jeudi 31 décembre 2015

Notes de chevet sur le Japon de Chris Marker


« Inventer le Japon est un moyen comme un autre de le connaître. »
Le Dépays, 1982

Ce Japon qui n’est pas encore celui de Sans soleil



En 1964, Chris Marker se rend la première fois va au Japon, pour couvrir les Olympiades. Il ne s’intéresse pas aux jeux, filmés à la même époque par Kon Ichikawa avec un luxe de moyens inouïs, mais fait le portrait d’une jeune fille : Koumiko, 24 ans, qui devient sa première « passeuse » japonaise. Koumiko et « autour d’elle, le Japon » écrit-il dans Le Mystère Koumiko. Il filme fasciné, à la suite de sa guide, un pays où fleurissent les téléphones publics et où des médiums électroniques disent la bonne aventure dans les rues.
Koumiko raconte (1) :
« Ce jour-là, je travaillais dans le même bureau que mon patron à Unifrance Japon et quelqu’un est entré, un Français. Il a parlé à peine 5mn avec mon patron et celui-ci m’a demandé de le suivre pour l’accompagner dans Tokyo. C’était Chris Marker et en 5mn, mon destin a été décidé. »
Il venait à Tokyo pour la première fois. A l’époque, plus encore que maintenant, c’était très compliqué pour un occidental de se repérer, et pourtant, alors que son hôtel était assez loin, il était arrivé sans problèmes à Unifrance, au 3e étage de l’immeuble. Il avait cet instinct du voyageur qui lui faisait trouver, juste en marchant dans la rue, d’excellents petits restos populaire. Il était sûr de lui, calme et poli. Dès qu’on le regardait, on savait que c’était quelqu’un de très intelligent. 
Les jeux olympiques étaient pour lui un prétexte. Il préférait filmer les gens avec leurs parapluies et surtout les chats… C’était même complètement délirant. Dès qu’il voyait un chat, il s’arrêtait pendant plusieurs minutes, il lui parlait, le filmait. C’était un de ses sujets de conversation favoris. Il a beaucoup insisté pour que je parle du « chat qui salue » dans le commentaire. »

A son retour, Marker édite dans la collection Petite planète, qu’il dirige depuis 1954, le livre Le Japon écrit par Yefime. Bien que l’on puisse penser à une nouvelle incarnation de Marker, Yefime a réellement existé (2).Pourtant, qui est vraiment l’auteur du Japon ? Il ne fait guère de doute que, tout ou partie, ce soit l’œuvre de Marker, comme une suite à ses Commentaires. Yefime serait alors comme une première version de Sandor Krasna, le  caméraman de Sans soleil : un double à travers lequel passe Marker pour parler du Japon. Avec lui, il va explorer les frontières indécises entre les faits et le récit. (3) Parmi les photographies de l’ouvrage, deux sont signées Marker. La première, datant de 1964, est celle des passagers du métro à travers une vitre obscure, annonçant le train des rêves de Sans soleil. La seconde est la couverture de la réédition de 1970 : le visage de Koumiko, masque blanc aux yeux de chat, émergeant de l’ombre, comme les voyageurs du temps de La Jetée. En 1964, Koumiko était elle-aussi une émissaire du futur, venue d’un pays aussi mystérieux et lointain que la Planète Mongo de Flash Gordon.
Le mot Japon, comme la légende d’une photo, désigne alors tout autant la jeune femme que le pays.   

