mercredi 30 décembre 2015

Araki : 1000 photos par seconde


Quand on aime Tokyo, c'est-à-dire un Tokyo qui n’est pas traditionnel (bien que celui-ci soit aussi très beau) mais plutôt sulfureux, on aime Nobuyoshi Araki. On peut même découvrir Tokyo à travers ses photos, même si, cruellement, les clubs interlopes de Kabukicho nous resteront fermer. Araki, n’a qu’un seul concurrent, Daido Moriyama, l’autre photographe fou de Shinjuku, dont on ne peut oublier, une fois qu’on l’a vu le chien galeux qui montre les crocs. Une seule photo aurait suffit à rendre célèbre Moriyama.


Quelle serait la photo qui définirait Araki ?

Araki photographie de façon sublime des fleurs qui ressemblent à des sexes féminins ouverts. Et ça personne n’en est capable mieux que lui. Il photographie aussi des filles suspendues en kimonos rouges, comme des fruits étranges, et ça non plus personne ne le ferai aussi bien.


Mais il y a aussi une multitude de photos d’Araki qui relèvent de l’instantané. Dans les librairies de Tokyo, on est sidérés par la foule de fascicules et de recueils qui échappent aux beaux livres édités par Taschen ou Phaedon. Ce sont des journaux intimes compilant des centaines de photos en noir et blanc, prises sur le vif, sans souci esthétique particulier.


Il y a aussi les polaroïds d’Araki, ceux-là on a l’impression que si l’on trouve le bon modèle on serait tout à fait capable de les faire nous-mêmes. C’est sans doute vrai et c’est ce qui rend si proche et émouvant ces artistes japonais. C’est comme s’ils n’avaient pas la conscience de construire une œuvre. Comme s’ils ne se momifiaient jamais dans leur art. C’est la même chose avec ces vieux mauvais garçons que sont le danseur butô Akaji Maro ou Koji Wakamatsu. Parfois Araki s’arrête et fait de l’art, imprime sa puissance photographique sur une série, comme les fleurs ou les portraits comme celui splendide de Maro en train de fumer. 

Mais cette beauté intensive, ne serait rien sans son pendant extensif, cette longue série d’instantanés qui racontent une vie. Araki, on a l’impression que c’est 1000 photos par seconde, presque dans le but de rendre impossible un futur catalogue raisonné.

Car comment justement « raisonner » un flux de vie désordonné, sensuel, qui, dans son immédiateté est un défi constant à la mort. 

Car en vérité, c'est la vie elle-même !


Hans Buruma, le Hollandais qui disparut à l’intérieur d’une pièce de Shuji Terayama


Shuji Terayama raconte.
Après une représentation, je suis allé dans le hall du théâtre où m’attendait une Hollandaise entre deux âges. Elle me demanda poliment : « Qu’est-il advenu d’Hans Buruma, mon mari ? » Je lui ai répondu : « Qui est Hans. » « Hans Buruma, mon mari ! » répondit-elle. Elle m’expliqua qu’Hans Buruma était en charge de la distribution du courrier à la poste centrale d’Amsterdam. Trois ans auparavant, il était allé voir Hérétiques (Jashumon).  Ma troupe avait été invitée à jouer cette pièce au Mickery Theater. Juste après le début de la représentation, deux hommes masqués de noir ont bondit dans le public, ont attrapé son mari et l’ont tiré sur scène. Une fois sur scène, Hans a été costumé et, avant qu’il ne s’en rende compte, est devenu un des personnages de Hérétiques. Au moins deux fois au cours de la pièce, elle a vu son mari rejoindre les autres acteurs qui tiraient des cordes. Il avait l’air de prendre beaucoup de plaisir. Mais quand la pièce a été finie, Hans n’est jamais retourné à son siège dans le public. Sa femme a attendu deux heures mais quand elle est allée dans les loges, tous les membres de la troupe avaient déjà rejoint l’hôtel. Cette nuit, Hans n’est pas rentré chez lui. Deux nuits plus tard, il n’était toujours pas revenu. Ensuite, la compagnie a quitté la Hollande pour l’Allemagne de l’ouest. Elle a pensé qu’il avait rejoint la troupe qui l’avait engagé pour ses talents d’acteur. Elle a pensé « mon mari fait partie de la pièce. » Maintenant, alors que trois ans avaient passés, elle me suppliait : «  S’il vous plait, rendez-moi mon mari. » j’ai dû lui avouer que je n’avais jamais entendu parler de cette histoire. NI moi ni personne dans la troupe ne connaissions un Hollandais d’âge mûr nommé Hans Buruma. Il n’y avait aucune preuve indiquant qu’une telle personne avait été avec nous les trois dernières années. Quand je lui ai dit que je ne le connaissais pas, elle était au bord des larmes. « Alors où peut bien être Hans ? » a-t-elle demandé. Il y a trois ans, un Hollandais d’âge mûr, travaillant à la poste centrale, s’était évaporé à l’intérieur de notre pièce. Dans ce cas précis, nous ne pouvons plus distinguer où s’arrête la pièce et où la réalité commence.
Les phrases « Hans a disparu à l’intérieur de la pièce » et « Hans a disparu pendant la pièce » sont virtuellement synonymes.


Extrait de The Labyrinth and the Dead Sea : My Theatre (1976) de Shuji Terayama, d’après la traduction de Carol Fisher Sorgenfrei in Unspeakable Acts – The Avant-Garde Theatre of Terayama and Postwar Japan (University of Hawai’i Press, 2005)