conserver lors des scènes d’amour, sa peau irradiant l’image jusqu’à la surexposition. Matsumoto, grand connaisseur des classiques de l’expérimental américains, cite comme influence Flaming Creatures (1963), le « scandaleux » film underground de Jack Smith, où une drag queen vampire, se relevant d’un cercueil empli de fleur, semblait brûler la pellicule. Ainsi la lumière qui mieux que l’obscurité rend indéfinissable son genre est le premier travesti de Peter, le dotant d’un corps autant érotique que poétique et expérimental. Matsumoto et le grand chef opérateur Tatsuo Suzuki poussent l’exposition jusqu’à l’Effet Sabatier, cette solarisation pratiquée par Man Ray et très en vogue chez des photographes japonais comme Araki. A la fois fille et garçon, le corps de Peter devient positif et négatif, soleil et nuit, comme l’androgyne originel des temps du chaos. 

S’ouvrant par une citation de Baudelaire (« Je suis la plaie et le couteau, et la victime et le bourreau ») et s’achevant par une autre de René Daumal (« L’esprit individuel atteint l’absolu de soi-même par négations successives »), Les Funérailles des roses est empreint de culture française et rend principalement hommage à Jean Genet alors icône de l’avant-garde japonaise. Le nom du club de travestis, « Bar Genet », peut sembler un hommage naïf mais il est aussi documentaire. On trouve des Bar Genet dès les années 50, et encore de nos jours certains établissements se nomment « June » ou même « Jan June ». Le titre ainsi que la scène des funérailles du travesti Leda sont inspirés par l’enterrement sous la pluie de Divine dans Notre-Dame des fleurs, escorté au cimetière de Montmartre par ses compagnons fardés. C’est dans le monde criminel de Genet, hanté par les couteaux, les fleurs et le sang, que Matsumoto fait rejouer Œdipe par les garçons de Shinjuku. Travestir l’œuvre de Sophocle relève de l’esthétique camp qui est une autre façon d’affronter l’exclusion. Le visage détruit d’Eddie à la fin du film est la métaphore de la violence exercée contre les gay boys et plus généralement contre la jeunesse. Ce qui fait la force encore intacte des Funérailles des roses est justement la place accordée aux visages comme revendication de l’identité et de la révolte : celui bien sûr magnétique et multiple de Peter, passant de l’écolier terrorisé à la reine de la nuit, mais aussi ceux des homosexuels dont Matsumoto recueille le témoignage ou des futen en train de planer. 

Après la révolution

Les cinéastes de la nouvelle vague japonaise étaient tous de grands cinéphiles fascinés par la modernité européenne. Matsumoto ne peut résister à placer Peter devant une affiche d’Œdipe Roi de Pasolini qui vient de sortir à Tokyo mais avoue surtout l’influence de L’Année dernière à Marienbad. Comme Delphine Seyrig, Eddie ne cesse d’être désorienté, de s’évanouir et de revenir à des scènes antérieures, certaines répétées trois fois. Dans ce destin bouclé par la fatalité, les flashbacks et flashforwards, le passé et le futur, finissent par se confondre, transformant le film en labyrinthe et le faisant repasser sans fin par les mêmes images. Tout en la fuyant, Eddie recherche dans les plis du temps une vérité insoutenable et aveuglante. 
La visée de Matsumoto, comme celle de Resnais, est également historique lorsque Peter croise une procession d’hommes endeuillés et masqués, portant sur leur poitrine une urne funéraire. Il s’agit du groupe de happening Zero Jigen investissant l’espace urbain avec des gishiki (rituels) apocalyptique. Représentant des soldats ramenant au pays les cendres de leurs camarades morts, les Zero Jigen font ressurgir un passé tabou pendant le miracle économique. La réinterprétation d’Œdipe par les travestis participe d’une même logique de performance chamanique, s’achevant par l’exposition violente de Peter, les yeux crevés, en pleine rue de Tokyo, face aux passant pétrifiés. Dans le livret vendu par l’ATG dans les cinémas, Matsumoto écrit : « Comme la foule désorientée qui regarde Eddie couvert de sang, le spectateur des Funérailles des roses doit ressentir comme un grincement de la conscience. Le message de mon film réside dans le souvenir de ce frottement intrigant et inconfortable. » Dans les deux cas, la parade funèbre est celle d’une jeunesse détruite par un pouvoir cannibale.
On peut se laisser étourdir par la vitesse des unions libres associant l’expérimental au narratif, le réel au mental, le documentaire au mélo queer, cependant Les Funérailles des roses est construit de façon rigoureusement dialectique, chaque élément amenant son opposé et son questionnement. Le jeune travesti devient ainsi le point de rencontre catastrophique entre les courants libertaires de son époque et ceux de la contre-révolution capitaliste. Eddie connaît deux histoires d’amour : celle avec Gonda, le patron du Bar Genet, et celle avec « Guevara », jeune futen et cinéaste expérimental. Ce sont deux conceptions du cinéma et de la société qui s’opposent. Le patron du club, père et amant, proxénète et trafiquant de drogue, est interprété par le seul acteur professionnel de la distribution, Yoshio Tsuchiya, un des sept samouraïs de Kurosawa, comme si le pouvoir appartenait encore au cinéma japonais traditionnel. 