Ces voyages que l’on commence en s’endormant


Les Voyages extraordinaires de Jules Vernes sont moins importants en tant qu’œuvre littéraire, qu’enclencheur de rêverie. Les mots de Vernes et les gravures en noir et blanc de Riou pour les éditions Hetzel nous plongeaient dans un sommeil d’encre où nous réinventions les expéditions polaires du capitaine Hatteras ou celles de Nemo à bord du Nautilus. Le Little Nemo de Winsor McKay rêvant d’un New York vertigineux et art-déco, c’était nous dans notre vie aventureuse et nocturne dont les adultes étaient exclus. « A l’aube nous serons à Tokyo » écrit le cameraman de Sans soleil. On croirait une légende des illustrations de Vernes, invitations au voyage plus évocatrices que les récits eux-mêmes. « Il y avait loin de l’embarcadère au télégraphe ! » (Michel Strogoff) ; « C’était un calmar de dimensions colossales» (20.000 lieues sous les mers) ; « Ce n’est qu’une forêt de champignons, dit-il » (Voyage au centre de la Terre). « C’est l’histoire d’un homme hanté par un souvenir d’enfance » est une autre de ces légendes, tout comme chez Duras « Le Navire Night est face à la nuit des temps ».
C’est d’abord par le sommeil et le rêve que l’on entre dans le Japon de Sans soleil.
Qui a pris le métro de Tokyo sait combien il est difficile de ne pas s’y endormir, bercé par le doux roulement du wagon, les voix féminines annonçant les stations, la présence à peine sensible des autres voyageurs… Dans Sans soleil, Marker filme le wagon du métro encore plongé dans la brume des rêves de la nuit.
" Toutes les galeries aboutissent à des gares, les mêmes compagnies possèdent les magasins et le chemin de fer qui porte leur nom, Keio, Odakyu, ces noms de ports. Le train peuplé de dormeurs assemble tous les fragments de rêve, en fait un seul film, le film absolu. Les tickets du distributeur automatique deviennent des billets d’entrée. "
Le Japon, on ne peut espérer y entrer par les voies officielles mais toujours de façon oblique et clandestine, en passant par le rêve et en se laissant guider par les fantômes.
Dans la géographie onirique de Marker, le Japon est multiple. Il y a le Japon des chats, le Japon des jeunes filles qui ressemblent à des chats, comme Koumiko et l’actrice Natsume Masako (« La beauté absolue a aussi un nom et un visage »),  et le Japon des fantômes qui bien souvent sont des filles-chats. Il y a aussi celui des mangas, alors mal connus. Marker note comment les personnages s’évadent des cases pour envahir la ville sur des panneaux gigantesques accrochés aux immeubles. La version japonaise de Sans soleil est d’ailleurs lue par la grande mangaka Ryoko Ikeda, l’auteure de La Rose de Versailles (en France, Lady Oscar). Soit une Japonaise rêvant de la France qui lit les lettres d’un Français rêvant du Japon. Il y a le Japon de l’électronique (on ne connaissait pas encore le terme otaku) alors qu’apparaissent les premiers jeux comme le Pacman. Marker a le pressentiment que ces jeux, encore sous leur forme rudimentaire, deviendront une industrie de masse concurrente du cinéma, et l’enjeu de guerres économiques à venir. « Les  livres  d’histoire  de  l’avenir mettront peut-être la bataille des circuits intégrés sur le même plan que Salamine ou Azincourt. »
Marker élabore une collection japonaise, sur le modèle avoué des listes de la princesse Sei Shônagon. Mais au fond, la seule liste qui compte est celle des choses qui font battre le cœur.

Choses dont le Japon ne se souvient pas


Ce que tente de délimiter Marker est une « zone » tout autant spatiale que temporelle. C’est celle dans AK du tournage de Ran où évoluent les samouraïs, ramenés d’entre les morts au pied du mont Fuji. Des figurants bien sûr, choisis parmi les habitants de la région, mais qui soudain retrouvent les gestes et postures de leurs ancêtres guerriers. Ce sont aussi dans Sans soleil des militants protestant contre la construction de l’aéroport de Narita. Comme dans une version nippone de Brigadoon, Marker les retrouve 10 ans plus tard, avec les mêmes slogans. La seule différence est que l’aéroport a été construit et qu’ils sont devenus les fantômes de leur révolte. La zone, c’est bien entendu celle que construit Hayao Yamaneko le « vidéo-artiste », solarisant les images des manifestations des sixties et des avions en flamme des kamikazes.
« Sur la machine d’Hayao, la guerre ressemble aux lettres qu’on brûle, et qui se déchirent elles-mêmes dans un liseré de feu. »
Marker veut atteindre ce point d’incandescence. Il lui faut percer la surface des apparences, si séduisante au Japon, où le passé traditionnel, préservé avec soin, rencontre la modernité technologique. Cette surface est celle de la mémoire. De quoi le Japon ne se souvient-il pas ? Le parcours de Krasna est d’aller au-delà de la surface des images, comme le voyageur de La Jetée à la recherche d’un souvenir perdu. Ici la mémoire n’est pas individuelle mais historique, c’est celle de la guerre. Dans Level Five, le voyageur des réseaux constate : « J’étais devenu tellement Japonais que je participais de l’amnésie générale, comme si cette guerre n’avait jamais eu lieu. » La guerre la voit-on dans l’humanisme d’Ozu ? A peine. Et que dire de l’occupation en Corée, véritable tentative d’éradication d’une culture, dont aucun film japonais ne rend compte avant-guerre ? Dans Level Five, le frère d’images de Marker est Oshima dont la volonté de parler de la guerre et de la Corée est une des origines de la Nouvelle vague japonaise. Le Journal de Yunbogi (1964), tourné en Corée, est un film photographique, comme La Jetée, racontant le quotidien d’un enfant pauvre. Dans Le retour des trois soulards, Oshima dit lui-même « Je suis Coréen » (sur le modèle  de « nous sommes tous des Coréens japonais ») et fait apparaître à la sortie de la gare de Shinjuku cette communauté d’invisibles.
Pour atteindre la zone, l’endroit où la mémoire est refoulée, Marker suit une piste féline : ce dont les hommes ne veulent pas se souvenir, peut-être les chats en gardent-ils la trace.  « Le nom de code de Pearl Harbour était Tora, tora, tora : le nom de la chatte pour laquelle priait le couple de Go To Ku Ji. Ainsi, tout cela aura commencé par un nom de chatte prononcé trois fois. »


