mercredi 27 janvier 2016

Un rêve plus rouge que le soleil (hommage à Koji Wakamatsu)

La redécouverte du cinéma de Koji Wakamatsu fut l’un des évènements majeurs de la cinéphilie des années 2000. De ces chefs-d’œuvre, inédits depuis plus de 30 ans, surgissaient des images d’une pureté bouleversante, encore brûlantes de la révolte qui les avait vu naître : une femme nue crucifiée devant le mont Fuji et un homme en pleurs à ses pieds ; une vierge éclatant de rire sous le soleil ; des amants révolutionnaires dont l’orgasme embrasait Tokyo. Koji Wakamatsu donnait une voix aux étudiants japonais des Sixties, mais plus encore à tous les proscrits et les discriminés : les sans-abris, les combattants palestiniens, les adolescents assassins, rendus fous par un système aliénant, et les femmes qu’il désignait de façon définitive comme les prolétaires d’une classe masculine féodale. Sur le corps de ces femmes s’acharnaient des hommes rendus impuissants depuis l’enfance par une société malade. Même dans les copies sans sous-titres des Anges violés et La Vierge violente, nous comprenions tout: l’amour fou et la révolution, la haine du pouvoir et l’apologie du plaisir et surtout le romantisme d’une jeunesse prête à tout sacrifier pour son idéal.
Pour Koji Wakamatsu la couleur des années 60 japonaises, fut le rouge : celui des drapeaux, des idéogrammes sur les casques des étudiants et des visages tuméfiés après les manifestations. Lorsque le noir et blanc laissait place à la couleur, selon l’économie propre au cinéma « pink » dévoilant la chair « rose » des actrices, c’était encore le rouge qui dominait, en drippings sanglants, comme un spasme de jouissance de l’image elle-même. Quand l’embryon part braconner, La Vierge violente, Les Anges violés, Va vierge pour la seconde fois, L’Extase des anges… à travers cette longue suite de titres poétiques, aux répétitions lancinantes, Wakamatsu fit des luttes politiques et sexuelles de la jeunesse une épopée lyrique et violente.
Le bleu fut son autre couleur fétiche, celle de paysages plus intimes et d’inaccessibles paradis perdus. Une plage monochrome est le décor mélancolique des souvenirs d’enfance de la jeune fille de Va vierge pour la seconde fois. L’assassin des Anges violés, ne trouve un moment de calme et d’abandon qu’en rejoignant en rêve ce bleu des origines, la tête posé contre le ventre de la dernière survivante. Empruntant souvent à l’imagerie chrétienne (« J’ai sans doute un complexe de la Sainte-Vierge », plaisantait-il), les symboles des films de Wakamatsu avaient une force d’évocation immédiate, dépassant leur origine culturelle.
Pour le fils de paysan monté à Tokyo, l’ancien Yakuza s’étant forgé en prison une conscience politique, le militant partant filmer au Liban les membres exilés de l’Armée Rouge Japonaise, le cinéma était un art à la fois raffiné et barbare, proche du free jazz qui accompagne certains de ses chefs-d’œuvre comme L’Extase des anges. Entre les années 60 et le début des années 70, Wakamatsu, bien mieux que ses pairs de la Nouvelle vague japonaise, parfois trop théoriciens, sut capter l’esprit tumultueux de l’époque. Ses films donnent la sensation d’avoir été tournés à l’intérieur même des événements, dans le chaos des insurrections ou la fièvre des réunions politiques clandestines. Son cinéma s’écrivait alors au présent absolu : quelques jours après avoir manifesté, les étudiants pouvaient en voir les images dans Sex Jack ou Réflexions sur la mort passionnelle d’un fou. Ses acteurs étaient les marginaux qui trainaient alors à Shinjuku, les membres de troupes de théâtre expérimental ou les filles croisées dans les bars de Golden Gai.
Wakamatsu et Oshima
La résurgence, presque spontanée, du cinéma de Wakamatsu était l’annonce d’un évènement encore plus considérable : son retour sur la scène internationale à 70 ans passés. Comme une transition entre les deux époques de son cinéma, Landscape of a 17 Year Old (toujours inédit en France), reprenait la figure clé de ses films des années 60 : un lycéen assassin, ici matricide. Fuyant à vélo vers le nord de l’île, le fugitif croisait les fantômes de l’Histoire : un vétéran traumatisé et une vieille dame coréenne, ancienne « femme de réconfort », prostituée de force pour l’armée japonaise. Ce regard d’un adolescent sur le passé maudit du pays fut le point de départ d’une trilogie historique consacré à l’Armée Rouge Japonaise (United Red Army), aux mutilés de la seconde guerre mondiale (Le Soldat-Dieu) et aux derniers jours de Yukio Mishima (Le jour où il choisit son destin). Le destinataire de ces films était la jeunesse dont les générations précédentes, soucieuses de tirer un trait sur le passé, cultivaient l’amnésie.

Jamais, au cours de ces dernières années, Wakamatsu ne se lassa d’aller à la rencontre de cinéphiles ou d’étudiants pour leur raconter à nouveau l’histoire de cette génération poursuivant un idéal ; quitte à s’y brûler, comme les membres de l’armée rouge se massacrant au nom de la pureté révolutionnaire ou de Mishima et ses compagnons allant vers la mort en chantant, les yeux éblouis par leur destin romantique. Cette jeunesse qui peuplait encore la salle de sa dernière apparition au Festival de Busan, demeure le légataire éternel du cinéma de Wakamatsu. Il y aura toujours quelque part dans le monde un garçon ou une fille qui, découvrant L'Extase des anges ou Va vierge pour la seconde fois, s’écriera : « Ce film m’était destiné ! Qui est ce cinéaste qui a si bien compris mes désirs et mes révoltes ? »

Texte paru  le 28 janvier 2013 dans le magazine Bungei Bessatsu aux éditions Kawade Shobo.


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