Du côté de l’underground, dans un minuscule appartement transformé en Factory, les hippies refilment sur une télévision les images distordues des émeutes, et dissertent sur les théories de Jonas Mekas : « Toutes les définitions du cinéma ont été détruites. Les portes sont maintenant ouvertes. » Lors d’une extraordinaire séquence de bacchanale, Matsumoto fait converger toutes les énergies de cette jeunesse expérimentant la sexualité, les drogues et le cinéma. Cependant Eddie, qui était une figure en mouvement perpétuel, se fixe, prend possession du Bar Genet et croit naïvement en une vie de couple classique. Dans l’appartement conjugal, c’est autant le jeune homme que la mise en scène qui est domestiquée, se découpant en cadres fixes et lumière atone, loin des expérimentations déchaînées et des extases stroboscopiques. Que raconte le mythe d’Œdipe sinon le caractère maudit du pouvoir qui fait tout perdre à son possesseur, jusqu’à son passé et la possibilité d’un avenir. L’inceste se situe à cet endroit, lorsque l’ancienne génération parvient à séduire la jeunesse, en troquant leurs idéaux contre les illusions consuméristes. Les Funérailles des roses pressant la fin des utopies des sixties mais reste un de ses plus flamboyants chants d’amour. 
Après Les Funérailles des roses, Matsumoto réalise le délirant drame en costume Pandemomium (1971) tourné entièrement en clairs-obscurs, puis Dogra Magra (1988) une adaptation du roman halluciné de Yumeno Kyusaku. Sa véritable production relève cependant de l’expérimental et de l’art-vidéo pour lesquels il tourne de nombreux classiques jusque dans les années 90 comme Mona Lisa ou At-man. A la différence de bien des acteurs de la Nouvelle vague japonaise, Peter ne disparaitra pas après Les Funérailles des roses. Alternant cinéma et chanson, il devint surtout une personnalité excentrique prisée des plateaux de télévisons. Après Le Shogun de l’ombre (1970) de Kenji Misumi, un de meilleurs films de la série Zatoïchi, et Les Fruits de la passion (1981) de Shuji Terayama, c’est Akira Kurosawa qui lui offre avec Ran (1985) le second grand rôle de sa carrière. Kurosawa, comme Matsumoto, inverse les genres du Roi Lear de Shakespeare et transforme les filles du souverain en fils. Dans le rôle du « fou » Kyoami, Peter incarne encore fois la jeunesse, les arts et le plaisir, face à un pouvoir vieillissant et destructeur. 

(texte publié dans Les Cahiers du cinéma n°752, février 2019)