Ce Japon qui n’est plus celui de Sans soleil


Sorti en 1996, soit 15 ans après Sans soleil et à la lisière de la révolution internet, Level Five est un fossile informatique, à la fois film et un CD-rom sous le nom de Immmory. Marker cherche, à travers les réseaux, le chemin qui lui permettra de reconstituer cette mémoire tronquée.  Au début de Level Five, on rend hommage à William Gibson, l’inventeur en 1984 du terme Cyberespace. Les guerres de l’information, la collusion des sociétés pharmaceutiques et cybernétiques, avec Tokyo comme plaque tournante, font parties de ses thèmes de prédilection. Pourtant ce ne sont pas les guerres du futur qui intéressent Marker mais d’exhumer la mémoire de celles du passé.  A savoir la bataille d’Okinawa où les Japonais préférèrent le suicide de masse plutôt que tomber aux mains des vainqueurs américains. Ce qu’il explore dans cette amnésie est cette blessure sans contours qui fait l’objet du plus beau passage de Sans soleil : «Qui a dit que le temps vient à bout de toutes les blessures ? Il vaudrait mieux dire que le temps vient à bout de tout, sauf des blessures. Avec le temps, la plaie de la séparation perd ses bords réels. Avec le temps, le corps désiré ne sera bientôt plus, et si le corps désirant a déjà cessé d’être pour l’autre, ce qui demeure, c’est une plaie sans corps.»
L’amnésie du pays est une façon illusoire, forcément vouée à l’échec, d’essayer de se retrouver par-delà la déchirure, de réaliser un impossible raccord. L’harmonieuse cohabitation des temps ne peut alors s’effectuer que par-dessus l’oubli de la guerre. Révélateurs de cette névrose historique : les grandes épopées de science-fiction comme Evangelion (Hideaki Anno, 1996) qui parlent d’un monde en flammes, où des géants de métal sont pilotés par des enfants-guerriers devenus fous. En eux résonnent encore les mots du kamikaze de Sans soleil : « Dans l’avion je suis une machine, un bout de fer aimanté qui ira se fixer sur le porte-avions, mais une fois sur terre je suis un être humain, avec des sentiments et des passions… » Dans Level Five, reconstituer la mémoire de la bataille d’Okinawa c’est partir à la recherche de Kinjo, « le gosse qui avait tué toute sa famille pour obéir à un ordre, même pas énoncé, gravé dans sa cervelle d’enfant : « Ne pas tomber vivant entre les mains de l’ennemi ! ». Cette face, monstrueuse et cannibale, du pays aimé on ne peut pas la représenter, sinon par quelques gravats dans le petit musée de Mabuni.
Si on n’a pas vu l’horreur dans l’image, au moins on en verra le noir.
« Faut-il être mort pour atteindre Level Five ? »

Ces films qui gagnent à être écoutés autant qu’à être vus

J’ai copié sur mon iPhone la bande-son de Sans soleil, une opération que l’on peut facilement réaliser sur un de ces divx qui circulent dans l’immense cinémathèque virtuelle de l’Internet. L’expérience révèle que Sans soleil, comme Le Navire Night de Duras ou Orphée de Cocteau, est un film sonore et parlé, un film raconté par des voix fantômes. Ainsi, marchant dans Paris, je peux écouter les sons futuristes de la Zone d’Ayaho Yamaneko, la musique sur laquelle s’entraînent les Takenoko, les bébés martiens du parc Yoyogi ou les tambours du matsuri de Dondo-yaki. Je peux aussi substituer les sons du métro de Tokyo à ceux du métro parisien, peuplant mon wagon de salarymen fantômes. Grâce à la bande-son, certaines images reviennent à la mémoire, mais évidemment pas toutes. Des parties manquent, alors que d’autres, imprévues semble naître de cette cécité. On marche alors à tâtons à l’intérieur d’un film dont la forme nous échappe ; comme ce personnage de Mark Twain qui, dans sa chambre plongée dans l’obscurité, tourne en rond et parcours des kilomètres.  Cette mémoire des images, évidemment tronquée, Marker l’a lui-même incluse au début du film : c’est l’amorce noire qui précède les « trois enfants sur une route, en Islande en 1965 ». L’expérience évidente, mais trop évidente, aurait été d’écouter Sans soleil à Tokyo. Mais on aurait vite fait de tomber dans le jeu des comparaisons. Les rockers de Yoyogi sont toujours là mais vieillis et certains marchent avec des béquilles. Les petites filles font et défont toujours les modes à Takeshita Street, cette rue d’Harajuku envahie par les fashionistas de 12 ans et au  109 de Shibuya. Il y a toujours des lycéens qui se suicident et d’autres qui poussent dans le vide leurs camarades de classe. On ne doute pas non plus que pour certains le mot printemps soit toujours aussi difficile à supporter. Parti à la recherche de Sans soleil dans le Japon d’aujourd’hui ne présente pas tellement d’intérêt, sinon celle de céder à la dévotion facile. Il vaut mieux séparer le film et le pays comme j’avais séparé le son et l’image. Il n’y a aucune raison de voir ou écouter Sans soleil à Tokyo, puisqu’une fois débarqué à Narita il vaut mieux oublier Sans Soleil et écouter et voir Tokyo.



1. Un été avec Koumiko, Stéphane du Mesnildot, in Cahiers du Cinéma n°681, septembre 2012.
2. De son vrai nom Yefime Zarjevsky (Istambul 24 août 1920 - Génolier 31 mars 2005), résistant et déporté à Buchenvald, militant et humaniste.
3. Le Japon, Yefime, Petite Planète, 1964, p. 81.

Texte paru dans la Revue Vertigo, nº 46, Automne 2013.


Tokyo 2015 #1. Les étranges enfants d’Etsuko Miura

En octobre, la Bunkamura Gallery à Shibuya consacrait une exposition croisée à Trevor Brown et ses peintures de démons aux traits enfantins et à Etsuko Miura la doll artist.

En octobre 2013, j’avais interviewé Etsuko pour Chronicart  (voir ici) mais, pour la première fois, je voyais ses œuvres exposées : ces étranges enfants voûtés, aux jointures en boule, aux mains et aux pieds de squelette, à la peau de cuir rapiécée et aux yeux rougis d'où s’écoulent des larmes d’encre. Si l’on a la chance de croiser Etsuko à l’exposition, on se rend compte que c’est son propre visage qu’elle offre à ses sculptures, poursuivant son travail autobiographique douloureux, transgressif et unique. 













Photos prises le 07/11/2015


Le site de la Bukamura Gallery



Le livre d'Etsuko Miura à commander aux éditions Treville ou sur Amazon

mercredi 30 décembre 2015

Araki : 1000 photos par seconde


Quand on aime Tokyo, c'est-à-dire un Tokyo qui n’est pas traditionnel (bien que celui-ci soit aussi très beau) mais plutôt sulfureux, on aime Nobuyoshi Araki. On peut même découvrir Tokyo à travers ses photos, même si, cruellement, les clubs interlopes de Kabukicho nous resteront fermer. Araki, n’a qu’un seul concurrent, Daido Moriyama, l’autre photographe fou de Shinjuku, dont on ne peut oublier, une fois qu’on l’a vu le chien galeux qui montre les crocs. Une seule photo aurait suffit à rendre célèbre Moriyama.


Quelle serait la photo qui définirait Araki ?

Araki photographie de façon sublime des fleurs qui ressemblent à des sexes féminins ouverts. Et ça personne n’en est capable mieux que lui. Il photographie aussi des filles suspendues en kimonos rouges, comme des fruits étranges, et ça non plus personne ne le ferai aussi bien.


Mais il y a aussi une multitude de photos d’Araki qui relèvent de l’instantané. Dans les librairies de Tokyo, on est sidérés par la foule de fascicules et de recueils qui échappent aux beaux livres édités par Taschen ou Phaedon. Ce sont des journaux intimes compilant des centaines de photos en noir et blanc, prises sur le vif, sans souci esthétique particulier.


Il y a aussi les polaroïds d’Araki, ceux-là on a l’impression que si l’on trouve le bon modèle on serait tout à fait capable de les faire nous-mêmes. C’est sans doute vrai et c’est ce qui rend si proche et émouvant ces artistes japonais. C’est comme s’ils n’avaient pas la conscience de construire une œuvre. Comme s’ils ne se momifiaient jamais dans leur art. C’est la même chose avec ces vieux mauvais garçons que sont le danseur butô Akaji Maro ou Koji Wakamatsu. Parfois Araki s’arrête et fait de l’art, imprime sa puissance photographique sur une série, comme les fleurs ou les portraits comme celui splendide de Maro en train de fumer. 

Mais cette beauté intensive, ne serait rien sans son pendant extensif, cette longue série d’instantanés qui racontent une vie. Araki, on a l’impression que c’est 1000 photos par seconde, presque dans le but de rendre impossible un futur catalogue raisonné.

Car comment justement « raisonner » un flux de vie désordonné, sensuel, qui, dans son immédiateté est un défi constant à la mort. 

Car en vérité, c'est la vie elle-même !


Hans Buruma, le Hollandais qui disparut à l’intérieur d’une pièce de Shuji Terayama


Shuji Terayama raconte.
Après une représentation, je suis allé dans le hall du théâtre où m’attendait une Hollandaise entre deux âges. Elle me demanda poliment : « Qu’est-il advenu d’Hans Buruma, mon mari ? » Je lui ai répondu : « Qui est Hans. » « Hans Buruma, mon mari ! » répondit-elle. Elle m’expliqua qu’Hans Buruma était en charge de la distribution du courrier à la poste centrale d’Amsterdam. Trois ans auparavant, il était allé voir Hérétiques (Jashumon).  Ma troupe avait été invitée à jouer cette pièce au Mickery Theater. Juste après le début de la représentation, deux hommes masqués de noir ont bondit dans le public, ont attrapé son mari et l’ont tiré sur scène. Une fois sur scène, Hans a été costumé et, avant qu’il ne s’en rende compte, est devenu un des personnages de Hérétiques. Au moins deux fois au cours de la pièce, elle a vu son mari rejoindre les autres acteurs qui tiraient des cordes. Il avait l’air de prendre beaucoup de plaisir. Mais quand la pièce a été finie, Hans n’est jamais retourné à son siège dans le public. Sa femme a attendu deux heures mais quand elle est allée dans les loges, tous les membres de la troupe avaient déjà rejoint l’hôtel. Cette nuit, Hans n’est pas rentré chez lui. Deux nuits plus tard, il n’était toujours pas revenu. Ensuite, la compagnie a quitté la Hollande pour l’Allemagne de l’ouest. Elle a pensé qu’il avait rejoint la troupe qui l’avait engagé pour ses talents d’acteur. Elle a pensé « mon mari fait partie de la pièce. » Maintenant, alors que trois ans avaient passés, elle me suppliait : «  S’il vous plait, rendez-moi mon mari. » j’ai dû lui avouer que je n’avais jamais entendu parler de cette histoire. NI moi ni personne dans la troupe ne connaissions un Hollandais d’âge mûr nommé Hans Buruma. Il n’y avait aucune preuve indiquant qu’une telle personne avait été avec nous les trois dernières années. Quand je lui ai dit que je ne le connaissais pas, elle était au bord des larmes. « Alors où peut bien être Hans ? » a-t-elle demandé. Il y a trois ans, un Hollandais d’âge mûr, travaillant à la poste centrale, s’était évaporé à l’intérieur de notre pièce. Dans ce cas précis, nous ne pouvons plus distinguer où s’arrête la pièce et où la réalité commence.
Les phrases « Hans a disparu à l’intérieur de la pièce » et « Hans a disparu pendant la pièce » sont virtuellement synonymes.


Extrait de The Labyrinth and the Dead Sea : My Theatre (1976) de Shuji Terayama, d’après la traduction de Carol Fisher Sorgenfrei in Unspeakable Acts – The Avant-Garde Theatre of Terayama and Postwar Japan (University of Hawai’i Press, 2005)

dimanche 22 novembre 2015

Yutaka Takanashi, Tokyo introuvable





Yutaka Takanashi est le fondateur de la revue de photographie Provoke en 1968. Rien de provoquant pourtant, sinon un refus du pittoresque ou du portrait. S’il photographie Shinjuku ou Shibuya comme Watanabe Katsumi ou Araki, il n’en retranscrit pas la vie grouillante, ni ne tire le portrait des mauvais garçons et des mauvaises filles. Takanashi privilégie les espaces vides ou il faut parfois chercher une figure humaine estompée par le noir et blanc. 



Rien d’étonnant à ce qu’une de ses plus belles photos soit une projection de 2001 l’Odyssée de l’espace, tant il représente Tokyo comme une planète inconnue. Mais ce formalisme élégant n’est pas exempt d’émotion, bien au contraire, même si on ne peut pas toujours la nommer. Ainsi ce visage d’enfant reflété à Shibuya dans le noir de la veste d’un salaryman appuyé contre une vitre.
Il y a aussi, ce qui me touche particulièrement, ces photos couleurs prises en 1982 des bars de Golden Gai. Au moment de la fermeture, il n’y a plus ni clients ni serveuses (à part ce reflet dans un miroir mais est-ce un visage ou une photographie ?). Yutaka Takanashi saisit cet instant mélancolique où l’aube renvoie les fantômes de Golden Gai à l’invisible, mais où flotte encore ce rêve qui se poursuit nuit après nuit.  



Du 10 mai au 29 juillet 2012, la Fondation Henri Cartier-Bresson (Paris) exposait les séries emblématiques de Yutaka Takanashi.

Le site de l'exposition, ici

mercredi 3 juin 2015

Tatsumi Hijikata et le démon de l’île solitaire

La récente parution du génial roman-feuilleton (1929-1930) d’Edogawa Ranpo Le démon de l’île solitaire (éditions Wombat), m’a incité à reposter et corriger ce texte consacré aux liens entre le danseur butô Tatsumi Hijikata et le film de Teruo Ishii Horrors of a Malformed Man. En effet, j’avais attribué comme origine au film un autre récit de Ranpo, L’île Panorama écrit en 1926. Les deux romans sont bien sûr proches : dans l’un un démiurge modifie l’organisme humain, dans l’autre, il tord selon ses propres lois délirantes l’espace et l’architecture. S’il calque son récit sur Le Démon…, Ishii emprunte tout de même à L’île panorama la promenade en barque sur la rivière et la découverte des maléfices du territoire, preuve de sa connaissance l’œuvre de Ranpo. Enfin, comme dans la plupart des récits de Ranpo, il est question d’un homme devenu un dieu fou, soit parce qu'il se pense un meurtrier insoupçonnable comme le fameux promeneur du grenier ou la femme fatale de La Proie et l’ombre, soit parce qu’il boucle le monde autour de sa seule figure despotique. L’île maléfique, l’inversion du corps fasciste en corps monstrueux, et le démon infanticide sont ici les évidentes métaphores d’un Japon en pleine folie belliciste. 





Les horreurs des hommes malformés 



"Quand le voyageur qui sort de la vaste plaine se retrouve là, soudain face à ces créatures artificielles, humaines et végétales, il suffoque devant la beauté fantastique de ce monde irréel."

Edogawa Ranpo, L'île panorama (1926).


Horrors of a Malformed Man (Kyofu kikei ningen, 1969) adapté du Démon de l’île solitaire d'Edogawa Ranpo est la plus célèbre des collaborations entre Teruo Ishii, esthète du cinéma érotique (Femmes criminelles, Orgies sadiques de l'ère Edo), et Tatsumi Hijikata, fondateur de la danse butô. Pour saisir le caractère miraculeux de la rencontre, il faudrait imaginer Antonin Artaud dans le rôle de César, le somnambule du Cabinet du Dr. Caligari, ou Julian Beck et le Living Theater rejouant leur Frankenstein pour Roger Corman.




En cette fin des années 60, Teruo Ishii profite du regain d'intérêt pour les romans étranges d'Edogawa Ranpo (1894-1965). Père du roman policier japonais, Ranpo fut aussi l'initiateur d'une de ses variations, davantage tournée vers l'insolite et l'horreur : l'ero-guro, abréviation japonaise d'érotisme et de grotesque. Adapter ces récits cruels et décadents permettait aux studios de s'inscrire dans la culture underground de l'époque, et proposer une version luxueuse des films indépendants de Terayama, Wakamatsu ou Hani. Si La Bête aveugle (Moju, 1969) de Masumura s'inspire dans son générique des photos de Pierre Molinier, Le Lézard noir (Kurotokage, 1968) de Fukasaku, a pour interprètes l'onagata Miwa Akihiro, reine de la scène gay tokyoïte, et Yukio Mishima qui en signe l'adaptation. Qu'un danseur d'avant-garde joue un savant fou chez un maître de la série B érotico-sadique était donc moins singulier qu'il n'y paraît.



Le film est une adaptation relativement fidèle du récit de Ranpo : chirurgien infirme aux doigts palmés, Jougorou Mokota (Tatsumi Hijikata) capture des enfants et des vieillards dans le but d'édifier une société d'« hommes malformés » et d'inverser les valeurs du beau et du laid. Les monstres en question ne sont autres que la troupe d'Hijikata, la Ankoku Butoh School, conservant leurs costumes et maquillages de scène.
Chez Teruo Ishii, les écrits de Ranpo ne deviennent pas un simple prétexte à l'exhibition des "scandaleux" interprètes de la danse butô. Accentuant les traits les plus macabres des récits de Poe, l'ero-guro fut d'abord une littérature du corps et de ses métamorphoses. Hijikata trouva dans cet effroyable bestiaire humain, ce catalogue de chair souffrante et cette Psychopathia sexualis exubérante, l'équivalent japonais des auteurs occidentaux "infernaux" qu'il vénérait, Sade, Lautréamont, Artaud ou Bataille.

Chimères de l'ero-guro

Le terme "grotesque" renvoie aux "fantaisies monstrueuses" de Poe (le recueil Tales of the Grotesque and Arabesques), mais plus largement à la catégorie artistique adoptant ce terme dès la fin du XVe siècle. « Les artistes, écrit Vasari, y représentaient des difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de leur fantaisie extravagante : ils (...) transformaient les pattes d'un cheval en feuillage, les jambes d'un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d'espiègleries et d'extravagances. » (1)




Les sonorités mêmes du terme « ero-guro », gutturales et sinistres, sont évocatrices de ce monde hanté par des gargouilles humaines, assassins diaboliques souvent contrefaits. Dans l'ero-guro, comme chez Tod Browning et Lon Chaney dont les films seraient le pendant occidental, l'être humain est condamné à perdre sa stature et à ramper. Il ya déjà les prémisses du corps obscur que Hijikata explorera, ces torsions animales et cet effroi blafard. L'écrivain et le chorégraphe partageaient une obsession commune pour les insectes, sans doute fascinés par la répulsion qu'ils provoquent et leur aspect chimérique.

Dans son gigantesque atelier, le sculpteur de La Bête aveugle évolue telle une araignée sur d'immenses moulages de membres féminins, des ventres, des seins, des fesses... L'« art tactile » auquel il initie sa maîtresse, se sculpte à même la peau et les nerfs, en une série de blessures puis de mutilations. « Le couple de monstres aveugles au milieu des ténèbres trouva ainsi un plaisir sans égal dans ces ultimes caresses. » (2) Chez Masumura, de façon encore plus radicale, le couple finit par déserter l'espèce humaine. Le monde tactile devient "le monde des insectes, des étoiles de mer et des méduses, le monde des espèces inférieures. Au fin fond de cet univers, il n'y avait finalement que la mort, la mort et les ténèbres."

*

Autre homme-insecte, le lieutenant mutilé de La Chenille. Revenant du front défiguré, sourd, muet, et amputé des quatre membres, il n'est plus qu'une masse de chair avide. « Sa vie s'était alors réduite à la satisfaction immédiate de son appétit et de ses instincts sexuel. » (3) Lui crevant les yeux, détruisant ainsi sa dernière possibilité de communication humaine, son épouse scelle définitivement le devenir-animal du lieutenant.

Dans les années 20 et 30, l'ero-guro et ses créatures, et particulièrement l'atroce lieutenant chenille, étaient contraires au Japon impérialiste et son l'idéal absolu : un soldat taillé d'un seul bloc dans le patriotisme (4). Dans les années soixante, Hijikata inventait des corps eux-aussi irrécupérables par la société du "miracle japonais" et de la culture des loisirs. La Rébellion de la chair (1969), spectacle contemporain du film d'Ishii, était également titré "Hijikata et les Japonais", comme si le danseur traçait une ligne franche entre lui et ses concitoyens. Tatsumi Hijikata écrivait en 1961 : « Cet usage du corps dénué de toute finalité auquel je donne le nom de "danse", je le veux être l'ennemi le plus détestable et le plus tabou de notre société productiviste. » (5)



La rébellion de la chair

Avec la plastique somptueuse du cinéma d'exploitation japonais de l'époque (image scope et couleurs éclatantes), Les Horreurs des hommes malformés offre un document précieux sur Hijikata et la Ankoku Butoh School à la fin des années 60.



L'apparence d'Hijikata est conforme à celle de La Rébellion de la chair : barbu, les cheveux hirsutes, un trait de fard blanc sur le nez ; vêtu d'une longue robe blanche, il se meut avec une dérangeante féminité. Teruo Ishii reprend également la scène dite de "La Procession du roi crétin" : Hijikata, debout sur un palanquin bordé de moustiquaires, est porté par ses disciples recouverts de peinture argentés. Comme le décrit Kuniyoshi Kasuko, dans la chorégraphie originale, Hijikata, qui jouait à la fois le rôle du roi et de la mariée, ouvrait brutalement sa robe de noce et révélait un corps émacié et viril. Autre accessoire emprunté à la pièce, de grands panneaux de cuivres tournoyants, qui multiplient et transforment en arabesques les silhouette des danseurs. En jouant sur le travesti, le dédoublement, les reflets déformés, les parures absurdes de feuillages et de pattes de poulets, Ishii déplace ses monstres dans le champ du rituel et du symbole. Les malformations promises par le titre ne cessent jamais d'être jouées et dansées, faisant du butô l'effet spécial majeur du film.



Le seul danseur à ne pas exhiber son anatomie est Hijikata lui-même, qui la tient cachée sous sa longue robe blanche. La malformation n'est pas localisée dans le corps mais dans la théorie qu'il propose. Ainsi, sa robe de femme portée retournée, symbolise l'inversion des genres et la subversion de leurs codes. Hijikata n'a même pas besoin d'opérer pour malformer les hommes car sa gestuelle désossée désarticule déjà l'humanité ; son androgynie lui permet d'arracher le masculin et le féminin et les mélanger ensemble, comme il le fera en soudant une jeune fille kawai à un colosse hideux. Ce rôle de créateur de monstre, version freak du docteur Moreau, devient finalement la métaphore du chorégraphe et chef de troupe que fut Hijikata.


Le chant du fœtus

Récit gothique endiablé à base de substitutions d'identités, de jumeaux séparés et d'inceste, Les Horreurs des hommes malformés s'avère classiquement une quête de l'origine. Si elle concerne le roman familial du héros, elle apparaît surtout comme un processus de régression des corps, à la rencontre des monstres intimes de l’organisme et de l’anatomie.



Les premiers monstres habitent les berges du fleuve que les personnages descendent en barque. Entrent en scène, une tribu de filles nues, des fers à cheval sous les seins, qui caracolent et agitent leurs crinières ; d'autres danseuses, centaures grotesques aux partis mal ajustées, sont greffées à des chèvres ensanglantées ; des golems crucifiés sortent de la mer, se prosternent devant des autels enflammés et vénèrent des momies.

Plus tard, les créatures infirmes ou débiles qui hantent le village sont le versant douloureux de ce butô carnavalesque et sauvage. Monstres tristes, prostrés ou aliénés, ils disparaissent sous les bandages, les fils de soies ou les tumeurs minérales. Leur chair est malade, affamée jusqu'à se dévorer elle-même. C'est un autre enfer, celui des hospices, du cancer et de la psychiatrie.
La dernière métamorphose s'effectue dans la salle d'opération de Jougorou Mokota, devenant la humani corporis fabrica de Tatsumi Hijikata.



Derrière la table d'opération, trois souriantes chasseuses de papillon, leurs filets à la main, le torse ouvert, exhibent poumons et intestins. Ces coquettes poupées anatomiques sont la reprise humoristique des maquillages butô inspirés par le surréalisme. Dans Émotion métaphysique (1967), Hijikata exhibait une colonne vertébrale, peinte sur le modèle de l'ange anatomique de Gautier D'Agoty. Il se drapait également de tissus écarlates en lambeaux, comme de la chair à vif. Tôishi kamano, quant à lui, faisait palpiter sur son dos le dessin d’une vulve gigantesque.
Nues et recroquevillées sur des étagères, des larves humaines, à la peau d'argile blanche écaillée et aux yeux morts, sont reliées entre elles par des tuyaux, à la fois perfusions et cordons ombilicaux.


*
Ils reproduisent une chorégraphie dans laquelle les danseurs Akira Kasai et Mitsutaka Ishii, partageant le même cordon ombilical, se nourrissaient d'eux-mêmes comme des fœtus vampires. D'autres fœtus adultes, recroquevillés et ligotés, pendent au plafond comme des fruits mûrs.
Cette nuit du corps que danse Hijikata s'avère bien différente de celle dont s'extirpait l'homme de Vésale. Sortant de l'obscurantisme du moyen-âge, fier et oublieux de ses chairs à vifs, l'écorché était le héraut de l'Europe des Lumières. A l'inverse, Hijikata s'enfonce en lui-même, et nous entraîne dans la nuit rouge, préférant la compagnie des fantômes à celle de ses contemporains. Du corps archaïque et ritualisé au corps hospitalisé, de l'écorché au fœtus, l'homme d'Hijikata retourne à l'effroi de sa conception.

"Fœtus,

Fœtus
Pourquoi t'agites-tu ?
Tu vois l'âme de ta mère
Et elle te fait peur ?" **



* Akira Kasai et Mitsutaka Ishii

**Kyûsaku Yumeno, Dogra Magra (1935), ed Philippe Picquier, 2003, trad. Patrick Honnoré.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.




(1) Giorgio Vasari, De la peinture, vers 1550.




(2) Edogawa Ranpo, La Bête aveugle (1931), ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Rose-Marie Makino-Fayolle.




(3) Edogawa Ranpo, "La Chenille" (1929) in La Chambre rouge, ed. Philippe Picquier, 1992, trad. Jean-Christian Bouvier.




(4) La Chenille fut d'ailleurs interdit de publication pendant toutes les années de guerre.




(5) Tatsumi Hijikata, cité par Kuniyoshi Kazuko, "Repenser la danse des ténèbres" in Butô(s), CNRS Editions, 2002.





Photos : Les Horreurs des hommes malformés


sauf * Orgies sadiques de l'ère Edo (1969)de Teruo Ishii dont Hijikata a chorégraphié le genérique.




Paru dans Vertigo n°34 spécial Japon, Septembre 2008.